Chapitre 20

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Depuis des heures, je fixe le plafond. Je sais que je devrais fermer les yeux, mais chaque fois que je le fais je revois son visage. Ses boucles de jais, ses lèvres rouge, sa peau parfaite.

Si je laisse le sommeil venir, je sais qu'elle sera là, penchée au-dessus de moi, une seringue à la main. Je sais que je l'entendrais de nouveau susurrer de fausses promesses dans mes oreilles d'enfant.

- C'est pour ton bien.

- Ça ne fera pas mal.

- Tu peux me faire confiance.

- Tout va bien se passer, 55.

Je ne peux pas. Pas cette nuit.

Pourtant, plus je reste éveillée, plus je me demande s'il ne vaudrait pas mieux dormir. Les pensées qui tourbillonnent dans ma tête vont finir par me rendre dingue.

Il y a des fois où être seule me calme. Et puis...il y a des moments comme celui-ci, où ma propre présence m'est plus insupportable que celle de n'importe qui d'autre. Où mon propre esprit me harcèle sans relâche, m'épuise avec ses doutes et ses angoisses, ses colères et sa haine, ses désirs et ses peurs.

Parce qu'il n'y a pas d'autre bruit dans la pièce, j'essaie de me concentrer sur Ross. Lui s'est endormi il y a bien longtemps ; sa respiration est profonde, apaisante. Nous nous sommes allongés aussi loin l'un de l'autre que possible, mais son coude effleure tout de même le mien.

Notre conversation de toute à l'heure me revient en mémoire.

- Non.

- Tu ne peux pas juste écarter la possibilité parce qu'elle te déplaît.

- Junon n'a aucun lien avec Akhilleús. Je ne comprends même pas comment tu peux suggérer ça.

Sa colère m'a surprise. Je ne m'attendais pas à ce qu'il saute de joie, mais...il semblait aussi révolté que si je l'avais accusé lui-même.

Encore une fois, je m'interroge sur tout ce que j'ignore à son sujet. Certes, sa réaction face à Thétis m'a convaincu qu'il m'avait dit la vérité au sujet de notre passé commun. Mais Akhilleús 1 a pris fin il y a plus d'une décennie. J'avais sept ans, et lui huit. Que lui est-il arrivé depuis ? Comment est-il passé de rat de laboratoire à agent secret intergalactique ?

Qui est Junon à ses yeux ? Une patronne ? Ou bien plus ?

J'ai eu envie de le lui demander tout à l'heure, mais je me suis retenue. Si je veux des réponses à mes questions, il va falloir me montrer subtile, et je le sais. Alors je me suis contentée de déclarer :

- Dans la mythologie gréco-romaine, Junon est la reine des dieux, la femme de Jupiter. La déesse du mariage et de la fécondité. Achille, Thétis, Styx...les références n'arrêtent pas de se multiplier. On ne peut pas mettre ça sur le compte du hasard.

- Comment ça se fait que tu t'y connais autant là-dessus, d'abord ? Tu t'intéresses à l'histoire terrienne ?

- Chacun ses hobbys, ai-je répondu.

C'était un mensonge, bien sûr. Je n'ai que faire de la Terre, peu importe si mes ancêtres y ont vécu il y a je ne sais combien de millénaires.

Seule dans le noir, l'esprit embrumé par la fatigue, je ne peux empêcher les souvenirs de remonter.

J'ai dix ans.

Je suis recroquevillée sur le canapé, emmitouflée dans un plaid, et je fais semblant de râler pendant que le Prof s'installe en face de moi et pose un gros livre sur ses genoux. Je ne cherche pas à voir le titre : je le connais par cœur.

101 mythes et légendes de l'Antiquité terrestre.

- C'est ridicule de continuer à faire ça.

- Ah ? Et pourquoi ?

- De une, je suis assez grande pour lire toute seule. De deux, je connais déjà toutes ces histoires. Et de trois, plus personne ne crois à ces bêtises depuis, quoi...10 000 ans ?

- Ces bêtises constituent les fondements de la civilisation terrienne. Nous sommes humains, Cassie. C'est notre héritage.

- Une planète où plus personne ne vit depuis des siècles et des siècles ? Non merci.

Il lève les yeux au ciel et commence à lire malgré tout. Et moi, je l'écoute, je bois ses paroles comme s'il était l'un des dieux dont il parle. Je me fiche de ce qu'il dit : ce qui compte, c'est qu'il le dise. Que nous soyons là, tous les deux. Que j'ai quelqu'un qui prenne soin de moi, quelqu'un qui tienne à moi et ne me fasse pas mal.

Puis, soudain, il s'arrête. Il lève la tête et me fixe, étrangement, comme s'il ne me voyait pas vraiment. Je fronce les sourcils.

- Prof, ça va ?

- Oui, ça va.

Ses paroles sont rassurantes, mais sa voix n'est pas la sienne. Et quand il ouvre de nouveau la bouche, tout vole en éclats.

- Tout va bien se passer, 55.

Je ne suis plus dans le salon, mais attaché à une table d'opération. Le Prof a disparu ; une femme aux longs cheveux noirs l'a remplacé.

L'appréhension me tord les entrailles. Elle ne m'a pas encore touché mais mon corps se souvient de la douleur, et c'est comme si la torture avait déjà commencée. Un feu fantôme parcourt mes nerfs, des instruments qui ne sont pas là me mordent la chair. 

La femme approche. Elle a un appareil dans la main. Une sorte de petite scie. Elle l'allume, et tout mes muscles se raidissent quand la machine se met à vibrer.

Je sais que je continuerais à l'entendre quand elle s'arrêtera. Le son s'atténue, mais ne cesse jamais. Je ne me souviens plus de quand ça a commencé. Je sais juste que ça me rend dingue.

La lame plonge sous ma peau et je hurle. Mais j'ai beau crier encore et encore, ça ne suffit pas à couvrir ce bourdonnement infernal.

- Ne pleurs pas, 55, me rabroue la femme. Tu es un robot, maintenant, tu te souviens ? Tu ne pleurs pas. Tu n'as pas mal. Tu ne ressens rien.

Je le répète en boucle dans ma tête. Je ne pleure pas. Je n'ai pas mal. Je ne ressens rien. Je ne pleure pas, je n'ai pas mal, je ne ressens rien. Pleure pas, pas mal, ressens rien. Pas mal, pas mal, pas mal, rien rien rien. Peut-être que si je le répète assez, cela deviendra vrai. Peut-être qu'enfin la douleur s'arrêtera.

Je m'éveille en sursaut. Bon sang, mais c'était quoi, ça ?

J'ai l'habitude des cauchemars. Chaque nuit, je replonge dans mes souvenirs. Au mieux, je vois le Prof ; au pire, Thétis. Mais ça...c'était différent. Ce n'était pas un souvenir.

Ou du moins, pas le mien.

Je tourne la tête, et je trouve Ross qui me fixe dans le noir. Tous deux, nous sommes en sueur, haletants, tremblants. Je sais que lui aussi, il vient de se réveiller, et il ne me faut qu'un instant pour comprendre : je me suis endormie, et je suis entrée dans sa tête sans le vouloir. J'ai partagé son cauchemar.

Je ne sais pas quoi dire. S'en est-il rendu compte ?

Sinon...est-il vraiment nécessaire que je lui en parle ?

Comme si la situation n'était pas déjà suffisamment bizarre, il fronce les sourcils et me demande :

- C'est qui, le Prof ?

Cass (Sf/romance)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant