Contrairement à ce qu'elle aurait cru, Elizabeth avait réussi à dormir la plus grande partie de la nuit, quoique d'un sommeil plutôt agité. Elle n'eut toutefois pas de difficulté à se réveiller avant l'aube, bien avant que la maisonnée commence à s'activer.
Sans bruit, elle passa un manteau sur sa chemise de nuit et descendit l'escalier, ne posant les pieds qu'aux endroits stratégiques qui ne faisaient pas grincer les marches. Une habitude qu'elle avait prise toute petite, lorsqu'elle s'échappait, la nuit, pour aller observer le vol silencieux des hiboux qui nichaient dans la grange.
Elle sortit par la porte qui donnait sur la basse-cour. Dehors, le froid humide la saisit aussitôt. Le ciel s'éclaircissait peu à peu, mais aucun rayon de soleil ne parvenait encore à percer le brouillard épais qui recouvrait la campagne. Partout régnaient des parfums de terres mouillées et de mousses.
Elle franchit le petit pont qui enjambait la mare et ne put s'empêcher de regarder vers l'est. Elle se souvenait avec précision de ce fameux matin, presque identique à celui-ci, où Mr Darcy était venu la retrouver pour lui avouer une seconde fois son amour. C'était alors le début de ses fiançailles, tandis qu'elle en vivait aujourd'hui la fin. Dans quelques heures, ils seraient enfin unis et elle quitterait Longbourn pour ne plus y revenir autrement qu'en invitée, abandonnant son statut de jeune fille pour devenir une femme mariée.
Mariée.
Mis à part le fait qu'elle aurait désormais pour elle seule la présence quotidienne de Mr Darcy, elle ne se rendait pas encore bien compte de ce que cela allait représenter dans sa vie de tous les jours. Pemberley était une maison immense, elle ignorait encore ce que l'on attendrait d'elle là-bas, et surtout elle ignorait si elle aurait autant de liberté qu'elle pouvait en avoir ici.
Le vieux pont grinça sous son poids, effrayant deux ou trois grenouilles qu'elle entendit plonger aussitôt et disparaître dans les profondeurs, en éclaboussant au passage la large toile qu'une araignée avait tissée entre deux piliers et que le brouillard matinal avait recouvert d'un film de givre pour en révéler toute la délicatesse. Elizabeth poussa un nouveau soupir et jeta un regard vers la maison, qui se dressait dans la brume, puis vers la basse-cour et sa vieille balançoire, avec un peu plus loin la grille du domaine et le sous-bois... Elle regardait son environnement familier comme si elle le voyait pour la première fois, essayant d'en mémoriser chaque détail. Elle savait qu'elle devrait bientôt quitter toutes ces choses qu'elle aimait et qu'elle allait devoir apprendre à en aimer d'autres.
Cela lui laissait dans la bouche une sensation douce-amère.
Une lumière se mit à luire faiblement à l'une des fenêtres de l'étage, et l'instant d'après une autre s'alluma au rez-de-chaussée. Frissonnante, sous le froid qui s'insinuait de plus en plus sournoisement malgré l'épais manteau, Elizabeth tourna alors les talons et revint, sans hâte, vers la maison.
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_ Ne bougez donc pas tant, Lizzie, sinon comment voulez-vous que l'on puisse dompter votre vilaine crinière ! Seigneur, a-t-on jamais vu chevelure plus épaisse et sauvage !
Depuis maintenant une heure, Mrs Bennet veillait à ce qu'aucun détail de la toilette de sa fille ne soit épargné, allant et venant sans cesse dans la chambre, et abreuvant copieusement de recommandations la domestique qui coiffait Elizabeth.
_ Hé bien, comment se porte la future Mrs Darcy ? fit une voix joyeuse.
_ Jane !
Elizabeth bondit de sa chaise, où elle ne parvenait de toute façon pas à tenir en place, et se précipita dans les bras de sa sœur, qui venait d'entrer.
_ Oh, Jane ! Tu es magnifique, le mariage te va à ravir !
_ Bien sûr, qu'il lui va à ravir ! Un si beau mariage ! renchérit Mrs Bennet en venant elle aussi embrasser sa fille aînée. Vous tombez à point nommé, mon enfant ! Il y a encore tant de choses à faire et j'ai besoin de toutes les bonnes volontés !
Jane sourit à sa mère avant de répondre à Elizabeth avec un sourire plus grand encore :
_ Seulement quelques heures de patience et tu pourras connaître le même bonheur, ma chère Lizzie !
_ Quelques heures ? Seigneur, il me semble que le temps ralentit de façon insupportable, ces derniers jours !
_ C'est étrange, pour moi il m'avait semblé au contraire qu'il passait bien trop vite et que je n'en aurais jamais assez pour tout faire !
_ Oh, quant à moi, je me moque bien de savoir si je n'ai pas oublié d'empaqueter mes mouchoirs ou de repriser l'accroc de mon jupon... Jane, si tu savais comme je suis impatiente ! Je n'en peux plus de cette journée qui ne veut pas finir, j'aimerais être déjà demain !
_ Suis plutôt mon conseil et profites-en autant que tu le peux, car une telle journée ne se présente qu'une fois dans toute une vie, acheva Jane avant de reconduire Elizabeth jusqu'à sa chaise et d'ôter ses gants pour achever de la coiffer.
Elizabeth, qui consentit cette fois à se tenir un peu plus tranquille sur sa chaise, observa un instant sa sœur dans le miroir de la coiffeuse. Elle n'avait pu la voir qu'une seule fois depuis son mariage et elles n'avaient pas eu l'occasion de parler en privé. Heureusement, Mrs Bennet, après avoir abondamment félicité sa fille aînée pour son teint resplendissant, choisit ce moment pour disparaître dans le couloir et trouver à quoi occuper la domestique maintenant que sa paire de mains s'était libérée.
_ Tu es vraiment rayonnante, Jane ! reprit Elizabeth. Comment se passe ta nouvelle vie à Netherfield ?
_ De la façon la plus agréable qui soit ! Charles et moi nous ne nous quittons plus, et puis la maison est si tranquille... Georgiana nous enchante par son pianoforte, Mr Darcy s'absente presque tout le temps et Caroline est partie quelques jours à Londres pour voir une de ses cousines. Elle n'est rentrée que ce matin.
_ Il est dommage qu'elle soit revenue à temps pour assister à mon mariage. C'est une présence dont je me serais fort bien passée !
_ Elle doit certainement penser la même chose. Il m'a semblé qu'elle cherchait par tous les moyens une excuse convenable qui lui aurait permis de décliner l'invitation, mais qu'elle n'en a pas trouvée.
_ Jane ! Serais-tu en train de médire sur ta nouvelle sœur ? s'exclama Elizabeth en éclatant de rire. À ce que je vois, le mariage te réussit encore plus que je pouvais l'espérer !
Jane rougit et ajouta avec un sourire d'excuse :
_ Oh non, Caroline est tout à fait agréable avec moi et je ne souhaiterais surtout pas en dire du mal. Simplement...
_ Simplement quoi, chère sœur ?
_ Hé bien, j'ai surpris une conversation entre elle et Mr Darcy, à propos de toi. C'était quelques jours avant mon mariage, je crois.
Elizabeth tressaillit, les yeux agrandis par la curiosité.
_ Et que disaient-ils ?
_ Je n'ai pas tout entendu, et bien sûr je ne me serais pas permis de les espionner, mais à ce que j'ai compris, Caroline sous-entendait que Darcy aurait pu ouvrir les yeux plus tôt et se rendre compte qu'il pouvait facilement trouver la parfaite compagne dans son propre milieu, sans avoir besoin d'aller si loin se mêler aux petites gens de la campagne.
_ Oh, je reconnais bien là notre chère Miss Bingley !
_ Elle n'est pas aussi mauvaise que tu le penses, Lizzie... Je crois surtout qu'elle est malheureuse de ne pas avoir pu séduire celui qu'elle convoitait. Car elle convoitait bien ton fiancé, n'est-ce pas ?
_ Tout à fait ! Il semble d'ailleurs que seuls les hommes sont assez innocents pour ne pas se rendre compte de la façon évidente dont certaines femmes tentent d'attirer leur attention.
_ Dieu merci, en ce qui te concerne, Mr Darcy s'est rendu compte à temps de l'intérêt que tu lui portais ! Mais imagine ce que doit ressentir la pauvre Caroline d'être ainsi laissée de côté...
_ Malheureuse et jalouse, elle l'est certainement, mais elle n'est pourtant pas sotte. Elle devrait comprendre qu'un peu plus de naturel et de gentillesse aideraient certainement à la rendre plus séduisante encore et qu'elle pourrait alors n'avoir que l'embarras du choix devant les demandes de partis prometteurs...
Ce à quoi Elizabeth ajouta, avec un regard complice en direction de sa sœur :
_ Heureusement pour elle, elle va maintenant pouvoir prendre exemple sur toi. Ta gentillesse et ta beauté avaient mis le comté entier à tes pieds, bien avant que Mr Bingley ne tombe sous ton charme !
_ Lizzie ! s'exclama Jane d'un ton faussement embarrassé.
Puis les deux sœurs se mirent à rire et la conversation dévia sur les menus détails ayant trait à la cérémonie.
_ Où en êtes-vous de votre toilette, Lizzie ? les interrompit Mrs Bennet quelques temps plus tard, en entrant à nouveau dans la chambre.
_ Je termine sa coiffure à l'instant, maman, répondit prestement Jane en piquant une dernière épingle dans la cascade de boucles brunes savamment arrangées autour de la tête de sa sœur.
_ Ah ! Tout est pour le mieux... Nous allons y arriver, j'en suis certaine ! Jane, mon enfant, vous avez toute ma gratitude, car je me demande ce que j'aurais pu faire sans vos doigts habiles, avec cette gourde de Juliet qui ne sait rien faire d'autre que m'encombrer... Lizzie, ma chérie, venez donc passer votre robe, maintenant, il est grand temps !
Et alors qu'Elizabeth retirait le vêtement d'intérieur qu'elle portait, Jane alla aider sa mère à sortir la robe de ses papiers de soie.
Mr Darcy, tout comme Mr Bingley avant lui, avait entièrement payé les frais de couturière, de sorte qu'Elizabeth et sa sœur avaient toutes deux pu prétendre à des robes de mariages plus luxueuses que ce que leurs seuls parents auraient pu se permettre. Pour une fois sage et tranquille, la jeune fille s'observait maintenant dans la psyché tandis que sa mère et sa sœur s'affairaient autour d'elle. La robe était d'un beau satin blanc, rendu chaleureux par des reflets couleur crème. Elle enserrait étroitement la poitrine dans une sage encolure carrée d'où partait des plis réguliers mêlés de dentelle, qui s'entrecroisaient et se rejoignaient dans le dos en rubans que Jane était occupée à lacer étroitement. La taille empire s'évasait souplement en longs pans de tissus qui étoffaient la silhouette un peu fine d'Elizabeth, tandis que les manches suivaient le contour exact de ses bras avant de s'arrêter aux coudes pour se prolonger par une belle longueur de dentelle. Et partout, un délicat dessin floral brodé en filigrane rehaussait le tissu.
Mrs Bennet, qui s'était un peu reculée pour mieux juger de l'effet, se mit à battre des mains en s'exclamant :
_ Lizzie, vous être absolument ravissante ! N'est-ce pas, mes enfants, que votre sœur est jolie ? Regardez-la donc ! Une vraie duchesse !
Kitty et Mary, qui couraient dans les couloirs de la maison depuis le matin, avaient passé la tête par la porte et ouvraient de grands yeux excités. Elizabeth, peu habituée à se faire qualifier de ravissante ou de jolie par quiconque – et encore moins par sa mère qui réservait habituellement ces adjectifs à sa sœur Jane – guetta dans le regard de cette dernière l'approbation sincère à laquelle elle pourrait se fier. Et visiblement, Jane approuvait.
Oui, songea-t-elle en s'observant à nouveau, elle ferait honneur à Mr Darcy, aujourd'hui.
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Cette nuit-là, Darcy l'avait passée dans la bibliothèque de Netherfield. Après que son valet de chambre l'eut quitté, il était resté un long moment à tourner en rond dans sa chambre. Il s'était même mis au lit un moment, sans parvenir à rien faire d'autre que se tourner et se retourner dans ses draps, les yeux grand ouverts, avant de finalement décider de descendre respirer un peu le calme de la maison endormie. Les longs corridors, après les quelques jours d'affolement général qui avaient suivi le mariage de Mr Bingley et l'installation de la nouvelle maîtresse de maison, étaient désormais parfaitement silencieux et tranquilles et, sans y songer, Darcy avait laissé ses pas le guider vers les épais tapis de la bibliothèque.
Il s'était alors versé un verre de brandy et était resté un long moment dans la pénombre de la vaste pièce que quelques bougies ne parvenaient pas à éclairer complètement. S'approchant d'une des hautes fenêtres, il avait observé le paysage qui semblait se reposer lui aussi, allongé sous les fenêtres, avec ses étangs luisant doucement sous la lune et les silhouettes fantomatiques des arbres oscillant imperceptiblement sous la brise.
Il était parfaitement conscient de l'importance de la mésalliance qu'il s'apprêtait à conclure, partagé qu'il était entre ses envies de paix et de bonheur et son inquiétude devant les épreuves qui l'attendaient.
