L'idée trotta dans sa tête pendant quelques semaines. Elle germa un beau matin en plein inventaire au musée. Llewelyn avait alors les deux mains dans un carton. Il tentait d'en sortir, sans les abîmer, deux vertèbres de la taille de son avant-bras. Sacrées vertèbres, vu qu'il était grand. Lou avait donc dû attendre la pause déjeuner pour pouvoir y réfléchir à tête reposée. Elle était bonne cette idée, cependant, la mettre à exécution allait être quelque peu épineux.
Leur appartement était exigu mine de rien, encombré aussi. Il allait falloir ruser. En y réfléchissant bien, il pourrait trouver une solution. Lou avait l'esprit pratique, qualité bien utile avec ses deux amoureux. Même si Casey était incroyablement ordonné, il avait, tout comme Ash une légère tendance à l'accumulation. Il fallait donc quelques dons en organisation pour réussir à tout caser dans leurs deux pièces. Le jeune homme allait avoir besoin d'aide aussi, il n'y arriverait pas tout seul. Ses bras étaient certes grands, hélas ! Lou n'en avait que deux. Son plan en nécessitait une paire supplémentaire. Cependant, le résultat en valait le coup.
Plongé dans sa planification, Llewelyn sourit au-dessus de sa salade, content de la surprise qu'il était en train de préparer. Bettany entra dans la salle de repos pile à ce moment-là, lui gâchant tout son plaisir :
— Hey, Sage ! C'est rare de te voir sourire... ça te va bien, roucoula-t-elle.
Aussitôt, Llewelyn se renfrogna. Il se dépêcha de terminer son déjeuner, puis retourna dans la réserve. Des os de dragon vieux d'environ 1500 ans l'attendaient pour faire mumuse.
En quittant le musée ce soir-là, Lou envoya un message à Sorensen. Il n'aurait jamais osé le contacter en temps normal, pourtant il lui semblait l'allié idéal dans le cas présent, surtout qu'il s'agissait de faire plaisir à Kay. Lorsque le Kharûn* lui répondit, il lui exposa son plan. Après quelques échanges, ils convinrent d'un rendez-vous le surlendemain, jour de repos du pompier.
Le jour convenu, Lou attendait donc le grand blond devant Macy's. L'endroit leur avait paru idéal pour commencer leurs achats. Maintenant qu'il y était, Llewelyn devait quand même avouer que le magasin lui paraissait gigantesque... presque trop. Et un peu effrayant. Il essaya de s'absorber dans la contemplation des vitrines animées tout en se maudissant de son idée. Pourquoi n'était-il toujours pas capable de mettre les pieds dans un endroit bondé sans en avoir des sueurs froides. Pourquoi avait-il pensé que le plus grand magasin de New York serait le lieu idéal pour décider de mettre son agoraphobie à l'épreuve. Certes, s'il avait progressé depuis le lycée, il lui restait quand même du chemin à faire...
— Allez Lou... c'est pour voir le visage ravi de Kay, ça vaut le coup, non ? Tu trembleras plus tard.
Il sentit d'abord la présence de Sorensen, puis le vit se frayer un passage jusqu'à lui à travers la foule. Lorsque l'on savait comment la repérer, la présence du Kharûn était évidente pour les Mouzai comme Llewelyn. Drew dépassait la majorité des passants d'une bonne tête, il se voyait de loin. La foule s'écartait d'instinct devant sa présence imposante. Lou soupçonnait que les gens normaux ressentaient également, sans en avoir conscience, l'aura étrange accompagnant le Gardien. Les Kharûns protégeaient les Mouzai et les humains des créatures qui se trouvaient à la limite entre les mondes. Ils devaient à la fois faire peur tout en procurant un sentiment de sécurité. Cette sensation paradoxale accompagnait Sorensen partout, comme une armure, lui servant à la fois d'aimant et d'arme. Les Mouzai étaient attirés par lui, les esprits, repoussés.
Llewelyn se détendit un peu, même si le meilleur ami de Casey l'impressionnait toujours. Pourtant, Andrew était plutôt du genre gros nounours quand il n'était pas en mission, toutefois son aura avait quelque chose d'intimidant pour Lou. Probablement parce que lui était un Mouza plus doux et plus rêveur.
Andrew émergea de la foule. En trois enjambées, il arriva à son niveau. Il lui sourit chaleureusement, son visage jusque-là fermé s'illuminant d'un coup, irradiant une douceur et une malice qui contrastaient avec sa carrure imposante. Tout naturellement, l'angoisse de Lou descendit encore d'un cran.
Andrew jeta un coup d'œil à l'endroit, perplexe :
— Tu es sûr que tu veux le faire ici ? On peut trouver un endroit plus... à taille « humaine ».
