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TACITE

 

ANNALES

 

LIVRE QUINZI�ME.

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Ce livre contient de la fin de l'an de Rome 815, les deux ann�es suivantes et une aprtie de l'an 818.

A. de R.     de J. C.              consuls
   816            63                  C. Memmius R�gulus.  L. Virginius Rufus.
   817            64                  C. L�canius Bassus.  M. Licinius Crassus.
   818            65                  P. Silius Nerva.  C. Julius Atticus Vestinus.

A l'ext�rieur

Les Parthes

I. Cependant le roi des Parthes, Volog�se, instruit des succ�s de Corbulon, et voyant l'�tranger Tigrane plac� sur le tr�ne d'Arm�nie, voulait d'abord venger la gloire des Arsacides, outrag�e par l'expulsion de son fr�re Tiridate. Puis la pens�e de la grandeur romaine et le respect d'une ancienne et constante alliance arr�taient son esprit combattu. Naturellement temporiseur, il �tait encore retenu par la r�volte des Hyrcaniens, nation puissante, et par les guerres sans nombre o� cette d�fection l'avait engag�. Pendant qu'il flottait ind�cis, l'annonce d'une insulte nouvelle vint aiguillonner sa lenteur. Tigrane, sorti de l'Arm�nie, avait d�sol� l'Adiab�nie, contr�e limitrophe, par des ravages trop longs et trop �tendus pour n'�tre qu'un simple brigandage. Les grands de ces nations s'en plaignaient avec amertume : "A quel abaissement �taient-ils donc descendus, pour se voir envahis, non pas m�me par un g�n�ral romain, mais par l'audace t�m�raire d'un otage, confondu tant d'ann�es parmi de vils esclaves ?" Monobaze, qui gouvernait l'Adiab�nie, aigrissait leurs ressentiments en demandant � quels secours il devait implorer et � qui s'adresser. D�j� on avait c�d� l'Arm�nie, et le reste suivrait, si les Parthes n'en prenaient la d�fense. Se soumettre aux Romains valait mieux que d'�tre conquis : on y gagnait un esclavage plus doux." Tiridate, d�tr�n� et fugitif, faisait, par le silence ou des plaintes mesur�es, une impression plus forte encore : "Non, ce n'�tait point par la l�chet� que les grands empires se soutenaient ; il fallait des hommes, des armes, des combats. Entre puissances, l'�quit�, c'est la force. Conserver ce qui est ; � soi, suffit � un particulier ; combattre pour ce qui est � d'autres, c'est la gloire d'un roi."  

II. Entra�n� par tous ces motifs, Volog�se assemble son conseil, place Tiridate aupr�s de lui, et parle en ces termes : "Ce prince, n� du m�me p�re que moi, m'ayant, � cause de mon �ge, c�d� la couronne la plus noble, je l'ai mis en possession de l'Arm�nie, troisi�me tr�ne de notre famille ; car Pacorus occupait d�j� celui des M�des. Je croyais avoir ainsi pr�serv� notre maison des haines et des rivalit�s qui de tout temps r�gn�rent entre fr�res. Les Romains s'y opposent ; et la paix, qu'ils ne troubl�rent jamais impun�ment, ils la rompent encore aujourd'hui pour leur perte. Je l'avouerai, c'est par l'�quit� plut�t que par le sang, par les n�gociations plut�t que par les armes, que j'ai voulu, d'abord conserver les conqu�tes de mes anc�tres. Si ce d�lai fut une faute, mon courage la r�parera. Votre force, du moins, et votre gloire sont enti�res ; et vous avez de plus l'honneur de la mod�ration, que les mortels les plus grands ne doivent pas d�daigner, et qui a son prix chez les dieux." Ensuite il ceint du diad�me le front de Tiridate, donne � Mon�se, un des nobles, sa garde � cheval avec les auxiliaires de l'Adiab�nie, et commande qu'on chasse Tigrane de l'Arm�nie : lui-m�me, apr�s s'�tre r�concili� avec les Hyrcaniens, l�ve au coeur de ses �tats une arm�e formidable, et menace les provinces romaines.  

III. Corbulon, instruit de ces faits par des rapports certains, envoie au secours de Tigrane V�rulanus S�v�rus et Vettius Bolanus � la t�te de deux l�gions, avec l'ordre secret de mettre dans leurs mouvements plus de pr�caution que de rapidit� ; car il aimait mieux avoir la guerre que de la faire. Il avait m�me �crit � l'empereur qu'il fallait un chef particulier pour d�fendre l'Arm�nie ; que la Syrie menac�e par Volog�se, �tait dans un danger plus pressant. En attendant, il place le reste de ses l�gions sur la rive de l'Euphrate, arme un corps lev� � la h�te dans la province, ferme avec des troupes les passages par o� l'ennemi pouvait p�n�trer, et, comme le pays est presque sans eau, il s'assure des sources en y �levant des forts ; il ensevelit aussi quelques ruisseaux sous des amas de sable.  

IV. Pendant que Corbulon mettait ainsi la Syrie � rouvert, Mon�se voulut, par une marche rapide, devancer jusqu'au bruit de son approche, et n'en trouva pas moins Tigrane pr�venu et sur ses gardes. Ce prince s'�tait jet� dans Tigranocerte, ville �galement forte par ses d�fenseurs et par la hauteur de ses murailles. En outre le fleuve Nic�phore (1), d'un assez large cours, environne une partie des remparts, et un vaste foss� d�fend ce que le fleuve e�t trop peu garanti. Des soldats romains �taient dans la place, et on l'avait munie d'approvisionnements. Quelques-uns des hommes charg�s de ce soin s'�tant emport�s trop avant, l'ennemi les avait subitement envelopp�s, et cette perte avait inspir� aux autres plus de col�re que de crainte. D'ailleurs le Parthe r�ussit mal dans les si�ges, faute d'audace pour attaquer de pr�s : il lance au hasard quelques fl�ches, qui trompent ses efforts et n'effrayent point un ennemi retranch�. Les Adiab�niens, ayant approch� des �chelles et des machines, furent ais�ment renvers�s, et les n�tres, dans une brusque sortie, les taill�rent en pi�ces.  

1. Selon d'Anville, c'est le Khabour, et il passe pr�s d'une ville nomm�e S�red, qui, dit ce g�ographe, pourrait tenir la place de l'ancienne Tigranocerte. 

V. Corbulon, persuad�, malgr� ces heureux succ�s, qu'il fallait user mod�r�ment de la fortune, d�puta vers Volog�se pour se plaindre qu'on e�t attaqu� sa province, qu'on t�nt assi�g�s un roi alli� et ami et des cohortes romaines. Il l'avertissait de lever le si�ge, ou lui-m�me irait camper sur les terres ennemies. Le centurion Casp�rius charg� de cette mission trouva le roi dans Nisibe (1), � trente-sept milles de Tigranocerte, et lui exposa fi�rement ses ordres. Volog�se avait depuis longtemps pour maxime invariable d'�viter les armes romaines. D'un autre c�t�, ses affaires prenaient un cours malheureux : le si�ge �tait sans r�sultat ; Tigrane ne manquait ni de soldats ni de vivres ; un assaut venait d'�tre repouss� ; des l�gions �taient entr�es en Arm�nie, et d'autres, sur les fronti�res de Syrie, n'attendaient que le signal d'envahir ses Etats : lui, cependant, n'avait qu'une cavalerie �puis�e par le manque de fourrages ; car une multitude de sauterelles avait d�vor� tout ce qu'il y avait dans le pays d'herbes et de feuilles. Il renferme donc ses craintes, et, prenant un langage mod�r�, il r�pond qu'il va envoyer une ambassade � l'empereur des Romains pour lui demander l'Arm�nie et affermir la paix. Il ordonne � Mon�se d'abandonner Tigranocerte, et lui-m�me se retire. 

1. Ville forte de l�ancienne Mygdonie, partie de la M�sopotamie : il n�en reste que de faibles traces dans le bourg de Nesbin.  

VI. La plupart, attribuant cette retraite aux craintes du roi et aux menaces de Corbulon, en parlaient avec enthousiasme. D'autres supposaient un accord secret par lequel, la guerre cessant des deux c�t�s, et Volog�se retirant ses troupes, Tigrane quitterait aussi l'Arm�nie. "Car pourquoi avoir rappel� l'arm�e romaine de Tigranocerte ? Pourquoi abandonner dans la paix ce qu'on avait d�fendu par la guerre ? Avait-on plus commod�ment pass� l'hiver au fond de la Cappadoce, sous des huttes construites � la h�te, que dans la capitale d'un royaume qu'on venait de sauver ? Non, ce n'�tait qu'une tr�ve consentie par Volog�se pour avoir en t�te un autre ennemi que Corbulon, par Corbulon pour ne plus exposer une gloire, ouvrage de tant d'ann�es" J'ai dit en effet que ce g�n�ral avait demand� pour l'Arm�nie un chef particulier, et l'on parlait de l'arriv�e prochaine de C�sennius P�tus. Il parut bient�t, et tes troupes furent ainsi divis�es : la quatri�me et la douzi�me l�gion, avec la cinqui�me, appel�e r�cemment de M�sie, ainsi que les auxiliaires du Pont, de la Galatie et de la Cappadoce, ob�irent � P�tun. La troisi�me, la sixi�me, la dixi�me et les anciens soldats de Syrie rest�rent � Corbulon. Du reste, ils devaient, suivant les circonstances, unir ou partager leurs forces. Mais Corbulon ne souffrait pas de rival ; et P�tus, � qui l'honneur du second rang aurait d� suffire, rabaissait les exploits de ce chef. Il ne cessait de dire "qu'il n'avait ni tu� d'ennemis ni enlev� de butin ; que les villes qu'il avait forc�es se r�duisaient � de vains noms ; qu'il saurait, lui, imposer aux vaincus des lois, des tributs, et, au lieu d'un fant�me de roi, la domination romaine."  

VII. Vers le m�me temps, les ambassadeurs que Volog�se avait, comme je l'ai dit, envoy�s vers le prince, revinrent sans avoir rien obtenu, et les Parthes commenc�rent ouvertement la guerre. P�tus ne refusa pas le d�fi ; il prend avec lui deux l�gions, la quatri�me, command�e alors par Funisulanus Vettonianus, la douzi�me, par Calavius Sabinus, et entre en Arm�nie sous de sinistres auspices. Au passage de l'Euphrate, qu'il traversait sur un pont, le cheval qui portait les ornements consulaires prit l'effroi sans cause apparente, et s'�chappa en retournant sur ses pas. Pendant qu'on fortifiait un camp, une victime, debout pr�s des travaux, rompit les palissades � moiti� termin�es et se sauva hors des retranchements. Enfin les javelots des soldats jet�rent des flammes, prodige d'autant plus frappant que c'est avec des armes de trait que combattent les Parthes.  

VIII. P�tus m�prisa ces pr�sages, et, sans avoir achev� ses fortifications, sans avoir pourvu aux subsistances, il entra�na l'arm�e au del� du mont Taurus, afin, disait-il, de reprendre Tigranocerte et de ravager des pays que Corbulon avait laiss�s intacts. Il prit en effet plusieurs forts, et il e�t remport� quelque gloire et quelque butin, s'il e�t su chercher l'une avec mesure et prendre soin de l'autre. Apr�s avoir parcouru de vastes espaces qu'on ne pouvait garder, et d�truit les provisions qu'on avait enlev�es, press� par l'approche de l'hiver, il ramena ses troupes, et adressa au prince une lettre o�, supposant la guerre termin�e, il cachait le vide des choses sous la magnificence des paroles.  

IX. Pendant ce temps, Corbulon, qui n'avait pas un moment n�glig� la rive de l�Euphrate, la garnit de postes plus rapproch�s que jamais ; et, afin que les bandes ennemies, qui d�j� voltigeaient avec un appareil redoutable dans la plaine oppos�e, ne pussent l�emp�cher de jeter un pont, il fait avancer sur le fleuve de tr�s-grands bateaux, li�s ensemble avec des poutres et surmont�s de tours. De l�, il repousse les barbares au moyen de balistes et de catapultes, d'o� les pierres et les javelines volaient � une distance que ne pouvait �galer la port�e de leurs fl�ches. Le pont est ensuite achev�, et les collines de l�autre rive occup�es par les cohortes auxiliaires, ensuite par le camp des l�gions, avec une telle promptitude et un d�ploiement de forces si imposant, que les Parthes renonc�rent � envahir la Syrie, et tourn�rent vers l'Arm�nie toutes leurs esp�rances.  

