Jérémy se dit qu'il commence un peu à perdre la tête, en ce moment.
Il ne fait presque jamais de rêves, puisqu'il ne dort presque jamais assez bien pour atteindre le sommeil paradoxal. Mais cette nuit, il a rêvé.
Dans ce rêve, il était de retour à Thonon, cette ville qui lui paraît d'un coup si paradisiaque et accueillante, comparée au vieux tapis de gym qui lui sert de matelas. Il mangeait à sa faim et pas n'importe quoi. Une tartiflette.
Il a tellement la dalle qu'il mange mieux dans ses rêves que dans la réalité.
Il a tellement la dalle qu'il pense au 'repas de demain' pour continuer à avancer dans la journée. Le 'repas de demain' sera parfait, sera complet, sera riche. Aura de la tartiflette en plat principal et de la panna cotta aux fruits rouges en dessert. Monsieur Connard peut bien bouffer des pommes de terre, pour ce que ça peut foutre à Jérémy. Il lui doit bien cela, au moins.
Ce 'repas de demain' n'arrivera sûrement pas demain, mais il constitue cet idéal auquel il faut tendre sans réfléchir aux quelques repas loupés, aux soupes bon marché et aux pommes de terre de secours. L'alimentation, c'est un problème qui travaille également Monsieur Connard, peut-être plus que semblent le travailler les 150 000 euros qu'il doit au GrandJD.
«Sinon, on peut acheter autre chose que des patates ? Parce que là, j'ai l'impression d'être un bouseux irlandais du XVIe siècle, il ronchonne en jetant un regard dépité au sac à filet que Jérémy a ramené des courses.
- Irlandais, je sais pas, mais bouseux du XVIe siècle, ça oui. J'ai toujours pensé que tu l'étais, Jérémy laisse échapper avec un sourire aux lèvres.»
Ça faisait longtemps qu'il n'avait pas esquissé un sourire à l'attention de Monsieur Connard, si longtemps que ça les prend un peu au dépourvu, tous les deux. D'un coup, le jeune homme aux reflets roux si orgueilleux à l'accoutumée baisse les yeux vers la pomme de terre qu'il est en train d'éplucher.
Ils ont tellement l'habitude de s'aboyer dessus, de se lancer des piques, que le moindre signe de complicité a l'air étrange, désormais. Pendant près d'une semaine, le silence était devenu leur nouvelle d'habitude.
«En vrai, ça se peut que tu sois irlandais, avec tes reflets roux.»
Une patate à moitié épluchée vient lui heurter l'avant-bras.
«Je t'en foutrais, moi, des reflets roux, il grommelle en réponse, mais lui aussi sourit.»
Jérémy ne sait quelle douceur a parfumé l'air qu'ils se partagent, mais il l'apprécie.
«Bon en vrai mec on devrait peut-être se remettre à écrire, il tente alors. Parce que je sais qu'on économise et tout, mais les 150 000 balles vont pas tomber du ciel.»
Sa réflexion est accueillie par un soupir excédé.
«C'est incroyable comme tu peux pas passer une journée sans me faire chier.
- Je fais chier ? Alors là c'est la meilleure, Jérémy s'indigne. Je suis le seul ici qui se casse un minimum le cul pour trouver un boulot pendant que Monsieur passe son temps à tailler des bouts de bois et faire semblant d'écrire.
- De un, je ne fais pas semblant d'écrire, et de deux, qui a été revendre la voiture ? Tu me dois une journée de pause.
- On a déjà parlé de ça, et tu as eu le droit de nommer notre tente, je te rappelle. Au fait, si je peux me permettre... 'Kevin' ? J'aurais pu faire carrément mieux.
- N'empêche, c'est moi qui ai vendu la voiture, alors maintenant c'est Kevin la tente et y a pas à tortiller du cul dessus.»
Le silence suit, seulement rythmé par les bruits d'épluchure de pommes de terre, et celui du souffle du vent dans les sapins.
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La Dette
General FictionJday et M. Connard se retrouvent forcés à (sur)vivre ensemble dans une tente après la connerie monumentale du second. Ils doivent trouver le moyen de rembourser une dette de 150000 euros avec le minimum vital, sous peine de se retrouver humiliés par...