Voyage pittoresque dans le Brésil/Fascicule XII
VOYAGE PITTORESQUE
DANS LE BRÉSIL.
MŒURS ET USAGES DES INDIENS.
Les détails que nous avons donnés dans le premier cahier de cette division sur la vie domestique et sur les besoins des sauvages du Brésil, montrent assez qu’il y a peu de variété dans leur existence, et par conséquent peu de matière à fournir des descriptions ou des dessins. Tant qu’il y a des vivres, les hommes ne font pour l’ordinaire rien du tout ; ils se balancent dans leurs hamacs, ou bien ils travaillent à leurs armes et au peu d’ustensiles qu’ils possèdent. Les femmes elles-mêmes, si l’on en excepte la préparation des alimens, ont alors fort peu de chose à faire. Mais si les moyens de subsistance viennent à manquer, les hommes vont à la chasse, et les femmes les accompagnent, afin de rapporter au logis le gibier abattu et les fruits qu’elles recueillent elles-mêmes. Lorsqu’il y a eu une bonne chasse, ou après un combat victorieux, ou même lorsque les Indiens se disposent à une expédition de ce genre, enfin, dans toutes les circonstances qui les réunissent en grand nombre, on retrouve chez eux quelque chose de semblable à des fêtes. Les convives sont convoqués au son d’un instrument que l’on fait de la queue du grand armadille, et que souvent aussi l’on remplace par une corne de bœuf, et bientôt l’enivrante liqueur du chica leur inspire une espèce de joie sombre qu’ils manifestent par des chants et des danses ; mais ces chants et ces danses sont fort grossiers et fort monotones. Les Indiens se rangent en cercle les uns derrière les autres ; d’abord les hommes, puis les femmes, chacune ayant ses enfans derrière elle, le plus âgé passe ses bras autour d’elle et la tient bien serrée, le second en fait autant à l’égard du premier, et les autres continuent à s’attacher ainsi aux précédens. C’est dans cet ordre qu’ils se meuvent lentement en rond autour d’un feu, faisant un pas en avant, et un autre plus petit en arrière, en sorte qu’ils ne quittent la place que fort lentement. Quand ils ont fait de la sorte un court trajet, ils courent avec précipitation se remettre à l’endroit d’où ils sont partis et recommencent la même marche. En même temps ils exécutent avec la partie supérieure du corps, avec les hanches et avec leurs mains, qu’ils joignent en les tenant devant la partie inférieure du corps, des mouvemens uniformes de l’un à l’autre côté. Ils accompagnent ce genre de danse, si toutefois on peut l’appeler de la sorte, d’un chant monotone qui tient du hurlement ; car ils répètent sans cesse quelques mots et quelques exclamations. Le sens de ces paroles varie selon les diverses causes de la fête. Ainsi les Pasuris, après un combat contre les Botocudos, en célébrèrent une, pendant laquelle ils répétaient sans cesse : Ho, ho, Bugre ita najy ! ce qui veut dire : Ho, ho, le Botocudo a été renversé ! De pareilles fêtes, surtout lorsqu’elles sont célébrées la nuit, ce qui arrive presque toujours, font sur l’Européen une impression qui n’est rien moins qu’agréable, et la manière dont ces hommes expriment leur joie a quelque chose qui fait horreur. Plus ils sont échauffés par l’usage du chica, plus leurs hurlemens deviennent confus et sonores, plus aussi la danse et les mouvemens du corps s’animent et s’accélèrent. Quand une de ces fêtes précède une entreprise guerrière, les chefs en profitent souvent pour exciter l’ardeur de leurs compagnons par des allocutions conformes à la circonstance. La maraca joue un grand rôle dans ces fêtes ; c’est une gourde vidée, qu’on a soin de remplir de cailloux, afin de battre la mesure en l’agitant comme une crécelle. Les sauvages du Brésil ont aussi une sorte de flûte à l’usage des femmes. Parfois les enfans et les jeunes gens s’amusent à l’exercice du tir : le plus souvent on prend pour but le bras ou la tête d’un ennemi renversé, que l’on élève au bout d’une perche. Le jeu appelé Tumarim, est plus paisible : on lance de la main de longues flèches contre une autre flèche fichée en terre.