Il aboya un rire qui le fit paraître plus jeune malgré sa barbe et ses rides au coin des yeux – vestiges de ses années passées avec les Irréguliers. Il y avait sans doute beaucoup plus d'humains dans cette ruche que de Mouzai. Llewelyn hocha lentement la tête :
— C'est le meilleur endroit pour tout trouver, et puis... (il se mordit la lèvre inférieure) ce sont nos premières fêtes ensemble à tous les trois. Je ne sais pas si cette année on retournera au Parloir pour Noël. Même si c'est le cas, j'ai envie que notre chez-nous, aussi petit soit-il, ait un air de fête. Je crois que ça fera plaisir à Kay. L'an dernier, il était triste de ne pas être avec nous.
Andrew acquiesça :
— Il avait l'air d'un gamin devant le sapin qu'on avait bricolé à la FOB**.
Son sourire montrait toute la tendresse qu'il avait pour Casey. Il le considérait comme son petit frère depuis leur rencontre. À la vie, à la mort.
— Ok... bon, prêt ?
Lou inspira un grand coup.
— Prêt !
Sorensen ouvrit la voie, les gens s'écartant devant lui comme la Mer Rouge, Llewelyn sur ses talons.
Ils avaient passé la fin de l'après-midi à décorer l'appartement du mieux qu'ils avaient pu. Ils casèrent le sapin de petite taille dans un coin puis y accrochèrent une foule de décorations en bois et en verre. Ici une maison en pain d'épice, là un oiseau, un tambour, un flocon de neige, un ours en peluche... même un renard ! L'arbre clignotait maintenant gaiement, et l'étoile, qui devait couronner sa cime, attendait sur la table basse. Casey la déposerait à son sommet.
Les deux compères avaient suspendu quelques guirlandes sur les tringles à rideaux et posé des boules colorées sur les rebords des fenêtres. Mieux, ils avaient réussi à dégoter une couronne de pin qu'ils avaient placée, avec des bougies, sur la table basse. En quelques heures, la pièce principale était passée de cosy et encombrée à joyeuse, cosy et encore plus encombrée. Avec un virage mal négocié entre deux meubles, toute leur installation risquait de s'effondrer comme des dominos.
Lou s'en moquait. Il était heureux. L'ambiance chaleureuse lui semblait parfaite. Les lumières disséminées çà et là coloraient la pièce principale de façon féérique. Elles pulsaient doucement, imitant le battement d'un cœur content. Les ombres qu'elles projetaient sur les murs évoquaient la danse des fées du givre que Kay adorait temps.
Installé sur le canapé, Llewelyn se sentait fier de lui. Son plan avait marché à la perfection. Le passage dans le grand-magasin s'était révélé moins traumatisant que ce qu'il craignait. Il devait bien se l'avouer, il s'était beaucoup amusé à dénicher les décorations dans le magasin, perdu au milieu d'un véritable village de Noël. Pris dans sa chasse, les gens autour d'eux ne le préoccupaient plus autant. Lou avait pleinement profité de ce moment avec Andrew.
Seule la partie « choix du sapin » combinée au retour à la maison s'était révélée un peu plus compliquée. Il n'avait pas choisi Sorensen par hasard pour l'aider dans son projet. Avec lui, le transport de l'arbre et le trajet en métro avaient presque été une partie de plaisir.
Après avoir accompli leur tâche, le grand blond prit place sur le pouf en face du canapé et, comme Lou, attendit tranquillement le retour des deux autres en sirotant une bière. Il voulait voir de ses yeux la réaction de Casey en découvrant leur petite surprise.
Quand la porte s'ouvrit enfin, il n'eut pas besoin de se retourner pour voir le visage ravi de son ami. Il y eut un long silence, indication que le jeune homme était en train de prendre conscience de ce qu'il avait sous les yeux. Silence qui fut brisé par une exclamation de joie :
— C'est magnifique ! Lou ? Grosbaf ? C'est votre idée ?!
Le « boum » du sac à dos, que Kay laissa tomber sur le sol, précéda son irruption dans le champ de vision d'Andrew. Le jeune homme avait les yeux qui brillaient de joie et le visage d'un enfant découvrant ses cadeaux sous le sapin.
— C'est l'idée de Sage du début à la fin. Je n'ai fait qu'aider à la logistique.
Casey fixa son amoureux quelques secondes. Il se lança en avant, bras grands ouverts, manquant entraîner le canapé avec eux dans son élan. Il sauta au cou de Llewelyn, fou de joie. Puis il entreprit de l'embrasser à peu près partout où il arrivait à poser ses lèvres.
— C'est génial ! T'es génial ! Vous êtes géniaux ! Ash va adorer ! Le sapin est tellement joli ! On l'attend pour mettre l'étoile ! Et les guirlandes sont trop chouettes !
Kay lâcha enfin son compagnon pour se tourner vers son ami. Drew, un large sourire sur les lèvres, leva les mains en signe de protection :
— Je te jure, Pikachu, que si tu me sautes dessus pour m'embrasser comme tu viens de le faire avec Llewelyn, je te mets sur orbite.
*Kharûn : Mouza protecteur des espaces liminaires. Son nom a la même racine que celui de Charon.
** FOB : forward operating base - Base opérationnelle avancée.