X. P�tus, sans pr�voir l'orage qui s'approchait de lui, tenait au loin dans le Pont la cinqui�me l�gion, et avait affaibli les autres en prodiguant les cong�s, lorsqu'il apprit que Volog�se accourait avec une arm�e nombreuse et mena�ante. Il appelle la douzi�me l�gion, et ce qui devait faire croire ses forces augment�es ne fit que trahir sa faiblesse. On pouvait toutefois conserver le camp, et d�concerter, en temporisant, les desseins des Parthes, si P�tus avait su marcher en ses conseils ou en ceux d'autrui d'un pas plus constant. Mais � peine des hommes habiles dans la guerre l�avaient-ils fortifi� contre un p�ril imminent, que, afin de para�tre n'avoir pas besoin de lumi�res �trang�res, il changeait tout pour faire plus mal. C'est ainsi qu'il abandonna ses quartiers, en s'�criant que ce n'�tait pas un foss� et des retranchements, mais des hommes et du fer qu'on lui avait donn�s contre l'ennemi, et fit avancer ses l�gions comme pour combattre. Ensuite, ayant perdu un centurion et quelques soldats qu'il avait envoy�s reconna�tre les troupes barbares, il revint avec pr�cipitation. Mais le peu d'ardeur que Volog�se avait mis � le poursuivre lui rendit sa folle confiance, et il pla�a trois mille fantassins d'�lite sur le sommet le plus voisin du mont Taurus, afin d emp�cher le passage du roi. Des Pannoniens qui faisaient la force de sa cavalerie furent confin�s dans une partie de la plaine ; enfin il cacha sa femme et son fils dans un ch�teau nomm� Arsamosate (1), sous la garde d'une cohorte. Il dispersait ainsi son arm�e, qui, r�unie, e�t mieux r�sist� � des bandes vagabondes. On ne le d�termina, dit-on, qu'avec peine � faire � Corbulon l'aveu de sa d�tresse ; et celui-ci ne se pressait pas non plus de le secourir, afin que, le p�ril devenant plus grave, il y e�t plus de gloire � l'en d�livrer. Il ordonna cependant que mille hommes de chacune de ses trois l�gions, huit cents cavaliers, et un pareil nombre de soldats auxiliaires, se tinssent pr�ts � partir. 

1. Place consid�rable, dont, selon d'Anville, on retrouve le nom sous la forme de Simsat ou Shimsliat. On croit que cette ville avait �t� fond�e par Arsam�s, qui r�gnait en Arm�nie vers 245 avant J. C.  

XI. Volog�se, inform� que les passages �taient gard�s, ici par la cavalerie, l� par l�infanterie de P�tus, n'en suivit pas moins son dessein ; et, joignant la force aux menaces, il effraya les hommes � cheval, �crasa les fantassins. Un seul centurion, Tarquitius Crescens, osa d�fendre une tour confi�e � sa garde ; il fit plusieurs sorties, tailla en pi�ces ceux des barbares qui approchaient le plus pr�s, jusqu'� ce que des feux lanc�s du dehors l�enveloppassent de toutes parts. Ceux qui �taient sans blessures se sauv�rent loin des routes pratiqu�es ; les bless�s regagn�rent le camp, faisant de la valeur du roi, du nombre et de la f�rocit� de ces peuples, mille r�cits exag�r�s par la crainte et facilement accueillis par une crainte semblable. Le g�n�ral lui-m�me ne luttait plus contre ce cours f�cheux d'�v�nements. Il avait abandonn� tous les soins de la guerre, et conjur� Corbulon, par un second message, "de venir au plus t�t, de sauver les �tendards, les aigles, le nom presque an�anti d'une arm�e malheureuse. Eux, en attendant, feraient leur devoir jusqu'au dernier soupir."  

XII. Corbulon, sans s'effrayer, laisse une partie de ses troupes en Syrie pour garder les fortifications construites sur l'Euphrate ; et, prenant le chemin qui �tait le moins long et offrait le plus de ressources, il traverse la Commag�ne, puis la Cappadoce, et entre en Arm�nie. Il menait avec l'arm�e, outre l'attirail ordinaire de guerre, une grande quantit� de chameaux charg�s de bl�, afin de repousser � la fois la famine et l'ennemi. Le premier des fuyards qu'il trouva sur la route fut le primipilaire Pactius, et apr�s lui beaucoup de soldats. Aux pr�textes dont ils s'effor�aient de couvrir leur fuite, il r�pondait en leur conseillant "de retourner aux drapeaux et d'essayer la cl�mence de P�tus ; que, pour sa part, il fallait vaincre, ou il �tait sans piti�." Ensuite il parcourt ses l�gions, les encourage, les fait souvenir de leurs premiers exploits, leur montre une gloire nouvelle. "Ce n'�taient plus des bourgades ou de petites villes d'Arm�nie, mais un camp romain, et, dans ce camp, deux l�gions assi�g�es, qui allaient �tre le prix de leurs travaux. Si chaque soldat recevait de la main du g�n�ral une couronne particuli�re pour le citoyen qu'il aurait sauv�, combien serait glorieux le jour o� il y aurait autant de couronnes civiques � distribuer qu'il y avait eu de citoyens en p�ril ! " Par ces paroles et d'autres semblables, anim�s pour la cause commune d'une ardeur que doublait chez quelques-uns le danger particulier d'un parent ou d'un fr�re, ils h�taient jour et nuit leur marche non interrompue.  

XIII. Volog�se n'en pressait que plus vivement les assi�g�s, insultant tour � tour le camp des l�gions et le ch�teau o� l'on gardait ceux que l'�ge rend inhabiles � la guerre. Il s'approchait m�me plus qu'il n'est ordinaire aux Parthes, dans l'espoir que cette t�m�rit� attirerait ses ennemis au combat. Mais on avait peine � les arracher de leurs tentes, et ils se bornaient � la d�fense des retranchements, les uns pour ob�ir au g�n�ral, les autres par l�chet�, all�guant qu'ils attendaient Corbulon, et pr�ts � faire valoir, si l'attaque devenait trop violente, les exemples de Numance et des fourches Caudines. "Et combien moins redoutables �taient les Samnites, peuple d'Italie, et les Carthaginois, quoique rivaux de notre empire ! Oui, cette glorieuse antiquit� avait aussi, dans les p�rils extr�mes, mis le salut avant tout." Vaincu par le d�sespoir de son arm�e, le g�n�ral �crivit � Volog�se une premi�re lettre qui n'avait rien de suppliant. Il s'y plaignait au contraire que le roi nous f�t la guerre pour l'Arm�nie, "de tout temps poss�d�e par les Romains ou soumise � un prince du choix de l'empereur." Il ajoutait "que la paix serait utile aux deux partis ; que Volog�se ne devait pas seulement envisager le pr�sent qu'il �tait venu contre deux l�gions avec toutes les forces de son royaume, mais qu'il restait aux Romains l'univers pour soutenir leur querelle."  

XIV. Volog�se, sans rien discuter, r�pondit : "qu'il �tait oblig� d'attendre ses fr�res Pacorus et Tiridate ; que ce lieu m�me et ce temps �taient d�sign�s pour un conseil o� ils prononceraient sur le sort de l'Arm�nie, et (puisque les justes dieux donnaient ce triomphe au sang d'Arsace) o� ils fixeraient de plus le destin des l�gions romaines." P�tus d�puta vers le roi pour lui demander un entretien : celui-ci envoya Vasac�s, commandant de sa cavalerie. Alors le g�n�ral parla des Lucullus, des Pomp�e, de tous les actes des C�sars, soit pour garder, soit pour donner l'Arm�nie. Vasac�s soutenait que, si nous avions l'image de ce pouvoir, les Parthes en avaient la r�alit�. Apr�s de longs d�bats, Monobaze d'Adiab�nie fut appel� le lendemain comme t�moin de leur accord. On convint que le si�ge du camp serait lev�, que tous les soldats sortiraient de l'Arm�nie, que les forts et les approvisionnements seraient livr�s aux Parthes, et que, toutes ces choses accomplies, on donnerait le temps � Volog�se d'envoyer au prince des ambassadeurs.  

XV. Cependant P�tus jeta un pont sur le fleuve Arsanias (1), qui coulait pr�s du camp ; il feignit d'en avoir besoin pour son passage ; mais les Parthes avaient impos� ce travail en preuve de leur victoire, car ce fut � eux qu'il servit : les n�tres prirent la route oppos�e. La renomm�e ajouta que les l�gions avaient subi l'infamie du joug, et d'autres ignominies vraisemblables en de tels revers, et dont les Parthes se donn�rent le spectacle simul� ; car ils entr�rent dans le camp avant que l'arm�e romaine en f�t sortie, et � son d�part, ils se plac�rent des deux c�t�s de la route, reconnaissant et emmenant des esclaves et des b�tes de somme depuis longtemps entre nos mains. Des habits m�me furent enlev�s, des armes retenues, et le soldat tremblant n'osait s'y opposer, de peur d'�tre oblig� de combattre. Volog�se, pour constater notre d�faite, fit amonceler les armes et les corps des hommes tu�s ; du reste il se refusa � la vue de nos l�gions en fuite : son orgueil rassasi� aspirait aux honneurs de la mod�ration. Il affronta le courant de l'Arsanias mont� sur un �l�phant, et ceux qui �taient pr�s de lui le travers�rent � cheval, parce que le bruit s'�tait r�pandu que le pont romprait sous le faix par la fraude des constructeurs ; mais ceux qui os�rent y passer reconnurent qu'il �tait solide et ne cachait aucun pi�ge. 

1. Fleuve aujourd'hui nomm� Arsen, qui traverse la Soph�ne et se rend dans l'Euphrate, apr�s avoir pass� par Arsamosate. (D'Anville.)  

XVI. Au reste, il demeura constant que les assi�g�s �taient si bien pourvus de vivres qu'ils mirent le feu � des magasins de bl� ; tandis qu'au rapport de Corbulon les Parthes, d�nu�s de ressources, et voyant leurs fourrages �puis�s, allaient abandonner le si�ge, et que lui-m�me n'�tait plus qu'� trois jours de marche. Corbulon ajouta que P�tus avait jur� au pied des enseignes devant les envoy�s de Volog�se, pr�sents comme t�moins, qu'aucun Romain n'entrerait en Arm�nie, jusqu'� ce qu'un message de l'empereur annon��t s'il consentait � la paix. Si ces r�cits furent arrang�s en vue d'aggraver l�infamie, il est d'autres faits d'une �vidence incontestable : c'est que P�tus fit quarante milles en un jour, laissant les bless�s sur les chemins, et qu'une d�route en face de l'ennemi n'e�t pas �tal� un spectacle plus affreux que cette fuite pr�cipit�e. Corbulon, qui les rencontra au bord de l�Euphrate, ne voulut pas que son arm�e leur f�t voir, dans l��clat de ses armes et de ses d�corations, un contraste humiliant. Tristes et plaignant le sort de leurs malheureux compagnons, les soldats ne purent m�me retenir leurs larmes : � peine, au milieu des pleurs, pens�rent-ils � donner et � rendre le salut. Ce n'�tait plus cette rivalit� de courage, cette ambition de gloire, passions faites pour les coeurs heureux : la piti� r�gnait seule, plus vive dans les rangs moins �lev�s.  

XVII. Les deux chefs eurent ensemble un court entretien. Corbulon se plaignit d'avoir inutilement fatigu� son arm�e, tandis que la guerre pouvait finir par la fuite des Parthes. P�tus r�pondit que rien n'�tait perdu ni pour l'un ni pour l�autre ; qu'ils n'avaient qu'� porter leurs aigles en avant, et � fondre tous deux sur l�Arm�nie, affaiblie par la retraite de Volog�se. Corbulon r�pliqua qu'il n'avait pas l'ordre de C�sar ; que le danger seul des l�gions l'avait tir� de sa province ; que, dans l'incertitude de ce que voulaient faire les Parthes, il allait retourner en Syrie ; qu'encore il lui faudrait implorer la bonne fortune, pour qu'une infanterie �puis�e par de si longues marches n'y f�t pas devanc�e par des cavaliers alertes, dont de vastes plaines facilitaient la course. P�tus alla passer l�hiver dans la Cappadoce. Bient�t Volog�se envoya sommer Corbulon de retirer les postes qu'il avait au del� de l�Euphrate, afin que le fleuve s�par�t comme autrefois les deux empires. Corbulon demandait � son tour que les garnisons des Parthes sortissent de l�Arm�nie : le roi finit par y consentir. Les ouvrages �lev�s par Corbulon de l�autre c�t� de l'Euphrate furent d�molis, et les Arm�niens rest�rent sans ma�tres.  

A Rome

Troph�es pour la d�faite des Parthes - N�ron fait jeter le bl� usag� dans le Tibre

XVIII. Cependant, � Rome, on �rigeait des troph�es pour la d�faite des Parthes , et, sur le penchant du mont Capitolin, s'�levaient des arcs de triomphe ordonn�s par le s�nat quand les chances de la guerre �taient enti�res, et continu�s malgr� nos revers, pour flatter les yeux en d�pit de la conscience publique. Afin de mieux dissimuler ses inqui�tudes sur les affaires du dehors, N�ron fit plus : une partie des bl�s destin�s au peuple �taient vieux et g�t�s; il les jeta dans le Tibre, comme s�r de l'abondance ; et quoiqu'une temp�te e�t submerg� dans le port m�me pr�s de deux cents navires, et qu'un incendie en e�t consum� cent autres qui avaient d�j� remont� le fleuve, le prix des vivres ne fut point augment�. Le prince confia ensuite les revenus publics � trois consulaires, L. Pison, Ducennius G�minus et Pomp�ius Paulinus, en bl�mant ses pr�d�cesseurs "d'avoir, par l'�normit� de leurs d�penses, exc�d� la mesure des recettes : lui, au contraire, faisait � la r�publique un pr�sent annuel de soixante millions de sesterces."  

