Voyage en Espagne (Théophile Gautier)/XII
XII
Les voleurs et les cosarios de l’Andalousie. ― Alhama. ― Malaga. ― Les étudiants en tournée. ― Une course de taureaux. ― Montès. ― Le théâtre.
Une nouvelle bien faite pour mettre en rumeur toute une ville espagnole s’était répandue tout à coup dans Grenade, à la grande joie des aficionados. Le cirque neuf de Malaga était enfin terminé, après avoir coûté cinq millions de réaux à l’entrepreneur. Pour l’inaugurer solennellement par des exploits dignes des belles époques de l’art, le grand Montès de Chiclana avait été engagé avec son quadrille, et devait tenir la place trois jours consécutifs ; Montès, la première épée d’Espagne, le brillant successeur de Romero et de Pepe Illo. Nous avions déjà assisté à plusieurs courses de taureaux, mais nous n’avions pas eu le bonheur de voir Montès, que ses opinions politiques empêchaient de paraître dans la place de Madrid ; et quitter l’Espagne sans avoir vu Montès, c’est quelque chose d’aussi sauvage et d’aussi barbare que de s’en aller de Paris sans avoir entendu mademoiselle Rachel. Bien que par le tracé de notre itinéraire nous dussions nous rendre à Cordoue, nous ne pûmes résister à cette tentation, et nous résolûmes de pousser une pointe sur Malaga, malgré la difficulté de la route et le peu de temps qui nous restait pour la faire.
Il n’y a pas de diligence de Grenade à Malaga, les seuls moyens de transport sont les galeras ou les mules : nous choisîmes les mules comme plus sûres et plus promptes, car nous devions prendre les chemins de traverse dans les Alpujarras, afin d’arriver le matin même de la course.
Nos amis de Grenade nous indiquèrent un cosario (conducteur de convoi), nommé Lanza, gaillard de belle mine, fort honnête homme et très intime avec les bandits. Cela semblerait en France une médiocre recommandation, mais il n’en est pas de même au-delà des monts. Les muletiers et les conducteurs de galeras connaissent les voleurs, passent des marchés avec eux, et moyennant une redevance de tant par tête de voyageur ou par convoi, selon les conditions, ils obtiennent le passage libre, et ne sont pas arrêtés. Ces arrangements sont tenus de part et d’autre avec une scrupuleuse probité, si un tel mot n’est pas trop dépaysé dans de pareilles transactions. Quand le chef de la troupe qui tient le chemin se retire à indulto[1], ou pour un motif quelconque cède à un autre son fonds et sa clientèle, il a soin de présenter officiellement à son successeur les cosarios qui lui payent la contribution noire, afin qu’ils ne soient pas molestés par mégarde ; de cette façon, les voyageurs sont sûrs de n’être pas dépouillés, et les voleurs évitent les risques d’une attaque et d’une lutte souvent périlleuse. Tout le monde y trouve son compte.
Une nuit, entre Alhama et Velez, notre cosario s’était assoupi sur le cou de la mule, en queue de la file, quand tout à coup des cris aigus le réveillent ; il voit briller des trabucos sur le bord de la route. Plus de doute, le convoi était attaqué. Surpris au dernier point, il se jette à bas de sa monture, relève de la main les gueules des tromblons, et se nomme. « Ah ! pardon, señor Lanza, disent les brigands, tout confus de leur méprise, nous ne vous avions pas reconnu ; nous sommes des gens honnêtes, incapables d’une pareille indélicatesse, nous avons trop d’honneur pour vous prendre seulement un cigare. »
Si l’on n’est pas un homme connu sur la route, il faut traîner après soi des escortes nombreuses armées jusqu’aux dents, qui coûtent fort cher et offrent moins de certitude, car habituellement, les escopeteros sont des voleurs à la retraite.
Il est d’usage en Andalousie, lorsqu’on voyage à cheval, et que l’on va aux courses, de revêtir le costume national. Aussi notre petite caravane était-elle assez pittoresque, et faisait-elle fort bonne figure en sortant de Grenade. Saisissant avec joie cette occasion de me travestir en dehors du carnaval, et de quitter pour quelque temps l’affreuse défroque française, j’avais revêtu mon habit de majo : chapeau pointu, veste brodée, gilet de velours à boutons de filigrane, ceinture de soie rouge, culotte de tricot, guêtres ouvertes au mollet. Mon compagnon de route portait son costume de velours vert et de cuir de Cordoue. D’autres avaient la montera, la veste et la culotte noire ornées d’agréments de soie de même couleur, avec la cravate et la ceinture jaunes. Lanza se faisait remarquer par le luxe de ses boutons d’argent faits de piécettes à la colonne soudées à un crochet, et les broderies en soie plate de sa seconde veste portée sur l’épaule comme le dolman des hussards.
La mule qu’on m’avait assignée pour monture était rasée à mi-corps, ce qui permettait d’étudier sa musculature aussi commodément que sur un écorché. La selle se composait de deux couvertures bariolées pliées en double pour atténuer autant que possible la saillie des vertèbres et la coupe en talus de l’épine dorsale. De chaque côté de ses flancs pendaient, en façon d’étriers, deux espèces d’auges de bois assez semblables à des ratières. Le harnais de tête était si chargé de pompons, de houppes et de fanfreluches, qu’à peine pouvait-on démêler à travers leurs mèches éparses le fil revêche et rechigné du quinteux animal.
C’est en voyage que les Espagnols reprennent leur antique originalité, et se dépouillent de toute imitation étrangère ; le caractère national reparaît tout entier dans ces convois à travers les montagnes qui ne doivent pas différer beaucoup des caravanes dans le désert. L’âpreté des routes à peine tracées, la sauvagerie grandiose des sites, le costume pittoresque des arrieros, les harnais bizarres des mules, des chevaux et des ânes marchant par files, tout cela vous transporte à mille lieues de la civilisation. Le voyage devient alors une chose réelle, une action à laquelle vous participez. Dans une diligence, l’on n’est plus un homme, l’on n’est qu’un objet inerte, un ballot ; vous ne différez pas beaucoup de votre malle. On vous jette d’un endroit à un autre, voilà tout. Autant vaut rester chez soi. Ce qui constitue le plaisir du voyageur, c’est l’obstacle, la fatigue, le péril même. Quel agrément peut avoir une excursion où l’on est toujours sûr d’arriver, de trouver des chevaux prêts, un lit moelleux, un excellent souper et toutes les aisances dont on peut jouir chez soi ? Un des grands malheurs de la vie moderne, c’est le manque d’imprévu, l’absence d’aventures. Tout est si bien réglé, si bien engrené, si bien étiqueté, que le hasard n’est plus possible ; encore un siècle de perfectionnement, et chacun pourra prévoir, à partir du jour de sa naissance, ce qui lui arrivera jusqu’au jour de sa mort. La volonté humaine sera complètement annihilée. Plus de crimes, plus de vertus, plus de physionomies, plus d’originalités. Il deviendra impossible de distinguer un Russe d’un Espagnol, un Anglais d’un Chinois, un Français d’un Américain. L’on ne pourra plus même se reconnaître entre soi, car tout le monde sera pareil. Alors un immense ennui s’emparera de l’univers, et le suicide décimera la population du globe, car le principal mobile de la vie sera éteint : la curiosité.
Un voyage en Espagne est encore une entreprise périlleuse et romanesque ; il faut payer de sa personne, avoir du courage, de la patience et de la force ; l’on risque sa peau à chaque pas ; les privations de tous genres, l’absence des choses les plus indispensables à la vie, le danger de routes vraiment impraticables pour tout autre que des muletiers andalous, une chaleur infernale, un soleil à fendre le crâne, sont les moindres inconvénients ; vous avez en outre les factieux, les voleurs et les hôteliers, gens de sac et de corde, dont la probité se règle sur le nombre de carabines que vous portez avec vous. Le péril vous entoure, vous suit, vous devance ; vous n’entendez chuchoter autour de vous que des histoires terribles et mystérieuses. Hier, les bandits ont soupé dans cette posada. Une caravane a été enlevée et conduite dans la montagne par les brigands pour en tirer rançon. Pallilos est en embuscade à tel endroit où vous devez passer ! Sans doute, il y a dans tout cela beaucoup d’exagération ; cependant, si incrédule qu’on soit, il faut bien en croire quelque chose, lorsque l’on voit à chaque angle de la route des croix de bois chargées d’inscriptions de ce genre : Aquí mataron á un hombre. ― Aquí murió de manpairada…
Nous étions partis de Grenade le soir, et nous devions marcher toute la nuit. La lune ne tarda pas à se lever et à glacer d’argent les escarpements exposés à ses rayons. Les ombres des rochers s’allongeaient et se découpaient bizarrement sur la route que nous suivions, et produisaient des effets d’optique singuliers. Nous entendions tinter dans le lointain, comme des notes d’harmonica, les sonnettes des ânes partis en avant avec nos bagages, ou quelque mozo de mulas chanter des couplets d’amour avec ce son guttural et ces portements de voix toujours si poétiques, la nuit, dans les montagnes. C’était charmant, et l’on nous saura gré de rapporter ici deux stances probablement improvisées, qui nous sont restées gravées dans la mémoire par leur gracieuse bizarrerie :
Son tus labios dos cortinas
De terciopelo carmesi ;
Entre cortina y cortina,
Niña, dime que sí.
Atame con un cabello
A los bancos de tu cama,
Aunque el cabello se rompa
Segura esta que me vaya.
Tes lèvres sont deux rideaux
De velours cramoisi ;
Entre rideau et rideau,
Petite, dis-moi oui.
Attache-moi avec un cheveu
Au bois de ton lit,
Et quand même le cheveu se romprait,
Sois sûre que je ne m’en irai pas.
Nous eûmes bientôt dépassé Cacin, où nous traversâmes à gué un joli torrent de quelques pouces de profondeur, dont les eaux claires papillotaient sur le sable comme des ventres d’ablettes, et se précipitaient comme une avalanche de paillettes d’argent sur le penchant rapide de la montagne.
À partir de Cacin la route devint horriblement mauvaise. Nos mules avaient des pierres jusqu’au ventre et des aigrettes d’étincelles à chaque pied. Nous montions, nous descendions, côtoyant les précipices, traçant des zigzags et des diagonales, car nous étions dans les Alpujarras, inaccessibles solitudes, chaînes escarpées et farouches, d’où les Mores, à ce que l’on dit, ne purent jamais être complétement expulsés et où vivent, cachés à tous les yeux, quelques milliers de leurs descendants.
À un tournant de la route, nous eûmes un instant de belle frayeur. Nous aperçûmes, à la faveur du clair de lune, sept grands gaillards drapés dans de longs manteaux, le chapeau pointu sur la tête, le trabuco sur l’épaule, qui se tenaient immobiles au milieu du chemin. L’aventure poursuivie depuis si longtemps se produisait avec tout le romantisme possible. Malheureusement, les bandits nous saluèrent fort poliment d’un respectueux : Vayan ustedes con Dios. Ils étaient précisément le contraire de voleurs, étant miquelets, c’est-à-dire gendarmes. Ô déception amère pour deux jeunes voyageurs enthousiastes qui auraient volontiers payé une aventure au prix de leurs bagages !
Nous devions coucher dans une petite ville nommée Alhama, perchée comme un nid d’aigle sur le sommet d’un rocher à pic. Rien n’est pittoresque comme les angles brusques qu’est obligée de faire, pour se plier aux anfractuosités du terrain, la route qui conduit à cette aire de faucons. Nous y arrivâmes vers deux heures du matin, altérés, affamés, moulus de fatigue. La soif fut éteinte au moyen de trois ou quatre jarres d’eau, la faim apaisée par une omelette aux tomates, où il n’y avait pas trop de plumes pour une omelette espagnole. Un matelas passablement pierreux et ressemblant à un sac de noix fut étendu à terre et se chargea de nous faire reposer. Au bout de deux minutes, je dormis, imité religieusement par mon compagnon, de ce sommeil attribué au juste. Le jour nous surprit dans la même attitude, immobiles comme des lingots de plomb.
Je descendis à la cuisine pour implorer quelque nourriture, et, grâce à mon éloquence, j’obtins des côtelettes, un poulet frit à l’huile, la moitié d’une pastèque, et pour dessert des figues de Barbarie, dont l’hôtesse enlevait l’enveloppe épineuse avec une grande dextérité. La pastèque nous fit grand bien ; cette pulpe rose dans cette écorce verte a quelque chose de frais et de désaltérant qui fait plaisir à voir. À peine y a-t-on mordu qu’on est inondé jusqu’au coude d’une eau légèrement sucrée d’un goût très-agréable, et qui n’a aucun rapport avec le jus de nos cantaloups. Nous avions besoin de ces tranches rafraîchissantes pour modérer l’ardeur des piments et des épices dont sont relevés tous les mets espagnols. Incendiés au dedans, rôtis au dehors, telle était notre situation : il faisait une chaleur atroce. Étendus sur le carreau de briques de notre chambre, nous y dessinions notre empreinte en plaque de sueur ; le seul moyen de se procurer relativement un peu de fraîcheur, c’est de boucher toutes les portes, toutes les fenêtres, et de se tenir dans l’obscurité la plus complète.
Cependant, malgré cette température torride, je jetai bravement ma veste sur le coin de mon épaule, et j’allai faire un tour dans les rues d’Alhama. Le ciel était blanc comme du métal en fusion ; les cailloux du pavé luisaient comme s’ils eussent été cirés et frottés ; les murailles blanchies à la chaux avaient des scintillements micacés ; une lumière impitoyable, aveuglante, pénétrait jusque dans les moindres recoins. Les volets et les portes craquaient de sécheresse ; la terre haletante se fendillait, les branches de vigne se tordaient comme du bois vert dans la flamme. Ajoutez à cela la réverbération des roches voisines, espèce de miroirs ardents qui renvoyaient les rayons du soleil plus brûlants encore. Pour comble de torture, j’avais des souliers à semelles minces à travers lesquelles le pavé me grillait la plante des pieds. Pas un souffle d’air, pas une haleine de vent à faire remuer un duvet. On ne saurait rien imaginer de plus morne, de plus triste et de plus sauvage.
En errant au hasard par ces rues solitaires, aux murailles couleur de craies percées de quelques rares fenêtres bouchées par des volets de bois et d’un aspect tout à fait africain, j’arrivai sans rencontrer, je ne dirai pas une âme, mais seulement un corps sur la place de la ville, qui est d’une grande bizarrerie pittoresque. Un aqueduc l’enjambe de ses arcades de pierres. Un plateau, taillé sur le sommet de la montagne, en forme le sol, qui n’a d’autre pavé que le roc lui-même, ciselé de rainures pour empêcher le pied de glisser. Tout un côté est à pic et donne sur des abîmes au fond desquels on entrevoit dans des massifs d’arbres des moulins que fait tourner un torrent qui semble d’eau de savon à force d’écumer.
L’heure marquée pour le départ approchait, et je retournai à la posada mouillé par ma transpiration comme s’il eût plu à verse, mais satisfait d’avoir fait mon devoir de voyageur par une température à durcir les œufs.
La caravane se remit en marche par des chemins fort abominables, mais très-pittoresques, où les mules seules peuvent tenir pied : j’avais mis la bride sur le cou de ma bête, la jugeant plus capable de se conduire que moi, et m’en rapportant entièrement à elle pour franchir les mauvais pas. Plusieurs discussions assez vives que j’avais déjà soutenues avec elle pour la faire marcher à côté de la monture de mon camarade, m’avaient convaincu de l’inutilité de mes efforts. Le proverbe : Têtu comme une mule, est d’une véracité à laquelle je rends hommage. Piquez une mule de l’éperon, elle s’arrête ; frappez-la d’une houssine, elle se couche ; tirez-lui la bride, elle prend le galop : une mule dans la montagne est vraiment intraitable, elle sent son importance et en abuse. Souvent, au beau milieu de la route, elle s’arrête subitement, lève la tête en l’air, tend le cou, contracte ses babines de façon à laisser voir ses gencives et ses longues dents, et pousse des soupirs inarticulés, des sanglots convulsifs, des gloussements affreux, horribles à entendre, et qui ressemblent aux cris d’un enfant qu’on égorgerait. Vous l’assommeriez pendant ses exercices de vocalise sans la faire avancer d’un pas.
Nous marchions à travers un véritable Campo Santo. Les croix de meurtre devenaient d’une fréquence effrayante ; aux bons endroits, l’on en comptait quelquefois trois ou quatre dans un espace de moins de cent pas ; ce n’était plus une route, c’était un cimetière. Il faut avouer cependant que, si l’on avait en France l’habitude de perpétuer le souvenir des morts violentes par des croix, certaines rues de Paris n’auraient rien à envier à la route de Velez-Malaga. Plusieurs de ces monuments sinistres portent des dates déjà anciennes ; toujours est-il qu’ils tiennent l’imagination du voyageur en éveil, le rendent attentif aux moindres bruits, lui font avoir l’œil aux aguets et l’empêchent de s’ennuyer un seul instant ; à chaque coude de la route, l’on se dit, pour peu qu’il se présente une roche de forme suspecte, un bouquet d’arbres hasardeux : Il y a peut-être là un gredin caché qui me couche en joue et va faire de moi le prétexte d’une nouvelle croix pour l’édification des passants et des voyageurs futurs !
Les défilés franchis, les croix devinrent un peu plus rares ; nous cheminions à travers des sites de montagnes d’un aspect grandiose et sévère, coupées à leurs cimes par de grands archipels de vapeur, dans un pays entièrement désert, où l’on ne rencontrait d’autre habitation que la hutte de jonc d’un aguador ou d’un vendeur d’eau-de-vie. Cette eau-de-vie est incolore et se boit dans des verres allongés que l’on remplit d’eau, qu’elle blanchit comme pourrait le faire de l’eau de Cologne.
Le temps était lourd, orageux, d’une chaleur suffocante ; quelques larges gouttes, les seules qui fussent tombées depuis quatre mois de cet implacable ciel de lapis-lazuli, tachetaient le sable altéré et le faisait ressembler à une peau de panthère ; cependant, la pluie ne se décida pas, et la voûte céleste reprit son immuable sérénité. Le temps fut si constamment bleu pendant mon séjour en Espagne, que je retrouve sur mon carnet une note ainsi conçue : « Vu un nuage blanc, » comme une chose tout à fait digne de remarque. ― Nous autres, hommes du Nord, dont l’horizon encombré de brouillards offre un spectacle toujours varié de formes et de couleurs, où le vent bâtit avec les nuées des montagnes, des îles, des palais qu’il ruine sans cesse pour les reconstruire ailleurs, nous ne pouvons nous faire une idée de la profonde mélancolie qu’inspire cet azur uniforme comme l’éternité, et qu’on retrouve toujours suspendu au-dessus de sa tête. Dans un petit village que nous traversâmes, tout le monde était sorti sur les portes afin de jouir de la pluie, comme chez nous l’on rentre pour s’en garantir.
La nuit était venue sans crépuscule, presque subitement, comme elle arrive dans les pays chauds, et nous ne devions plus être fort loin de Velez-Malaga, lieu de notre couchée. Les montagnes s’adoucissaient en pentes moins abruptes, et mouraient en petites plaines caillouteuses traversées par des ruisseaux de quinze à vingt pas de large et d’un pied de profondeur, bordés de roseaux gigantesques. Les croix funèbres recommençaient à se montrer en plus grand nombre que jamais, et leur blancheur les faisait parfaitement distinguer dans la vapeur bleue de la nuit. Nous en comptâmes trois dans une distance de vingt pas. Aussi l’endroit est-il merveilleusement désert et propice aux guets-apens.
Il était onze heures quand nous entrâmes dans Velez-Malaga, dont les fenêtres flamboyaient joyeusement, et qui retentissait du bruit des chansons et des guitares. Les jeunes filles, assises sur les balcons, chantaient des couplets que les novios accompagnaient d’en bas ; à chaque stance éclataient des rires, des cris, des applaudissements à n’en plus finir. D’autres groupes dansaient au coin des rues la cachucha, le fandango, le jaleo. Les guitares bourdonnaient sourdement comme des abeilles, les castagnettes babillaient et claquaient du bec : tout était joie et musique. On dirait que la seule affaire sérieuse des Espagnols soit le plaisir ; ils s’y livrent avec une franchise, un abandon et un entrain admirables. Nul peuple n’a moins l’air d’être malheureux ; l’étranger a vraiment peine à croire, lorsqu’il traverse la Péninsule, à la gravité des événements politiques, et ne peut guère s’imaginer que ce soit là un pays désolé et ravagé par dix ans de guerre civile. Nos paysans sont loin de l’insouciance heureuse, de l’allure joviale et de l’élégance de costume des majos andalous. Comme instruction, ils leur sont fort inférieurs. Presque tous les paysans espagnols savent lire, ont la mémoire meublée de poésies qu’ils récitent ou chantent sans altérer la mesure, montent parfaitement à cheval, sont habiles au maniement du couteau et de la carabine. Il est vrai que l’admirable fertilité de la terre et la beauté du climat les dispensent de ce travail abrutissant qui, dans les contrées moins favorisées, réduit l’homme à l’état de bête de somme ou de machine, et lui enlève ces dons de Dieu, la force et la beauté.
Ce ne fut pas sans une satisfaction intime que j’attachai ma mule aux barreaux de la posada.
Notre souper fut des plus simples ; toutes les servantes et tous les garçons de l’hôtellerie étaient allés danser, et il fallut nous contenter d’un simple gaspacho. Le gaspacho mérite une description particulière, et nous allons en donner ici la recette, qui eût fait dresser les cheveux sur la tête de feu Brillat-Savarin. L’on verse de l’eau dans une soupière, à cette eau l’on ajoute un filet de vinaigre, des gousses d’ail, des oignons coupés en quatre, des tranches de concombre, quelques morceaux de piment, une poignée de sel, puis l’on taille du pain qu’on laisse tremper dans cet agréable mélange, et l’on sert froid. Chez nous, des chiens un peu bien élevés refuseraient de compromettre leur museau dans une pareille mixture. C’est le mets favori des Andalous, et les plus jolies femmes ne craignent pas d’avaler, le soir, de grandes écuelles de cet infernal potage. Le gaspacho passe pour très-rafraîchissant, opinion qui nous paraît un peu hasardée, et, si étrange qu’il paraisse la première fois qu’on en goûte, on finit par s’y habituer, et même par l’aimer. Par une compensation toute providentielle, nous eûmes, pour arroser ce maigre repas, une grande carafe pleine d’un excellent vin blanc de Malaga sec que nous vidâmes consciencieusement jusqu’à la dernière perle, et qui répara nos forces qu’avait épuisées une traite de neuf heures dans des chemins invraisemblables et par une température de four à plâtre.
À trois heures, le convoi se remit en marche ; le temps était couvert ; une brume chaude ouatait l’horizon, un air humide faisait pressentir le voisinage de la mer, qui ne tarda pas à dessiner sur le bord du ciel sa barre d’un bleu dur. Quelques flocons d’écume moutonnaient çà et là, et les vagues venaient mourir par grandes volutes régulières sur un sable fin comme la sciure de buis. De hautes falaises se dressaient à notre droite. Tantôt les rochers nous laissaient le passage libre, tantôt ils nous barraient le chemin, et nous les gravissions en les contournant. Le tracé direct n’est pas employé souvent dans les routes espagnoles ; les obstacles seraient si difficiles à faire disparaître, qu’il vaut mieux les tourner que les surmonter. La fameuse devise : Linea recta brevissima, serait ici de toute fausseté.
Le soleil en se levant dissipa les vapeurs comme une vaine fumée ; le ciel et la mer recommencèrent cette lutte d’azur où l’on ne peut dire lequel emporte l’avantage ; les falaises reprirent leurs teintes mordorées, gorge-de-pigeon, améthyste et topaze brûlée ; le sable se remit à poudroyer, et l’eau à papilloter sous l’intensité de la lumière. Bien loin, bien loin, presque à la ligne de l’horizon, cinq voiles de bateaux pêcheurs palpitaient au vent comme des ailes de colombe.
De distance en distance apparaissaient sur les pentes moins rapides de petites maisons blanches comme du sucre, avec des toits plats et une espèce de péristyle formé d’une treille soutenue à chaque extrémité par un pilier carré et au milieu par un pylône massif de tournure assez égyptienne. Les boutiques d’aguardiente se multipliaient, toujours en roseau, mais déjà plus coquettes, avec des comptoirs blanchis à la chaux et barbouillés de quelques raies rouges. La route, désormais d’un tracé certain, commençait à se border d’une ligne de cactus et d’aloès, interrompue çà et là par des jardins et des maisons devant lesquelles des femmes raccommodaient des filets, et jouaient des enfants tout nus qui criaient en nous voyant passer sur nos mules : Toro, toro ! L’on nous prenait, à cause de nos habits de majo, pour des maîtres de ganaderias ou pour des toreros du quadrille de Montès.
Les chariots traînés par des bœufs, les files d’ânes, se suivaient à intervalles plus rapprochés. Le mouvement qui a toujours lieu aux abords d’une grande ville se faisait déjà sentir. De tous côtés débouchaient des convois de mules portant des spectateurs pour l’ouverture du cirque ; nous en avions rencontré beaucoup dans la montagne, venant de trente ou quarante lieues à la ronde. Les aficionados sont, pour la véhémence et la furie, autant au-dessus des dilettanti qu’une course de taureaux est supérieure comme intérêt à une représentation d’opéra ; rien ne les arrête, ni la chaleur, ni la difficulté, ni le péril du voyage : pourvu qu’ils arrivent et qu’ils aient leurs places près de la barrera, à pouvoir frapper de la main la croupe du taureau, ils se croient amplement payés de leurs fatigues. Quel est l’auteur tragique ou comique qui peut se vanter d’exercer une attraction pareille ? Cela n’empêche pas des moralistes doucereux et sentimentaux de prétendre que le goût de ce barbare divertissement, comme ils l’appellent, diminue tous les jours en Espagne.
On ne peut rien imaginer de plus pittoresque et de plus étrange que les environs de Malaga. Il semble qu’on soit transporté en Afrique : la blancheur éclatante des maisons, le ton indigo foncé de la mer, l’intensité éblouissante du jour, tout vous fait illusion. De chaque côté de la chaussée se hérissent des aloès énormes, agitant leurs coutelas ; de gigantesques cactus aux palettes vert-de-grisées, aux tronçons difformes, se tordent hideusement comme des boas monstrueux, comme des échines de cachalots échoués ; çà et là un palmier s’élance comme une colonne épanouissant son chapiteau de feuillage à côté d’un arbre d’Europe tout surpris d’un pareil voisinage, et qui semble inquiet de voir ramper à ses pieds les formidables végétations africaines.
Une élégante tour blanche se dessina sur le bleu du ciel : c’était le phare de Malaga, nous étions arrivés. Il pouvait être à peu près huit heures du matin ; la ville était en pleine activité : les matelots allaient et venaient, chargeant et déchargeant les navires ancrés dans le port, avec une animation rare dans une ville espagnole ; les femmes, coiffées et drapées dans de grands châles écarlates qui encadraient merveilleusement leurs figures moresques, marchaient rapidement, traînant après elles quelque marmot tout nu ou en chemise. Les hommes, embossés dans leur cape ou la veste sur l’épaule, hâtaient le pas, et, chose curieuse, toute cette foule allait du même côté, c’est-à-dire vers la place des Taureaux. Mais ce qui me frappa le plus parmi cette cohue bariolée, ce fut la rencontre de six nègres galériens qui traînaient un chariot. Ils étaient d’une taille gigantesque, avec des faces monstrueuses si sauvages, si peu humaines, empreintes d’un tel cachet de bestialité féroce, que je restai saisi d’effroi à leur aspect comme devant un attelage de tigres. L’espèce de robe de toile qui leur servait de vêtement leur donnait l’air encore plus diabolique et plus fantastique. Je ne sais ce qui pouvait les avoir conduits aux galères, mais je les y aurais fait mettre pour le seul crime d’avoir de pareilles figures.
Nous nous arrêtâmes au Parador des Trois-Rois, maison relativement très-confortable, ombragée par une belle vigne dont les pampres enlaçaient les grilles du balcon, ornée d’une grande salle où l’hôtesse trônait derrière un comptoir surchargé de porcelaines, à peu près comme dans un café de Paris. Une très-jolie servante, charmant échantillon de la beauté des femmes de Malaga, célèbre en Espagne, nous conduisit à nos chambres, et nous fit éprouver un moment de vive anxiété en nous disant que toutes les places pour la course étaient prises, et que nous aurions beaucoup de peine à nous en procurer. Heureusement, notre cosario Lanza nous trouva deux asientos de preferencia (places marquées), du côté du soleil, il est vrai ; mais cela nous était bien égal : nous avions depuis longtemps fait le sacrifice de notre fraîcheur, et une couche de hâle de plus sur notre figure bistrée et jaunie ne nous importait guère. Les courses devaient durer trois jours consécutifs. Les billets du premier jour étaient cramoisis, ceux du second verts, ceux du troisième bleus, pour éviter toute confusion et empêcher les amateurs de se présenter deux fois avec la même carte.
Pendant notre déjeuner survint une troupe d’étudiants en tournée ; ils étaient quatre et ressemblaient plus à des modèles de Ribera ou de Murillo qu’à des élèves en théologie, tant ils étaient déguenillés, déchaux et malpropres. Ils chantaient des couplets bouffons en s’accompagnant du tambour de basque, du triangle et des castagnettes ; celui qui touchait le pandero était un virtuose dans son genre ; il faisait résonner la peau d’âne avec ses genoux, ses coudes, ses pieds, et, quand tous ces moyens de percussion ne lui suffisaient pas, il allongeait le disque orné de plaques de cuivre sur la tête de quelque muchacho ou de quelque vieille femme. L’un d’eux, l’orateur de la troupe, faisait la quête en débitant avec une extrême volubilité toute sorte de plaisanteries pour exciter les largesses de l’assemblée. « Un realito ! » criait-il en prenant les postures les plus suppliantes, « pour que je puisse finir mes études, devenir curé, et vivre sans rien faire ! » Quand il avait obtenu la petite pièce d’argent, il la plaquait contre son front à côté des autres déjà extorquées, absolument comme les almées qui, après la danse, couvrent leur visage en sueur des sequins et des piastres que leur ont jetés les osmanlis en extase.
La course était indiquée pour cinq heures, mais l’on nous conseilla de nous rendre au cirque vers une heure, parce que les couloirs ne tarderaient pas à s’encombrer de monde, et que nous ne pourrions pas parvenir à nos stalles, bien que marquées et réservées. Nous déjeunâmes donc à la hâte, et nous nous dirigeâmes vers la place des Taureaux, précédés de notre guide Antonio, garçon efflanqué et serré à outrance par une large ceinture rouge qui faisait ressortir encore sa maigreur, dont il attribuait plaisamment la cause à des chagrins d’amour.
Les rues regorgeaient d’une foule qui s’épaississait en approchant du cirque ; les aguadors, les débitants de cebada glacée, les marchands d’éventails et de parasols en papier, les vendeurs de cigares, les conducteurs de calesines, faisaient un vacarme effroyable ; une rumeur confuse planait sur la ville comme un brouillard de bruit.
Après d’assez longs détours dans les rues étroites et compliquées de Malaga, nous arrivâmes enfin à la bienheureuse place, qui n’a rien de remarquable à l’extérieur. Un détachement de soldats avait beaucoup de peine à contenir la foule qui voulait envahir le cirque ; quoiqu’il fût tout au plus une heure, les gradins étaient déjà garnis du haut jusqu’en bas, et ce ne fut qu’avec force coups de coude et force invectives échangées que nous parvînmes à nos stalles.
Le cirque de Malaga est d’une grandeur vraiment antique et peut contenir douze ou quinze mille spectateurs dans son vaste entonnoir, dont l’arène forme le fond, et dont l’acrotère s’élève à la hauteur d’une maison de cinq étages. Cela donne une idée de ce que pouvaient être les arènes romaines et de l’attrait de ces jeux terribles où des hommes luttaient corps à corps contre des bêtes féroces sous les yeux d’un peuple entier.
On ne saurait imaginer un coup d’œil plus étrange et plus splendide que celui que présentaient ces immenses gradins couverts d’une foule impatiente, et cherchant à tromper les heures de l’attente par toute sorte de bouffonneries et d’andaluzades de l’originalité la plus piquante. Les habits modernes étaient en fort petit nombre, et ceux qui les portaient étaient accueillis avec des rires, des huées et des sifflets ; aussi le spectacle y gagnait-il beaucoup : les couleurs vives des vestes et des ceintures, les draperies écarlates des femmes, les éventails bariolés de vert et de jonquille, ôtaient à la foule cet aspect lugubre et noir qu’elle a toujours chez nous, où les teintes sombres dominent.
Les femmes étaient en assez grand nombre, et j’en remarquai beaucoup de jolies. La Malagueña se distingue par la pâleur dorée de son teint uni, où la joue n’est pas plus colorée que le front, l’ovale allongé de son visage, le vif incarnat de sa bouche, la finesse de son nez et l’éclat de ses yeux arabes, qu’on pourrait croire teints de henné, tant les paupières en sont déliées et prolongées vers les tempes. Je ne sais si l’on doit attribuer cet effet aux plis sévères de la draperie rouge qui encadre leurs figures, elles ont un air sérieux et passionné qui sent tout à fait son Orient, et que ne possèdent pas les Madrilègnes, les Grenadines et les Sévillanes, plus mignonnes, plus gracieuses, plus coquettes, et toujours un peu préoccupées de l’effet qu’elles produisent. Je vis là d’admirables têtes, des types superbes dont les peintres de l’école espagnole n’ont pas assez profité, et qui offraient à un artiste de talent une série d’études précieuses et entièrement neuves. Dans nos idées, il semble étrange que des femmes puissent assister à un spectacle où la vie de l’homme est en péril à chaque instant, où le sang coule en larges mares, où de malheureux chevaux effondrés se prennent les pieds dans leurs entrailles ; on se les figurerait volontiers comme des mégères au regard hardi, au geste forcené, et l’on se tromperait fort : jamais plus doux visage de madone, paupières plus veloutées, sourires plus tendres, ne se sont inclinés sur un enfant Jésus. Les chances diverses de l’agonie du taureau sont suivies attentivement par de pâles et charmantes créatures dont un poëte élégiaque serait tout heureux de faire une Elvire. Le mérite des coups est discuté par des bouches si jolies, qu’on voudrait ne les entendre parler que d’amour. De ce qu’elles voient d’un œil sec des scènes de carnage qui feraient trouver mal nos sensibles Parisiennes, l’on aurait tort d’inférer qu’elles sont cruelles et manquent de tendresse d’âme : cela ne les empêche pas d’être bonnes, simples de cœur, et compatissantes aux malheureux ; mais l’habitude est tout, et le côté sanglant des courses, qui frappe le plus les étrangers, est ce qui occupe le moins les Espagnols, attentifs à la valeur des coups et à l’adresse déployée par les toreros, qui ne courent pas d’aussi grands risques que l’on pourrait se l’imaginer d’abord.
Il n’était encore que deux heures, et le soleil inondait d’un déluge de feu tout le côté des gradins sur lesquels nous étions assis. Comme nous portions envie aux privilégiés qui se rafraîchissaient dans le bain d’ombre projetée par les loges supérieures ! Après avoir fait trente lieues à cheval dans la montagne, rester toute une journée sous un soleil d’Afrique, par une chaleur de 38 degrés, voilà qui est un peu beau de la part d’un pauvre critique qui, cette fois, avait payé sa place et ne voulait pas la perdre.
Les asientos de sombra (places à l’ombre) nous lançaient toutes sortes de sarcasmes ; ils nous envoyaient les marchands d’eau pour nous empêcher de prendre feu ; ils nous priaient d’allumer leurs cigares aux charbons de notre nez, et nous faisaient proposer un peu d’huile pour compléter la friture. Nous répondions tant bien que mal, et quand l’ombre, en tournant avec l’heure, livrait l’un d’eux aux morsures du soleil, c’étaient des éclats de rire et des bravos sans fin.
Grâce à quelques potées d’eau, à plusieurs douzaines d’oranges et à deux éventails toujours en mouvement, nous nous préservâmes de l’incendie, et nous n’étions pas encore cuits tout à fait, ni frappés d’apoplexie, lorsque les musiciens vinrent s’asseoir dans leur tribune, et que le piquet de cavalerie se mit en devoir de faire évacuer l’arène fourmillant de muchachos et de mozos, qui se fondirent je ne sais comment dans la masse générale, quoiqu’il n’y eût pas mathématiquement de quoi placer une personne de plus ; mais la foule en certaines circonstances est d’une élasticité merveilleuse.
Un immense soupir de satisfaction s’exhala de ces quinze mille poitrines soulagées du poids de l’attente. Les membres de l’ayuntamiento furent salués d’applaudissements frénétiques, et, lorsqu’ils entrèrent dans leur loge, l’orchestre se mit à jouer les airs nationaux : Yo que soy contrabandista, la marche de Riego, que toute l’assemblée chantait simultanément, en battant des mains et en frappant des pieds.
Nous n’avons point la prétention de raconter ici les détails d’une course de taureaux. Nous avons eu l’occasion d’en faire une relation consciencieuse pendant notre séjour à Madrid ; nous ne voulons rapporter que les faits principaux, les coups remarquables de cette course, où les mêmes combattants tinrent la place trois jours sans se reposer, où vingt-quatre taureaux furent tués, où quatre-vingt-seize chevaux restèrent sur l’arène, sans autre accident pour les combattants qu’un coup de corne qui effleura le bras d’un capeador, blessure qui n’avait rien de dangereux, et ne l’empêcha pas de reparaître le lendemain dans le cirque.
À cinq heures précises, les portes de l’arène s’ouvrirent, et la troupe qui devait opérer fit processionnellement le tour du cirque. En tête marchaient les trois picadores. Antonio Sanchez, José Trigo, tous deux de Séville, Francisco Briones, de Puerto-Réal, le poing sur la hanche, la lance sur le pied, avec une gravité de triomphateurs romains montant au Capitole. La selle de leurs chevaux portait écrit en clous dorés le nom du propriétaire du cirque : Antonio-Maria Alvarez. Les capeadores ou chulos, coiffés du tricorne, embossés dans leurs manteaux de couleurs éclatantes, venaient ensuite ; les banderilleros, en costume de Figaro, suivaient de près. En queue de cortège s’avançaient, isolés dans leur majesté, les deux matadores, les épées, comme on dit en Espagne, Montès de Chiclana et José Parra de Madrid. Montès était avec son fidèle quadrille, chose très importante pour la sécurité de la course ; car, dans ces temps de dissensions politiques, il arrive souvent que les toreros christinos ne vont pas au secours des toreros carlistes en danger, et réciproquement. La procession se terminait significativement par l’attelage des mules destinées à enlever les taureaux et les chevaux morts.
La lutte allait commencer. L’alguazil, en costume bourgeois, qui devait porter au garçon de combat les clefs du toril, et montait fort maladroitement un cheval fougueux, fit précéder la tragédie d’une farce assez réjouissante : il perdit d’abord son chapeau, puis les étriers. Son pantalon sans sous-pieds lui remontait jusqu’aux genoux de la façon la plus grotesque ; et, la porte ayant été malicieusement ouverte au taureau avant qu’il eût eu le temps de se retirer de l’arène, sa frayeur, portée au comble, le rendit encore plus ridicule par les contorsions qu’il faisait sur sa bête. Cependant, il ne fut pas renversé, au grand désappointement de la canaille ; le taureau, ébloui par les torrents de lumière qui inondaient l’arène, ne l’aperçut pas tout d’abord et le laissa sortir sans coup de corne. Ce fut donc au milieu d’un éclat de rire immense, homérique, olympien, que la course commença ; mais le silence ne tarda pas à se rétablir, le taureau ayant fendu en deux le cheval du premier picador et désarçonné le second.
Nous n’avions de regards que pour Montès, dont le nom est populaire dans toutes les Espagnes, et dont les prouesses font le sujet de mille récits merveilleux. Montès est né à Chiclana, dans les environs de Cadix. C’est un homme de quarante à quarante-trois ans, d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, l’air sérieux, la démarche mesurée, le teint d’une pâleur olivâtre, et n’ayant de remarquable que la mobilité de ses yeux, qui seuls semblent vivre dans son masque impassible ; il paraît plus souple que robuste, et doit ses succès plutôt à son sang-froid, à la justesse de son coup d’œil, à sa connaissance approfondie de l’art qu’à sa force musculaire. Dès les premiers pas que fait un taureau sur la place, Montès sait s’il a la vue courte ou longue, s’il est clair ou obscur, c’est-à-dire s’il attaque franchement ou a recours à la ruse, s’il est de muchas piernas ou aplomado, léger ou pesant, s’il fermera les yeux en donnant la cogida, ou s’il les tiendra ouverts. Grâce à ces observations, faites avec la rapidité de la pensée, il est toujours en mesure pour la défense. Cependant, comme il pousse aux dernières limites la témérité froide, il a reçu dans sa carrière bon nombre de coups de corne, comme l’atteste la cicatrice qui lui sillonne la joue, et plusieurs fois, il a été emporté de la place grièvement blessé.
Il était ce jour-là revêtu d’un costume de soie vert-pomme brodé d’argent, d’une élégance et d’un luxe extrêmes, car Montès est riche, et s’il continue à descendre dans l’arène, c’est par amour de l’art et besoin d’émotion, sa fortune se montant à plus de 50 000 duros, somme considérable si l’on songe aux dépenses de costume que les matadores sont obligés de faire, un habit complet coûtant de 1 500 francs à 2 000 francs, et aux voyages perpétuels qu’ils font d’une ville à l’autre, accompagnés de leurs quadrilles.
Montès ne se contente pas, comme les autres épées, de tuer le taureau lorsque le signal de sa mort est donné. Il surveille la place, dirige le combat, vient au secours des picadores ou des chulos en péril. Plus d’un torero doit la vie à son intervention. Un taureau, ne se laissant pas distraire par les capes qu’on agitait devant lui, fouillait le ventre d’un cheval qu’il avait renversé, et tâchait d’en faire autant au cavalier abrité sous le cadavre de sa monture. Montès prit la bête farouche par la queue, et lui fit faire trois ou quatre tours de valse à son grand déplaisir et aux applaudissements frénétiques du peuple entier, ce qui donna le temps de relever le picador. Quelquefois, il se plante tout debout devant le taureau, les bras croisés, l’œil fixe, et le monstre s’arrête subitement, subjugué par ce regard clair, aigu et froid comme une lame d’épée. Alors ce sont des cris, des hurlements, des vociférations, des trépignements, des explosions de bravos dont on ne peut se faire une idée ; le délire s’empare de toutes les têtes, un vertige général agite sur les bancs les quinze mille spectateurs, ivres d’aguardiente, de soleil et de sang ; les mouchoirs s’agitent, les chapeaux sautent en l’air, et Montès, seul calme dans cette foule, savoure en silence sa joie profonde et contenue, et salue légèrement comme un homme capable de bien d’autres prouesses. Pour de pareils applaudissements, je conçois qu’on risque sa vie à chaque minute ; ils ne sont pas trop payés. Ô chanteurs au gosier d’or, danseuses au pied de fée, comédiens de tous genres, empereurs et poëtes, qui vous imaginez avoir excité l’enthousiasme, vous n’avez pas entendu applaudir Montès !
Quelquefois, les spectateurs eux-mêmes le supplient de daigner exécuter un de ces tours d’adresse dont il sort toujours vainqueur. Une jolie fille lui crie en lui jetant un baiser : Allons, señor Montès, allons, Paquirro (c’est son prénom), vous qui êtes si galant, faites quelque petite chose, una cosita, pour une dame. Et Montès saute par-dessus le taureau en lui appuyant le pied sur la tête, ou bien il lui secoue sa cape devant le mufle, et par un mouvement brusque, s’en enveloppe de façon à former une draperie élégante, aux plis irréprochables ; puis il fait un saut de côté et laisse passer la bête lancée trop fort pour se retenir.
La manière de tuer de Montès est remarquable par la précision, la sûreté et l’aisance de ses coups ; avec lui, toute idée de danger s’évanouit ; il a tant de sang-froid, il est si maître de lui-même, il paraît si certain de sa réussite, que le combat ne semble plus qu’un jeu ; peut-être même l’émotion y perd-elle. Il est impossible de craindre pour sa vie ; il frappera le taureau où il voudra, quand il voudra, comme il voudra. Les chances du duel sont par trop inégales ; un matador moins habile produit quelquefois un effet plus saisissant par les risques et les chances qu’il court. Ceci paraîtra sans doute d’une barbarie bien raffinée ; mais les aficionados, tous ceux qui ont vu des courses et qui se sont passionnés pour un taureau franc et brave, nous comprendront assurément. Un fait qui se passa le dernier jour des courses prouvera la vérité de notre assertion, et fit voir un peu durement à Montès jusqu’à quel point le public espagnol poussait l’esprit d’impartialité envers les hommes et envers les bêtes.
Un magnifique taureau noir venait d’être lâché dans la place. À la manière brusque dont il était sorti du toril, les connaisseurs en avaient conçu la plus haute opinion. Il réunissait toutes les qualités d’un taureau de combat : ses cornes étaient longues, aiguës, les pointes bien tournées ; les jambes sèches, fines et nerveuses, promettaient une grande légèreté ; son large fanon, ses flancs développés, indiquaient une force immense. Aussi portait-il dans le troupeau le nom de Napoléon, comme le seul nom qui pût qualifier sa supériorité incontestable. Sans la moindre hésitation, il fondit sur le picador posté auprès des tablas, le renversa avec son cheval, qui resta mort sur le coup, puis s’élança sur le second, qui ne fut pas plus heureux, et qu’on eut à peine le temps de faire passer par-dessus les barrières, tout moulu et tout froissé de sa chute. En moins d’un quart d’heure, sept chevaux éventrés gisaient sur le sable ; les chulos n’agitaient que de bien loin leurs capes de couleur, et ne perdaient pas de vue les palissades, sautant de l’autre côté dès que Napoléon faisait mine d’approcher. Montès lui-même paraissait troublé, et même une fois, il avait posé le pied sur le rebord de la charpente des tablas, prêt à les franchir en cas d’alerte et de poursuite trop vive, ce qu’il n’avait pas fait dans les deux courses précédentes. La joie des spectateurs se traduisait en exclamations bruyantes, et les compliments les plus flatteurs pour le taureau s’élançaient de toutes les bouches. Une nouvelle prouesse de l’animal vint porter l’enthousiasme au dernier degré d’exaspération.
Un sobresaliente (doublure) de picador, car les deux chefs d’emploi étaient hors de combat, attendait, la lance baissée, l’assaut du terrible Napoléon, qui, sans s’inquiéter de sa piqûre à l’épaule, prit le cheval sous le ventre, d’un premier coup de tête lui fit tomber les jambes de devant sur le rebord des tablas et, d’un second lui soulevant la croupe, l’envoya avec son maître de l’autre côté de la barrière, dans le couloir de refuge qui circule tout autour de la place.
Un si bel exploit fit éclater des tonnerres de bravos. Le taureau était maître de la place qu’il parcourait en vainqueur, s’amusant, faute d’adversaires, à retourner et à jeter en l’air les cadavres des chevaux qu’il avait décousus. La provision de victimes était épuisée, et il n’y avait plus dans l’écurie du cirque de quoi remonter les picadores. Les banderilleros se tenaient enfourchés sur les tablas, n’osant descendre harceler de leurs flèches ornées de papier ce redoutable lutteur, dont la rage n’avait pas besoin, à coup sûr, d’excitations. Les spectateurs, impatientés de cette espèce d’entracte, criaient : Las banderillas ! las banderillas ! Fuego al alcalde ! le feu à l’alcade qui ne donne pas l’ordre ! Enfin, sur un signe du gouverneur de la place, un banderillero se détacha du groupe et planta deux flèches dans le cou de la bête furieuse, et se sauva de toute sa vitesse, mais pas assez promptement encore, car la corne lui effleura le bras et lui fendit la manche.
Alors, malgré les vociférations et les huées du peuple, l’alcade donna l’ordre de la mort, et fit signe à Montès de prendre sa muleta et son épée, en dépit de toutes les règles de la tauromachie qui exigent qu’un taureau ait reçu au moins quatre paires de banderillas avant d’être livré à l’estoc du matador.
Montès, au lieu de s’avancer comme d’habitude au milieu de l’arène, se posa à une vingtaine de pas de la barrière, pour avoir un refuge en cas de malheur ; il était fort pâle, et, sans se livrer à aucune de ces gentillesses, coquetteries du courage qui lui ont valu l’admiration de l’Espagne, il déploya la muleta écarlate, et appela le taureau qui ne se fit pas prier pour venir. Montès exécuta trois ou quatre passes avec la muleta tenant son épée horizontale à hauteur des yeux du monstre, qui tout à coup tomba comme foudroyé et expira après un bond convulsif. L’épée lui était entrée dans le front et avait piqué la cervelle, coup défendu par les lois de la tauromachie, le matador devant passer le bras entre les cornes de l’animal et lui donner l’estocade entre la nuque et les épaules, ce qui augmente le danger de l’homme et donne quelque chance à son bestial adversaire.
Quand on eut compris le coup, car ceci s’était passé avec la rapidité de la pensée, un hourra d’indignation s’éleva des tendidos aux palcos ; un ouragan d’injures et de sifflets éclata avec un tumulte et un fracas inouïs. « Boucher, assassin, brigand, voleur, galérien, bourreau ! » étaient les termes les plus doux. « A Ceuta Montès ! au feu Montès ! les chiens à Montès ! mort à l’alcade ! » tels étaient les cris qui retentissaient de toutes parts. Jamais je n’ai vu une fureur pareille, et j’avoue en rougissant que je la partageais. Les vociférations ne suffirent bientôt plus ; l’on commença à jeter sur le pauvre diable des éventails, des chapeaux, des bâtons, des jarres pleines d’eau et des fragments de bancs arrachés. Il y avait encore un taureau à tuer, mais sa mort passa inaperçue à travers cette horrible bacchanale, et ce fut José Parra, la seconde épée, qui l’expédia en deux estocades assez bien portées. Quant à Montès, il était livide, son visage verdissait de rage, ses dents imprimaient des marques sanglantes sur ses lèvres blanches, quoiqu’il affichât un grand calme et s’appuyât avec une grâce affectée sur la garde de son épée, dont il avait essuyé dans le sable la pointe rougie contre les règles.
À quoi tient la popularité ? Jamais personne n’aurait pu imaginer, la veille et l’avant-veille, qu’un artiste aussi sûr, aussi maître de son public que Montès, pût être si rigoureusement puni d’une infraction sans doute commandée par la plus impérieuse nécessité, vu l’agilité, la vigueur et la furie extraordinaires de l’animal. La course achevée, il monta en calessine, suivi de son quadrille, et partit en jurant ses grands dieux qu’il ne remettrait plus les pieds à Malaga. Je ne sais s’il aura tenu parole et se sera souvenu plus longtemps de l’insulte du dernier jour que des triomphes et des ovations du commencement. Maintenant, je trouve que le public de Malaga a été injuste envers le grand Montès de Chiclana, dont toutes les estocades avaient été superbes, et qui avait fait preuve, dans les occasions dangereuses, d’un sang-froid héroïque et d’une adresse admirable, si bien que le peuple, enchanté, lui avait fait don de tous les taureaux qu’il avait frappés, et lui avait permis de leur couper l’oreille en signe de propriété, pour qu’ils ne pussent être réclamés ni par l’hôpital ni par l’entrepreneur.
Étourdis, enivrés, saturés d’émotions violentes, nous retournâmes à notre parador, n’entendant par les rues que nous suivions que des éloges pour le taureau et des imprécations contre Montès.
Le soir même, malgré ma fatigue, je me fis conduire au théâtre, voulant passer sans transition des sanglantes réalités du cirque aux émotions intellectuelles de la scène. Le contraste était frappant : là, le bruit, la foule ; ici, l’abandon et le silence. La salle était presque vide, quelques rares spectateurs diapraient çà et là les banquettes désertes. L’on donnait cependant Les Amants de Teruel, drame de Juan-Eugenio Hartzembusch, l’une des plus remarquables productions de l’école moderne espagnole. C’est une touchante et poétique histoire d’amants qui se gardent une invincible fidélité à travers mille séductions et mille obstacles : ce sujet, malgré des efforts souvent heureux de la part de l’auteur pour varier une situation toujours la même, paraîtrait trop simple à des spectateurs français ; les morceaux de passion sont traités avec beaucoup de chaleur et d’entraînement, quoique déparés quelquefois par une certaine exagération mélodramatique à laquelle l’auteur s’abandonne trop aisément. L’amour de la sultane de Valence pour l’amant d’Isabel, Juan-Diego-Martinez Garcès de Marsilla, qu’elle fait apporter dans le harem, endormi par un narcotique, la vengeance de cette même sultane lorsqu’elle se voit méprisée, les lettres coupables de la mère d’Isabel trouvées par Rodrigue d’Azagra, qui s’en fait un moyen pour épouser la fille et menace de les montrer au mari trompé, sont des ressorts un peu forcés, mais qui amènent des scènes touchantes et dramatiques. La pièce est écrite en prose et en vers. Autant qu’un étranger peut juger du style d’une langue qu’il ne sait jamais dans toutes ses finesses, les vers d’Hartzembusch m’ont paru supérieurs à sa prose. Ils sont libres, francs, animés, variés de coupe, assez sobres de ces amplifications poétiques auxquelles la facilité de leur prosodie entraîne trop souvent les Méridionaux. Son dialogue en prose semble imité des mélodrames modernes français et pèche par la lourdeur et l’emphase. Les Amants de Teruel, avec tous leurs défauts, sont une œuvre littéraire et bien supérieure à ces traductions arrangées ou dérangées de nos pièces du boulevard qui inondent aujourd’hui les théâtres de la Péninsule. On y sent l’étude des anciennes romances et des maîtres de la scène espagnole, et il serait à désirer que les jeunes poëtes d’au-delà des monts entrassent dans cette voie plutôt que de perdre leur temps à mettre d’affreux mélodrames en castillan plus ou moins légitime.
Un saynète assez comique suivait la pièce sérieuse. Il s’agissait d’un vieux garçon qui prenait une jolie servante, « pour tout faire », comme diraient Les Petites Affiches parisiennes. La drôlesse amenait d’abord, à titre de frère, un grand diable de Valencien haut de six pieds, avec des favoris énormes, une navaja démesurée, et pourvu d’une faim insatiable et d’une soif inextinguible ; puis un cousin non moins farouche, extrêmement hérissé de tromblons, de pistolets et autres armes destructives, lequel cousin était suivi d’un oncle contrebandier porteur d’un arsenal complet et d’une mine équivalente, le tout à la grande terreur du pauvre vieux, déjà repentant de ses velléités égrillardes. Ces variétés de sacripants étaient rendues par les acteurs avec une vérité et une verve admirables. À la fin survenait un neveu militaire et sage qui délivrait son coquin d’oncle de cette bande de brigands installés chez lui, qui caressaient sa servante tout en buvant son vin, fumaient ses cigares, et mettaient sa maison au pillage. L’oncle promettait de ne se faire servir dorénavant que par de vieux domestiques mâles. Les saynètes ressemblent à nos vaudevilles ; mais l’intrigue en est moins compliquée, et souvent ils consistent en quelques scènes détachées, comme les intermèdes des comédies italiennes.
Le spectacle se termina par un baile nacional exécuté par deux couples de danseurs et de danseuses d’une manière assez satisfaisante. Les danseuses espagnoles, bien qu’elles n’aient pas le fini, la correction précise, l’élévation des danseuses françaises, leur sont, à mon avis, bien supérieures par la grâce et le charme ; comme elles travaillent peu et ne s’assujettissent pas à ces terribles exercices d’assouplissement qui font ressembler une classe de danse à une salle de torture, elles évitent cette maigreur de cheval entraîné qui donne à nos ballets quelque chose de trop macabre et de trop anatomique ; elles conservent les contours et les rondeurs de leur sexe ; elles ont l’air de femmes qui dansent et non pas de danseuses, ce qui est bien différent. Leur manière n’a pas le moindre rapport avec celle de l’école française. Dans celle-ci, l’immobilité et la perpendicularité du buste sont expressément recommandée ; le corps ne participe presque pas aux mouvements des jambes. En Espagne, les pieds quittent à peine la terre ; point de ces grands ronds de jambe, de ces écarts qui font ressembler une femme à un compas forcé, et qu’on trouve là-bas d’une indécence révoltante. C’est le corps qui danse, ce sont les reins qui se cambrent, les flancs qui ploient, la taille qui se tord avec une souplesse d’almée ou de couleuvre. Dans les poses renversées, les épaules de la danseuse vont presque toucher la terre ; les bras, pâmés et morts, ont une flexibilité, une mollesse d’écharpe dénouée ; on dirait que les mains peuvent à peine soulever et faire babiller les castagnettes d’ivoire aux cordons tressés d’or ; et cependant, au moment venu, des bonds de jeune jaguar succèdent à cette langueur voluptueuse, et prouvent que ces corps, doux comme la soie, enveloppent des muscles d’acier. Les almées moresques suivent encore aujourd’hui le même système : leur danse consiste dans les ondulations harmonieusement lascives du torse, des hanches et des reins, avec des renversements de bras par-dessus la tête. Les traditions arabes se sont conservées dans les pas nationaux, surtout en Andalousie.
Les danseurs espagnols, quoique médiocres, ont un air cavalier, galant et hardi, que je préfère de beaucoup aux grâces équivoques et fades des nôtres. Ils n’ont l’air occupés ni d’eux-mêmes ni du public ; ils n’ont de regards, de sourire que pour leur danseuse, dont ils paraissent toujours passionnément épris, et qu’ils semblent disposés à défendre contre tous. Ils possèdent une certaine grâce féroce, une certaine allure insolemment cambrée qui leur est toute particulière. En essuyant leur fard, ils pourraient faire d’excellents banderilleros, et sauter des planches du théâtre sur le sable de l’arène.
La malagueña, danse locale de Malaga, est vraiment d’une poésie charmante. Le cavalier paraît d’abord, le sombrero sur les yeux, embossé dans sa cape écarlate comme un hidalgo qui se promène et cherche les aventures. La dame entre, drapée dans sa mantille, son éventail à la main, avec les façons d’une femme qui va faire un tour à l’Alameda. Le cavalier tâche de voir la figure de cette mystérieuse sirène ; mais la coquette manœuvre si bien de l’éventail, l’ouvre et le ferme si à propos, le tourne et le retourne si promptement à la hauteur de son joli visage, que le galant, désappointé, recule de quelques pas et s’avise d’un autre stratagème. Il fait parler des castagnettes sous son manteau. À ce bruit, la dame prête l’oreille ; elle sourit, son sein palpite, la pointe de son petit pied de satin marque la mesure malgré elle ; elle jette son éventail, sa mantille, et paraît en folle toilette de danseuse, étincelante de paillettes et de clinquants, une rose dans les cheveux, un grand peigne d’écaille sur la tête. Le cavalier se débarrasse de son masque et de sa cape, et tous deux exécutent un pas d’une originalité délicieuse.
En m’en revenant le long de la mer, qui réfléchissait dans son miroir d’acier bruni le pâle visage de la lune, je songeais à ce contraste si frappant de la foule du cirque et de la solitude du théâtre, de cet empressement de la multitude pour le fait brutal et de son indifférence aux spéculations de l’esprit. Poëte, je me mis à envier le gladiateur ; je regrettai d’avoir quitté l’action pour la rêverie. La veille, au même théâtre, l’on avait joué une pièce de Lope de Vega qui n’avait pas attiré plus de monde que l’œuvre du jeune écrivain : ainsi le génie antique et le talent moderne ne valent pas un coup d’épée de Montès !
Les autres théâtres d’Espagne ne sont, d’ailleurs, guère plus suivis que celui de Malaga, pas même le théâtre del Principe de Madrid, où se trouvent cependant un bien grand acteur, Julian Roméa, et une excellente actrice, Mathilde Diez. L’antique veine dramatique espagnole semble être tarie sans retour, et pourtant, jamais fleuve n’a coulé à plus larges flots dans un lit plus vaste ; jamais il n’y eut fécondité plus prodigieuse, plus inépuisable. Nos vaudevillistes les plus abondants sont encore loin de Lope de Vega, qui n’avait pas de collaborateurs et dont les œuvres sont si nombreuses qu’on n’en sait pas le chiffre exact, et qu’il en existe à peine un exemplaire complet. Calderon de la Barca, sans compter ses comédies de cape et d’épée, où il n’a pas de rival, a fait des multitudes d’autos sacramentales, espèces de mystères catholiques où la profondeur bizarre de la pensée, la singularité de conception, s’unissent à une poésie enchanteresse et de l’élégance la plus fleurie. Il faudrait des catalogues in-folio pour désigner, seulement par leurs titres, les pièces de Lope de Rueda, de Montalban, de Guevara, de Quevedo, de Tirso, de Rojas, de Moreto, de Guilhen de Castro, de Diamante et de tant d’autres. Ce qui s’est écrit de pièces de théâtre en Espagne, pendant le XVIe et le XVIIe siècle, dépasse l’imagination ; autant vaudrait compter les feuilles des forêts et les grains de sable de la mer : elles sont presque toutes en vers de huit pieds mêlés d’assonances, imprimées en deux colonnes in-quarto sur papier à chandelle, avec une grossière gravure au frontispice, et forment des cahiers de six à huit feuilles. Les boutiques de librairie en regorgent ; on en voit des milliers suspendues pêle-mêle au milieu des romances et des légendes versifiées des étalagistes en plein vent ; l’on pourrait sans exagération appliquer à la plupart des auteurs dramatiques espagnols l’épigramme faite sur un poëte romain trop fécond, que l’on brûla après sa mort sur un bûcher formé de ses propres œuvres. C’est une fertilité d’invention, une abondance d’événements, une complication d’intrigues dont on ne peut se faire une idée. Les Espagnols, bien avant Shakspeare, ont inventé le drame ; leur théâtre est romantique dans toute l’acception du mot ; à part quelques puérilités d’érudition, leurs pièces ne relèvent ni des Grecs ni des Latins, et, comme le dit Lope de Vega dans son Arte nuevo de hacer comedias en este tiempo :
… Cuando he de escribir una comedia,
Encierro los preceptos con seis llaves.
Les auteurs dramatiques espagnols ne paraissent pas s’être beaucoup préoccupés de la peinture des caractères, bien que l’on trouve à chaque scène des traits d’observation très-piquants et très-fins ; l’homme n’y est pas étudié philosophiquement, et l’on ne rencontre guère, dans leurs drames, de ces figures épisodiques si fréquentes dans le grand tragique anglais, silhouettes découpées sur le vif, qui ne concourent qu’indirectement à l’action, et n’ont d’autre but que de représenter une facette de l’âme humaine, une individualité originale, ou de refléter la pensée du poëte. Chez eux, l’auteur laisse rarement apercevoir sa personnalité, excepté à la fin du drame, quand il demande pardon de ses fautes au public.
Le principal mobile des pièces espagnoles est le point d’honneur :
Los casos de la honra son mejores,
Porque mueven con fuerza a toda gente,
Con ellos las acciones virtuosas
Que la virtud es donde quiera amada.
dit encore Lope de Vega, qui s’y connaissait et qui ne se fit pas faute de suivre son précepte. Le point d’honneur jouait dans les comédies espagnoles le rôle de la fatalité dans les tragédies grecques. Ses lois inflexibles, ses nécessités cruelles, faisaient naître aisément des scènes dramatiques et d’un haut intérêt. El pundonor, espèce de religion chevaleresque avec sa jurisprudence, ses subtilités et ses raffinements, est bien supérieur à l’ἀνάγκη, à la fatalité antique, dont les coups aveugles tombent au hasard sur les coupables et sur les innocents. L’on est souvent révolté, en lisant les tragiques grecs, de la situation du héros, également criminel s’il agit ou s’il n’agit pas ; le point d’honneur castillan est toujours parfaitement logique et d’accord avec lui-même. Il n’est d’ailleurs que l’exagération de toutes les vertus humaines poussées au dernier degré de susceptibilité. Dans ses fureurs les plus horribles, dans ses vengeances les plus atroces, le héros garde une attitude noble et solennelle. C’est toujours au nom de la loyauté, de la foi conjugale, du respect des aïeux, de l’intégrité du blason, qu’il tire du fourreau sa grande épée à coquille de fer, souvent contre ceux qu’il aime de toute son âme, et qu’une nécessité impérieuse l’oblige d’immoler. De la lutte des passions aux prises avec le point d’honneur résulte l’intérêt de la plupart des pièces de l’ancien théâtre espagnol, de l’intérêt profond, sympathique, vivement senti par les spectateurs, qui, dans la même situation, n’eussent pas agi autrement que le personnage. Avec une donnée si fertile, si profondément dans les mœurs de l’époque, il ne faut pas s’étonner de la facilité prodigieuse des anciens dramaturges de la Péninsule. Une autre source non moins abondante d’intérêt, ce sont les actions vertueuses, les dévouements chevaleresques, les renonciations sublimes, les fidélités inaltérables, les passions surhumaines, les délicatesses idéales, résistant aux intrigues les mieux ourdies, aux embûches les plus compliquées. Dans ce cas, le poète semble avoir pour but de proposer aux spectateurs un modèle achevé de la perfection humaine. Tout ce qu’il peut trouver de qualités, il l’entasse sur la tête de son prince ou de sa princesse ; il les fait plus soucieux de leur pureté que la blanche hermine, qui aime mieux mourir que d’avoir une tache sur sa fourrure de neige.
Un profond sentiment du catholicisme et des mœurs féodales respire dans tout ce théâtre, vraiment national d’origine, de fond et de forme. La division en trois journées, suivie par les auteurs espagnols, est assurément la plus raisonnable et la plus logique. L’exposition, le nœud et le dénouement, telle est la distribution naturelle de toute action dramatique bien entendue, et nous ferions bien de l’adopter, au lieu de l’antique coupe en cinq actes, dont deux sont si souvent inutiles, le second et le quatrième.
Il ne faudrait pas cependant s’imaginer que les anciennes pièces espagnoles fussent exclusivement sublimes. Le grotesque, cet élément indispensable de l’art du moyen âge, s’y glisse sous la forme du gracioso et du bobo (niais), qui égaye le sérieux de l’action par des plaisanteries et des jeux de mots plus ou moins hasardés, et produit, à côté du héros, l’effet de ces nains difformes, à pourpoint bariolé, jouant avec des lévriers plus grands qu’eux, qu’on voit figurer auprès de quelque roi ou quelque prince dans les vieux portraits des galeries.
Moratin, l’auteur de Sí de las Niñas, de El Café, dont on peut voir le tombeau au Père Lachaise de Paris, est le dernier reflet de l’art dramatique espagnol, comme le vieux peintre Goya, mort à Bordeaux en 1828, a été le dernier descendant reconnaissable encore du grand Velasquez.
Maintenant, on ne représente plus guère sur les théâtres d’Espagne que des traductions de mélodrames et de vaudevilles français. À Jaën, au cœur de l’Andalousie, on joue Le Sonneur de Saint-Paul ; à Cadix, à deux pas de l’Afrique, Le Gamin de Paris. Les saynètes, autrefois si gais, si originaux, d’une si haute saveur locale, ne sont plus que des imitations empruntées au répertoire du théâtre des Variétés. Sans parler de don Martinez de la Rosa, de don Antonio Gil y Zarate, qui appartiennent déjà à une époque moins récente, la Péninsule compte cependant plusieurs jeunes gens de talent et d’espérance ; mais l’attention publique, en Espagne comme en France, est détournée par la gravité des événements. Hartzembusch, l’auteur des Amants de Teruel ; Castro y Orozco, à qui l’on doit Fray Luis de Léon ou le Siècle et le Monde, Zorilla qui a fait représenter avec succès le drame El Rey y el Zapatero ; Breton de los Herreros, le duc de Rivas, Larra qui s’est tué par amour ; Espronceda, dont les journaux viennent d’annoncer la mort, et qui portait dans ses compositions une énergie passionnée et farouche, quelquefois digne de Byron, son modèle, sont, ― hélas ! pour les deux derniers, il faut dire étaient, ― des littérateurs pleins de mérite, des poëtes ingénieux, élégants et faciles, qui pourraient prendre place à côté des anciens maîtres, s’il ne leur manquait ce qui nous manque à tous, la certitude, un point de départ assuré, un fonds d’idées communes avec le public. Le point d’honneur et l’héroïsme des vieilles pièces n’est plus compris ou semble ridicule, et la croyance moderne n’est pas assez formulée pour que les poëtes puissent la traduire.
Il ne faut donc pas trop blâmer la foule qui, en attendant, envahit le cirque et va chercher les émotions où elles se trouvent ; après tout, ce n’est pas la faute du peuple, si les théâtres ne sont pas plus attrayants ; tant pis pour nous, poëtes, si nous nous laissons vaincre par les gladiateurs. En somme, il est plus sain pour l’esprit et le cœur de voir un homme de courage tuer une bête féroce en face du ciel, que d’entendre un histrion sans talent chanter un vaudeville obscène, ou débiter de la littérature frelatée devant une rampe fumeuse.
- ↑ Être reçu à indulto se dit d’un brigand qui fait sa soumission volontairement et que l’on amnistie.