-Shi? M'interpelle Marie d'une voix hésitante.
-Excuse moi, Marie... je crois que je viens de comprendre un truc. Plusieurs trucs, même. Alice a probablement été le moyen de remonter jusqu'à toi à travers moi. C'est comme ça qu'ils savent que je te cachais, même si ils ignorent si c'est encore le cas. Enfin... je suppose qu'ils le savent, à présent.
-Shi...
-Excuse moi. Tu as peur?
Elle sourit.
-Non. Pas quand tu es là.
Malgré ses mots, je vois bien ses larmes rouler le long de ses joues. La journée a été rude, et l'image du corps mutilé d'Alice était sans doute une première confrontation assez terrible avec la réalité de ce monde. "La première Alice", comme a dit Chess... celle qui l'a mené à moi. Maintenant, il menace de croquer "mon" Alice... sûrement Marie.
"Le lapin blanc amène Alice au Pays de la Folie"...
Ces mots ne m'ont l'air que plus vrais, maintenant. Mais puisque Marie est enfoncée jusqu'au cou dans cette folie, c'est à moi de l'en tirer.
-Lààà... allez, ne pleure pas... on est en vie, c'est le principal. Dis-je en essayant sa joue avec une main.
Ce simple geste fait battre mon cœur plus fort, et je retire instinctivement ma main, mais Marie la rattrape avec la sienne. Lentement, elle ramène ma main sur sa joue, et me regarde tendrement.
-Tu es si forte en tout, Shi... mais tu es vraiment maladroite avec les gens et les émotions.
Je suis un peu prise de court par son analyse, qui, bien que parfaitement correcte, m'étonne de sa part. Elle non plus, ne s'y connait pas du tout en relations sociales après tout!
-O-Ouais, pas faux... mais on est deux, dans ce cas.
-Mm... peut être... mais peut être que non.
Et, sur ces mots, elle m'enlace soudainement. Sa tête fourrée au creux de ma poitrine, ses bras enroulés autour de ma taille, j'ai l'impression de suffoquer alors que sa faible force ne lui permettrais même pas de me poser un problème si elle serrait. Je sens ses larmes continuer de couler silencieusement, et son corps trembler légèrement. Elle semble si fragile, dans cette position, encore plus qu'en temps normal.
Et moi, je panique complètement. Merde, je dois faire quoi, là? En temps normal, j'aurais probablement repoussé la personne avec une phrase du genre "va pleurer ailleurs, ma veste n'est pas un mouchoir", mais une nouvelle fois... c'est le genre de choses dont je suis incapable avec Marie. Alors quoi faire? Où est Ambre quand j'ai besoin d'elle, sérieusement?
-Shi...
-O-Oui?
-Tu m'apprends tellement de choses, et tu prends soin de moi... alors, je vais essayer de t'apprendre des choses moi aussi.
-Des choses? Comme...
Je me retiens de faire une remarque sarcastique, et me tais juste. Cela me demande un effort surhumain.
-Prends moi dans tes bras.
Hésitante, je passe une main dans son dos afin de la presser contre moi. C'est quasi naturellement que ma deuxième vient glisser dans ses cheveux, les caressant lentement, alors que ses sanglots légers s'espacent de plus en plus.
-Oui... comme ça... dit-elle. Quand quelqu'un est triste, un câlin comme ça est un bon remède.
Un sourire nait sur mon visage. Je ressens un étrange vague de chaleur monter en moi. Son visage remonte le long de ma poitrine pour venir se serrer au creux de mon cou. Ses cheveux me caressent les narines, son odeur m'envahit...
-Marie... je...
-Tu peux me dire ce que tu ressens, tu sais? Tu ne m'en parle jamais... comme si tu en avais honte... mais il n'y a pas de honte à avoir des sentiments et des émotions. C'est ce qui fait de nous des humains, après tout.
Je déglutis. Si c'est cela qui fait de nous des êtres humains, alors je n'ai jamais vraiment été humaine. Enfin... peut être que je suis en train de le devenir...
-M-Montre moi d'abord... dis-je.
Elle est secouée d'un petit rire.
