ELA
— Récapitulons. Je veux m'assurer que tout soit au point.
Je fais la moue et mordille ma lèvre inférieure face à son injonction. Le manque de confiance de la grande garce en mes capacités commence à friser l'insulte. Nous avons passé le déjeuner à mettre au point les détails de notre mensonge, ça s'est poursuivi au cabinet de l'avocat, et voilà que je me retrouve à jouer le chien savant pour lui prouver que je suis bien capable de les retenir. Ce n'est pourtant pas compliqué. Je manque de beaucoup de choses, mais j'ai une excellente mémoire.
« Nous nous sommes rencontrées durant l'un de tes voyages d'affaire au printemps dernier. C'était pendant une réception, au Four Seasons Hotel.
— Un hôtel de luxe très cossu sur Sunset Boulevard, précise Miss BCBG. Leur spa propose des massages spectaculaires. N'oublie pas d'ajouter des détails quand tu mens, ça étoffe ton histoire et ceux qui t'écoutent ont plus de chance de s'y perdre. Pour quelle raison étais-je là-bas ?
— L'établissement de nouveaux bureaux pour Dumont Group à Los Angeles. Tu cherchais des partenaires. Ceux que tu as pu trouver ne correspondaient pas à ta demande, tu as dû entreprendre pas mal de voyages entre Paris et Los Angeles durant l'année qui s'est écoulée à la recherche de partenaires intéressants.
— Et pourquoi t'ai-je demandé de rejoindre Dumont Group ?
— Pendant le dîner avec les partenaires potentiels, tu as apprécié ma vision du marché. Tu m'as proposé d'en apprendre davantage en tant qu'assistante personnelle parce que tu penses que je m'épanouirai mieux là-bas. J'ai accepté, pour moi c'est une occasion unique qui me permet d'évoluer au sein d'un grand groupe en plus d'avoir une prise sur l'international.
— Parfait. N'oublie pas de mentionner que tu as obtenu ton diplôme en marketing à l'université de Glendale si on te questionne à propos de tes études. J'embauche les meilleurs, mais une université d'élite serait un peu trop dans ton cas. Restons crédibles. »
Je me mords de nouveau la lèvre. En fait, c'est une astuce qui m'empêche de répondre de travers, mais surtout de m'attarder sur celles qui me commandent de répéter mon texte. Parce que putain... si elle savait à quel point j'ai envie de la réduire au silence...
Par un baiser ?
— Je vais te préparer des notes vu que tu n'as aucune notion sur les tendances du marché, continue Miss BCBG. Je ne voudrais pas que tu passes pour une ignorante.
— Qu'est-ce que ça peut faire ? Je ne suis là que pour ton café, non ?
— Tu devras donner le change lorsque tu seras mon assistante personnelle. Et tout employé de Dumont Group me concerne. Quand un soldat agit mal, son supérieur doit en prendre la responsabilité. L'échec est partagé. Et comme je n'aime pas échouer, je m'assure toujours que mes employés soient au maximum de leurs performances. Même les plus insignifiants.
J'ai envie de rire. On dirait le discours d'un chef militaire.
« C'est quoi, ça ? On est à l'armée ?
— Le service marketing est mon bataillon. J'en suis le chef, mes employés sont mes soldats. Si je vous mène au combat, c'est pour gagner. Dumont Group n'est pas devenu ce qu'il est en enchaînant les défaites.
— C'est triste comme façon de voir les choses.
— Ça s'appelle une vision d'ensemble. Je ne m'attends pas à ce qu'une subalterne le comprenne. », rétorque-t-elle.
Sentant la pression monter, je me mords la lèvre pour m'empêcher de répliquer. Ce que j'ai envie de lui en mettre une... De l'embrasser. De la faire taire. Je ne sais pas. Elle m'énerve. C'est pénible. Incompréhensible. Intrigant. C'est elle. Heureusement, le million de dollars m'aide vite à me recentrer. La grande garce m'interpelle en claquant des doigts.
« Pourquoi tu te mords les lèvres de cette façon ? Tu n'as pas assez mangé ?
— C'est un tic nerveux.
— Perds cette habitude. Quand tu seras enceinte, je veillerai à ce que tu te nourrisses correctement et de façon équilibrée.
— Attention. Tu deviens sympathique.
— Ne te flatte pas. C'est pour ma descendance. Je ne veux pas qu'elle soit mal nourrie à cause de ta désinvolture. En parlant de ça, tu as plusieurs examens à passer cet après-midi. Nous pourrons tester ta capacité à mentir avec le docteur Kelman. N'oublie pas qu'il te faudra donner le change une fois en France. », rappelle-t-elle.
Sa manie de parler de descendance tout le temps... C'est une vision tellement froide. Un peu comme elle, quelque part. Mais elle n'a de toute évidence aucune intention de changer sa manière de faire, et le rapport qu'elle compte entretenir avec sa « descendance » ne me regarde pas. Je trouve ça triste, mais ce n'est pas mes oignons. Il vaut mieux que j'en fasse abstraction. Ou plutôt que je m'y habitue. Ces neufs mois me paraissent longs tout à coup.
— Tu as déjà obtenu un rendez-vous ? C'est rapide.
— Évidemment. Tous tes examens se feront aujourd'hui. Si tout va aussi vite que je le souhaite, nous prendrons l'avion pour Paris d'ici quelques jours.
Je me tais. Avec elle, tout s'enchaîne. Un avocat engagé dans l'heure, un contrat expédié et signé dans celle qui suit et des examens pour finir la journée. Qu'il est pratique d'être aussi riche. Je me demande ce que ça fait que de voir ses moindres désirs réalisés dans la minute comme ça. J'imagine qu'elle y est habituée. Miss BCBG n'a probablement jamais vécu de fin de mois difficile ou de longues heures à s'éreinter pour un salaire de misère, ni passé de nuits blanches à s'inquiéter pour son avenir. L'angoisse de ne pas savoir de quoi demain peut être fait lui est étrangère. En voyant la splendide femme pleine d'assurance se redresser de toute sa hauteur, j'ai le sentiment d'être une mortelle ayant le privilège suprême de côtoyer une déesse. Un sentiment aussi énervant qu'exaltant.
~
— Bien sûr, mademoiselle Dumont. Nous pouvons procéder aux examens tout de suite. Vous êtes prioritaire, comme je vous l'ai dit.
Le docteur Kelman semble surpris et impressionné à la fois. Au cours de leurs différents rendez-vous, il a dû constater que Miss BCBG n'est pas du genre à laisser passer la moindre occasion d'obtenir ce qu'elle veut. Mais trouver une nouvelle porteuse le jour même ? Son regard dérive sur moi.
— Ela Bright, vingt-trois ans, assistante de direction... énumère-t-il en relisant ses notes.
C'est ce qu'on lui a raconté. Je parais plus jeune que ce qu'indique ma carte d'identité. En plus, mes vêtements bon marché ne plaident pas en faveur d'une personne ayant accès aux cercles que doit sûrement fréquenter ma richissime partenaire de crime. À sa façon raide de se tenir éloignée de moi, à nos regards qui n'entrent jamais en contact très longtemps, le médecin devine tout de suite que non seulement on ne se connaît pas, contrairement à ce qu'on prétend, mais qu'en plus on ne s'apprécie pas vraiment. Essai raté. J'entends déjà Miss BCBG me dire qu'il faudra revoir ma manière de mentir quand on sera en France. Pour elle, tout doit toujours être parfait. Ça doit être usant de vivre au millimètre carré comme ça. Le docteur Kelman me fait signer un papier. Il est plutôt doux avec moi. Comme s'il avait deviné que je suis une cible idéale pour le requin qui m'accompagne. D'ailleurs, elle ne dit rien, mais je sens bien que la sollicitude du docteur Kelman l'agace. Il a sûrement compris que nous avons un arrangement financier. Mais ce n'est pas de son ressort. L'agence New Life se contente d'effectuer des interventions médicales et de mettre en relation des personnes ayant besoin de l'être. Ni plus ni moins.
— Qu'attendons-nous pour commencer ? s'enquiert Miss BCBG avec son impatience habituelle.
— Tout est prêt. Si vous voulez bien me suivre, Miss Bright ?