Depuis tout petit, en effet, son éducation l'avait habitué à se conduire de la façon la plus stricte, sans aucune pitié pour les élans d'indépendance qu'il avait pu intenter. Sa réserve naturelle ne l'avait pas empêché, adolescent, d'essayer de tenir tête à son père et d'imposer ses convictions, mais ces menus actes de rébellions contre la rigidité du carcan qu'on lui imposait avaient immanquablement été corrigés – parfois violemment – et ils s'étaient faits de plus en plus faibles, puis de plus en plus rares, jusqu'à disparaître totalement. Le jeune homme avait arrondi les angles, jugulé ses passions, et il s'était peu à peu moulé dans le rôle de gentleman parfaitement bien éduqué qu'on avait voulu pour lui. Avec le recul, il se rendait compte qu'il ne s'était pas soumis par faiblesse – il n'avait en effet jamais eu la sensation d'abandonner la bataille – mais qu'il s'était simplement laissé convaincre que le chemin qu'on avait tracé pour lui était le seul qui existât et il l'avait suivi tout naturellement, en finissant par oublier qu'autre chose était possible.
Puis, les années passant, il était peu à peu devenu cet homme respectable et imposant à qui même sa tante, l'autoritaire Lady Catherine de Bourgh, ne se permettait plus de faire des remontrances en face. À la mort de son père, ses nouvelles responsabilités de maître de Pemberley avaient accaparé toute son attention, et il lorsqu'il s'était finalement rendu compte qu'il était désormais libre de vivre selon ses envies, enfin maître de sa propre vie, il s'était trouvé si démuni qu'il avait alors attendu passivement que l'avenir décide de son sort. Il n'avait pas été malheureux, mais pas réellement heureux non plus, et l'on avait si bien effacé en lui toute forme de liberté, que même une fois la cage ouverte il n'avait pas cherché à s'enfuir. Il n'aurait pas su comment, ni vers quoi.
Et puis il l'avait rencontrée. Fougueuse, ardente, pétrie de franchise et de liberté, impertinente à ses heures mais toujours avec esprit et sans méchanceté. Soudain, il avait eu sous les yeux l'exemple de ce qu'il aurait voulu être. Oh, bien sûr, elle l'avait interpellé, bousculé, choqué parfois. Elle avait piqué aux endroits sensibles. Mais Darcy s'était rapidement rendu compte qu'elle n'avait fait que réveiller ce qui dormait en lui depuis tant d'années : un appétit de vivre qu'il pensait avoir perdu depuis longtemps et qui s'était malgré tout enflammé à nouveau en un instant.
Elle ne payait pourtant pas de mine, cette frêle jeune fille aux yeux noirs et aux cheveux en bataille, qui semblait ne rien faire pour attirer l'attention et sur qui se posaient tous les regards. Modestement mais toujours correctement vêtue, ne riant jamais trop fort mais ne se départissant jamais non plus de son sourire en demi-teinte qui en disait si long, il avait eu du mal à la cerner. Il n'était même pas encore certain d'y arriver tout à fait à ce jour. Elle contrastait, dans cette société aux tons pastels et tièdes, par une fraîcheur et une vivacité qui auraient pu cent fois passer pour des incorrections, mais qu'il avait été bien incapable de prendre en défaut. Une jeune fille a priori irréprochable, mais qui dansait sans cesse sur le fil aiguisé de l'insolence et de l'effronterie...
Elle semblait aussi avoir un don inné pour le bonheur et la joie de vivre. Les contraintes sociales, que Darcy n'avait pu surmonter et qui l'avaient peu à peu éteint plusieurs années auparavant, ne semblaient pas la déranger outre mesure : elle en jouait avec astuce et malice, les contournant adroitement pour parvenir à toujours vivre selon ses goûts, ou bien à s'accommoder au mieux d'une situation imposée. Il lui enviait sa liberté d'esprit, conscient qu'elle évoluait dans un monde qu'elle s'était forgé et qui n'appartenait qu'à elle, et il cherchait maintenant à suivre son exemple pour se défaire lui-même des derniers fragments du vêtement étriqué qu'on lui avait imposé.
La vie serait bien douce, sous une telle influence. Il voulait pour elle, pour lui, pour Georgiana, aussi – qu'il était parvenu à protéger tant bien que mal jusqu'ici –, une vie faite de liberté et de lumière, loin des codes de conduites rigides de George III et de sa société bien-pensante. Et lorsqu'il se laissait aller à ses rêveries, Pemberley prenait soudain l'apparence du havre de paix idéal où ils pourraient se cacher des regards pour vivre selon leurs cœurs et leurs convictions.
Mais Darcy était aussi bien trop intelligent pour ne pas réaliser à quel point la situation restait sensible et qu'il risquait, aussi bien lui que sa future jeune épouse, de monter au pilori et de s'y faire violemment fouetter par les persiflages des bonnes gens.
À commencer par Lady Catherine, qui ne se gênerait pas pour clamer haut et fort son mécontentement.
_ Ma tante, je souhaiterais vous parler, avait-il commencé alors qu'il l'accueillait à la descente de son phaéton, quelques jours plus tôt. Pourriez-vous m'accorder quelques instants, aujourd'hui ?
_ Tant que cela ne concerne pas cette Miss Bennet, dont je ne veux plus entendre parler, avait-elle répondu sèchement, faisant allusion à la dernière discussion qu'ils avaient eue à ce sujet.
Darcy avait réprimé un sourire en coin en songeant que c'était précisément cette discussion qui avait réveillé tous ses espoirs et l'avait poussé à se rendre à Longbourn dès le lendemain aux premières heures du matin, après une nuit sans sommeil, pour réitérer ses voeux. Lady Catherine se douterait-elle jamais qu'elle avait été l'élément déclencheur de son mariage avec Elizabeth ?
_ Précisément, ma tante, avait-il soufflé avec le ton docile qu'il adoptait toujours pour s'attirer ses bonnes grâces.
Lady Catherine s'était crispée et ses traits s'étaient figés. Son regard avait durci.
_ Montez, avait-elle ordonné avant de se caler de nouveau au fond de la confortable banquette.
Darcy avait prit place à ses côtés et saisi les rênes, abandonnant Miss Anne et sa gouvernante, qui venaient de descendre, au bas des marches de la grande demeure de Rosings. Les deux obéissantes femmes les avaient regardés s'éloigner sans réagir. Anne de Bourgh, quelle que soit la situation à laquelle elle était confrontée, avait toujours le regard bas, soumis et éteint. Darcy l'avait prise en pitié depuis bien longtemps, et il se demandait maintenant si, à la longue, lui aussi ne se serait pas flétri de la même façon. C'était là l'épouse qu'on avait voulu pour lui, une pauvre jeune fille fanée avant même d'avoir la plus petite chance de s'épanouir, et il aurait peut-être fini par abdiquer, lui aussi, si Elizabeth n'était pas venue secouer, de toute sa joie de vivre, ce morne avenir.
_ Hé bien, mon neveu ? avait demandé Lady Catherine avec le même ton sec, alors qu'ils s'engageaient sur l'allée centrale.
Darcy avait longuement mûri son discours et conclu que toute la délicatesse et le tact du monde n'amélioreraient pas l'annonce qu'il avait à faire. Il avait donc déclaré paisiblement, mais sans hésitation :
_ Ma tante, je souhaitais vous annoncer en personne que je vais épouser Miss Elizabeth Bennet.
