Juin 1645

                                    

                                          
« Everything is shattering and it's my mistake. »
                          
—Troye Sivan, "Fools"

                          
28 juin 1645. Le jour était venu. 
                          
Le destin vint frapper à ma porte et attendit là, sur le seuil, me guettant et me menaçant de m'arracher de force à mon foyer si je ne le suivais pas sur- le-champ. Tout résistance aurait été bien vaine car que je le veuille ou non, je devais accomplir mon travail. Lui et moi avions rendez-vous depuis longtemps et je ne pouvais me désister. Ce fut donc la mort dans l'âme que je lui emboitais le pas pour voguer jusqu'à Clairemont où je savais pertinemment ce qui m'attendait. Ou plutôt, qui m'y attendait.
                          
Malgré les siècles qui ont pu s'écouler, cette journée reste pour moi un bien sombre souvenir que je peine toujours à partager. Cependant, mon ami, je ferai pour vous l'effort d'affronter le fantôme de mes souvenirs car je pense qu'à nouveau, le moment est venu. Cela fait désormais un certain temps que je vous conte cette histoire qui me tient tant à cœur et jamais, je ne vous ai caché son issue. Vous la connaissez, cette fin monstrueuse qui vous attend depuis le premier jour et à laquelle vous ne pourrez rien changer. Je ne vous en épargnerai aucun détail, soyez-en certain, que vous vouliez les entendre ou non.
                          
A quoi bon vous montrer la réalité, aussi dure soit-elle, à travers un prisme de naïveté et d'optimisme exacerbé dans le seul but de sauvegarder votre innocence ? Pourquoi vous accorderais-je le meilleur et vous refuserais-je le pire ? Après tout, les deux sont inséparables. Les actes les plus sombres entrainent les sentiments les plus lumineux tout comme les désirs les plus cruels engendrent les besoins les plus tendres. Vous ne pouvez créer de lumière sans obscurité, c'est une logique imparable. Je ne désire en aucun cas me vanter mais sans m'avoir connu, auriez-vous la moindre idée de ce à quoi ressemble le bonheur ? Si vous n'aviez jamais croisé mon chemin, sauriez-vous ce que cela fait de se sentir aimé et en sécurité ? Vous savez, si mes nombreuses années de service sur les champs de bataille m'ont appris quelque chose, c'est bien que l'on ne peut savourer le goût suave de la paix sans avoir connu celui, amer, de la tourmente. 
                          
Mais je m'égare, revenons-en à ce qui vous intéresse réellement. Nous sommes donc le 28 juin 1645 et Eléonore se trouve au bord du lac, sa robe soulevée au-dessus de ses chevilles et ses cheveux détachés tombant en lourdes vagues sombres dans son dos. Elle marche lentement, ses pieds nus délicats trainent sur les cailloux rugueux tandis qu'elle dévore le paysage qui s'offre à elle. Elle adore cet endroit : les eaux sombres du lac et le miroir que sa surface forme, le rideau de verdure si dense qui l'entoure, l'air chargé d'humidité et d'odeurs qu'elle ne parvient jamais à identifier et surtout, le ciel opaque et couvert qui, même en été, lui donne l'impression d'une couverture protectrice. Tout en ce lieu lui laisse croire qu'elle est seule au monde.
                          
Ici, les murmures indiscrets de la foule et les supplications d'Henri ne l'atteignent plus. Au milieu de ce petit écrin de nature brut, elle se sent enfin libre et légère. C'est comme si hier n'était qu'un affreux rêve et que demain n'avait jamais à arriver. Lorsque le bout de ses orteils entre en contact avec l'eau glacée, le soleil stoppe sa course dans le ciel et le monde entier retient son souffle pour lui accorder ces quelques instants de bonheur volés. Alors, elle cesse enfin d'être Eléonore Martel, cette jeune femme haïe et redoutée à qui il ne reste que peu de temps. L'épée de Damoclès qui la menace s'efface, tout comme le nœud qui lui serre la gorge nuit et jour.
                          
Aujourd'hui pourtant, elle ne parvient pas à s'apaiser entièrement. Comment le pourrait-elle ? Après tout, elle n'est pas seulement venue pour chercher quelques fragments de paix intérieure mais aussi pour attendre. Et ce qu'elle attend, c'est une visite très particulière, redoutée tout autant qu'espérée. Elle sait que lorsqu'elle quittera le lac dans quelques heures, beaucoup de choses auront changé, pour le meilleur ou pour le pire.