Adoptions simul�es

XIX. Une coutume des plus condamnables s'�tait �tablie vers ce temps. A l'approche des comices, ou lorsqu'on �tait pr�s de tirer au sort les provinces, beaucoup de gens sans enfants se donnaient des fils par de feintes adoptions (1), et � peine avaient-ils concouru, � titre de p�res, au partage des pr�tures et des gouvernements, qu'ils �mancipaient ceux qu'ils venaient d'adopter. Des plaintes am�res furent port�es au s�nat ; on fit valoir "les droits de la nature, les soins de l'�ducation, contre des adoptions frauduleuses, calcul�es, �ph�m�res. N'�tait-ce pas assez de privil�ges pour les hommes sans enfants, de voir, exempts de soucis et de charges, toutes les routes du cr�dit et des honneurs ouvertes � leurs d�sirs ? Fallait-il que les promesses de la loi, si longtemps attendues, fussent enfin �lud�es, et que le pr�tendu p�re d'enfants qu'il poss�de sans inqui�tude et perd sans regret v�nt tout � coup balancer les voeux longs et patients d'un p�re v�ritable ?" Un s�natus-consulte pronon�a que les adoptions simul�es ne donneraient aucun droit aux fonctions publiques, et n'autoriseraient pas m�me � recevoir des h�ritages. 

1. La loi Papia Popp�a, rendue sous Auguste, l'an de Rome 702, qui renouvelait et compl�tait la loi Julia, port�e vingt-cinq ans plus t�t, accordait ou confirmait certains privil�ges aux citoyens mari�s et qui avaient des enfants. Ainsi, ils �taient pr�f�r�s pour les magistratures et le gouvernement des provinces, et, entre plusieurs candidats, celui qui avait le plus d'enfants devait l'emporter ; ils pouvaient aspirer aux dignit�s avant l'�ge l�gal, etc.  

Proc�s du Cr�tois Timarchus

XX. Ensuite on instruisit le proc�s du Cr�tois Timarchus. Outre ces injustices que la richesse orgueilleuse et puissante fait �prouver aux faibles dans toutes les provinces, on lui reprochait une parole dont l'injurieuse atteinte p�n�trait jusqu'au s�nat : il avait affect� de dire "qu'il d�pendait de lui que les gouverneurs de la Cr�te re�ussent, ou non, des actions de gr�ces." Thras�as, faisant tourner cette occasion au profit de la chose publique, vota d'abord l'exil du coupable hors de la province de Cr�te, ensuite il ajouta : "L'exp�rience prouve, p�res conscrits, que les bonnes lois, les actes faits pour servir d'exemple, sont inspir�s aux gens de bien par les vices des m�chants. Ainsi doivent naissance � la licence des orateurs la loi Cincia, aux brigues des candidats les lois Juliennes (1), aux magistrats avares les pl�biscites Calpurniens (2) ; car, dans l'ordre des temps, la faute pr�c�de la peine, et la r�forme vient apr�s l'abus. Prenons aussi, contre cet orgueil nouveau des hommes de province, une r�solution digne de la justice et de la gravit� romaine, et qui, sans rien diminuer de la protection due aux alli�s, nous d�sabuse de l'erreur qu'un Romain a d'autres juges de sa r�putation que ses concitoyens. 

1. Port�es par Auguste pour r�primer la brigue. 
2. L'an de Rome 605, le tribun L. Calpurnius Piso fit rendre la premi�re loi contre les concussionnaires : elle donnait aux habitants des provinces le droit de poursuivre � Rome la restitution des sommes extorqu�es par les magistrats, et un tribunal permanent fut �tabli pour en conna�tre.  

XXI. "Jadis ce n'�tait pas seulement un pr�teur ou un consul qu'on envoyait dans les provinces : des particuliers m�me allaient quelquefois s'assurer de la soumission de chacun, afin d'en rendre compte, et des nations enti�res attendaient en tremblant le jugement d'un seul homme. Maintenant nous caressons les �trangers, nous rampons devant eux ; et si, d'un geste, ils disposent ici des remerciements, plus facilement encore ils y dictent les accusations. Accusons donc � leur voix, et laissons aux habitants des provinces ce moyen d'�taler leur puissance. Mais que toute louange fausse et mendi�e soit interdite aussi s�v�rement que la calomnie, que la cruaut�. Souvent on commet plus de fautes en obligeant qu'en offensant ; il est m�me des vertus dont la haine est le prix ; telles sont une s�v�rit� inflexible, une �me que la faveur ne peut vaincre. Aussi les commencements de nos magistrats sont-ils g�n�ralement meilleurs ; la fin d�g�n�re, parce que ce ne sont plus que des candidats qui cherchent des suffrages. Emp�chons ce d�sordre, et les provinces seront gouvern�es avec une �quit� plus �gale et plus ferme. Car, si la crainte des poursuites a mis un frein � l'avarice, la prohibition des actions de gr�ces pr�viendra les m�nagements int�ress�s."  

XXII. Cet avis fut re�u avec un applaudissement universel. Toutefois le s�natus-consulte ne put �tre rendu, parce que les consuls refus�rent de le mettre en d�lib�ration. Bient�t apr�s, sur la proposition du prince, un d�cret d�fendit que jamais on parl�t dans le conseil des alli�s de remerciements � demander au s�nat pour les pr�teurs ou les proconsuls, et que personne v�nt en d�putation pour cet objet. Sous les m�mes consuls, le feu du ciel br�la le Gymnase, et la statue de N�ron qui s'y trouvait fut fondue en un bronze informe. Un tremblement de terre renversa en grande partie Pomp�i, ville consid�rable de la Campanie. Enfin la vestale L�lia mourut et fut remplac�e par Corn�lia, de la branche de Cossus.  

Naissance et mort d'un fils de Popp�e

XXIII. Sous le consulat de Memmius R�gulus et de Virginius Rufus, N�ron re�ut, avec les d�monstrations d'une joie plus qu'humaine, une fille qui lui naquit de Popp�e ; il l'appela Augusta, et donna en m�me temps ce surnom � la m�re. Les couches se firent dans la colonie d'Antium, o� lui-m�me �tait n�. D�j� le s�nat avait recommand� aux dieux la grossesse de Popp�e et d�cr�t� des voeux solennels ; de nouveaux furent ajout�s, et on les accomplit tous. On d�cerna en outre des pri�res publiques, un temple � la F�condit�, des combats semblables aux jeux sacr�s d'Actium. On ordonna que les images en or des deux Fortunes (1) seraient plac�es sur le tr�ne de Jupiter Capitolin, et que les jeux du Cirque, �tablis � Boville en l'honneur de la maison des Jules, seraient �galement donn�s � Antium, au nom des Domitius et des Claudes ; institutions oubli�es aussit�t, l�enfant �tant mort avant l��ge de quatre mois. Ce furent alors de nouvelles adulations : on vota l�apoth�ose, le coussin sacr�, un temple avec un pr�tre. Pour N�ron, sa douleur ne fut pas moins d�mesur�e que sa joie. On fit la remarque qu'� la nouvelle de la naissance, le s�nat s'�tant pr�cipit� tout entier � Antium, Thras�as ne fut pas re�u, et qu'il soutint sans s'�mouvoir cet affront, avant-coureur d'un prochain arr�t de mort. Bient�t le prince se vanta, dit-on, � S�n�que, de s'�tre r�concili� avec Thras�as, et S�n�que en f�licita le prince : franchise qui augmentait tout ensemble la gloire et les p�rils de ces deux grands hommes.

1. Les Antiates adoraient la Fortune sous deux noms divers, la Fortune �questre et la Fortune prosp�re.  

Ambassade Parthe

XXIV. Au commencement du printemps arriv�rent les ambassadeurs des Parthes, avec des instructions de Volog�se et une lettre con�ue dans le m�me sens. "Il se tairait, disait-il, sur la question tant de fois d�battue de la souverainet� de l'Arm�nie, puisque les dieux, arbitres des nations les plus puissantes, avaient livr� aux Parthes, non sans honte pour les Romains, la possession de ce royaume. Derni�rement il avait tenu Tigrane enferm� dans une place ; plus tard, pouvant �craser P�tus et ses l�gions, il les avait renvoy�s sans aucun mal. D�j� sa force s'�tait assez fait conna�tre ; il venait de prouver �galement sa cl�mence. Tiridate ne refuserait pas d'aller � Rome pour y recevoir le diad�me, s'il n'�tait retenu par les devoirs sacr�s du sacerdoce (1). Il irait aupr�s des �tendards et des images du prince ; et l�, en pr�sence des l�gions, se ferait l'inauguration de sa royaut�." 

1. Tiridate �tait mage.  

On recommence la guerre contre les Parthes

XXV. Comme cette lettre de Volog�se �tait en contradiction avec celles de P�tus, qui laissaient croire que rien n'�tait encore d�cid�, on interrogea sur l'�tat de l�Arm�nie le centurion venu avec les ambassadeurs. Il r�pondit que tous les Romains l'avaient quitt�e. Alors on sentit l'ironie des barbares, qui demandaient ce qu'ils avaient pris ; et N�ron d�lib�ra, avec les premiers de Rome, sur le choix � faire entre une guerre hasardeuse et une paix d�shonorante : on ne balan�a pas � pr�f�rer la guerre ; et, Corbulon connaissant par une longue exp�rience le soldat et l'ennemi, on lui en remit la conduite, de peur que l'ignorance d'un autre P�tus n'amen�t encore des fautes et des regrets. Les ambassadeurs furent donc renvoy�s sans avoir rien obtenu, et toutefois avec des pr�sents, afin qu'il rest�t l'esp�rance que Tiridate ne demanderait pas en vain, s'il apportait sa pri�re en personne. L'administration de la Syrie fut confi�e � Cincius, les forces militaires � Corbulon. On y ajouta la quinzi�me l�gion, qui lui fut amen�e de Panonie par Marius Celsus. On �crivit aux t�trarques et aux rois, aux pr�fets et aux procurateurs, enfin � ceux des pr�teurs qui gouvernaient les provinces voisines, d'ob�ir aux ordres de Corbulon, dont le pouvoir, ainsi augment�, �galait presque celui que Pomp�e avait re�u du peuple romain pour faire la guerre aux pirates. P�tus, de retour, craignait un traitement s�v�re : le prince, bornant son ch�timent � quelques railleries, lui dit � peu pr�s "qu'il se h�tait de lui pardonner, de peur qu'un homme aussi prompt � s'alarmer que lui ne tomb�t malade d'inqui�tude."  

XXVI. La perte des plus braves soldats et le d�couragement des autres rendait la quatri�me et la douzi�me l�gion peu propres au combat. Corbulon les transporta en Syrie, et, de cette province, il conduisit en Arm�nie la sixi�me et la troisi�me, troupes fra�ches et aguerries par beaucoup de travaux et de succ�s ; il y ajouta la cinqui�me l�gion, qui, rest�e dans le Pont, n'avait point eu part au d�sastre, ainsi que la quinzi�me, r�cemment arriv�e, des vexillaires choisis d'Illyrie et d'�gypte, ce qu'il avait d'auxiliaires � pied et � cheval enfin les troupes des rois alli�s, r�unies en un seul corps � M�lit�ne (1), o� il se proposait de passer l�Euphrate. L�, il rassembla son arm�e apr�s les lustrations d'usage, et, promettant sous les auspices de C�sar de brillantes prosp�rit�s, rappelant ses propres exploits, imputant les revers � l�inexp�rience de P�tus, il parla aux soldats avec cet ascendant qui, dans un tel guerrier, tenait lieu d'�loquence. 

1. Aujourd'hui Malati�. M�lit�ne n'�tait alors qu'un camp romain.  

XXVII. Ensuite il prend le chemin fray� autrefois par Lucullus, et rouvre les passages que le temps avait ferm�s. Des ambassadeurs de Tiridate et de Volog�se �tant venus pour traiter de la paix, loin de les repousser, il envoie avec eux des centurions qui portaient des paroles conciliantes : "On n'en �tait pas r�duit � la n�cessit� d'un combat � outrance. Beaucoup d'�v�nements avaient �t� heureux pour les Romains, quelques-uns pour les Parthes ; c'�tait une le�on contre l'orgueil. Il convenait aux int�r�ts de Tiridate de recevoir en pr�sent un royaume qui ne f�t pas ravag� ; et Volog�se servirait mieux la nation des Parthes par son alliance avec Rome, que par des hostilit�s mutuellement funestes. Le g�n�ral n'ignorait pas leurs discordes intestines, et quels peuples indomptables le roi gouvernait. Son empereur au contraire jouissait partout d'une paix profonde, et n'avait que cette seule guerre." Aux conseils ajoutant la terreur, il chasse de leurs habitations les grands d'Arm�nie qui avaient commenc� la r�volte, et il rase leurs ch�teaux. Plaines et hauteurs, puissants et faibles, il remplit tout d'une �gale consternation.  

XXVIII. Le nom de Corbulon n'inspirait aux barbares m�mes aucune pr�vention, encore moins cette haine qu'on ressent pour un ennemi : aussi eurent-ils foi � ses conseils ; et Volog�se, qui ne repoussait pas un accommodement, demanda une tr�ve pour plusieurs de ses provinces. Tiridate d�sira une entrevue. Le temps fut fix� � un jour prochain : le lieu fut celui o� P�tus avait �t� nagu�re assi�g� avec ses l�gions. Les barbares le choisirent � cause du succ�s qu'il leur rappelait, et Corbulon ne l'�vite pas, dans l'id�e que le contraste rehausserait sa gloire. Le mauvais renom de P�tus le touchait peu d'ailleurs : il en donna une preuve �clatante en chargeant le fils m�me de P�tus, tribun des soldats, d'aller avec un d�tachement et d'ensevelir les restes de la derni�re d�faite. Au jour convenu, Tib�rius Alexander (1), chevalier romain du premier rang, donn� � Corbulon pour l'aider dans cette guerre, et Vivianus Annius, gendre de ce g�n�ral, trop jeune encore pour �tre s�nateur, mais plac�, avec les fonctions de lieutenant, � la t�te de la cinqui�me l�gion, se rendirent dans le camp de Tiridate pour faire honneur � ce prince, et le rassurer, par un tel gage, contre toute crainte d'emb�ches. Les deux chefs prirent chacun vingt cavaliers. A la vue de Corbulon, le roi descendit le premier de cheval : Corbulon l'imita aussit�t, et l'un et l'autre, s'avan�ant � pied, se donn�rent la main. 

1. Le m�me qui depuis fut pr�fet d'�gypte et fit le premier reconna�tre Vespasien comme empereur.  

XXIX. Alors le Romain loua le jeune prince de ce que, au lieu de se pr�cipiter dans les hasards, il revenait aux conseils de la prudence. Celui-ci parla beaucoup de sa noble origine ; puis, avec plus de modestie, il ajouta "qu'ainsi donc il irait � Rome, et porterait � C�sar un triomphe inconnu jusqu'alors, un Arsacide suppliant, quand les Parthes n'�taient pas vaincus." On convint que Tiridate d�poserait devant l'effigie de l�empereur le bandeau royal, et ne le reprendrait que de la main de N�ron. Ensuite ils s'embrassent et se s�parent. Apr�s quelques jours d'intervalle, on vit se d�ployer, dans un appareil �galement imposant, d'un c�t� les cavaliers parthes, rang�s par escadrons et par�s des d�corations de leurs pays, de l'autre les l�gions romaines, � la t�te desquelles brillaient les aigles, les enseignes, et les images des dieux, dont l'aspect donnait � ce lieu la majest� d'un temple. Au centre s'�levait un tribunal, surmont� d'une chaise curule o� �tait plac�e la statue de N�ron. Tiridate, apr�s avoir, suivant l'usage, immol� des victimes, s'avance, d�tache le diad�me de sa t�te, et le d�pose aux pieds de la statue ; spectacle qui remua profond�ment toutes les �mes, et dont l'impression fut d'autant plus vive, qu'on avait encore devant les yeux le massacre ou le si�ge des arm�es romaines. "Mais combien �tait chang� le cours des destins ! Tiridate allait se montrer aux nations ; et que manquait-il pour que ce f�t en captif ? "  

XXX. Aux soins de la gloire, Corbulon joignit les attentions de la politesse et donna un festin. Le roi, � chaque objet nouveau qui frappait ses regards, lui en demandait l'explication : "Pourquoi un centurion annon�ait-il le commencement des veilles d'o� venait l'usage de se lever de table au son de la trompette, d'aller, avec une torche, allumer le feu sur un autel construit devant l'augural ?" Corbulon, par des r�ponses o� les paroles agrandissaient les choses, le remplit d'admiration pour nos anciennes coutumes. Le lendemain, Tiridate demanda que, avant d'entreprendre un si long voyage, il lui f�t permis d'aller voir ses fr�res et sa m�re. En attendant, il laissa sa fille en otage, avec une lettre suppliante pour N�ron.  

XXXI. Il part, et trouve Pacorus chez les M�des, Volog�se � Ecbatane (1). Ce roi n'oubliait pas son fr�re. Il avait m�me, par des envoy�s particuliers, demand� � Corbulon "qu'on lui �pargn�t toutes les formes de la servitude, qu'il ne rendit point son �p�e, qu'il f�t admis � embrasser les gouverneurs de nos provinces, dispens� d'attendre � leur porte, trait� � Rome avec la m�me distinction que lest consuls." C'est que Volog�se, accoutum� � l'orgueil des cours �trang�res, ne connaissait pas l'esprit des Romains, pour qui la r�alit� du pouvoir est tout, ses vanit�s peu de chose. 

1. Ecbatane, capitale de la Grande-M�die, maintenant Ramadan, ville consid�rable de l'Irak-Adjemi.  

Quelques mesures de N�ron  en 63

XXXII. La m�me ann�e, le prince �tendit aux nations des Alpes maritimes le droit du Latium (1). Il assigna aux chevaliers romains des places dans le cirque, en avant de celles du peuple ; car jusqu'alors ces deux ordres y assistaient confondus, la loi Roscia n'ayant statu� que sur les quatorze premiers rangs du th��tre. Enfin il donna des spectacles de gladiateurs aussi magnifiques que les pr�c�dents ; mais trop de s�nateurs et de femmes distingu�es se d�grad�rent sur l'ar�ne. 

1. "Le droit de Latium dit Gibbon, �tait d'une esp�ce particuli�re : dans les villes qui jouissaient de cette faveur, les magistrats seulement prenaient, � l'expiration de leurs offices, la qualit� de citoyen romain ; mais comme ils �taient annuels, les principales familles se trouvaient bient�t rev�tues de cette dignit�."  

64

N�ron fait du th��tre

XXXIII. Sous le consulat de C. L�canius et de M. Licinius, N�ron �tait press� d'un d�sir chaque jour plus ardent de monter sur les th��tres publics. Car jusqu'alors il n'avait chant� que dans son palais ou dans ses jardins, aux Juv�nales, o� les spectateurs �taient trop peu nombreux � son gr�, et la sc�ne trop �troite pour une voix si belle. N'osant toutefois faire ses d�buts � Rome, il choisit Naples, en qualit� de ville grecque : "l� il pr�luderait, pour aller ensuite recueillir dans la Gr�ce ces brillantes couronnes que l'opinion des si�cles a consacr�es, et revenir avec une r�putation qui enl�verait les applaudissements du peuple romain." Bient�t la population de Naples rassembl�e en foule, les curieux qu'attira des villes voisines le bruit de cette nouveaut�, les courtisans du prince, et ceux que leur service attachait � sa suite, enfin jusqu'� des compagnies de soldats, remplirent le th��tre.  

Vatinius

XXXIV. Il y arriva un �v�nement, sinistre aux yeux de la plupart, mais o� N�ron vit une providence attentive et des dieux bienveillants : quand les spectateurs furent sortis, le th��tre s'�croula ; et, comme il �tait vide, personne ne fut bless�. N�ron composa des chants pour remercier les dieux et retracer l'histoire de cette m�morable aventure. Dans le dessein de traverser la mer Adriatique, il s'arr�ta, chemin faisant, � B�n�vent, o� Vatinius donnait un brillant spectacle de gladiateurs. Vatinius fut une des plus hideuses monstruosit�s de cette cour. �lev� dans une boutique de cordonnier, les difformit�s de son corps et la bouffonnerie de son esprit le firent appeler d'abord pour servir de ris�e : il se poussa par la calomnie et acquit, aux d�pens des gens de bien, un cr�dit, une fortune, un pouvoir de nuire, dont les plus pervers pouvaient �tre jaloux.  

Mort de Torquatus Silanus

XXXV. Pendant que N�ron assistait � ces jeux, les plaisirs m�me ne suspendaient pas le cours des assassinats. C'est pr�cis�ment � cette �poque que Torquatus Silanus fut contraint de mourir, parce qu'� l'illustration de la famille Junia il joignait le crime d'avoir Auguste pour trisa�eul. Les accusateurs eurent ordre de lui reprocher des largesses dont la prodigalit� ne lui laissait d'esp�rance que dans une r�volution. On l'accusait m�me d'avoir chez lui des hommes qu'il qualifiait de secr�taire, de ma�tres des requ�tes, de tr�soriers, pr�ludant par l'usurpation des titres � celle du pouvoir. Alors les affranchis de son intime confiance sont enlev�s et charg�s de fers. Lui-m�me, voyant approcher l'instant de sa condamnation, se coupa les veines des bras, et N�ron ne manqua pas de dire, suivant sa coutume, que, quel que f�t le crime de Torquatus et sa juste d�fiance dans une d�fense impossible, il aurait v�cu cependant, s'il avait attendu la cl�mence de son juge.  

Un voyage en Egypte avort�

XXXVI. Bient�t N�ron, sans qu'on ait su pourquoi, renon�a pour le moment � la Gr�ce et revint � Rome, l'imagination secr�tement occup�e des provinces d'Orient et surtout de l'�gypte. Il d�clara enfin par un �dit que son absence ne serait pas longue, et que le repos et la prosp�rit� de l'�tat n'en seraient point alt�r�s. Puis, � l'occasion de son d�part, il monta au Capitole et adora les dieux. �tant all� ensuite au temple de Vesta, il se mit subitement � trembler de tous ses membres, effray� sans doute par la pr�sence de la d�esse, ou par le souvenir de ses forfaits, qui ne le laissait pas un moment sans crainte. D�s lors, il abandonna son dessein, en protestant "qu'aucun soin ne balan�ait dans son coeur l'amour de la patrie. Il avait vu les visages abattus des citoyens, il entendait leurs plaintes secr�tes : ce voyage entra�nerait si loin d'eux celui dont ils ne supportaient pas m�me la plus courte absence, accoutum�s qu'ils �taient � se rassurer par la vue du prince contre les coups de la fortune ! Dans les affections de famille, l'homme pr�f�rait ce qui tenait � lui de plus pr�s : � ce m�me titre, le peuple romain avait les premiers droits sur N�ron ; et puisqu'il le retenait, il fallait ob�ir" Ce langage fut agr�able � la multitude, avide de plaisirs, et, ce qui est son principal souci, inqui�te des subsistances si le prince s'�loignait. Pour le s�nat et les grands, ils ne savaient si on devait, absent ou pr�sent, le redouter davantage : � la fin, comme dans toutes les grandes alarmes, l'�v�nement qui arriva fut estim� le pire.  

Luxure

XXXVII. Pour accr�diter l'opinion que le s�jour de Rome faisait ses d�lices, N�ron donnait des festins dans les lieux publics, et il semblait que la ville enti�re f�t son palais. De tous ces repas, aucun n'�gala en luxe et en c�l�brit� celui qu'ordonna Tigellin, et que je citerai pour exemple, afin de n'avoir pas � raconter cent fois les m�mes profusions. On construisit sur l'�tang d'Agrippa un radeau qui, tra�n� par d'autres b�timents, portait le mobile banquet. Les navires �taient enrichis d'or et d'ivoire ; de jeunes inf�mes, rang�s selon leur �ge et leurs lubriques talents, servaient de rameurs. On avait r�uni des oiseaux rares, des animaux de tous les pays, et jusqu'� des poissons de l'Oc�an. Sur les bords du lac s'�levaient des maisons de d�bauche remplies de femmes du premier rang, et, vis-�-vis, l'on voyait des prostitu�es toutes nues. Ce furent d'abord des gestes et des danses obsc�nes ; puis, � mesure que le jour disparut, tout le bois voisin, toutes les maisons d'alentour, retentirent de chants, �tincel�rent de lumi�res. N�ron, souill� de toutes les volupt�s que tol�re ou que proscrit la nature, semblait avoir atteint le dernier terme de la corruption, si, quelques jours apr�s, il n'eut choisi, dans cet impur troupeau, un certain Pythagoras auquel il se maria comme une femme, avec toutes les solennit�s de noces v�ritables. Le voile des �pouses fut mis sur la t�te de l'empereur : auspices, dot, lit nuptial, flambeaux de l'hymen, rien ne fut oubli�. Enfin, on eut en spectacle tout ce que, m�me avec l'autre sexe, la nuit cache de son ombre.  

L'incendie de Rome

XXXVIII. Le hasard, ou peut-�tre un coup secret du prince (car l'une et l'autre opinion a ses autorit�s), causa le plus grand et le plus horrible d�sastre que Rome e�t jamais �prouv� de la violence des flammes. Le feu prit d'abord � la partie du Cirque qui tient au mont Palatin et au mont C�lius. L�, des boutiques remplies de marchandises combustibles lui fournirent un aliment, et l'incendie, violent d�s sa naissance et chass� par le vent, eut bient�t envelopp� toute la longueur du Cirque ; car cet espace ne contenait ni maisons prot�g�es par un enclos, ni temples ceints de murs, ni rien enfin qui p�t en retarder les progr�s. Le feu vole et s'�tend, ravageant d'abord les lieux bas, puis s'�lan�ant sur les hauteurs, puis redescendant, si rapide que le mal devan�ait tous les rem�des, et favoris� d'ailleurs par les chemins �troits et tortueux, les rues sans alignement de la Rome d'autrefois. De plus, les lamentations des femmes �perdues, l'�ge qui �te la force aux vieillards et la refuse � l'enfance, cette foule o� chacun s'agite pour se sauver soi-m�me ou en sauver d'autres, o� les plus forts entra�nent ou attendent les plus faibles, o� les uns s'arr�tent, les autres se pr�cipitent, tout met obstacle aux secours. Souvent, en regardant derri�re soi, on �tait assailli par devant ou par les c�t�s : on se r�fugiait dans le voisinage, et il �tait envahi par la flamme ; on fuyait encore, et les lieux qu'on en croyait le plus loin s'y trouvaient �galement en proie. Enfin, ne sachant plus ce qu'il fallait ou �viter ou chercher, toute la population remplissait les rues, gisait dans les campagnes. Quelques-uns, n'ayant pas sauv� de toute leur fortune de quoi suffire aux premiers besoins de la vie, d'autres, d�sesp�r�s de n'avoir pu arracher � la mort les objets de leur tendresse, p�rirent quoiqu'ils pussent �chapper. Et personne n'osait combattre l'incendie : des voix mena�antes d�fendaient de l'�teindre ; des inconnus lan�aient publiquement des torches, en criant qu'ils �taient autoris�s ; soit qu'ils voulussent piller avec plus de licence, soit qu'en effet ils agissent par ordre.  

XXXIX. Pendant ce temps, N�ron �tait � Antium et n'en revint que quand le feu approcha de la maison qu'il avait b�tie pour joindre le palais des C�sars aux jardins de M�c�ne. Toutefois on ne put emp�cher l'embrasement de d�vorer et le palais, et la maison, et tous les �difices d'alentour. N�ron, pour consoler le peuple fugitif et sans asile, ouvrit le Champ de Mars, les monuments d'Agrippa et jusqu'� ses propres jardins. Il fit construire � la h�te des abris pour la multitude indigente ; des meubles furent apport�s d'Ortie et des municipes voisins, et le prix du bl� fut baiss� jusqu'� trois sesterces (1). Mais toute cette popularit� manqua son effet, car c'�tait un bruit g�n�ral qu'au moment o� la ville �tait en flammes il �tait mont� sur son th��tre domestique et avait d�clam� la ruine de Troie, cherchant, dans les calamit�s des vieux �ges, des allusions au d�sastre pr�sent. 

1. Le prix indiqu� ici est celui du modius, qu'on traduit ordinairement par boisseau, et qui �galait 40 litres 1/10 de nos mesures. Or 3 sesterces repr�sentaient sous N�ron 54 centimes 3/4, ce qui porterait l'hectolitre � 5 fr. 42 c.  

XL. Le sixi�me jour enfin, on arr�ta le feu au pied des Esquilies, en abattant un nombre immense d'�difices, afin d'opposer � sa contagion d�vorante une plaine nue et pour ainsi dire le vide des cieux. La terreur n'�tait pas encore dissip�e quand l'incendie se ralluma, moins violent, toutefois, parce que ce fut dans un quartier plus ouvert : cela fit aussi que moins d'hommes y p�rirent ; mais les temples des dieux, mais les portiques destin�s � l'agr�ment, laiss�rent une plus vaste ruine. Ce dernier embrasement excita d'autant plus de soup�ons, qu'il �tait parti d'une maison de Tigellin dans la rue �milienne. On crut que N�ron ambitionnait la gloire de fonder une ville nouvelle et de lui donner son nom. Rome est divis�e en quatorze r�gions : quatre rest�rent intactes ; trois �taient consum�es jusqu'au sol ; les sept autres offraient � peine quelques vestiges de b�timents en ruine et � moiti� br�l�s.  

XLI. Il serait difficile de compter les maisons, les �les (1), les temples qui furent d�truits. Les plus antiques monuments de la religion, celui que Servius Tullius avait d�di� � la Lune, le Grand autel et le temple consacr�s par l'Arcadien �vandre � Hercule vivant et pr�sent, celui de Jupiter Stator, vou� par Romulus, le palais de Numa Pompilius et le sanctuaire de Vesta, avec les P�nates du peuple romain, furent la proie des flammes. Ajoutez les richesses conquises par tant de victoires, les chefs-d' oeuvre des arts de la Gr�ce, enfin les plus anciens et les plus fid�les d�p�ts des conceptions du g�nie, tr�sors dont les vieillards gardaient le souvenir, malgr� la splendeur de la ville renaissante, et dont la perte �tait irr�parable. Quelques-uns remarqu�rent que l'incendie avait commenc� le quatorze avant les kalendes d'ao�t, le jour m�me o� les S�nonais avaient pris et br�l� Rome. D'autres pouss�rent leurs recherches jusqu'� supputer autant d'ann�es, de mois et de jours de la fondation de Rome au premier incendie, que du premier au second. 

1. On appela d'abord insula un quartier plus ou moins grand, compris entre quatre rues, ce qu�on nomme encore �le dans plusieurs villes du midi de la France ; ce nom s'�tendit peu � peu � chacune des maisons qui formaient cet assemblage.  

Reconstruction

XLII. N�ron mit � profit la destruction de sa patrie, et b�tit un palais o� l�or et les pierreries n'�taient pas ce qui �tonnait davantage ; ce luxe est depuis longtemps ordinaire et commun mais il enfermait des champs cultiv�s, des lacs, des solitudes artificielles, bois, esplanades, lointains. Ces ouvrages �taient con�us et dirig�s par C�ler et S�v�rus, dont l'audacieuse imagination demandait � l'art ce que refusait la nature, et se jouait capricieusement des ressources du prince. Ils lui avaient promis de creuser un canal navigable du lac Averne � l�embouchure du Tibre, le long d'un rivage aride ou sur un sol travers� de montagnes. On ne rencontrait d'eaux que celles des marais Pontins ; le reste du pays �tait sec ou escarp� d�t-on venir � bout de vaincre les obstacles, le travail �tait excessif, l'utilit� m�diocre. N�ron cependant voulait de l'incroyable : il essaya de percer les hauteurs voisines de l'Averne, et l'on voit encore des traces de son esp�rance d��ue.  

XLIII. Au reste, ce que l'habitation d'un homme laissa d'espace � la ville, ne fut pas, comme apr�s l'incendie des Gaulois, reb�ti au hasard et sans ordre. Les maisons furent align�es, les rues �largies, les �difices r�duits � une juste hauteur. On ouvrit des cours, et l'on �leva des portiques devant la fa�ade des b�timents. N�ron promit de construire ces portiques � ses frais, et de livrer aux propri�taires les terrains nettoy�s, ajoutant, pour ceux qui auraient achev� leurs constructions dans un temps qu'il fixa, des r�compenses proportionn�s � leur rang et � leur fortune. Les marais d'Ostie furent destin�s � recevoir les d�combres ; on en chargeait, � leur retour vers la mer, les navires qui avaient remont� le Tibre avec du bl�. Une partie d�termin�e de chaque �difice fut b�tie sans bois, mais seulement avec des pierres d'Albe ou de Gabie, qui sont � l'�preuve du feu. L'eau, que des particuliers d�tournaient � leur usage, fut rendue au public ; et des gardiens furent charg�s de veiller � ce qu'elle coul�t plus abondante et en plus de lieux divers : chacun fut oblig� de tenir toujours pr�t et sous la main ce qu'il faut pour arr�ter le feu ; enfin les murs mitoyens furent interdits, et l'on voulut que chaque maison e�t son enceinte s�par�e. Ces r�glements contribu�rent � l'embellissement non moins qu'� l'utilit� de la nouvelle ville. Quelques-uns crurent cependant que l�ancienne forme convenait mieux pour la salubrit�, parce que, les rues �tant �troites et les toits �lev�, le soleil y dardait moins de feu, tandis que, maintenant, il embrase de toutes ses ardeurs ces vastes espaces que ne d�fend aucune ombre.  

Les Chr�tiens

XLIV. La prudence humaine avait ordonn� tout ce qui d�pend de ses conseils : on songea bient�t � fl�chir les dieux, et l'on ouvrit les livres sibyllins. D'apr�s ce qu'on y lut, des pri�res furent adress�es � Vulcain, � C�r�s et � Proserpine : des dames romaines implor�rent Junon, premi�rement au Capitole, puis au bord de la mer la plus voisine, o� l'on puisa de l'eau pour faire des aspersions sur les murs du temple et la statue de la d�esse ; enfin les femmes actuellement mari�es c�l�br�rent des sellisternes(1) et des veill�es religieuses. Mais aucun moyen humain, ni largesses imp�riales, ni c�r�monies expiatoires ne faisaient taire le cri public qui accusait N�ron d'avoir ordonn� l'incendie. Pour apaiser ces rumeurs, il offrit d'autres coupables, et fit souffrir les tortures les plus raffin�es � une classe d'hommes d�test�s pour leurs abominations et que le vulgaire appelait chr�tiens. Ce nom leur vient de Christ, qui, sous Tib�re, fut livr� au supplice par le procurateur Pontius Pilatus. R�prim�e un instant, cette ex�crable superstition se d�bordait de nouveau, non-seulement dans la Jud�e, o� elle avait sa source, mais dans Rome m�me, o� tout ce que le monde enferme d'infamies et d'horreurs afflue et trouve des partisans. On saisit d'abord ceux qui avouaient leur secte ; et, sur leurs r�v�lations, une infinit� d'autres, qui furent bien moins convaincus d'incendie que de haine pour le genre humain. On fit de leurs supplices un divertissement : les uns, couverts de peaux de b�tes, p�rissaient d�vor�s par des chiens ; d'autres mouraient sur des croix, ou bien ils �taient enduits de mati�res inflammables, et, quand le jour cessait de luire, on les br�lait en place de flambeaux. N�ron pr�tait ses jardins pour ce spectacle, et donnait en m�me temps des jeux au Cirque, o� tant�t il se m�lait au peuple en habit de cocher, et tant�t conduisait un char. Aussi, quoique ces hommes fussent coupables et eussent m�rit� les derni�res rigueurs, les coeurs s'ouvraient � la compassion, en pensant que ce n'�tait pas au bien public, mais � la cruaut� d'un seul, qu'ils �taient immol�s. 

1. Dans certaines solennit�s religieuses, ordonn�es pour remercier ou apaiser le ciel, on couvrait les autels des mets les plus somptueux, et comme si l'on e�t invit� les dieux � un festin, on rangeait leurs statues � l'entour, celles des dieux sur des lits, lectos, pulvinaria, celles des d�esses sur des si�ges, sellas; d'o� lectisternia et sellisternia.  

Pillage - S�n�que se porte malade

XLV. Cependant, pour remplir le tr�sor, on ravageait l'Italie, on ruinait les provinces, les peuples alli�s, les villes qu'on appelle libres. Les dieux m�mes furent envelopp�s dans ce pillage : on d�pouilla les temples de Rome, et on en retira tout l'or votif ou triomphal que le peuple romain, depuis son origine, gavait consacr� dans ses p�rils ou ses prosp�rit�s. Mais en Asie, mais en Gr�ce, avec les offrandes, on enlevait encore les statues des dieux ; mission dignement remplie par Acratus et S�cundus Carinas, envoy�s dans ces provinces. Acratus �tait un affranchi capable de tous les crimes ; Carinas, exerc� dans la philosophie grecque, en avait les maximes � la bouche, sans que la morale e�t p�n�tr� jusqu'� son �me. Le bruit courut que S�n�que, pour �chapper � l'odieux de tant de sacril�ges, avait demand� � se retirer dans une terre �loign�e, et que, sur le refus du prince, il avait feint d'�tre malade de la goutte et n'�tait plus sorti de son appartement. Quelques-uns rapportent que du poison fut pr�par� pour lui par un de ses affranchis nomm� Cl�onicus, qui en avait l'ordre de N�ron, et que S�n�que fut sauv�, soit par la r�v�lation de l'affranchi, soit par sa propre d�fiance et son extr�me frugalit�, ne se nourrissant que de fruits sauvages, et se d�salt�rant avec de l'eau courante.  

D�sastre naval

XLVI. Dans le m�me temps, des gladiateurs qui �taient � Pr�neste essay�rent de rompre leurs fers, et furent contenus par les soldats charg�s de les garder. D�j� les imaginations effray�es voyaient rena�tre Spartacus et tous les malheurs anciens : tant le peuple d�sire � la fois et redoute les nouveaut�s. Peu de temps apr�s, on re�ut la nouvelle d'un d�sastre naval, caus� non par la guerre (jamais la paix ne fut plus profonde), mais par les ordres absolus de N�ron, qui avait fix� un jour pour que la flotte f�t rendue en Campanie, et n'avait pas except� les hasards de la mer. Les pilotes ob�issants partirent de Formies, malgr� la temp�te, et pendant qu'ils s'effor�aient de doubler le promontoire de Mis�ne, un vent violent d'Afrique les poussa sur les rivages de Cumes, o� ils perdirent la plupart des trir�mes et beaucoup de petits b�timents.  

Prodiges

XLVII. A la fin de l'ann�e, on ne s'entretint que de prodiges, avant-coureurs de calamit�s prochaines : coups de foudre plus r�it�r�s qu'� aucune autre �poque ; apparition d'une com�te, sorte de pr�sage que N�ron expia toujours par un sang illustre ; embryons � deux t�tes, soit d'hommes, soit d'animaux, jet�s dans les chemins, ou trouv�s dans les sacrifices o� l'usage est d'immoler des victimes pleines. Enfin, dans le territoire de Plaisance, un veau naquit, dit-on, pr�s de la route, avec la t�te � la cuisse ; et les aruspices en conclurent qu'on voulait donner � l'empire une autre t�te, mais qu'elle ne serait pas forte, ni le secret bien gard�, parce que l'accroissement de l'animal avait �t� arr�t� dans le ventre de la m�re, et qu'il �tait n� sur la voie publique.  

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A Rome

Conjuration de Pison

XLVIII. Silius Nerva et Atticus Vestinus prirent possession du consulat au moment d'une conjuration, puissante aussit�t que form�e, dans laquelle s'�taient jet�s � l'envi des s�nateurs, des chevaliers, des soldats, des femmes m�me, autant par haine contre le prince que par inclination pour C. Pison. Issu des Calpurnius, et tenant, par la noblesse du sang paternel, � beaucoup d'illustres familles, Pison devait � ses vertus, ou � des dehors qui ressemblaient aux vertus, une grande popularit�. Consacrant son �loquence � d�fendre les citoyens, g�n�reux envers ses amis, affable et pr�venant m�me pour les inconnus, il avait encore ce que donne le hasard, une haute taille et une belle figure ; mais nulle gravit� dans les moeurs, nulle retenue dans les plaisirs : il menait une vie douce, amie du faste, dissolue quelquefois ; et c'�tait un titre de plus aux suffrages de tous ceux qui, s�duits par les charmes du vice, ne veulent pas dans le pouvoir supr�me trop de contrainte ni de s�v�rit�.  