Curieusement, et quoique Catherine de Bourgh ne risque certainement pas de se méprendre, Darcy avait voulu qu'aucune confusion ne soit possible quant à celle des Bennet qu'il désirait pour compagne. Mais sa tante avait réagit avec l'air de balayer du revers de la main un tracas sans importance :
_ Encore cette rumeur ! Allons, cela ne se peut puisqu'elle m'a assurée elle-même que vous n'étiez pas fiancés...
Devant l'attitude convaincue de son neveu, l'assurance de Catherine de Bourgh avait pourtant commencé à vaciller.
_ ... Cette petite idiote n'aurait donc aucune parole ?
_ Ne mettez pas en doute sa parole, ma tante, nous n'étions effectivement pas fiancés la dernière fois que vous l'avez rencontrée.
Le ton du jeune homme sous-entendait clairement que la situation avait bien changé depuis. Il y avait eu un instant de stupeur, le temps pour Lady Catherine de prendre conscience de l'ampleur du problème en même temps qu'une courte et rageuse inspiration, puis elle avait explosé dans un interminable monologue que Darcy avait patiemment enduré.
_ Cette petite intrigante aura donc profité de la situation pour corriger cela ! Que le ciel m'en soit témoin, un comportement aussi scandaleux ne saurait être toléré ! s'était exclamé la vieille dame avec force. Sachez que vous n'avez nulle obligation envers elle, Fitzwilliam, envers elle encore moins qu'une autre, d'ailleurs ! Votre parole n'appartient qu'à vous et je vous conseille vivement de revenir très vite sur celle-ci et de rectifier tout ce désastre ! Comment, une fille de rien qui prétendrait s'installer à la tête de Pemberley ! N'êtes-vous donc pas conscient de l'ampleur de l'hérésie que vous vous apprêtez à commettre ? Dieu merci, je vous sais assez intelligent pour redresser cela avant qu'il ne soit trop tard... Cette petite en sera quitte pour une bonne leçon de discipline et d'humilité...
_ Je m'excuse de vous causer une si vive déception, avait continué Darcy du même ton calme mais ferme et parfaitement résolu, mais je n'ai pas l'intention de revenir sur ma demande. Je souhaite, plus que tout, épouser Elizabeth, et uniquement Elizabeth.
_ Vous n'y songerez même pas, Fitzwilliam ! s'était écrié sa tante avec violence, certaine qu'un ordre donné avec un tel degré d'autorité ne pouvait que lui assurer la soumission du jeune homme. Ce n'est pas ainsi que l'on vous a appris à respecter la mémoire de vos parents ! Ma pauvre sœur Anne se retournerait dans sa tombe si elle vous entendait ! Vous savez d'ailleurs fort bien qu'elle et moi...
Darcy s'était alors permit alors quelque chose qu'il n'aurait jamais cru envisageable à peine quelques semaines auparavant : il avait coupé la parole à sa tante.
_ Les projets que vous faisiez, ma mère et vous, ne concernent que vous. Je ne me sens aucune obligation autre que celle de vivre comme je l'entends.
Lady Catherine en avait été tellement choquée qu'elle en avait perdu le souffle pendant quelques secondes. Une telle mutinerie de la part de son neveu lui paraissait tout simplement irréelle. Elle avait cherché en vain une réponse cinglante à lui asséner, mais sa stupéfaction était si grande qu'elle en avait perdu ses moyens. Ils avaient donc continué à rouler un petit moment, dans un silence oppressant uniquement troublé par les sabots des chevaux.
_ Ainsi donc, votre décision est prise ?
_ Oui, ma tante.
_ Et elle est irrévocable ?
_ Tout à fait.
Lady Catherine s'était alors rageusement pincé les lèvres. Puis elle avait pris une profonde inspiration et continué, d'une voix sifflante et en articulant soigneusement chaque mot :
_ Je n'ai nul besoin de vous dire que je n'assisterai pas à une telle... mascarade. Je ne peux vous empêcher d'agir, même si je souhaiterais ardemment vous faire entendre raison et regrette d'avance le malheur vers lequel vous vous dirigez aveuglément. Sachez toutefois que je ne mettrai pas les pieds à Pemberley tant que cette scandaleuse petite parvenue s'y tiendra. De ma vie, je ne cautionnerai un tel acte !
Elle avait hésité, cherchant une dernière attaque, mais elle n'avait pu qu'ajouter :
_ Et n'oubliez pas, quoiqu'elle doive s'en douter, de l'assurer que ma porte lui sera à tout jamais fermée !
_ Je n'y manquerai pas, ma tante, avait poliment répondu Darcy.
Ce conflit lui avait prouvé que même Lady Catherine en personne ne pourrait jamais l'empêcher de prendre ses propres décisions, malgré toute la domination dont elle savait fait preuve. Il avait quitté Rosings le jour même avec une sensation de liberté qu'il avait savourée pendant plusieurs heures, dans la voiture qui l'avait ramené à Netherfield. Cette fois il avait fait bien plus que ne pas tenir compte de l'opinion de la matriarche : il l'avait affrontée et lui avait franchement tenu tête.
Face à la despotique lady, c'était tout un exploit.
C'est ainsi que Darcy passa la nuit précédant son mariage à marcher de long en large dans la bibliothèque en ressassant la décision qu'il avait prise, les inestimables bienfaits qu'elle allait lui apporter ainsi que les obstacles qu'il allait devoir affronter pour convaincre son entourage du bien-fondé de son choix. Lady Catherine ignorait encore la force de sa jeune et frêle adversaire et il ne doutait pas un instant qu'Elizabeth, avec son intelligence et sa finesse, finirait par amadouer les plus farouches. Pour Darcy, la vie semblait donc s'ouvrir vers des perspectives délicieuses.
C'est au petit matin que son valet de chambre le découvrit enfin, alors que les domestiques s'affairaient à attiser les foyers et à éveiller tranquillement la maisonnée. Inquiet de ne pas trouver son maître dans sa chambre, il le chercha jusque dans l'écurie et les jardins, avant de revenir fouiller une à une les pièces du rez-de-chaussée. Après avoir visité plusieurs salons, il traversa le hall qui menait à la bibliothèque. Il ouvrit tout grand les battants.
Les bougies s'étaient consumées depuis bien longtemps et le verre de brandy, posé sur une petite table, était encore plein. Lové dans un fauteuil, Darcy dormait profondément.
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De la cérémonie, Elizabeth devait retenir deux choses : les gloussements compulsifs mêlés de sanglots de sa mère, et dont toute l'église put profiter abondamment pour la plus grande honte de la jeune fille, et l'impassibilité de celui qu'elle pouvait dorénavant appeler son mari, qui endura stoïquement les épanchements maternels sans paraître même les remarquer. William Darcy faisait déjà preuve à l'égard de sa jeune épouse d'une délicatesse qu'il devait conserver des années durant, ne se permettant jamais la moindre remarque désobligeante sur sa belle-famille.
