Strasbourg est une ville grandiose. Moi qui ne connaissais que la Normandie, me voilà immergée dans un univers totalement étranger.
Je me laisse porter par la foule, cette mer humaine qui m'entoure. Malgré mes tendances insociables, il y a quelque chose de réconfortant dans ces moments partagés. Cela reflète, après tout, l'humanité qui nous anime tous.
Je m'efforce de rester optimiste.
Je retrouve enfin ma voiture et, tout en frottant mes mains pour me réchauffer, je m'y cache un instant. Je devrais probablement chercher les itinéraires les plus rapides pour me rendre au lycée. Je devrais aussi tenter de tisser des liens avec mes futurs collègues, mais honnêtement, cette perspective m'enthousiasme assez peu.
Je jette un œil à mon téléphone, parcourant mes notifications. Aucune nouvelle de mes proches. Ils ont disparu des radars depuis l'annonce de ma mutation ici. Je laisse échapper un soupir et repose le téléphone. C'était un choc pour eux, oui, mais aussi pour moi. Nous étions proches, complices. J'avais une famille idéale, comme celle des films où tout est parfait : sans homophobie, sans transphobie, sans racisme.
Ils étaient simples, dans le meilleur sens du terme. Ils aimaient tout et acceptaient tout, sans jugement. Puis un jour, je suis arrivée et je leur ai avoué qu'il me fallait partir... près de l'Allemagne.
Leurs ancêtres avaient traversé les ombres de la guerre, survivant à des horreurs que le temps ne pourra jamais effacer.
Mon téléphone vibre alors, et je vois apparaître le visage de ma cousine. Je décroche aussitôt.
— Allô, ma Shishi, comment ça va ? me demande sa voix douce, presque chantante.
— Super, et toi, Vaness ? réponds-je, heureuse de cet échange.
— Super aussi ! Tu fais quoi pendant la semaine de Noël ? enchaîne-t-elle, toute joyeuse.
— Je ne sais pas trop... peut-être que d'ici là, je me ferai des amis... ou alors je finirai dans un bar, rigole-je, sachant pertinemment qu'elle devine que c'est une blague.
En effet, les bars hétéro ne figurent définitivement pas dans mes projets. Et même si je suis sociable, j'ai une aversion inexplicable pour ces lieux.
— Tu penses avoir du temps pour tes cousins ? On voulait voir le fameux marché de Noël de Strasbourg, lance-t-elle.
— Tu... tu veux venir à Strasbourg ? balbutié-je, surprise. Mais... et Papy et Mamie ?
— Tu sais, ma Shishi, le passé ne doit pas être effacé, mais accepté. Papy et Mamie ont souffert, mais nous non. Les choses ont changé, il ne faut pas entretenir de rancœur envers des innocents, me répond-elle.
— Tu es bien plus mature que nos anciens, soufflé-je, vaincue. Si vous n'êtes pas tout un régiment, j'ai une deuxième chambre et un clic-clac dans le salon.
— Il n'y aurait que Yann, Aria et moi, répond ma cousine.
— Parfait alors ! m'exclamais-je, Vous arrivez quand ?
— La semaine de Noël, ça te va ? Cette année, on veut passer Noël en petit comité, répond Vanessa.
— C'est parfait ! À dans deux semaines, alors ?
— À dans deux semaines ! répète-t-elle avant de raccrocher.
Je colle mon téléphone à l'aimant de ventilation de ma voiture et lance une playlist aléatoire avant de démarrer.
Il est déjà tard et je dois me rendre au lycée. Apparemment, j'aurai des terminales en spécialité, et, à ce que l'on m'a dit, je travaillerai avec un autre collègue sur ces groupes. J'espère que ce sera une femme, et que ce sera quelqu'un de chaleureux. J'ai du mal avec les hommes, et encore plus avec les rencontres.
Je me laisse emporter par la circulation dense, tout en écoutant Rein raus de Rammstein, résonnant dans les enceintes de ma fidèle Peugeot blanche.
