-Merci d'être venue, Mademoiselle Shi. Entrez donc.
-T'inquiète mon pote.
Le portier me jette un regard entre la peur et l'incompréhension, mais me guide à travers l'imposant manoir. Ça en jette pas mal, en effet. Il faut dire qu'être parrain mafieux, ça paie bien. Car c'est bien là où je me trouve: le manoir d'Antonio Sforza, un des parrains de la famille, et mon employeur le plus fréquent. Une putain de barraque au sommet de la colline du 5e, avec parc autour et tout le bordel. Paraît qu'il appartenait à Cavendish, un vieil associé des Rigotti que Sforza s'est fait un plaisir de faire tomber une fois qu'il lui est devenu inutile. Et aujourd'hui, le parrain réunit ses troupes. Car la guerre semble inévitable.
Je ne suis en aucun cas affiliée à la mafia. Je bosse pour eux quand ils ont du boulot, et ce sont ceux qui en offrent le plus. J'avoue avoir décliné à de nombreuses reprises l'invitation à ce colloque tout particulier, mais l'insistance de mon employeur ainsi que le nom du pâtissier couvrant l'évènement ont su venir à bout de mes doutes.
En vrai, c'est surtout les pâtisseries qui m'intéressent. Toujours cette faiblesse pour le sucre, que voulez vous. Je suis droguée au sucre, au sang et à la cyprine.
La salle où les mafieux se réunissent est assez impressionnante. Une grande table circulaire, des murs peints par des artistes renommés, de grandes tentures... ce décor aurait sans doute fait fureur au 19e siècle, ouais. Maintenant, ça fait surtout vieillot, à mon goût. Surtout qu'au 19e, Ilica n'existait même pas, ce qui signifie que ce décor est aussi ancien que je suis de sang royal. Je remarque que quasiment toutes les places sont déjà prises et qu'en conséquence, je suis en retard.
-Scusi.
Je cache mon sourire en saisissant une chaise et en me posant dessus avec un air décontracté. On pourrait penser que je serais stressée à l'idée de me retrouver au milieu de tous ces hommes puissants, membres du clan Sforza ou affiliés à celui ci. Mais la vérité est que je me sens parfaitement à l'aise. Tous les hommes dans la pièce sont des animaux, des bêtes sauvages, comme moi. Et la plupart rêvent de s'entre dévorer et seraient prêts à me payer pour cela. Au fond, l'équilibre au sein de chaque clan est aussi fragile que l'équilibre qui existait entre les Sforza et les Falconis. Une bonne guerre, ça resserre les rangs, et ça solidifie les loyautés, j'imagine...
-Bien, maintenant que nous sommes au complet, nous allons pouvoir commencer.
Antonio Sforza, le parrain du clan. Et accessoirement mon employeur ainsi que l'homme qui a détruit la vie de ma petite Marie. Autant dire que j'ai un avis assez mitigé à son sujet. Il est retord, très intelligent et puissant, même s'il n'est pas encore à la tête de l'hôpital le plus important de la rive est.
-Le clan Falconi s'est établi dans la banlieue nord est de la ville, et ils mènent une concurrence farouche à nos propres opérations sur place. De plus, ils ne cessent de multiplier les piques. Il est clair que la guerre semble inévitable, et que nous devrions attaquer tant qu'ils ne sont pas encore totalement installés. Mais un autre plan s'offre à nous, un plan qui permettra de donner l'impression de ne même pas s'occuper de nos ennemis en les chassant pour autant.
Il balaie l'assemblée de son regard perçant. Il est de taille moyenne, avec des traits typiquement italiens, bien qu'il n'en ait pas l'accent - cela fait bien longtemps que les familles mafieuses de la région ont quitté leur terre d'origine pour s'installer à Ilica. Des cheveux noirs comme le geais, coiffés élégamment, avec quelques touches de blanc par ci par là, révélant l'âge déjà avancé de l'homme. Des yeux noirs comme la suie et légèrement tombants, un nez légèrement retroussé, une mâchoire carrée. C'est un homme calculateur, un adepte de la manipulation, qui cherche à déterminer les réactions de ses ennemis pour mieux anticiper leurs mouvements. Un ennemi redoutable, mais un employeur généreux. Il reprend.
-Nous allons nous servir des forces de l'ordre.
Un murmure choqué parcourt l'assemblée, que le vieil homme fait taire d'un seul geste.