C'était une charmante journée d'automne, ensoleillée et presque chaude. Les arbres scintillaient, leurs feuilles bruissaient agréablement sous le vent frais qui les secouait par moments. Cette fois, on s'était autorisé à profiter des jardins de Netherfield, où l'on avait dressé de longues tables, et disposé chaises et banquettes à l'ombre des grands peupliers, sur des pelouses nettoyées de toutes feuilles mortes.
_ Mrs Darcy...
Mr Bennet s'était approché de sa fille et la saluait cérémonieusement. Comme son ton malicieux ne faisant aucun doute, Elizabeth se mit à rire et alla l'embrasser sans plus de manières. Elle prit son bras et ils firent quelques pas, la jeune femme serrant autour de son coup l'épais châle blanc qui la protégeait de la fraîcheur automnale.
_ Vous voilà partie pour un bien grand voyage, ma fille, et Dieu merci en excellente compagnie.
_ Vous y auriez veillé, papa. Je n'avais rien à craindre, répondit gentiment Elizabeth.
_ Oh, je n'en avais pas besoin, vous aviez un goût très sûr pour décider de qui pouvait bien vous mériter. Et je dois dire que celui qui, à vos yeux, s'est montré digne de vous, l'est plus encore aux miens. Mr Darcy est décidément un homme surprenant.
_ Commencez-vous à comprendre à quel point nous sommes faits pour nous entendre ?
Les yeux de Mr Bennet se plissèrent et il prit un air affecté.
_ Disons que je parviens à déceler, parfois, un peu d'humanité sous son épaisse cuirasse de courtoisie forcée.
_ Un peu d'humanité !
Elizabeth se mit de nouveau à rire, aussitôt rejointe par son père.
_ Ah, Lizzie, la maison va me paraître bien vide, sans vous... Qui donc rira à mes mots d'esprit, désormais ?
_ Ne sous-estimez pas Mary. Si elle apprenait à se dérider un peu de temps en temps, elle saisirait parfaitement toute la subtilité de votre humour. Et puis rien ne vous empêchera de venir me voir à Pemberley...
_ Pemberley... Il me tarde effectivement de voir si cette demeure est aussi somptueuse qu'on ne cesse de me le dire. Je suppose que vous vous y rendrez très vite ?
_ Pas avant demain, au moins, car la route est tout de même bien longue. Nous partons pour Londres, ce soir.
_ Vous me quittez ce soir, déjà ! Alors je ne vais pas vous lâcher de toute la journée pour ne rien perdre de vos derniers instants dans le pays...
Elizabeth, sensible à l'émotion qu'elle sentait percer au travers de la voix de son père, lui serra affectueusement le bas.
_ Vous ne m'avez pas perdue, papa. Je viendrai vous voir et je vous écrirai souvent. Après tout, il faudra bien que quelqu'un se charge de vous donner des nouvelles du monde, sinon vous ne lèveriez plus le nez de vos terribles et fascinants insectes !
Un peu plus loin, Darcy écoutait les discours de son cousin, le colonel Fitzwilliam, tout en observant discrètement sa jeune épouse et son tout nouveau beau-père. L'affection qui liait le père et la fille était évidente. Darcy essayait d'imaginer ce que pouvait bien ressentir Mr Bennet à l'idée de perdre son enfant favorite et, avec une pointe d'envie, il réalisait que son propre père ne s'était jamais montré aussi affectueux avec lui. Feu Mr Darcy avait été un homme bon et juste, mais plutôt distant, semblant accorder plus d'importance au devoir bien accompli qu'aux effusions sentimentales. Si William l'avait vu s'attendrir à l'occasion devant Georgiana, cette différence était probablement due au fait qu'elle était une douce petite fille – née sur le tard, qui plus est –, et non un solennel héritier à former rigoureusement pour prendre sa suite.
Darcy devinait donc que la joie de vivre naturelle d'Elizabeth tenait pour beaucoup au fait qu'elle était issue d'une famille nombreuse, affectueuse et unie, tandis que lui-même était plutôt passé de nourrices en gouvernantes puis en maîtres d'études, voyant peu son père, et ayant perdu sa mère bien trop tôt, alors qu'il n'était pas encore adolescent. Peut-être, un jour, serait-il capable de faire comprendre à son épouse, mortifiée par les comportements de sa mère, que Mrs Bennet, pour aussi peu recommandable qu'elle soit en société, n'en était pas moins à ses yeux la mère attentionnée qu'il aurait préféré avoir à supporter plutôt que le grand désarroi que la mort de la sienne lui avait laissé.
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L'après-midi touchait à sa fin, le vent fraîchissant ayant fait rentrer tout le monde dans les salons depuis un moment, quand Darcy s'approcha d'Elizabeth, qui bavardait avec Jane et Mr Bingley, et attira son attention en passant doucement sa main à sa taille.
_ Ma chère, je crois qu'il serait temps de songer à partir. La route est longue jusqu'à Londres...
La jeune femme se raidit en prenant brusquement conscience que, pour elle, cela signifiait maintenant faire ses adieux à sa famille et son pays natal, et s'en aller vers l'inconnu. Une sorte d'angoisse lui noua le ventre devant l'échéance qu'elle avait à la fois tant attendue et tant redoutée, mais son visage ne trahit rien.
Mrs Bennet, en revanche, fondit en larmes une fois de plus tandis que son mari tâchait de retenir les siennes comme il le pouvait. Après de longs adieux, les jeunes mariés montèrent enfin en voiture, et le cheval prit le trot pour Londres alors que le jour commençait à baisser. Ils partaient seuls, laissant derrière eux Georgiana, sa gouvernante et le colonel Fitzwilliam, qui devaient les retrouver à Pemberley dans quelques jours.
Cette soudaine intimité, dans la voiture, fut d'abord quelque peu embarrassante. Après avoir passé une journée entière à se tenir raides et impeccables face à leurs familles et amis, le jeune couple mit quelques temps à retrouver le naturel qu'ils se connaissaient. Elizabeth, en particulier, était bouleversée par toutes les émotions contradictoires qui se bousculaient en elle. À la fois radieuse et pleine d'espoir, mélancolique devant l'enfance qu'elle laissait derrière elle, et angoissée par le rôle qu'il lui faudrait maintenant apprendre à tenir, elle parvenait simplement à ne pas fondre en larmes, au prix d'un regard un peu fixe et d'une mâchoire contractée. Darcy, quant à lui, ne voulait pas la presser et respectait le fait qu'elle puisse se sentir si déchirée et démunie. Il avait surtout très peur, lui-même, de l'effaroucher pour de bon en exigeant d'elle plus qu'elle ne pourrait donner. Après tout, il n'avait jamais été marié et savait donc fort peu comment se comporter de façon familière et naturelle avec une épouse.