La chanson finit à peine que j'arrive sur le parking du lycée. Je me gare entre une voiture noire et une autre grise. Enroulant mon écharpe autour du cou, je sors du véhicule et, soudain, je sens un regard insistant posé sur moi.
Je tourne la tête et croise le regard d'une belle jeune femme. Ses cheveux bruns encadrent un visage délicat, et ses yeux, probablement verts, m'interpellent. Un léger rouge monte à ses joues avant qu'elle détourne le regard, probablement vers le coin restauration.
Je me dirige vers le portail du lycée, en sortant ma clé confiée par le directeur le jour de ma prise de poste. Je traverse rapidement le hall et me rends au bureau de l'administration.
Les murs, d'un bleu délavé, et le sol carrelé, aux joints grisâtres, ont un charme vieilli, presque pittoresque. Peut-être est-ce la lumière tamisée des néons, ou bien la vue extérieure qui évoque les vieux quartiers de Lille. J'entre dans un bureau, celui de la vie scolaire, et suis bientôt interceptée par un surveillant. Il est grand, avec de longs cheveux blonds.
— Bonjour, je suis nouvelle ici, annonçais-je, je voudrais voir le principal.
— Pas besoin, tu es en seconde, première ou terminale ? me demande-t-il.
— Je suis professeure, en fait, répondis-je, un peu gênée et amusée. De philo.
Son visage se décompose et se teinte de rouge. Une autre surveillante, qui passe par là, éclate de rire et me lance un grand sourire, son bonnet de Noël orné de boucles bleues sur la tête.
— Viens, je t'emmène, ricane-t-elle, Oh, et je m'appelle Cassandre.
— Moi c'est Shira, répondis-je, merci beaucoup, je te promets que je ne suis pas complètement perdue.
— Viens, ça ne me dérange pas, sourit-elle.
Elle m'emmène au bureau du principal. L'adjointe est là, mais lui, il semble encore absent. Cassandre me laisse avec la responsable.
— Bonjour, vous devez être Shira Sarakrova, commence l'adjointe, se levant de sa chaise. Je suis Natalie Freeman, l'adjointe du directeur. Asseyez-vous, s'il vous plaît.
Je m'exécute, l'observant. Ses cheveux courts et noirs sont en harmonie avec ses yeux couleur chocolat. Elle a une peau hâlée et une présence calme mais ferme.
— Vous serez professeure principale d'une classe de terminale et vous aurez trois autres classes en spécialité, deux en terminale et une en première, m'explique-t-elle sans détour. Vous travaillerez en binôme avec l'un de nos professeurs de littérature pour les spécialités.
— Un binôme ? Ça pourrait être intéressant, laissais-je échapper, pensive.
— C'est un concept qui fonctionne bien, pour l'instant, poursuit-elle. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je serai là pour vous aider, mais il serait aussi préférable que vous puissiez vous rapprocher de vos collègues.
— Je vais essayer, souris-je.
Soudain, on frappe à la porte. Un homme entre.
— Oh Liam, je ne t'attendais pas, s'exclame Natalie en se levant.
— Matt ne voulait pas que je laisse Lei' toute seule, répond Liam. Je suis venu te prévenir de ma présence.
— En parlant d'elle, tu crois pouvoir la faire venir ici ? lui demande-t-elle.
— Bien sûr, je l'amène de suite, dit Liam avant de se tourner vers moi. Bonjour, vous êtes nouvelle ?
— Oui, répondis-je, surprise. Je m'appelle Shira, je suis la nouvelle prof de philo.
— Enchanté, Liam, prof d'EPS, répond-il. Bon, je vais chercher Lei' !
Il ne laisse pas le temps à la conversation de se poursuivre et quitte précipitamment le bureau. Ce Liam semble être un type bien, un peu à contre-courant de l'image qu'on peut se faire des professeurs de sport. Il est jeune, dynamique, débordant de vie.
— Liam et Lelia forment un sacré duo, me confie Natalie. Lelia est une personne discrète, très introvertie. Mais avec ses élèves, c'est une toute autre personne. Vous verrez, c'est vraiment quelqu'un de bien.