Une solennité d’une autre espèce consiste dans les duels à coups de perche, qui sont usités chez les Botocudos sous le nom de Giacacica ; ils ont ordinairement pour cause des querelles de chasse entre les diverses hordes d’une même tribu, chacune se réservant une certaine étendue de territoire pour y chasser. Les duels ont lieu aussi par suite de contestations entre les membres d’une même horde, ou bien pour des différends qui s’élèvent entre le mari et la femme, dont les parens prennent le parti. Au surplus, ce que quelques voyageurs rapportent d’un roi des Botocudos et des grandes fêtes qui accompagnent l’opération des lèvres pour les jeunes garçons, n’est absolument qu’un conte ridicule.
En général, les maladies sont rares parmi les tribus sauvages des Indiens : les blessures sont plus fréquentes, et surtout celles des yeux, qui sont atteints par des branches d’arbres ou des épines. La médecine des sauvages, ainsi qu’on peut le penser, est entièrement simple. Leur remède ordinaire est de se coucher dans leur hamac et de demeurer quelques jours tranquilles et sans prendre de nourriture. Quand cela ne les guérit point, ils s’adressent aux Pajas, qui sont à la fois médecins et conjurateurs ou magiciens. Les véritables moyens curatifs pratiqués par eux, consistent en fumigations, en, frictions, en saignées, en ventouses. On suspend dans un hamac et sur un brasier de charbon ceux qui ont la fièvre, et pour faire transpirer le malade par la fumée, on jette sur ce brasier des herbes fraîches et des branches de diverses espèces. On couche dans la cendre chaude celui qui est affligé de rhumatismes ; on lui masse et on lui frotte tout le corps, tandis qu’en même temps on lui souffle de l’haleine dans la bouche et dans le nez ; parfois aussi on le frotte de salive. On se sert, pour les saignées, d’un petit arc et d’une flèche à pointe de verre ou de cristal, et cette pointe n’a que la longueur nécessaire pour atteindre le but qu’on se propose. Il est rare que l’on manque la veine. La ventouse se fait au moyen d’un couteau ou d’une pierre aiguisée, après que l’on a fouetté avec des orties la partie où on veut l’opérer. Les sauvages connaissent peu, ou même pas du tout, les remèdes intérieurs. Quand les moyens curatifs ordinaires ne réussissent pas, ils ont recours aux conjurations.
On trouve chez la plupart des Indiens la croyance en de méchans esprits qui apparaissent sous diverses formes ; ils ont aussi l’opinion que les morts reviennent : mais ces superstitions sont plus fréquentes chez ceux qui sont en relation avec les colons ; c’est pourquoi il est vraisemblable qu’ils doivent à leurs voisins civilisés ces idées, qui, dans la réalité, constituent tout ce que l’on pourrait en eux qualifier de croyance en des êtres d’un ordre supérieur. Les Pajas, au surplus, ne jouissent pas parmi les Indiens d’une grande considération, et il n’est pas rare de voir des parens se venger sur le malheureux médecin quand une cure ou une conjuration ne lui réussit pas et que le patient succombe. On consulte aussi les auteurs de ces conjurations sur le succès d’une chasse, d’une opération guerrière, sur le choix d’un lieu pour y séjourner, sur le nombre des ennemis et sur le but qu’ils se proposent. Pour répondre à ces questions, les Pajas citent les esprits de leurs ennemis, et ceux-ci apparaissent et s’évanouissent sans être vus que de l’auteur de la conjuration ; leur voix alors fait entendre différens sons, elle imite parfois le cri des animaux : caché derrière un buisson, le Paja les interroge à haute voix, et reçoit leur réponse.
L’enterrement des morts donne lieu quelquefois à une sorte de cérémonie funèbre. Un chef prononce quelques paroles, et les femmes jettent des cris lamentables. Dans quelques tribus les morts sont enterrés assis, et l’on met des armes dans leur tombe.
Nous avons exposé aux yeux de nos lecteurs les rapports domestiques et de famille des Brésiliens, leurs mœurs, les besoins de leur existence et leurs usages : il nous reste encore à jeter un coup d’œil rapide sur leurs relations civiles et politiques, si toutefois elles méritent d’être qualifiées ainsi. La seule espèce de lien politique que l’on trouve chez les Indiens sauvages, est celui qui existe entre les diverses hordes et leurs chefs, que les Portugais appellent Capitaos. Il n’y a néanmoins, pour déterminer l’autorité de ces chefs, aucune espèce de loi ni d’usage : il n’est pas plus possible de rien dire de précis sur le mode et les conditions de leur nomination. Le plus souvent, il est vrai, ou même toujours, elle a lieu par voie d’élection ; du moins l’on n’a pas jusqu’à présent découvert la moindre chose qui pût faire penser que cette dignité est héréditaire. Toutefois l’élection se fait sans aucune espèce de solennité ni même d’ordre. On dirait, au contraire, que par un consentement tacite on regarde comme chef de la troupe le plus audacieux, le plus rusé et le plus fort. Au surplus, sa place ne lui rapporte absolument aucune espèce d’avantage ; on ne lui paie aucun tribut, et toute son autorité consiste dans ce genre d’influence qu’obtient partout sur les autres le plus fort, le plus sage, le plus habile à manier l’arc, à la chasse et à la guerre. C’est lui qui fait les dispositions nécessaires aux chasses, aux attaques et aux défenses entreprises en commun : il fixe le moment de quitter le lieu où l’on campait, et détermine celui vers lequel se dirigera la horde, soit pour y trouver sa nourriture, soit pour échapper à l’agression de l’ennemi.
Le gouvernement du Brésil fait, comme antérieurement celui de Portugal, consister sa politique à l’égard des sauvages à se procurer quelque influence sur le choix des Capitaos, et à le faire tomber sur des Indiens chez lesquels on remarque un germe de civilisation, ou qui du moins montrent moins d’aversion et de méfiance envers les blancs. Afin d’atteindre ce but, on cherche, le plus souvent, à engager quelques Indiens à se rendre dans les grandes villes ; on les y traite bien, et on les renvoie avec des présens et le titre de Capitaos. Il ne faut pas croire cependant que les Indiens confirment formellement un chef nommé de la sorte ; la horde peut, selon qu’il lui plaît, le reconnaître ou ne le reconnaître pas : cependant il arrive naturellement que le contact des sauvages avec les blancs leur apprend quels sont les avantages qui résultent pour eux d’avoir un chef reconnu par ceux-ci, qui soit avec eux en relations d’amitié, et qui puisse, en cas de besoin, procurer à ses compatriotes leur protection ou des vivres. Nul doute que, si ce système était suivi avec plus de constance, il ne contribuât beaucoup à déterminer les Indiens à se réunir librement en aldéas.
Il est encore plus difficile d’indiquer avec précision quel est le lien qui réunit diverses hordes, et quelle est leur composition, qu’il ne l’est de déterminer l’autorité exercée par le Capitao. Ces hordes sont au surplus la seule espèce de réunion connue des Indiens : celles qui appartiennent à une même nation ne sont obligées par aucune espèce de devoir à prendre part à une action commune. Toutefois nous trouvons dans l’histoire primitive de ces peuples des exemples de mouvemens généraux, qui permettent de conclure qu’il existait un degré de civilisation plus élevé, telles sont les migrations des Aymores vers la côte, et celles des Tupinambas de la côte vers l’intérieur.
Déjà nous avons fait remarquer qu’avant la découverte les hordes étaient plus nombreuses, que leurs demeures étaient plus fixes, et que par cela même la puissance et la considération des chefs étaient plus étendues et mieux déterminées. Si, sur ce point, l’état actuel des Indiens ne nous présente que les débris de leur ancien ordre social, on en peut dire autant à l’égard de leurs usages religieux et de leurs prêtres. Il n’est pas douteux qu’au temps de la découverte les prêtres ou magiciens n’aient exercé une grande influence sur les tribus indiennes, qu’ils n’aient formé une sorte de corporation, dans laquelle on n’était reçu qu’après de nombreuses et dures épreuves. On redoutait les malédictions des prêtres, on recherchait leurs bénédictions. Au milieu d’une multitude de cérémonies, les guerriers se faisaient inspirer le courage par eux. Les magiciens et les médecins actuels des Indiens ne sont, à ce qu’il paraît, que les misérables successeurs de cette caste ; ils semblent avoir partagé le sort de la maraca, qui jadis était le signe révéré de leur puissance, et qui s’est conservée à la postérité, sans qu’on y attache d’idée précise ; car on s’en sert aujourd’hui dans les danses et dans les fêtes comme d’un instrument de musique, et cependant on l’emploie aussi dans les conjurations et dans les cures comme un appareil magique.
Les différentes tribus n’ont pour l’ordinaire entre elles que des rapports d’inimitié. Toutefois on peut facilement distinguer les hostilités nées d’une offense quelconque de tribu à tribu, de celles qui se sont perpétuées depuis plusieurs siècles. Les premières peuvent avoir lieu entre deux hordes de différentes tribus pour une pièce de gibier ou pour d’autres sujets de ce genre, sans que pour cela les hordes plus éloignées de ces mêmes tribus en aient connaissance ou y prennent part : souvent elles s’apaisent au bout d’un temps fort court.
L’autre espèce de guerre est de telle nature que chaque individu de la tribu considère chacun de ceux de l’autre tribu comme son ennemi né, comme la proie qui lui est destinée. Sans autre cause, il le poursuit et le tue partout où il le trouve. C’est là ce qui arrive entre les Patachos et les Botocudos. Les membres d’une même horde ou de plusieurs se réunissent pour les grandes entreprises : toutefois on voit plus rarement s’assembler ceux de plusieurs hordes. Le signal de la réunion est donné au son d’une corne de bœuf ou d’un autre instrument semblable, soit lorsqu’il est question de repousser une attaque dont on est menacé, soit lorsqu’il faut marcher pour aller soi-même à la recherche de l’ennemi.
Des deux côtés l’attaque se fait avec des cris terribles, ou plutôt avec des hurlemens. Tout leur art militaire consiste à se mettre autant qu’on le peut à l’abri des traits des ennemis derrière des arbres ou des rochers, et à lancer sur eux ses propres flèches avec le plus grand succès possible. Rarement on en vient aux mains ; les sauvages n’ont pour ce genre de combat d’autres armes que leurs pieds, leurs mains et leurs dents, dont ils se servent dans l’occasion chacun selon ses forces individuelles. Quand l’un des partis a perdu quelques hommes, il cherche son salut dans la fuite. Il paraît que l’on fait rarement des prisonniers, et dans le cas même où les Indiens parviennent à surprendre les cabanes de leurs ennemis, tout est massacré sans distinction d’âge ni de sexe. Quoique plusieurs voyageurs l’aient nié, il est hors de doute que les Indiens mangent parfois la chair de leurs ennemis : cet usage, cependant, n’est pas commun à toutes les tribus, et même chez celles qui le pratiquent, par exemple chez les Botocudos, les faits sont trop rares pour qu’on puisse leur donner le titre d’anthropophages dans l’acception ordinaire de ce mot : ils ne regardent pas la chair de leurs ennemis comme un aliment ; c’est par haine et dans l’ivresse de la victoire qu’ils les dévorent. Ainsi que nous l’avons déjà dit plus haut, les Brésiliens prennent quelquefois les membres de leurs ennemis pour but lorsqu’ils s’excercent au tir. Il y a dans la collection de Blumenbach à Gœttingen un crâne de ce pays, qui est bizarrement orné de plumes ; mais nous ne connaissons dans les usages des Indiens rien qui puisse expliquer cette parure.
On voit bien, d’après tout ce qui a été dit jusqu’à présent, qu’il n’y a absolument aucun traité pour fixer les rapports des tribus d’indiens sauvages avec les Portugais, ou maintenant avec le gouvernement du Brésil. Tant qu’aucun de ces peuples n’aura de chef commun ni de centre de réunion, il ne faut pas y penser, et il serait tout-à-fait inutile de négocier avec des chefs isolés, personne parmi eux n’ayant ni le désir ni le pouvoir d’observer les conventions : d’ailleurs ces diverses troupes sont trop petites pour que leur amitié puisse être de quelque importance. La paix existe aujourd’hui il est vrai, entre les colons et la plupart des tribus indiennes ; mais à chaque instant un hasard peut venir la troubler. Dans les derniers temps les hostilités contre les Botocudos furent les plus longues et les plus opiniâtres ; elles durent encore sur quelques points. Ce qui démontre combien il y a peu d’unité entre ces peuples, c’est que les Botocudos du Rio doce sont en guerre avec les colons, tandis que ceux du Rio de Belmonte vivent avec eux sur un pied d’amitié. Les Puris ont aussi commis des hostilités dans ces derniers temps. Du reste, ils n’ont pas, à proprement parler, de dessein ni de vues politiques ; il n’y a parmi eux qu’un petit nombre d’hommes qui savent comme une chose vague et générale que leurs adversaires forment un tout, un état sous un chef commun. Ils surprennent des plantations isolées, soit pour les piller, soit pour venger quelque offense. Dans ces occasions ils tuent, sans distinction, tous ceux qui leur tombent sous la main, et détruisent tout ce qu’ils ne consomment ou n’emportent pas. Il semble, au surplus, qu’ils attachent peu de prix au mobilier des colons : si l’on en excepte les haches et les couteaux, on ne trouve chez eux rien qui puisse être considéré comme provenant du butin fait dans ces pillages.
Pour toute mesure de sûreté contre ces attaques, le gouvernement se borne à placer dans les pays les plus exposés, et dans les lieux où la route traverse des forêts, ce qu’on appelle des Quartales ou Presidios ; ce sont des postes de quelques soldats commandés par un sous-officier ou par un porte-drapeau. Le plus souvent ces postes sont logés dans de misérables huttes ; leurs fusils sont en très-mauvais état : le gibao de armas est leur principale défense : c’est une camisole de cuir, rembourrée de laine, qui descend jusqu’aux genoux, qui couvre le corps, le cou, les cuisses et le haut des bras, et met ces parties à l’abri des traits des Indiens. Chaque poste possède un ou plusieurs de ces gibaos. Quelquefois ces soldats ont avec eux des Indiens civilisés, et les gros chiens ne leur manquent jamais. On met ordinairement plusieurs de ces postes sous l’autorité d’un capitaine ou d’un colonel. Quand les Indiens ont commis des hostilités sur quelque point, ou bien, comme cela arrive parfois, quand ils ont surpris un poste, on fait, pour les punir et les effrayer, ce que l’on appelle un entrada. On réunit quelques postes ; le capitaine du district se met à leur tête ; on recherche les Indiens, et on les attaque partout où on les trouve ; on aime surtout à les surprendre dans leurs campemens, et quand on est parvenu à les découvrir, on les cerne la nuit, et au point du jour on fait feu de toutes parts sur les Indiens endormis. Quand on le peut, on tire tout droit dans les cabanes remplies d’Indiens, de femmes et d’enfans plongés dans le sommeil. Surpris de la sorte, les sauvages s’échappent et tâchent de se sauver par la fuite. En règle générale, le soldat massacre tout ce qui tombe en son pouvoir ; rarement il épargne les femmes et les enfans, et cela seulement quand toute résistance a cessé : souvent cette résistance est fort opiniâtre. Les Indiens sont avertis quelquefois de l’approche des soldats par leurs chiens ou par leurs cochons, et alors tout s’enfuit, femmes, enfans et les hommes eux-mêmes.
Il arrive aussi dans ces entradas que les soldats sont surpris par les sauvages ; car ils savent habilement poser des embûches dans les lieux favorables, et ils éclaircissent le bois jusqu’à une certaine distance, afin de pouvoir lancer leurs traits plus sûrement, sans cependant qu’on puisse les voir. Alors les soldats qui n’ont point de vêtemens cuirassés se trouvent dans une position d’autant plus fâcheuse que la plupart du temps leurs fusils ne valent rien. En général, ces sauvages ne sont pas des ennemis que l’on doive mépriser, et c’est un bonheur pour les colons qu’ils se réunissent rarement en grand nombre. Toutes les fois qu’ils l’ont fait, les presidios ont été d’un mince secours, forcés qu’ils étaient à se retirer dans les grandes villes avec les colons qu’ils devaient protéger, et à abandonner les plantations aux sauvages.
Lors même qu’on ne se ferait des forêts primitives du Brésil qu’une idée imparfaite, on se convaincrait qu’il ne faut pas même penser à soumettre ces peuples par la force, aucun corps, tant soit peu nombreux, ne pouvant seulement rester quelques jours dans ces forêts, et l’usage de l’artillerie et de la cavalerie étant de toute impossibilité. Les armes à feu ne donnent elles-mêmes aux soldats que peu d’avantage sur les sauvages, parce que dans les forêts il est rare que le coup puisse être ajusté d’assez loin pour que le trait n’ait pas autant d’effet que la balle, sans parler de ce que l’humidité fait souvent rater les fusils, tandis qu’elle permet aux sauvages l’usage de leur arc. Quel que fût d’ailleurs le résultat d’une pareille guerre, la perte des colons serait incalculable, tandis que les sauvages n’ont rien à perdre.
Toutes ces choses ne permettent pas de douter que les tribus indiennes sauvages ne puissent, surtout dans le cas où elles se réuniraient, devenir funestes aux établissemens européens, et l’on a d’autant plus de sujet de s’étonner que le gouvernement portugais ait donné si peu d’attention à ce danger, négligeant le seul moyen qui pouvait non-seulement l’écarter, mais encore le changer en une source de prospérité publique : ce moyen ne peut exister que dans une civilisation des Indiens, opérée sagement et successivement ; il conviendrait de les arracher peu à peu à la vie errante des chasseurs, et de les accoutumer à des demeures fixes et à l’agriculture. Le gouvernement portugais a fait, il est vrai, depuis le milieu du dix-septième siècle, plusieurs lois et plusieurs réglemens pour parvenir à ce but, et ces lois font honneur, sans doute, à ses bonnes intentions ; mais elles ont été conçues en grande partie sans connaissance de cause, et pour la plupart elles n’ont pas été exécutées. L’état des Indiens qu’on dit civilisés (Indios mansos), aussi bien que les rapports dictés par l’impartialité et rédigés par des hommes au fait de ce sujet, démontrent jusqu’à l’évidence que jusqu’à présent il a été fait peu de chose, ou même rien du tout, pour remplir les intentions bienfaisantes du gouvernement. Conformément aux lois existantes, et sur l’ordre de ce gouvernement, qui a pour cet objet dépensé des sommes considérables, plusieurs hordes d’Indiens de toutes les tribus, et même des tribus entières, se sont déterminées à accepter des présens, et se sont laissées entraîner par des promesses à abandonner les bois et à se réunir en aldéas sur des terres que le gouvernement leur assignait ; et afin de pourvoir, par tous les moyens possibles, au bien-être physique et moral de ces sauvages, on mettait toujours à leur tête un directeur et un ecclésiastique. Ce n’est point ici le lieu d’indiquer avec plus de détails quelle fut la destinée de la plupart de ces établissemens. Toujours est-il certain que les directeurs et les ecclésiastiques détournaient souvent les sommes qui leur étaient confiées, et que par-là les Indiens se virent successivement amenés à un état qui ne différait que peu ou point de l’esclavage, ces directeurs et ces ecclésiastiques les faisant travailler pour eux-mêmes et les traitant avec une grande dureté. Il ne faut pas nous étonner que dans ces circonstances on n’ait rien fait pour l’instruction religieuse des Indiens, qu’on n’ait même rien pu faire, et qu’ils se soient enfuis dans leurs forêts dès qu’ils en ont trouvé l’occasion. Ajoutez à cela que les colons avec lesquels ils sont en relation ne sont pas seulement des hommes grossiers, mais que très-souvent ce sont de véritables criminels, qui cherchent à se soustraire à l’empire des lois dans les contrées de la colonie les plus éloignées ; aussi ces colons, loin de favoriser les vues du gouvernement, rendent les sauvages toujours plus hostiles et toujours plus défians, tant par leurs tromperies que par les mauvais traitemens qu’ils leur font essuyer. Pour ce qu’il a fait en faveur de la civilisation des Indiens, le colonel Marlier mérite une mention honorable : il a fondé plusieurs aldéas de Coroados, de Coropos et de Puris dans la province de Minas-Geraes ; et ces aldéas promettent de prospérer beaucoup plus que la plupart des autres. L’essai de joindre aux établissemens d’Indiens sauvages quelques Indiens déjà civilisés, soit de la même tribu, soit de tribus alliées, paraît avoir produit un très-bon effet. Jusqu’à présent néanmoins ces Indios mansos semblent différer très-peu des Indiens sauvages : ils portent, du moins dans les occasions solennelles, de larges pantalons et des camisoles ; quelquefois ils ont des chapeaux de paille. Les femmes ont des robes d’indienne de couleurs bigarrées. Les cabanes sont un peu plus grandes et mieux construites ; au lieu de haches de pierre, ils en ont de fer ; ils cultivent un peu de maïs, de bananes, de citrouilles et autres choses semblables. Quand leurs provisions et leurs moissons se trouvent consommées, ils vont à la chasse dans les forêts, et n’en reviennent bien souvent qu’après plusieurs semaines. Alors ils en rapportent de la cire, des racines d’ipécacuanha et quelques espèces de gomme, qu’ils vendent aux colons ou à ceux qui font le commerce de ces objets ; mais c’est pour eux, surtout quand ils ne peuvent résister à leur penchant pour les liqueurs spiritueuses, une occasion d’être horriblement trompés ou maltraités. Souvent il en arrive autant à ceux qui louent leurs services aux colons et à leurs journaliers.
Outre le directeur européen, chaque aldéa a son capitao, dont la considération dépend beaucoup de ce directeur. Il y a beaucoup d’aldéas dans lesquels les Indiens n’ont point encore tout-à-fait oublié leurs inimitiés de tribus, et l’on commet çà et là des hostilités envers des tribus sauvages voisines. Tous les Indios mansos sont baptisés ; mais il est facile d’imaginer que c’est à cela que se borne tout leur christianisme. Ils viennent à la messe quand ils savent qu’après cela ils auront à boire et à manger, et ils regardent cette affaire comme un travail dont ils s’acquitteraient au profit des blancs. Leurs mœurs et leurs usages ne sont pas fort différens de ceux de leurs frères des tribus sauvages, surtout là où ils n’ont eux-mêmes abandonné que depuis peu de temps la vie sauvage. La civilisation, à ce premier degré, ne parait pas exercer une influence favorable sur leur caractère : loin de perdre cette sombre férocité de leur premier état, la contrainte qu’ils s’imposent les rend encore plus chagrins, encore moins sociables, et leur haine contre les blancs se manifeste dans toutes les occasions où ils croient pouvoir la laisser agir sans danger d’être punis. Les mauvais traitemens qu’ils ont si souvent éprouvés et auxquels ils sont encore exposés, ont fait sur eux une impression trop profonde pour être effacés par les bienfaits isolés de quelques individus. Leurs véritables sentimens envers les blancs se montrent surtout quand ils sont échauffés par quelque boisson spiritueuse ; ils profèrent de violentes imprécations, même contre ceux qui ne leur ont fait que du bien. Pour citer un exemple connu, nous dirons que le colonel Marlier lui-même en a été l’objet un jour qu’il donnait une fête aux Indiens d’un aldéa fondé par lui. En vain on leur prodigue les soins les plus empressés dans leurs maladies, en vain, quand ils sont dans le dénuement, on leur fournit des alimens et des boissons, ils vous quittent sans la moindre marque de reconnaissance. Les Indiens paraissent sous un jour plus favorable dans le voisinage des grandes villes, où déjà depuis plusieurs générations ils ont abandonné leur état sauvage, où ils se sont en grande partie mêlés à d’autres races, où, enfin, ils diffèrent peu des classes inférieures du reste de la population. Toutefois le mélange du sang américain avec celui des blancs est rare ; les Indiennes ont peu d’attraits, et jamais une femme blanche ne songerait à s’unir à un Indien. Il paraît que dans les premiers temps de la découverte et de la conquête les Européens s’adressaient plus souvent aux Américaines, tant parce qu’ils n’avaient ni femmes blanches ni Négresses, qu’à raison de ce qu’alors peut-être les Indiennes étaient plus attrayantes. Il est fort ordinaire de voir des descendans de Nègres et d’Indiennes ; car celles-ci préfèrent de beaucoup les Nègres aux hommes de leur race : les Indiens, au contraire, méprisent les Nègres, et croiraient se déshonorer s’ils entretenaient des relations avec une Négresse.