À mi-chemin, ils s'arrêtèrent dans une petite auberge et ce fut devant un souper léger, assis en tête-à-tête à une petite table tranquille, qu'ils se détendirent enfin peu à peu, bavardant agréablement de choses et d'autres. En réalité, même, le repas s'éternisa, absorbés qu'ils étaient dans leur conversation. Elizabeth, toujours curieuse et avide d'apprendre, voulait en savoir plus sur Pemberley et surtout sur ce que faisait son mari de ses journées. Darcy se surprit donc, entre autres propos anodins, à lui parler de quelques-uns de ses travaux avec son régisseur, sujets qu'il n'aurait jamais songé à aborder pour divertir une compagne, mais que son épouse sembla trouver tout à fait dignes d'intérêt.
Lorsqu'ils arrivèrent enfin à Londres, la nuit était tombée depuis bien longtemps et quelques réverbères à gaz brillaient faiblement dans les rues les plus passantes. Il était près de dix heures. Dans la voiture, Elizabeth s'était laissée aller contre l'épaule de son mari, leurs mains entrelacées, luttant contre la torpeur qui l'envahissait par moments. De son côté, Darcy se mordillait nerveusement la lèvre et semblait perdu dans ses pensées.
_ Nous approchons, Lizzie, dit-il doucement en lui caressant les doigts. Nous serons à la maison dans quelques minutes.
La jeune femme se redressa et jeta un regard au-dehors. Elle ne voyait pas grand-chose des luxueuses façades plongées dans la noirceur qui glissaient sous ses yeux, distinguant tout juste quelques hautes portes cochères parfois gardées par un domestique muni d'une lanterne, dans l'attente du retour de son maître.
Elle étouffa un bâillement. La journée avait été longue et riche en émotions.
_ Vous êtes épuisée... remarqua Darcy.
Aussitôt, ne voulant pas être prise en défaut, Elizabeth se raidit et secoua la tête.
_ Oh non, je vais bien. Je pourrais encore danser toute la nuit, si je le voulais !
Darcy sourit, puis son regard se perdit dans le vague et brusquement il disparut à nouveau dans ses pensées. Elizabeth, croyant déceler quelques signes d'agitation, lui demanda :
_ Y a-t-il quelque chose qui vous ennuie ?
Darcy revint soudain à la réalité, la regarda, et répondit précipitamment :
_ Non ! Euh... Non, rien, c'est juste que...
Le silence retomba un instant entre eux, mais Elizabeth ne le quittait pas du regard, attendant tranquillement qu'il veuille bien achever sa phrase. Darcy finit par répondre.
_ Lizzie... Je ne sais pas trop comment vous parler de cela. Je veux surtout éviter d'être mal compris.
Toujours silencieuse, la jeune femme attendait. Bien qu'il semblât chercher péniblement ses mots, Darcy parvint tout de même à ajouter :
_ Ce soir, c'est notre nuit de noces, Lizzie.
Une fois encore, il s'arrêta et le silence retomba à nouveau, comme si la conversation était terminée. Elizabeth finit par hausser légèrement un sourcil et répondit avec un demi-sourire :
_ Je le sais bien. En quoi est-ce un problème ?
_ Hé bien... Je...
Darcy se trouvait soudain un peu ridicule. Devant l'assurance et la candeur de sa jeune épouse, il se demandait si les scrupules qui le hantaient depuis plusieurs jours avaient vraiment leur raison d'être. Il résolut pourtant d'aller jusqu'au bout de son idée et s'expliqua enfin.
_ Je voulais simplement vous dire que lorsque nous arriverons, vous pourrez aller dormir si vous le souhaitez. Je... Je ne viendrai pas vous voir, ce soir.
Interdite, Elizabeth se figea et la boule d'angoisse, qu'elle avait pourtant réussi à amadouer, refit surface en un éclair. Elle ne comprenait pas. Elle se préparait depuis longtemps à cette fameuse nuit de noces, retenant ses craintes tout autant que sa curiosité. Elle ne s'attendait certainement pas, en revanche, à devoir affronter un époux qui la délaisse dès le premier soir.
_ Pourquoi ? murmura-t-elle, incapable de retenir l'inquiétude qui perçaient dans sa voix.
Darcy, profondément mal à l'aise, se rendit compte qu'elle interprétait mal ce qu'il tentait de lui dire. Il resserra aussitôt son étreinte autour des doigts de sa femme et, bénissant la pénombre qui masquait le rouge qui lui montait aux joues, il bafouilla :
_ Ce n'est pas... Ce n'est pas un manque de... désir de ma part, rassurez-vous. Bien au contraire, en fait ! Simplement, je... je ne veux pas vous brusquer. Nous avons la vie devant nous et rien ne nous oblige à quoi que ce soit dès ce soir. Si vous ne...
Devant le regard confus de la jeune fille, il s'interrompit, prit le temps d'ordonner quelques mots dans sa tête et ajouta enfin, plus clairement :
_ Comprenez-moi bien, Lizzie, je souhaite plus que tout vous voir partager mon lit, mais... je ne veux pas que ce soit par devoir ou par respect des convenances, voilà tout. Je veux simplement vous laisser le choix de venir à moi quand vous le désirerez.
Cette fois, Elizabeth perçut pleinement toute la délicatesse dont son mari tentait de faire preuve en agissant de la sorte. L'anxiété qui lui tordait le ventre un instant plus tôt fondit comme neige au soleil et un sourire un peu ému fleurit sur ses lèvres.
Mais elle n'eut pas l'occasion de lui répondre. La voiture s'était arrêtée au pied d'une volée de marches et la porte s'ouvrait déjà pour livrer passage à une domestique, une lampe accrochée au bout de son bras levé.
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Les doigts crispés autour du col de sa robe de chambre, Elizabeth tentait de calmer son agitation. Une grande maison dont elle n'avait vu que le hall et les couloirs, des bruits familiers qui ne lui étaient justement pas du tout familiers, des visages souriants et accueillants mais tous parfaitement inconnus. Et puis cette grande chambre solennelle, tendue de blanc et ornée d'innombrables bouquets de fleurs fraîches, avec ses deux malles à peine défaites, ses trop nombreux oreillers, son feu et ses immenses fenêtres voilées...
Assise au bord du lit, raide, ses pieds nus étendus devant elle pour capter un peu de la chaleur du foyer, Elizabeth prenait conscience que c'était là sa nouvelle vie. C'était là sa nuit de noces.