Conjuration de Pison - Mort de Lucain

XLIX. Le complot ne naquit point de son ambition, et toutefois j'aurais peine � dire quel en fut le premier auteur, et sous l'inspiration de qui se forma un dessein qui eut tant de complices. Les plus ardents, comme le prouva la fermet� de leur mort, furent Subrius Flavius, tribun d'une cohorte pr�torienne, et le centurion Sulpicius Asper. Lucain et le consul d�sign� Plautius Lat�ranus y port�rent toute la vivacit� de la haine. Un ressentiment personnel animait Lucain : N�ron, pour �touffer sa r�putation po�tique, lui avait d�fendu de montrer ses vers, dont il avait la vanit� d'�tre jaloux. Quant � Lat�ranus, �lu consul, il n'avait aucun motif de vengeance ; l'amour seul de la patrie en fit un conjur�. Deux s�nateurs, Flavius Sc�vinus et Afranius Quinctianus, d�mentirent leur renomm�e, en embrassant, d�s le commencement, une si hasardeuse entreprise : car Sc�vinus avait l��me �nerv�e parla d�bauche, et sa vie languissait dans l'assoupissement ; Quinctianus, d�cri� pour l'impuret� de ses moeurs, et diffam� par N�ron dans des vers satiriques, pensait � venger son injure.  

L. Ces hommes donc, par les propos qu'ils tenaient entre eux ou avec leurs amis sur les crimes du prince, la fin prochaine de l'empire, la n�cessit� de choisir un chef qui le sauv�t de sa ruine, associ�rent � leurs vues Tullius S�n�cio, Cervarius Proculus, Vulcatius Araricus, Julius Tugurinus, Munatius Gratus, Antonius Natalis, Martius Festus, tous chevaliers romains. D'une intime familiarit� avec le prince, il restait � S�n�cion les semblants de l�amiti�, et plus de p�rils en mena�aient sa t�te. Natalis �tait le confident de tous les secrets de Pison ; le reste fondait sur une r�volution d'ambitieuses esp�rances. Avec Subrius et Sulpicius, que j'ai d�j� nomm�s, d'autres gens d'�p�e promirent encore leurs bras, Granius Silvanus et Statius Proximus, tribuns dans les cohortes pr�toriennes, Maximus Scaurus et V�n�tus Paulus, centurions. Mais la force principale semblait �tre dans le pr�fet du pr�toire F�nius Rufus, homme estim� pour sa conduite et ses moeurs, que Tigellin, cruel, impudique, et, � ce titre, plac� bien plus avant dans le coeur du prince, poursuivait de ses d�lations. M�me il l'avait plus d'une fois mis en p�ril, sous pr�texte d'amours criminelles avec Agrippine, que F�nius regrettait, selon lui, et qu'il voulait venger. Quand les conjur�s virent un pr�fet du pr�toire engag� dans leur parti, et qu'ils en eurent plusieurs fois re�u l'assurance de sa bouche, ils commenc�rent � d�lib�rer plus hardiment sur le lieu et le temps de l'ex�cution. On dit que Subrius avait d�j� eu la pens�e d'attaquer N�ron pendant qu'il chantait sur la sc�ne, ou lorsque, dans l'incendie du palais, il courait �� et l�, de nuit et sans gardes. Ici la solitude, l� tout un peuple t�moin d'un coup si glorieux, aiguillonnaient ce g�n�reux courage ; mais il fut retenu par le d�sir de l'impunit�, �cueil ordinaire des grands desseins.  

LI. Pendant que les conjur�s ind�cis reculaient le terme de leurs esp�rances et de leurs craintes, une femme nomm�e �picharis, qui �tait entr�e dans le secret sans qu'on ait su comment (rien d'honn�te jusqu'alors n'avait occup� sa pens�e), les animait par ses exhortations et ses reproches. Enfin, ennuy�e de leurs lenteurs, et se trouvant en Campanie aupr�s de la flotte de Mis�ne, elle essaye d'en �branler les chefs et de les lier au parti par la complicit�. Voici le commencement de cette intrigue : un des chiliarques (1) de la flotte, Volusius Proculus, avait eu part � l�attentat de N�ron contre les jours de sa m�re, et se croyait peu r�compens� pour un crime de cette importance. Soit qu'�picharis le conn�t auparavant, ou qu'une amiti� r�cente les unit, il lui parle des services qu'il avait rendus � N�ron et du peu de fruit qu'il en recueillait. Les plaintes qu'il ajoute, sa r�solution de se venger, s'il en avait le pouvoir, donn�rent � �picharis l'esp�rance de l'entra�ner, et, par lui, beaucoup d'autres. La flotte e�t �t� d'un grand secours et aurait offert de fr�quentes occasions, le prince aimant beaucoup � se promener sur mer � Pouzzoles et Mis�ne. �picharis poursuit donc l'entretien et passe en revue tous les forfaits de N�ron : "Oui, le s�nat �tait an�anti, mais on avait pourvu � ce que le destructeur de la r�publique expi�t ses crimes : que Proculus se t�nt pr�t seulement � seconder l'entreprise et t�ch�t d'y gagner les plus intr�pides soldats ; il recevrait un digne prix de ses services" Elle tut cependant le nom des conjur�s : aussi les r�v�lations de Proculus furent-elles sans effet, quoiqu'il e�t rapport� � N�ron tout ce qu'il avait entendu. �picharis, appel�e et confront�e avec le d�lateur, r�futa sans peine ce que n'appuyait aucun t�moin. Toutefois, elle fut retenue en prison, N�ron soup�onnant que des faits dont la v�rit� n'�tait pas d�montr�e pouvaient encore n'�tre pas faux. 

1. Un commandant de mille hommes.  

LII. Alarm�s cependant par la crainte d'une trahison, les conjur�s furent d'avis de h�ter le meurtre et de le consommer � Ba�es, dans la maison de campagne de Pison ; car l'empereur, charm� des agr�ments de ce lieu, s'y rendait souvent, et s'y livrait aux plaisirs du bain et de la table, sans garde et d�barrass� de l'attirail de sa puissance. Mais Pison s'y refusa : il trouvait odieux d'ensanglanter par le meurtre d'un prince, quel qu'il f�t, la table sacr�e du festin et les dieux hospitaliers. "C'�tait au sein de Rome, dans ce palais abhorr�, b�ti des d�pouilles des citoyens, c'�tait au moins dans un lieu public, qu'il fallait accomplir un dessein con�u pour l'avantage de tout le peuple." Voil� ce qu'il disait tout haut ; mais sa crainte secr�te �tait que Silanus, qu'une illustre naissance et une �me form�e par les soins et sous la discipline de C. Cassius semblaient porter � toutes les grandeurs, ne s'empar�t du pouvoir ; entreprise que s'empresseraient d'appuyer tous les hommes �trangers � la conjuration, et ceux qui plaindraient en N�ron la victime d'une perfidie. Plusieurs crurent que Pison redoutait aussi le g�nie entreprenant du consul Vestinus, qui aurait pu songer � la libert�, ou choisir un prince qui re��t l'empire comme un don de sa main. Car Vestinus n'�tait pas de la conjuration, bien qu'elle ait servi de pr�texte � N�ron pour l'immoler, malgr� son innocence, � de vieilles inimiti�s.  

LIII. Enfin ils r�solurent d'ex�cuter leur projet pendant les jeux du Cirque, le jour consacr� � C�r�s. N�ron, dont les sorties �taient rares, et qui se tenait renferm� dans son palais ou dans ses jardins, ne manquait pas de venir � ces f�tes, et la gaiet� du spectacle rendait aupr�s de lui l'acc�s plus facile. Voici comme ils avaient concert� leur attaque. Lat�ranus, sous pr�texte d'implorer pour les besoins de sa maison la g�n�rosit� du prince, devait tomber � ses genoux d'un air suppliant, le renverser adroitement et le tenir sous lui ; car Lat�ranus �tait d'un courage intr�pide et d'une stature colossale. Ainsi terrass� et fortement contenu, les tribuns, les centurions et les plus d�termin�s des autres complices accourraient pour le tuer. Sc�vinus sollicitait l'honneur de frapper le premier : il avait enlev� un poignard du temple de la d�esse Salus en �trurie, ou, suivant quelques-uns, du temple de la Fortune � F�rentum, et il le portait sans cesse, comme une arme vou�e � quelque grand exploit. On �tait convenu que Pison attendrait dans le temple de C�r�s, o� F�nius et les autres iraient le prendre pour le conduire au camp : Antonia, fille de l'empereur Claude, devait l'y accompagner, afin de lui concilier la faveur des soldats ; c'est au moins ce que rapporte Pline. Quoi qu'il en soit de cette tradition, je n'ai pas cru devoir la n�gliger, malgr� le peu d'apparence qu'Antonia, sur un espoir chim�rique, e�t pr�t� son nom, et hasard� ses jours, ou que Pison, connu pour aimer passionn�ment sa femme, se f�t li� par la promesse d'un autre mariage ; si ce n'est pourtant qu'il n'y a pas de sentiment que n'�touffe l'ambition de r�gner.  

LIV. Il est �tonnant combien, entre tant de conjur�s, diff�rents d'�ge, de rang, de naissance, hommes, femmes, riches, pauvres, tout fut renferm� dans un imp�n�trable secret. Enfin la trahison partit de la maison de Sc�vinus. La veille de l'ex�cution, apr�s un long entretien avec Natalis, il rentra chez lui et scella son testament ; puis, tirant du fourreau le poignard dont je viens de parler, et se plaignant que le temps l'e�t �mouss�, il ordonna qu'on en aviv�t le tranchant sur la, pierre et qu'on y fit une pointe bien ac�r�e ; il confia ce soin � l'affranchi Milichus. En m�me temps il fit servir un repas plus somptueux qu'� l'ordinaire, et donna la libert� � ses esclaves favoris, de l�argent aux autres. Du reste, il �tait sombre, et une grande pens�e le pr�occupait visiblement, quoiqu'il s'�gar�t en des propos divers o� il affectait la gaiet�.  Enfin il charge ce m�me Milichus d'appr�ter ce qu'il faut pour bander des plaies et arr�ter le sang ; soit que cet affranchi connut la conjuration et e�t �t� fid�le jusqu'alors, soit qu'il ignor�t un secret dont le premier soup�on lui serait venu � cet instant m�me, comme la suite l'a fait dire � plusieurs. Quand cette �me servile eut calcul� le prix de la perfidie, ne r�vant plus que tr�sors et puissance, elle oublia le devoir, la vie d'un patron, la libert� re�ue. Milichus avait pris d'ailleurs les conseils de sa femme, conseils l�ches et pervers. Elle lui remplissait l'esprit de frayeurs : "Beaucoup d'esclaves, lui disait-elle, beaucoup d'affranchis avaient vu les m�mes choses que lui ; le silence d'un seul homme ne sauverait rien ; mais un seul homme aurait toutes les r�compenses, quand il aurait donn� le premier avis."  

LV. Au point du jour, Milichus courut donc aux jardins de Servilius. D'abord on lui en refusa l'entr�e ; mais � force de r�p�ter qu'il apportait un avis de la nature la plus grave, la plus effrayante, il se fit introduire chez �paphrodite, affranchi de N�ron. Conduit par celui-ci devant le prince, il lui d�nonce un p�ril imminent, de redoutables complots, enfin tout ce qu'il a entendu, tout ce qu'il a conjectur�. Il lui montre m�me le poignard aiguis� pour le tuer, et demande qu'on fasse venir celui qu'il accuse. Enlev� aussit�t par des soldats, Sc�vinus para�t et cherche � se justifier : "Le fer dont on lui faisait un crime �tait l'objet d'un culte h�r�ditaire dans sa famille ; il le gardait dans sa chambre, d'o� son perfide affranchi l'avait d�rob�. D�j� plus d'une fois il avait scell� son testament, sans avoir pour cet acte des jours de pr�f�rence : plus d'une fois aussi il avait donn� � des esclaves ou de l'argent ou la libert� ; s'il s'�tait montr� plus g�n�reux en cette occasion, c'est que, devenu moins riche et press� par ses cr�anciers, il avait des craintes pour son testament. De tout temps sa table avait �t� lib�ralement servie, et il aimait � se donner des douceurs que les juges s�v�res n'avaient pas toujours approuv�es. D'appareils pour panser les blessures, il n'en avait point command� ; mais le calomniateur, sentant qu'il incriminait vainement des faits publics, en avait suppos� un dont il f�t tout � la fois le d�nonciateur et le t�moin." Une intr�pide fermet� soutenait ce langage : il traite � son tour l'affranchi de monstre ex�crable, charg� de tous les crimes, et cela d'un ton et d'un visage si assur�s que la d�lation tombait, si Milichus n'eut �t� averti par sa femme que Natalis avait eu avec Sc�vinus une longue et secr�te conf�rence, et que tous deux �taient intimes amis de Pison.  