Le docteur Kelman se lève et m'enjoint à le suivre dans une pièce adjacente à la lumière tamisée, idéale pour l'intimité des sessions dont elle est le témoin régulier. Un fauteuil gynécologique est installé au centre de la pièce, et juste à côté se trouve un échographe. Le docteur Kelman prépare son matériel médical. Je commence à déboutonner mon jean, mais je m'arrête quand je vois Miss BCBG s'installer sur une chaise près du mur, jambes et bras croisés, lunettes de soleil sur le front.
— Il n'y a pas d'autres chaises ailleurs ? demandé-je.
— Celle-ci me convient.
— Tu ne vas pas rester pendant mes examens ?
— Naturellement. Je compte assister à tous tes examens. Je veux m'assurer que tout se passe comme prévu.
J'ouvre deux yeux ronds sous l'effet de la stupeur. Mais d'où sort-elle ? Je ne sais pas comment ça se passe en France, mais ici les examens sont privés à moins d'une demande exclusive. Et je n'ai pas du tout l'intention de lui demander de rester.
— Sors, s'il te plaît. Je préfère que ça se passe en privé.
— Qu'y a-t-il, tu es gênée ? Je te rassure, ce n'est pas le premier vagin que je vois.
Vraiment. Son culot me scotche.
— Peut-être, mais tu ne verras pas celui-là. Cet examen ne regarde que le Dr Kelman et moi.
— Et moi. N'oublie pas que d'ici à l'accouchement, tout ce qui se passe à l'intérieur de cet utérus me concerne, ajoute-t-elle en pointant mon ventre du doigt. Dois-je te rappeler que nous avons signé un contrat ?
Non. Mais je devine que tu le feras tous les jours. Je ne sais pas ce qui me désarçonne le plus. Son sans-gêne ? Son manque de considération ? En tout cas, la stupeur fait vite place à l'irritation.
— Tu te déshabilles souvent devant des femmes que tu connais à peine ? rétorqué-je.
Je regrette aussitôt ma question à la vue du sourire évocateur qu'elle m'adresse.
— Oui. Mais pour toi c'est purement médical, Loubi Queen.
C'est normal que ça me vexe ?
— Ce n'est pas le problème, répliqué-je. Mon utérus te concerne peut-être mais pas mon intimité. Je ne suis pas à l'aise pour faire ça avec toi, point. Tu sors ou j'arrête tout.
Autant pour notre mensonge. Comment allons-nous maintenir les apparences durant neuf mois ? Nous n'avons même pas réussi à tenir une heure ! Le docteur Kelman a assisté à notre dispute et sait désormais ce qu'il en est pour nous. Une main sur l'échographe, il nous observe à tour de rôle d'un air incertain. Je le sens partagé. La grande garce et moi sommes têtues, aucune de nous ne compte changer d'avis.
— Mademoiselle Dumont, il serait peut-être préférable de nous laisser seuls le temps de procéder aux examens ? Vous savez, certaines procédures peuvent être stressantes. Il vaudrait mieux tout mettre en œuvre pour favoriser le bon déroulement de l'examen. Nous disposons de notre propre laboratoire sur place. Comme vous êtes une cliente prioritaire, je vous avertirai en personne dès que les résultats d'analyse seront prêts afin que vous puissiez les obtenir tout de suite. Cela vous va-t-il ?
J'ai envie de le baffer. Toutes ces précautions qu'il prend lorsqu'il s'adresse à elle... Je suis mal placée pour blâmer son éthique ou sa morale, mais je sais de par la grande garce que le Dr Kelman a prévu un tour du monde en croisière à la fin de l'été. Dans ces conditions, rien d'étonnant à ce qu'il s'adresse à elle comme s'il marchait sur des œufs. Hors de question que sa cliente favorite et le tour du monde qui va avec lui passent sous le nez. Mais quoi qu'il en soit, il est tout de même allé dans mon sens. Et ses paroles semblent effectives, puisque Miss BCBG consent finalement à se lever. Je vois que cette petite concession lui coûte, à en juger l'expression figée de ses traits. Pauvre princesse. Elle a sûrement l'habitude que les choses se passent toujours selon ses envies. Eh bien avec moi, ce sera différent.