Elle était si tendue et agitée qu'elle n'imaginait même pas pouvoir trouver le sommeil. Tout était trop nouveau et trop majestueux, dans cette grande maison, pour qu'elle s'y sente confortable. Mrs Warren, la gouvernante, lui avait réservé un accueil pompeux qui l'avait fort impressionnée, mais qui avait surtout réussi à la faire se sentir embarrassée et mal à l'aise. Après avoir été officiellement présentée aux domestiques, on avait remis la visite des lieux à la faveur de la lumière du lendemain matin et on l'avait aussitôt menée à sa chambre. Flanquée de la gouvernante et d'une jeune bonne, Elizabeth avait alors reçu un chaste baiser sur le front de la part de son époux – qui n'avait osé montrer plus de familiarité en présence des deux domestiques –, avant qu'il ne l'abandonne aux bons soins de ces mains étrangères. Celles-ci s'étaient alors employées à la défaire de ses vêtements de voyage et, en quelques minutes, Elizabeth s'était retrouvée avec sa seule chemise de nuit, invitée à passer une robe de chambre un peu trop grande pour ses frêles épaules, avant d'être soigneusement décoiffée. Sa robe de mariée, qu'elle avait pliée avec soin dans une malle juste avant de partir pour Londres, était désormais étendue sur un fauteuil pour ne pas se froisser pendant la nuit. Les deux domestiques s'étaient ensuite éclipsées, laissant la jeune femme seule avec son désarroi.
Bousculée par les évènements, prise en charge sans pouvoir s'en défendre, elle avait été séparée de la seule personne qu'elle n'aurait pas voulu quitter même pour une minute. En ajoutant à cela le fait que William ne comptait pas passer la nuit avec elle, comme il lui en avait si obligeamment mais si maladroitement fait part dans la voiture, Elizabeth se retrouvait donc contrainte à subir une solitude imposée pour ce qui aurait du être un des moments les plus importants de sa vie. Des draps étrangers et froids, loin de tout ce qui pouvait lui sembler familier et accueillant, voilà à quoi ressemblait la nuit de noces tant attendue.
La jeune femme retint le flot de larmes amères qui montait dans sa gorge.
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Deux chambres plus loin, Darcy observait la nuit londonienne à travers la fenêtre, la tête pensivement appuyée contre le mur tandis qu'il repoussait d'une main la lourde tenture de velours qui masquait les vitres. Dehors, la lune, à peine voilée de temps à autres par quelques nuages effilochés, répandait une lumière froide et vive sur les toits reluisants des maisons.
Il se sentait passablement misérable d'avoir ainsi abandonné sa jeune épouse. Ce soir, les lois des convenances avaient frappé et il s'y était soumis avec une certaine lâcheté. Il se sentait aussi un peu niais. Il avait voulu créer une atmosphère de confiance, apprivoisant avec douceur la farouche Elizabeth, essayant de tout mettre en œuvre pour que leur vie de couple commence sur des bases solides et saines, mais quelque chose en chemin avait tout perturbé et, sans qu'il comprenne comment, il s'était retrouvé dans une situation impossible. Lui qui avait pris les si belles résolutions de vivre enfin comme il l'entendait, sans plus jamais se laisser censurer, il s'était laissé faire dès le premier jour. Et voilà qu'il se trouvait bêtement là, seul, si proche d'elle et pourtant incapable d'aller la rejoindre.
En soupirant, son souffle avait laissé une fine buée sur la vitre refroidie par l'air de la nuit sans que Darcy, le regard perdu dans le vague, n'y prête attention. Il tentait d'imaginer comme il pourrait sauver une situation qui tournait au désastre et essayait de se convaincre qu'à Pemberley tout serait plus facile.
À Pemberley, où il se sentait si bien, il serait en pleine possession de ses moyens.
À Pemberley...
_ William ?
Il sursauta brusquement et relâcha le lourd velours qui retomba aussitôt en place, masquant parfaitement la fenêtre, le froid qui en émanait et la vive lueur blanche de l'extérieur. Dans une pénombre à laquelle ses yeux mirent ensuite quelques secondes à s'habituer, il distingua, uniquement éclairée par les flammes intermittentes du foyer, la fine silhouette d'Elizabeth.
Elle était là, debout à quelques mètres de lui, la mine hésitante, ses cheveux dénoués tombant en vagues sombres sur ses épaules. Il voulut dire quelque chose, mais les mots lui manquèrent.
Elle portait sa robe de mariée.
Sans qu'il y prenne garde, son regard se laissa aussitôt attirer par les taches de lumière que les flammes projetaient sur elle, et se mit à descendre lentement : la pommette joliment dessinée, une épaule, à peine masquée par quelques mèches de cheveux brillants, la courbe d'un sein qui allait et venait au rythme d'une respiration un peu rapide, la fuite en cascade le long d'un bras, jusqu'à un poignet délicatement sculpté, puis le flou interminable des jupes et, enfin, un indécent petit orteil nu qui pointait sous le tissu.
Une vague de désir grimpa soudain en lui, réchauffant son ventre et rendant sa gorge sèche.
Des sensations longtemps refoulées remontaient enfin, comme si elles avaient patienté tout ce temps juste sous la surface, n'attendant que la première occasion pour fleurir à nouveau en faisant craqueler tout ce beau vernis.
Il lui était déjà arrivé de retrousser les jupes de quelques jeunes filles, quelques années auparavant. Oh, elles n'avaient pas été bien nombreuses, mais elles avaient su éveiller en lui le plaisir des sens là où que son éducation ne lui avait apprit que devoir conjugal, responsabilité et pudeur. Il n'avait pas oublié, par exemple, cette très belle courtisane rencontrée un soir. Sophistiquée, éduquée, cultivée... Avec le recul – et quelques regrets – il s'était rendu compte qu'il avait été bien trop jeune, à l'époque, pour profiter vraiment de la qualité d'une telle compagnie. Il avait préféré se laisser tourner la tête par deux ou trois jeunes domestiques entreprenantes qui n'avaient fait qu'une bouchée du timide et naïf jeune maître qu'il était alors. L'une d'elles, en particulier, l'avait marqué. Une jolie chambrière, qu'il avait fréquentée assez régulièrement pendant quelques mois, avant que la gouvernante de Pemberley ne soupçonne quelque chose et ne renvoie brusquement la jeune fille, mettant un terme radical à leurs fougueux ébats. Devant cette ultime frustration, William, qui avait alors vingt-quatre ans, avait achevé de se renfermer sur lui-même. Furieux et résigné, il avait tiré un trait sur les charmes féminins et remplacé les rires étouffés des alcôves par le grand air des parties de chasse ou le silence concentré des salles d'étude.
Ces élans de désir n'étaient réapparus qu'avec l'entrée d'Elizabeth dans sa vie. Plusieurs fois, avant et après leurs fiançailles, il l'avait dévisagée à distance, imaginant la douceur de ses cheveux sous ses doigts, ou la chaleur de son souffle sur sa peau. Et quelques fois, fugitivement, au hasard de quelques baisers volés, il avait pu y goûter un peu, ce qui n'avait fait qu'attiser encore plus ses envies.
Cela ne l'avait pourtant pas empêché d'avoir l'idée stupide de lui laisser le choix de ne pas partager sa couche si elle ne le souhaitait pas, quand le mariage lui en aurait donné tous les droits. Au hasard de conversations discrètes avec quelques amis, il s'était inquiété d'apprendre que certaines jeunes femmes, un peu trop bousculées lors leur nuit de noces, considéraient ensuite leur devoir conjugal comme une pénible et désagréable corvée, la vie durant. Désirant plus que tout faire d'Elizabeth une amoureuse taquine et joueuse, comme l'avaient été les amantes fugaces de sa jeunesse, il avait souhaité à tout prix éviter la précipitation qui aurait pu entacher pour de bon leur future vie de couple. S'il n'avait eu aucune mal à convaincre sa tête que c'était la bonne chose à faire, son ventre n'en avait pas moins crié sa frustration plus d'une fois...