LVI. On fait venir Natalis et on les interroge s�par�ment sur la nature et l'objet de cet entretien. La diversit� de leurs r�ponses ayant fait na�tre des soup�ons, on les chargea de fers. Leur constance ne tint point contre l'aspect et la menace des tortures. Ce fut pourtant Natalis qui parla le premier. Mieux instruit de tout le complot et accusateur plus adroit, il nomma d'abord Pison ; puis il ajouta S�n�que, soit qu'en effet il e�t servi de n�gociateur entre Pison et lui, soit dans la vue de plaire � N�ron, qui ha�ssait mortellement S�n�que et cherchait tous les moyens de le perdre. Quand Sc�vinus connut les d�positions de Natalis, succombant � la m�me faiblesse, ou peut-�tre croyant tout d�couvert et ne voyant plus d'avantage � garder le silence, il r�v�la les autres complices. Trois d'entre eux, Lucain, Quinctianus et S�n�cion, ni�rent longtemps. Enfin, corrompus par la promesse de l'impunit�, ils voulurent se faire pardonner la lenteur de leurs aveux, et Lucain pronon�a le nom d'Atilla, sa propre m�re, Quinctianus celui de Glitius Gallus, S�n�cion celui d'Annius Pollio, leurs meilleurs amis.  

LVII. N�ron cependant se ressouvint qu'�picharis �tait d�tenue sur la d�nonciation de Proculus, et, persuad� qu'un sexe si faible ne r�sisterait pas � la douleur, il donna ordre qu'on la d�chir�t de tortures. Mais ni le fouet, ni les feux, ni la rage des bourreaux, qui redoublaient d'acharnement pour ne pas �tre brav�s par une femme, ne purent lui arracher un aveu. C'est ainsi que le premier jour elle triompha de la question. Le lendemain, comme on la tra�nait au m�me supplice, assise dans une chaise � porteur (car ses membres tout bris�s ne pouvaient plus la soutenir), elle d�fit le v�tement qui lui entourait le sein, et, avec le lacet, forma un noeud coulant qu'elle attacha au haut de la chaise ; puis elle y passa son cou, et, pesant sur ce noeud de tout le poids de son corps, elle s'�ta le souffle de vie qui lui restait : courage admirable dans une affranchie, dans une femme, qui, soumise � une si redoutable �preuve, prot�geait de sa fid�lit� des �trangers, presque des inconnus ; tandis que des hommes de naissance libre, d'un sexe fort, des chevaliers romains, des s�nateurs, n'attendaient pas les tortures pour trahir � l'envi ce qu'ils avaient de plus cher. Car Lucain m�me, et S�n�cion, et Quinctianus, d�non�aient encore et r�v�laient complices sur complices, au grand effroi de N�ron, qui tremblait de plus en plus, malgr� les, gardes sans nombre dont il s'�tait environn�.  

LVIII. Et c'�tait peu de ses gardes : il couvrit de troupes les murailles, en assi�gea la mer et le fleuve ; on e�t dit qu'il, tenait Rome m�me prisonni�re. De tous c�t�s voltigeaient sur les places, dans les maisons et jusque dans les campagnes et dans les villes voisines, des fantassins, des cavaliers entrem�l�s de Germains, qui avaient la confiance du prince � titre d'�trangers. Ils ramenaient par longues files des l�gions d'accus�s ; qu'on entassait aux portes des jardins. Quand on les introduisait pour �tre jug�s, malheur � celui qui avait souri � un conjur�, qui lui avait parl� par hasard, qui l'avait seulement rencontr�, ou qui s'�tait trouv� avec lui dans un repas ou � quelque spectacle : c'�taient autant de crimes. Durement interrog�s par Tigellin et N�ron, F�nius les pressait encore avec, acharnement : personne ne l'avait nomm� jusqu'alors ; mais, en traitant impitoyablement ses complices, il se m�nageait un moyen de faire croire qu'il avait tout ignor�. Subrius, pr�sent aux interrogatoires, eut l'id�e de tirer son glaive et de frapper N�ron sur l'heure m�me ; il fit signe � F�nius, qui par un signe contraire arr�ta son mouvement ; d�j� le tribun portait la main � la garde de son �p�e.  

LIX. Quand le secret de la conjuration fut trahi, pendant qu'on entendait Milichus et que Sc�vinus balan�ait encore, quelques amis de Pison le press�rent de se rendre au camp, ou de monter � la tribune aux harangues et d'essayer les dispositions du peuple ou des soldats. "Si les confidents de leurs desseins accouraient � ce signal, ils entra�neraient tout le reste ; et quelle impression ne ferait pas ce premier coup port�, impression si puissante en toute nouvelle entreprise ? N�ron n'avait rien de pr�par� contre cette attaque. Une surprise d�concertait jusqu'aux braves : irait-il, ce com�dien, accompagn� sans doute de Tigellin avec ses concubines, opposer la force � la force ? On voyait souvent r�ussir � l'�preuve ce qu'un esprit timide aurait cru impossible. En vain Pison esp�rait-il de tant de complices silence et fid�lit� : ou les �mes, ou les corps pouvaient faillir ; il n'�tait pas de secret que ne p�n�trassent les tortures ou les r�compenses. On viendrait donc l'encha�ner � son tour, et le tra�ner � une mort ignominieuse. Combien il serait plus beau de p�rir dans les bras de la r�publique, en �levant le drapeau de la libert� ! Dussent les soldats manquer � son courage, d�t-il �tre abandonn� du peuple ah ! que du moins, si la vie lui �tait arrach�e, il honor�t sa mort aux yeux de ses anc�tres et de ses descendants ! " Insensible � ces exhortations, il sortit un instant, puis se renferma chez lui, fortifiant son �me contre le moment supr�me. Bient�t parut une troupe de satellites que N�ron avait compos�e de recrues ou de gens ayant peu de service : il craignait que l'esprit des vieux soldats ne f�t gagn� au parti. Pison mourut en se faisant couper les veines des bras. Il laissa un testament rempli pour N�ron de basses flatteries : c'�tait par faiblesse pour son �pouse, femme d�grad�e, sans autre m�rite que sa beaut�, et qu'il avait enlev�e � la couche d'un de ses amis. Elle se nommait Arria Galla, le premier mari Domitius Silius ; tous deux ont � jamais fl�tri la renomm�e de Pison, lui par d'inf�mes complaisances, elle par son impudicit�.  

Mort de S�n�que

LX. La premi�re mort qui suivit fut celle du consul d�sign� Plautius Lat�ranus ; elle fut si pr�cipit�e que N�ron ne lui permit ni d'embrasser ses enfants, ni de jouir de ce peu de moments qu'il laissait � d'autres pour choisir leur tr�pas. Tra�n� au lieu r�serv� pour le supplice des esclaves, il est �gorg� par la main du tribun Statius et meurt plein d'une silencieuse constance, et sans reprocher au tribun sa propre complicit�. A cette mort succ�da celle de S�n�que, plus agr�able au prince que toutes les autres : non que rien prouv�t qu'il e�t eu part au complot ; mais N�ron voulait achever par le fer ce qu'il avait en vain tent� par le poison. Natalis seul avait nomm� S�n�que, et il s'�tait born� � dire "que, celui-ci �tant malade, il avait eu mission de le visiter et de se plaindre que sa porte f�t ferm�e � Pison, quand ils devraient plut�t cultiver leur amiti�, en se voyant famili�rement. A quoi S�n�que avait r�pondu que des visites mutuelles et de fr�quents entretiens ne convenaient ni � l'un ni � l'autre ; qu'au reste ses jours �taient attach�s � la conservation de Pison." Granius Silvanus, tribun d'une cohorte pr�torienne, fut charg� de communiquer cette d�position � S�n�que, et de lui demander s'il reconnaissait les paroles de Natalis et sa propre r�ponse. Soit hasard, soit dessein S�n�que �tait arriv� ce jour-l� de Campanie, et il s'�tait arr�t� dans une maison de plaisance, la quatri�me pierre milliaire. Le tribun s'y rendit vers le soir, et entoura la maison de soldats. S�n�que �tait � table avec sa femme Pomp�ia Paullina et deux de ses amis, quand il lui exposa le message de l'empereur.  

LXI. Il r�pondit "que Natalis �tait venu chez lui se plaindre, au nom de Pison, que ce dernier ne f�t pas admis � lui rendre visite, et que pour excuse il avait all�gu� sa sant� et son amour du repos ; que du reste il n'avait aucune raison de pr�f�rer les jours d'un particulier � sa propre conservation ; qu'il n'avait pas l'esprit enclin � la flatterie ; que N�ron le savait mieux que personne, ayant plus souvent trouv� en lui un homme libre qu'un esclave." Quand Silvanus eut rapport� ces paroles � N�ron, en pr�sence de Popp�e et de Tigellin, les conseillers intimes de ses cruaut�s, le prince demanda si S�n�que se disposait � quitter la vie. Le tribun assura qu'il n'avait remarqu� en lui aucun signe de frayeur, que rien de triste n'avait paru dans ses discours ni sur son visage. A l'instant il re�ut l'ordre de retourner et de lui signifier son arr�t de mort. Fabius Rusticus raconte que Silvanus ne prit pas le chemin par o� il �tait venu, mais qu'il se d�tourna pour aller chez F�nius, et que, apr�s lui avoir expos� les volont�s du prince, il lui demanda s'il devait ob�ir, ce que le pr�fet lui conseilla de faire. �trange concours de l�chet� ! Silvanus aussi �tait de la conjuration, et il grossissait le nombre des crimes dont il avait conspir� la vengeance. Il eut toutefois la pudeur de ne pas se montrer ; et un centurion entra par son ordre pour notifier � S�n�que la sentence fatale.  

LXII. S�n�que, sans se troubler, demande son testament, et, sur le refus du centurion, il se tourne vers ses amis, et d�clare "que, puisqu'on le r�duit � l'impuissance de reconna�tre leurs services, il leur laisse le seul bien qui lui reste, et toutefois le plus pr�cieux, l'image de sa vie ; que, s'ils gardent le souvenir de ce qu'elle eut d'estimable, cette fid�lit� � l'amiti� deviendra leur gloire." Ses amis pleuraient : lui, par un langage tour � tour consolateur et s�v�re, les rappelle � la fermet�, leur demandant "ce qu'�taient devenus les pr�ceptes de la sagesse, o� �tait cette raison qui se pr�munissait depuis tant d'ann�es contre tous les coups du sort. La cruaut� de N�ron �tait-elle donc ignor�e de quelqu'un ? et que restait-il � l'assassin de sa m�re et de son fr�re, que d'�tre aussi le bourreau du ma�tre qui �leva son enfance ? " 

LXIII. Apr�s ces exhortations, qui s'adressaient � tous �galement, il embrasse sa femme, et, s'attendrissant un peu en ces tristes instants, il la prie, il la conjure "de mod�rer sa douleur ; de ne pas nourrir des regrets �ternels ; de chercher plut�t, dans la contemplation d'une vie toute consacr�e � la vertu, de nobles consolations � la perte d'un �poux." Pauline proteste qu'elle aussi est d�cid�e � mourir ; et elle appelle avec instance la main qui doit frapper. S�n�que ne voulut pas s'opposer � sa gloire ; son amour d'ailleurs craignait d'abandonner aux outrages une femme qu'il ch�rissait uniquement. "Je t'avais montr�, lui dit-il, ce qui pouvait te gagner � la vie : tu pr�f�res l�honneur de la mort ; je ne t'envierai pas le m�rite d'un tel exemple. Ce courageux tr�pas, nous le subirons l'un et l'autre d'une constance �gale ; mais plus d'admiration consacrera ta fin." Ensuite le m�me fer leur, ouvre les veines des bras. S�n�que, dont le corps affaibli par les ann�es et par l'abstinence laissait trop lentement �chapper le sang, se fait aussi couper les veines des jambes et des jarrets. Bient�t, dompt� par d'affreuses douleurs, il craignit que ses souffrances n'abattissent le courage de sa femme, et que lui-m�me, en voyant les tourments qu'elle endurait, ne se laiss�t aller � quelque faiblesse ; il la pria de passer dans une chambre voisine. Puis, retrouvant jusqu'en ses derniers moments toute son �loquence, il appela des secr�taires et leur dicta un assez long discours. Comme on l'a publi� tel qu'il sortit de sa bouche, je m'abstiendrai de le traduire en des termes diff�rents.  

LXVI. N�ron, qui n'avait contre Pauline aucune haine personnelle, et qui craignait de soulever les esprits par sa cruaut�, ordonna qu'on l'emp�ch�t de mourir. Press�s par les soldats, ses esclaves et ses affranchis lui bandent les bras et arr�tent le sang. On ignore si ce fut � l'insu de Pauline ; car (telle est la malignit� du vulgaire) il ne manqua pas de gens qui pens�rent que, tant qu'elle crut N�ron inexorable, elle ambitionna le renom d'�tre morte avec son �poux, mais qu'ensuite, flatt�e d'une plus douce esp�rance, elle se laissa vaincre aux charmes de la vie. Elle la conserva quelques ann�es seulement, gardant une honorable fid�lit� � la m�moire de son mari, et montrant assez, par la p�leur de son visage et la blancheur de ses membres, � quel point la force vitale s'�tait �puis�e en elle. Quant � S�n�que, comme le sang coulait p�niblement et que la mort �tait lente � venir, il pria Statius Ann�us, qu'il avait reconnu par une longue exp�rience pour un ami s�r et un habile m�decin, de lui apporter le poison dont il s'�tait pourvu depuis longtemps, le m�me qu'on emploie dans Ath�nes contre ceux qu'un jugement public a condamn�s � mourir (1). S�n�que prit en vain ce breuvage : ses membres d�j� froids et ses vaisseaux r�tr�cis se refusaient � l'activit� du poison. Enfin il entra dans un bain chaud, et r�pandit de l'eau sur les esclaves qui l'entouraient, en disant : "J'offre cette libation � Jupiter Lib�rateur." Il se fit ensuite porter dans une �tuve, dont la vapeur le suffoqua. Son corps fut br�l� sans aucune pompe il l'avait ainsi ordonn� par un codicille, lorsque, riche encore et tout-puissant, il s'occupait d�j� de sa fin. 

1. Ce poison est la cigu�.  

LXV. Le bruit courut que Subrius, de concert avec les centurions, avait d�cid� secr�tement, mais non pourtant � l'insu de S�n�que, qu'une fois N�ron tu� par la main de Pison, Pison serait tu� � son tour, et l'empire donn� � S�n�que, comme � un homme sans reproche, appel� au rang supr�me par l'�clat de ses vertus. On d�bitait m�me une parole de Subrius : Opprobre pour opprobre, qu'importe un musicien ou un acteur de trag�dies ?" car, si N�ron jouait de la lyre, Pison d�clamait en habit de trag�dien.  

Autres morts

LXVI. La complicit� des gens de guerre fut enfin d�couverte. On se lassa de voir F�rius poursuivre un crime auquel il avait pris part, et l'indignation lui fit des accusateurs. Press� par ses questions mena�antes, Sc�vinus r�pondit, avec un sourire expressif, que personne n'en savait plus que lui ; et il l'exhorta vivement � payer de reconnaissance un si bon prince. A ces mots F�nius ne trouve plus de voie et pourtant ne veut pas se taire ; il b�gaye quelques paroles entrecoup�es, qui trahissent sa peur : bient�t il est confondu par les autres et surtout par Cervarius Proculus, chevalier romain, qui l'accusent � l'envi ; et l'empereur donne ordre au soldat Cassius, qu'il tenait pr�s de lui � cause de sa force extraordinaire, de le saisir et de le garrotter.  

LXVII. Le tribun Subrius p�rit, d�nonc� par les m�mes complices. Il all�gua d'abord la diff�rence de ses moeurs et l'impossibilit� que lui, homme de guerre, e�t concert� un projet si hardi avec des l�ches et des eff�min�s. Ensuite, comme on le pressait, il embrassa la gloire d'un g�n�reux aveu. Interrog� par N�ron sur la cause qui avait pu l'entra�ner � oubli de son serment : "Je te ha�ssais, r�pondit-il : aucun soldat, ne te fut plus fid�le tant que tu m�ritas d'�tre aim� ; j'ai commenc� � te ha�r depuis que tu es devenu assassin de ta m�re et de ta femme, cocher, histrion, incendiaire." J'ai rapport� ses propres paroles, parce qu'elles ne furent pas publiques comme celles de S�n�que, et que cette courageuse et na�ve saillie d'une �me guerri�re ne m�ritait pas moins d'�tre connue. Rien, dans toute cette conjuration, ne blessa plus sensiblement les oreilles du prince, toujours pr�t � commettre des crimes, mais peu fait � les entendre appeler par leur nom. Le supplice de Subrius fut confi� au tribun V�ianus Niger. Comme il faisait creuser la fosse dans un champ voisin, Subrius la trouva trop �troite et trop peu profonde : "Cela m�me, dit-il aux soldats qui l'entouraient, ils ne savent pas le faire dans les r�gles." Averti de tenir la t�te ferme : "Que ta main, r�pliqua-t-il, soit aussi ferme que ma t�te !" En effet, Niger tout tremblant put � peine la lui abattre en deux coups ; il s'en fit aupr�s de N�ron un m�rite barbare, en disant qu'il avait tu� Subrius une fois et demie.  

LXVIII. Apr�s Subrius, nul ne montra plus d'intr�pidit� que le centurion Sulpicius Asper. N�ron lui demandant pourquoi il avait conspir� contre sa vie, il dit, pour toute r�ponse : "qu'on ne pouvait secourir autrement un homme souill� de tant de forfaits," et il marcha au supplice. Les autres centurions subirent aussi la mort sans que leur fermet� se d�ment�t. Mais F�nius n'eut pas le m�me courage, et il d�posa ses lamentations jusque dans son testament. N�ron attendait qu'on envelopp�t dans l'accusation le consul Vestinus, qu'il regardait comme un homme violent et ennemi de sa personne. Mais les conjur�s ne s'�taient point ouverts � Vestinus, quelques-uns � cause d'anciennes inimiti�s, le plus grand nombre parce qu'ils ne voyaient en lui qu'un esprit fougueux et insociable. Au reste, la haine de N�ron contre Vestinus �tait n�e d'une �troite liaison ; o� ils avaient appris, l'un � conna�tre et � m�priser la bassesse du prince, l'autre � craindre la fiert� d'un ami dont il avait souvent essuy� les mordantes plaisanteries : or ces jeux d'esprit, quand ils tiennent trop de la v�rit�, laissent apr�s eux de vifs ressouvenirs. A ces causes de haine s'en joignait une r�cente : Vestinus venait d'�pouser Statilia Messallina, quoiqu'il n'ignor�t pas que l'empereur �tait un de ses amants.  

LXIX. Comme il ne se d�couvrait ni crime ni accusateur, N�ron, ne pouvant se donner l'apparence d'un juge, eut recours � la force d'un ma�tre. Il envoya le tribun G�r�lanus, � la t�te d'une cohorte, avec ordre "de pr�venir les desseins du consul, d'enlever sa forteresse, de d�sarmer sa milice." Vestinus avait en effet une maison qui dominait le Forum, et une troupe d'esclaves bien faits et d'�ges assortis. Il avait rempli ce jour-l� toutes les fonctions consulaires, et il donnait un festin, sans rien craindre de f�cheux, ou pour mieux dissimuler ses craintes, lorsque les soldats entr�rent et dirent que le tribun le demandait. Il se l�ve sans tarder, et tout s'ach�ve en un moment. Il est enferm� dans une chambre, un m�decin s'y trouve et lui coupe les veines ; encore plein de vie, il est port� au bain et plong� dans l'eau chaude, sans avoir prof�r� un seul mot o� il plaignit son destin. Les convives, environn�s de soldats, ne furent rendus � la libert� que bien avant dans la nuit, apr�s que N�ron, se repr�sentant l'�tat de ces malheureux qui attendaient la mort au sortir de table, et riant de leur frayeur, eut dit qu'ils avaient pay� assez cher l�honneur de souper chez un consul.  

LXX. Le prince ordonne ensuite le meurtre de Lucain. Pendant que le sang coulait de ses veines, ce po�te, sentant se refroidir ses pieds et ses mains, et la vie se retirer peu � peu des extr�mit�s, tandis que le coeur conservait encore la chaleur et le sentiment, se ressouvint d'un passage o� il avait d�crit, avec les m�mes circonstances, la mort d'un soldat bless�, et se mit � r�citer les vers : ce furent ses derni�res paroles. S�n�cion mourut ensuite, puis Quinctianus, puis Sc�vinus, mieux que ne promettait la mollesse de leur vie. Les autres conjur�s p�rirent � leur tour, sans avoir rien dit ni rien fait de m�morable. 

LXXI. Cependant la ville se remplissait de fun�railles et le Capitole de victimes. A mesure que l'un perdait un fils, l'autre un fr�re, un parent, un ami, ils rendaient gr�ce aux dieux, ornaient leurs maisons de laurier, tombaient aux genoux du prince, et fatiguaient sa main de baisers. N�ron, qui prenait ces d�monstrations pour de la joie, r�compensa par l�impunit� les promptes r�v�lations de Natalis et de Cervarius. Milichus, combl� de richesses, se d�cora d'un nom grec qui veut dire Sauveur (1). Un des tribuns, Silvanus, quoique absous, se tua de sa main ; un autre, Statius Proximus, avait re�u son pardon de l'empereur : il mourut pour braver sa cl�mence. Pomp�ius, Corn�lius Martialis, Flavius N�pos, Statius Domitius, furent d�pouill�s du tribunat, sous pr�texte que, s'ils n'�taient pas les ennemis du prince, ils passaient pour l'�tre. Novius Priscus avait �t� l�ami de S�n�que ; Glitius Gallus et Annius Pollio �taient plus compromis que convaincus : on leur assigna des exils. Priscus y fut suivi d'Antonia Flaccilla sa femme, Gallus d'�gnatia Maximilla. Celle-ci poss�dait de grands biens qu'on lui laissa d'abord, et qu'on finit par lui �ter ; deux circonstances qui relev�rent �galement sa gloire. Rufius Crispinus fut aussi exil� : la conjuration servit de pr�texte ; le vrai motif, c'est que N�ron ne lui pardonnait pas d'avoir �t� le mari de Popp�e. Virginius et Rufus durent leur bannissement � l��clat de leur nom. Virginius, par ses le�ons d'�loquence, Musonius Rufus, en enseignant la philosophie, entretenaient parmi les jeunes gens une �mulation suspecte. Cluvidi�nus Qui�tus, Julius Agrippa, Blitius Catullinus, P�tronius Priscus, Julius Altinus, all�rent, comme une colonie, peupler les �les de la mer �g�e. Cadicia, femme de Sc�vinus, et C�sonius Maximus, chass�s d'Italie, n'apprirent que par la punition qu'on les avait accus�s. Atilla, m�re de Lucain, ne fut ni justifi�e ni punie : on ne fit pas mention d'elle.  

1.  Il prit le surnom de Soter.  

LXXII. Toutes ces choses accomplies, N�ron fit assembler les soldats et leur distribua deux mille sesterces(1) � chacun en ordonnant de plus que le bl�, qu'ils avaient pay� jusqu'alors au prix du commerce, leur f�t livr� gratuitement. Ensuite, comme s'il e�t eu � rendre compte de quelque exploit guerrier, il convoque le s�nat, et il donne les ornements du triomphe au consulaire P�tronius Turpilianus, � Cocc�ius Nerva (2), pr�teur d�sign�, au pr�fet du pr�toire Tigellin ; si prodigue d'honneurs pour Tigellin et Nerva, qu'outre les statues triomphales qui leur furent �rig�es au Forum, il pla�a encore leurs images dans le palais. Nymphidius re�ut les d�corations consulaires. Comme il s'offre pour la premi�re fois dans mes r�cits, j'en dirai quelques mots ; car ce sera aussi l'un des fl�aux de Rome. N� d'une affranchie qui prostitua sa beaut� aux esclaves et aux affranchis des princes, il se pr�tendait fils de l'empereur Ca�us, parce que le hasard lui avait donn� sa haute stature et son regard farouche : ou peut-�tre Ca�us, qui descendait jusques aux courtisanes, avait-il port� chez la m�re de cet homme ses brutales fantaisies. 

1. En monnaie actuelle, 367 fr. 62 cent. 
2. Le m�me qui depuis fut empereur. Entre cette dignit� supr�me et les honneurs qu'il re�oit de N�ron, il �prouva les malheurs de l�exil : il fut rel�gu� � Tarente par Domitien qui le soup�onnait de conspirer contra lui.  

LXXIII. Non content d'avoir assembl� le s�nat et harangu� les p�res conscrits, N�ron adressa au peuple un �dit, auquel �tait joint le recueil de toutes les d�positions, avec les aveux des condamn�s. C'�tait une r�ponse aux bruits populaires qui l'accusaient d'avoir tu� des innocents par envie ou par crainte. Au reste, qu'une conjuration ait �t� form�e, m�rie, �touff�e, ceux qui cherchaient la v�rit� de bonne foi n'en dout�rent pas alors ; et les exil�s revenus � Rome apr�s la mort de N�ron l'ont eux-m�mes reconnu. Dans le s�nat, tout le monde �tait aux pieds du prince, et les plus afflig�s flattaient plus que les autres. Comme Junius Gallio, effray� de la mort de S�n�que, son fr�re, demandait gr�ce pour lui-m�me, Sali�nus Cl�mens, se d�cha�nant contre lui, le traita d'ennemi et de parricide. Il fallut, pour arr�ter Sali�nus, que le s�nat tout entier le conjur�t "de ne pas laisser croire qu'il abusait des malheurs publics au profit de ses haines particuli�res, et de ne pas ramenez sous le glaive ce que la cl�mence du prince avait couvert de la paix ou de l'oubli."  

LXXIV. On d�cerna ensuite des offrandes et des actions de gr�ces aux dieux, avec des hommages particuliers au Soleil, qui a, pr�s du Cirque, o� devait s'ex�cuter le crime, un ancien temple et dont la providence avait d�voil� ces myst�rieux complots. II fut d�cid� qu'aux jeux c�l�br�s dans le Cirque en l'honneur de C�r�s on ajouterait de nouvelles courses de chars, que le nom de N�ron serait donn� au mois d'avril, et un temple �lev� � la d�esse Salus, au lieu m�me d'o� Sc�vinus avait tir� son poignard. N�ron consacra cette arme dans le Capitole, avec l�inscription : A JUPITER VINDEX. Ces mots ne furent pas remarqu�s d'abord : apr�s le soul�vement de Julius Vindex, on y vit l'annonce et le pr�sage d'une future vengeance. Je trouve dans les actes du s�nat que le consul d�sign� C�rialis Anicius avait opin� pour que l'�tat f�t au plus t�t b�tir � ses frais un temple au dieu N�ron, hommage qu'il lui d�cernait sans doute comme � un h�ros �lev� au-dessus de la condition humaine et digne de l'adoration des peuples, mais qu'on pouvait un jour interpr�ter comme un pronostic de sa mort : car on ne rend aux princes les honneurs des dieux que quand ils ont cess� d'habiter parmi les hommes.

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