Je hoche la tête en silence, un peu intriguée. Le visage de la jeune femme que j'ai croisée tout à l'heure me revient immédiatement en tête. Elle était là, timide, magnifique.
Les papiers administratifs sont vite réglés, puis des coups discrets à la porte interrompent nos échanges. Natalie invite la personne à entrer, et là, c'est elle. La même. La belle jeune femme aux cheveux bruns. Ses boucles brunes rebondissent autour de son visage à la mâchoire carrée dessinée. C'est la femme de tout à l'heure.
Ses yeux émeraudes s'entrechoquent avec les miens et une montée de chaleur envahit mon corps.
Je regarde Natalie qui s'évertue à nous présenter avant de nous congédier, après avoir encore parlé paperasse administrative, pour que nous donnions un cours toutes les deux.
Nous sortons alors.
Je tente une conversation mais c'est peine perdue. Au moins, elle assume ne pas être bavarde. J'avoue ne pas spécialement aimer cela non plus. Nous nous retrouvons donc seule dans une grande salle de classe froide et vide.
Son regard fuit le mien, je cherche le sien.
Je ne sais pas pourquoi je veux tant croiser ses yeux émeraudes mais je le fais. Sûrement parce qu'elle me dit quelque chose. Ce pourrait-il que...
— Bon, souffle-t-elle alors, ils ont un contrôle de deux heures pour éviter d'avoir à le faire la dernière semaine. Il n'y aura donc rien de bien excitant dans ce cours là.
Oh si tu savais...
Je secoue la tête ravie qu'elle ne regarde que le sol et non pas moi. Je m'approche quelque peu d'elle mais c'est peine perdue, elle fuit la proximité en feintant la nécessité de redresser son manteau sur le dossier de sa chaise de bureau.
— C'est mon physique qui te révulse à ce point ? demandais-je alors, tu n'es pas la première, dis-le simplement. On ira plus vite.
L'effet est immédiat. Ses grands yeux clairs se braquent sur moi et me dévisagent avec une curiosité non dissimulée. Au moins elle a arrêté de fuir mon regard.
— N... Non, bégaie-t-elle, c'est les gens en général... Je ne suis pas sociable du tout.
— Tu es... Anthropophobe ? demandais-je, incertaine et surprise.
Ses yeux s'illuminent.
— Tu connais ça ? Les gens me prennent pour une vrai folle, avoue-t-elle.
— Et moi pour un monstre sans âme, avouais-je aussi sans vraiment savoir pourquoi.
Je ne sais pas pourquoi la température de mon ventre a grimpé de cette façon mais elle l'a fait. C'est assez agréable, ça contraste avec le froid habituel qui habite mon corps usuellement.
— Ils n'auraient pas pu trouver pire duo, murmure-t-elle alors.
— C'est clair ! J'imagine déjà les réunions parents/prof ou les conseils de classe ! m'exclamais-je en m'appuyant contre une table.
— Oh non, ne parles pas de malheur si tôt, souffle-t-elle presque fantomatiquement.
— Ce n'est pas une critique mais comment fais-tu pour donner cours et être si timide et si discrète ? demandais-je curieuse.
— Je ne sais pas, avoue-t-elle, mais quand je suis face à une classe d'adolescents je me sens bien, plus à ma place qu'en salle des profs.
J'hoche la tête simplement. Ses réserves de sociabilité semblent être tout de même limitées. Je n'ai pas d'intérêt à les épuiser si vite.
J'ai déjà rencontré des anthropophobes avant elle. Que des femmes même si je sais pertinemment qu'un homme peut l'être aussi, celles que j'ai rencontré n'ont qu'un point commun : la misandrie.
Je me demande si elle aussi est misandre et si oui, pourquoi ? On se bat contre le sexisme et la misogynie depuis des siècles, c'est bête de rendre l'appareil de la sorte et surtout contre productif pour la lutte qui perdure depuis trop longtemps.
— Je... Tu es misandre ?