Mais malgré toutes ses maladresses, la jeune fille était maintenant là, devant lui, à portée de main. Et elle rougissait délicieusement sous le regard enflammé qu'il faisait glisser sur elle.
_ Je... Je veux ma nuit de noces, murmura-t-elle en baissant les yeux, comme pour excuser sa présence.
Au son de sa voix, Darcy reprit brusquement ses esprits. Oui, elle était bien là, et elle s'offrait d'elle-même, en toute confiance. Sans réfléchir, il franchit alors en une seconde les quelques mètres qui les séparaient et l'embrassa avec passion, nouant étroitement ses bras autour d'elle comme pour l'empêcher de changer d'avis et de se sauver à toutes jambes.
Elizabeth, tout d'abord surprise par la fougue de sa réaction, comprit aussitôt qu'elle avait pris la bonne décision. Elle s'était trouvée un peu nigaude lorsque, dans le couloir, elle avait entendu des domestiques parler à voix basse, dans le hall. De peur d'être surprise en posture ridicule si l'un d'eux montait l'escalier, elle s'était hâtée vers la porte de la chambre de son mari et y était entrée sans même frapper, espérant de tout cœur ne pas se tromper de pièce. Le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine, elle avait jeté un regard effaré vers le lit, pensant qu'il devait déjà y dormir, avant de le découvrir, parfaitement immobile près de la fenêtre, le visage baigné dans la lumière de la lune. William ne l'avait même pas entendue approcher.
La jeune femme se détendit. Désormais, la fâcheuse situation dans laquelle elle s'était trouvée ce soir était corrigée et elle se trouvait enfin là où elle devait être : dans les bras de son mari.
_ Je ne veux pas vous faire peur, Lizzie, chuchota-t-il tout contre son oreille, alors qu'il enfouissait son visage dans son cou.
_ Je sais, répondit-elle. Je n'ai pas peur.
À dire vrai, la jeune fille n'était pas aussi naïve et innocente que William semblait le croire. Dans les grandes lignes, elle savait à peu près ce qui l'attendait. En revanche, elle tentait encore de faire la part des choses entre le comportement acceptable que son époux pourrait exiger d'elle et auquel elle devrait se conformer, et les sensations fugitives et incontrôlables qu'elle ressentait lorsqu'il la serrait contre lui et qui lui criaient de réagir spontanément et de n'écouter que son instinct.
Et en ce moment, son instinct l'incitait à explorer du bout des doigts le corps de son époux. C'est ce qu'elle fit.
William avait lui aussi quitté ses vêtements de voyage. Ses pieds nus protégés du froid par les épais tapis qui recouvraient toute la pièce, il ne portait qu'une simple chemise entrouverte et un pantalon de toile confortable. Les doigts un peu tremblants, Elizabeth se mit en devoir de défaire les petits boutons qui fermaient la chemise, en surveillant du coin de l'œil l'effet que produisait son audace. William eut un léger sourire et la laissa faire, se contentant de caresser le bas de son dos d'une main encourageante. Enfin, Elizabeth acheva de dégrafer le dernier bouton et laissa glisser ses doigts sur la peau qu'elle venait de mettre à jour, laissant cette fois son cœur s'affoler sans essayer de le contrôler.
Les lèvres de William sur les siennes lui apprirent que cela, au moins, avait été un comportement acceptable. Une première entorse aux leçons matrimoniales qu'elle avait reçues et qui lui avaient appris à laisser l'homme décider de tout et à se soumettre passivement, alors qu'elle-même n'avait envie de se soumettre à rien d'autre qu'à ses propres désirs.
Les doigts du jeune homme remontèrent doucement le long de son dos, effleurant son cou et sa nuque, explorant le léger creux d'une clavicule ou suivant la rondeur d'une épaule. Frissonnante sous les caresses, Elizabeth se laissait faire. Elle sentait son souffle la survoler par endroits, et son regard peser sur elle avec chaleur. De temps en temps, il semait un baiser ici et là, sur sa tempe, près de son oreille, sur une épaule ou sur la chair tendre de sa gorge.
Bientôt, les doigts repartirent en excursion le long de son dos et remontèrent jusqu'aux rubans qu'elle avait renoués comme elle avait pu lorsqu'elle avait revêtu sa robe, seule dans sa chambre. Avant même que William ait pu s'essayer à les défaire, elle les dénoua d'elle-même et la robe se relâcha, découvrant au passage ses épaules nues et la naissance de ses seins.
Le spectacle qui s'offrait à William était hypnotisant. Le feu continuait de projeter une lumière chaude et irrégulière qui, parfois, éclairait fugitivement quelques centimètres carrés d'une peau dont il pouvait même apercevoir le grain délicat, et l'instant d'après laissait l'ombre reprendre ses droits et s'étendre partout où elle le pouvait. Doucement, il entreprit de dégager les épaules de la jeune fille, rejetant ses cheveux en arrière et faisant glisser le tissu, profitant au passage de la douceur de sa peau. L'étoffe retomba dans un froissement discret, retenu au dernier moment par la courbe d'une hanche qui ne laissait aucun doute possible : Elizabeth était nue sous sa robe.
À cette idée, la chaleur qui irradiait le ventre de William grimpa encore de quelques degrés. La jeune femme se serra contre lui et pour la première fois il put sentir la douce tiédeur de ses seins et de son ventre pressés contre lui, peau contre peau. Ses mains, partout où elles passaient, ne rencontraient que douceur, tiédeur, et une peau granulée par la chair de poule provoquée par quelques frissons.
Elizabeth n'était pas en reste. Elle avait passé ses bras à la taille de son époux et explorait maintenant son dos, sous la chemise, laissant ses doigts dessiner les lignes imaginaires des muscles qu'elle rencontrait. William se dégagea un instant, le temps de faire tomber à terre le reste de la chemise et de la laisser admirer fugitivement, dans la lumière des flammes, les contours de son corps. Mais bientôt, il fut de nouveau tout contre elle, sa bouche papillonnant avec légèreté contre ses épaules, et il ne résista pas bien longtemps à l'envie de la débarrasser de ses jupes. Une main impatiente glissa le long de sa hanche.
Dans la chambre, on n'entendit plus, alors, que le crépitement du feu et quelques soupirs. Même un peu plus tard, lorsque William s'introduisit en elle pour la première fois, le léger cri de la jeune fille fut rapidement étouffé et seuls le froissement des draps et les baisers de son mari lui répondirent.
Ailleurs, dans la maison, le silence régnait. Dehors, la lune brillait toujours de tout son éclat.