-Pour l'instant, je suis un peu perdue... commence-t-elle. Toute ma vie a été chamboulée en si peu de temps. Mon conjoint a été tué, je suis recherchée par de grands clans de mafia afin de déclencher une guerre, mon protecteur a été tué, mon père est toujours entre leur mains et je me retrouve protégée par celle qui a tué mon conjoint... j'ai rencontré des personnes merveilleuses en sa compagnie, et j'en apprends un peu plus chaque jour sur moi et sur ce monde. Mais ce qui m'intéresse le plus... c'est d'en apprendre sur elle. D'en apprendre sur toi.
-Tu es... heureuse avec moi?
-Heureuse? Mmm... je ne sais pas de quoi est fait le lendemain. J'ai peur à chaque fois que tu sors de ne plus te voir rentrer, qu'il t'arrive quelque chose... je ne sais pas à quoi ressemblera mon avenir, cloitrée dans cet appartement... et pourtant... oui, je crois que je suis plutôt heureuse, Shi.
-C'est assez... paradoxal.
-Oui... je ne saurais pas expliquer pourquoi, mais je me sens heureuse. Et même maintenant, alors que je viens de voir cette... ce... hum... même alors que je viens de voir l'enfer, je me sens bien, parce que tu es là. Tu crois que... je manque de pitié et d'empathie, moi aussi?
Je ricane.
-Tu es une boule d'empathie, Marie. Ça n'a rien à voir avec le fait de te sentir bien maintenant. L'esprit humain est fait de telle sorte qu'il tente d'occulter et de minimiser les évènements trop traumatisants.
-Oh... je vois...
Son visage se retourne vers le mien, et elle me regarde, les yeux pétillants, depuis le creux de mon épaule. Dehors, le bruit des voitures qui nous dépassent créée une douce mélodie, alors que le soleil descend lentement vers l'horizon, au loin, découpant les tours d'Ilica sur le ciel rougeoyant.
-À toi, maintenant... dit-elle.
-À... moi?
Elle se contente de sourire en guise de réponse.
-Je... je sais pas trop. J'ai toujours aimé ma vie libre et sans attache, et au début devoir m'occuper de toi m'irritait beaucoup, mais... j'ai appris à t'apprécier, et quand le vieux est mort... j'ai pensé que tu étais ce qu'il me léguait, en quelque sorte. Le fait de prendre soin de toi. Mais finalement... tu as sans doute raison sur le fait que tu m'apprends autant de choses que je t'en enseigne. Depuis que tu es dans ma vie, j'ai découvert... toute une palette de sensations qui m'étaient inconnues, et sur lesquelles je n'ai jamais réussi à mettre de nom. Je n'ai jamais... eu envie de te blesser quand tu m'énervais, de te faire violemment l'amour quand tu m'excitais, de te fuir quand tu devenais trop indispensable... j'ai l'impression que tu as renversé tous les codes qui régissaient ma vie. Et pourtant... ça ne me gêne pas. Au contraire, ça me plait. Et c'est ça que je ne comprends pas.
-Que veux tu dire?
-J'ai toujours tout choisi moi même, sur la façon de vivre ma vie, sur mes émotions, sur... sur tout. C'était ça, ma liberté. Et maintenant... maintenant, toute ma vie est guidée par ton existence, comme si tu la contrôlais. Je devrais me sentir énervée que tu me vole ma liberté, et pourtant... rien. Au contraire, je me sens bien comme ça.
-Shi... tu ne partiras pas, hein? Tu resteras toujours avec moi?
-Je... je ne sais pas. Quand tout ça sera réglé, tu n'auras plus besoin de moi... et tu seras sans doute plus heureuse loin de toutes ces horreurs.
-Mais je viens de te dire que j'étais heureuse comme ça! S'exclame-t-elle en boudant, avec son air enfantin.
Je ne peux m'empêcher d'éclater de rire.
-D'accord, d'accord.
-C'est promis alors?
-Oui. C'est promis.
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La Prédatrice
RomancePersonne ne connaît son vrai prénom, mais elle se fait simplement appeler Shi pour le travail. Ça signifie mort, et c'est une excellent pseudonyme, puisque c'est ce en quoi consiste son travail. Elle est une prédatrice, et elle méprise les proies. J...