-Je sais ce que vous pensez. Nous sommes assez puissants pour nous en occuper nous même, et nous ne devrions pas mêler des extérieurs. Mais c'est là le plan; nous fournissons aux forces de l'ordre preuves, tuyaux, indications, afin de mettre des bâtons dans les roues aux Falconis. Ils espèrent ainsi mettre la main sur leurs lieutenants présents dans l'ouest, et ainsi remonter à leur tête. Les Falconis ne fonctionnent pas comme nous, qui réglons nos affaire dans notre coin en tentant de ne pas faire de vagues. Eux, sont en guerre constante contre la police, et cette dernière veut éviter à tout prix que cela se propage à l'est. Elle préfère s'allier à nous plutôt que de leur laisser une chance de s'étendre. Nous coordonnons actuellement nos opérations avec le commissariat central. Nos agents infiltrés nous préviendront si une tentative de trahison prend forme. Et de cette manière, nous n'aurons pas à subir de pertes, et laisserons les forces de l'ordre s'occuper de tout.
Son discours est accueilli par une ovation. Certains ne sont pas fan du plans, mais tous sont motivés pour lécher les couilles du parrain. De mon côté, je me contente de sourire en pensant que cette histoire est digne d'un roman de bisounours, et que ce mec est bien celui qui a éduqué Marie. La nature humaine est instable, et la police n'a pas les mêmes moyens pour arrêter une organisation criminelle que les Sforzas. Je sens immédiatement la patte de mon vieux Commissaire derrière tout ça, lui qui est un pacifiste convaincu et veut absolument empêcher l'escalade du conflit entre les deux clans. Quand à Antonio, il est trop prudent pour vouloir entrer dans une confrontation directe avec un clan rival. Il tient trop à tous ses liens avec les politiciens et les riches de l'est. Il sait qu'une guerre serait mauvaise pour ses affaires, même si l'élimination des Falconis l'arrangerait bien. L'avancée de tout cela est intéressante.
Je vais garder ça à l'œil.
***
-Tout s'est bien passé?
Marie me demande innocemment comment s'est passée ma journée quand je rentre dans mon appartement. Il a bien changé, désormais. Les murs ont été repeints, la plupart des meubles changés ou rénovés, le carrelage nettoyé et les détritus disparus. Et tout ça grâce à mon petit Ange de maison: Marie.
Oui. Le changement de ton de ma part peut sembler radical. Elle est passée de "sale gamine" à "petit ange". Évidemment, je continue de la traiter de gamine en face à face, mais je crois que je commence à bien l'aimer. Alors que j'imaginais devoir l'attacher pour l'empêcher de sortir, elle s'est contentée d'obéir sans autre forme de procès, si bien que c'est moi qui ai du la pousser à sortir un peu, incognito, au moins une fois tous les trois jours; elle est tout de même restée plus de trois semaines sans sortir au début de son séjour chez moi! Elle tournait en rond comme un tigre en cage, et a commencé à tout rénover pour s'occuper. Il s'avère qu'en bricolage, malgré les apparences, elle s'en sort pas mal - en tout cas, elle apprend vite, parce que c'était mal parti.
Autant dire que je l'ai mal pris au début, quand je suis rentrée et que j'ai découvert mon terrier sans dessus dessous, avec des bâches et des outils que je lui avait fournis le matin même sans trop me poser de questions. Mais Marie travaille vite et bien; très rapidement, ses rénovations ont été finies, elle avait monté les nouveaux meubles, et a commencé à faire la cuisine pour nous deux. Elle est bonne cuisinière.
Et surtout bonne pâtissière. Et c'est pour ça que je l'aime bien. En dehors de ça, elle parle beaucoup, un peu trop même, est un peu stupide mais plutôt mignonne et très, très TRÈS curieuse. Elle n'a aucune limite, aucune pudeur, elle pose des questions sans se soucier des interdits et des tabous, tout comme le ferait un enfant.
C'est ce qu'elle fait également aujourd'hui, quand on se retrouve face à face pour manger ses délicieux spaghettis bolognaise - un classique qu'elle sait me faire adorer. Sa question va me ramener bien des années en arrière.
"Dis, Shi, c'était comment la première fois que tu as tué"
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La Prédatrice
RomancePersonne ne connaît son vrai prénom, mais elle se fait simplement appeler Shi pour le travail. Ça signifie mort, et c'est une excellent pseudonyme, puisque c'est ce en quoi consiste son travail. Elle est une prédatrice, et elle méprise les proies. J...