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Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 1/17

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ANDREA ORCAGNA,
peintre, sculpteur et architecte florentin.

Il est rare qu’un homme soit habile dans un art sans réussir facilement dans quelques autres arts, surtout s’ils découlent de la même source. Ainsi l’Orcagna cultiva avec un égal succès la peinture, la sculpture, l’architecture et la poésie. Il naquit à Florence, et étudia d’abord la sculpture sous Andrea de Pise pendant plusieurs années, mais bientôt après il chercha un plus vaste champ où il pût librement déployer son génie. Aidé par la nature, qui voulait le rendre universel, il s’appliqua avec zèle au dessin, et s’essaya à peindre à fresque et en détrempe. Son frère Bernardo, qui le guidait par ses conseils, fut si enchanté de ses progrès qu’il l’appela à partager les travaux de la grande chapelle de Santa-Maria-Novella, qui appartenait alors à la famille des Ricci. Ils y représentèrent la Vie de la Vierge, qui fut beaucoup admirée alors. Malheureusement peu d’années après, grâce à l’incurie des administrateurs de la fabrique, le toit de l’église tomba en ruine, et laissa pénétrer les pluies qui causèrent de déplorables dégâts. Cet ouvrage fut donc refait, comme nous

andrea orcagna.
le dirons plus tard, par Domenico Ghirlandaio, qui du reste se servit de la plus grande partie des inventions de l’Orcagna.

Bernardo et Andrea exécutèrent ensuite dans la chapelle des Strozzi, à Santa-Maria-Novella, des fresques représentant d’un côté le Paradis et les Saints, revêtus des costumes de ce temps, et du côté opposé l’Enfer, tel que l’a décrit le Dante. Ils ornèrent encore de fresques la chapelle des Cresci dans l’église des Servites, et firent le Couronnement de la Vierge de San-Pier-Maggiore, et un autre tableau qui est auprès de la porte latérale de San-Romeo. Enfin ils peignirent à fresque la façade extérieure de Sant’-Apollinario, avec tant de soin, que les couleurs, bien qu’exposées aux intempéries de l’air, se sont conservées jusqu’à nos jours merveilleusement vives et belles. La renommée qu’obtinrent ces ouvrages fut cause que les Pisans invitèrent Andrea à venir travailler dans le Campo-Santo. Ils lui confièrent une partie d’une façade que Giotto et Buffalmaco avaient déjà ornée de leurs peintures ; Andrea y laissa un Jugement universel, et quelques compositions pleines d’originalité et de bizarrerie. On voit dans la première, à l’ombre d’une forêt d’orangers, sur l’herbe émaillée de fleurs, des seigneurs qui jouissent de tous les plaisirs de ce monde, tandis que des amours dirigent en volant leurs flèches contre les cœurs de dames de haut parage, assises à côté de brillants cavaliers qui écoutent le son des instruments et regardent les danses joyeuses formées par plusieurs groupes de jeunes garçons et de jeunes filles. Parmi ces personnages, qui sont peints d’après nature, mais dont le temps a jeté les noms dans l’oubli, on reconnaît Castruccio, seigneur de Lucques, sous la figure de ce beau jeune homme, qui, la tête couverte d’un chaperon bleu, tient un épervier sur son poing.

Après avoir ainsi exprimé les voluptés mondaines, Orcagna représenta dans le même tableau une haute montagne habitée par de saints ermites, qui font pénitence et se sont consacrés au service du Seigneur. Les uns sont plongés dans la lecture, la prière et la contemplation ; d’autres se livrent à de rudes travaux pour gagner leur vie. L’ermite qui trait une chèvre semble vraiment doué de vie. Le bas de cette composition est occupé par saint Macaire, qui désigne du doigt à trois rois qui vont à la chasse avec leurs maîtresses, les cadavres de trois autres princes, emblème de la misère humaine. La surprise et l’horreur causées par ce spectacle affreux sont énergiquement rendues par les gestes de ces rois. Celui d’entre eux qui se bouche le nez avec la main pour ne pas sentir la puanteur des corps à demi pourris, n’est autre que Uguccione della Faggiuola d’Arezzo. Au milieu du tableau, la Mort, vêtue de noir et armée de sa faux, montre qu’elle vient de trancher les jours d’une foule de gens de toutes conditions, de tout âge, de tout sexe, hommes, femmes, enfants, vieillards, pauvres, riches, infirmes, bien portants (1) ; et comme les Pisans aimaient l’invention de Buffalmacco, pratiquée par Bruno, et qui consistait à faire sortir des écriteaux de la bouche des personnages, l’Orcagna remplit ce tableau de devises, dont la plus grande partie a été détruite par le temps. Ainsi quelques vieux estropiés s’écrient :

Da che prosperitade ci ha lasciati,
O morte, medicina d’oggi pena,
Deh vieni a darne ornai l’ultima cena.

Il y a d’autres vers encore dans le même style, composés par l’Orcagna lui-même, qui s’occupait de poésie. Des démons arrachent les âmes des cadavres qui entourent la Mort, et les jettent dans des gouffres de feu qui se trouvent au sommet d’une montagne, tandis que des anges en sauvent quelques-unes qu’ils portent dans le paradis. Sur une banderole soutenue par deux anges on lit :

Ischermo di savere e di richezza,
Di nobiltade anco a e di prodezza,
Vale niente ai colpi di costei,

et d’autres paroles difficiles à comprendre. La bordure du tableau est ornée de neuf anges et de devises latines et en langue vulgaire, que nous nous abstiendrons de rapporter pour ne pas fatiguer nos lecteurs de choses aussi peu agréables. Comme nous l’avons dit plus haut, l’Orcagna fit aussi un Jugement universel. Le Christ, placé sur une nuée, au milieu des douze apôtres, prononce ses irrévocables sentences. D’un côté les réprouvés, déchirés par le désespoir, sont entraînés par les démons dans l’enfer ; de l’autre côté les élus pleins d’allégresse sont transportés à la droite des bienheureux par une cohorte d’anges, guidée par l’archange Michel. Toutes ces figures sont autant de portraits de magistrats, de guerriers et d’autres seigneurs, dont malheureusement aucun écrivain ne nous a conservé les noms. On dit seulement que Innocent IV, ami de Manfredi, s’y trouve sous ses habits pontificaux.

Après avoir achevé ces travaux et quelques sculptures pour la Madone du Ponte-Vecchio, l’Orcagna laissa son frère Bernardo peindre, dans le Campo-Santo, l’Enfer qui fut endommagé l’an 1530, et restauré par le Sollazzino. De retour à Florence, Andrea reproduisit dans l’église de Santa-Croce ses compositions du Campo-Santo, à l’exception cependant de saint Macaire, des trois rois et des ermites retirés sur la montagne. Du reste il se montra encore meilleur dessinateur qu’à Pise, et il ne changea guères que les têtes de ses personnages. Il introduisit ainsi ses amis dans le paradis, et ses ennemis dans l’enfer. Parmi les élus on voit son protecteur, le pape Clément VI, ami des Florentins, qui avait réduit le jubilé de cent ans à cinquante, et Maestro Dino del Garbo, médecin célébré, revêtu du costume des docteurs de ce temps, et la tête couverte d’une barrette rouge, ornée de fourrures (2). Au nombre des damnés, Orcagna plaça le Guardi, huissier de la commune de Florence, qui avait un jour saisi ses meubles. Un démon harponne avec un crochet ce malheureux, que l’on reconnaît aux trois lys rouges de sa barrette blanche. À côté du Guardi se trouvent le notaire et le juge qui contribuèrent à la condamnation de notre artiste, et Cecco d’Ascoli, fameux magicien d’alors (3). Un peu au-dessus, un moine hypocrite sort d’un tombeau, et tente de se glisser furtivement dans les rangs des bons, mais un ange le découvre, et le rejette au milieu des réprouvés.

Andrea avait un second frère, nommé Jacopo, qui cultivait avec peu de succès la sculpture, et pour lequel il faisait parfois des maquettes en terre. Il lui vint donc fantaisie de voir s’il se rappellerait les principes de cet art qu’il avait jadis étudié à Pise, comme nous l’avons dit. Il se mit à l’œuvre et obtint des résultats qu’il sut utiliser plus tard. Il s’adonna ensuite de toutes ses forces à l’architecture, pensant qu’il pourrait en tirer parti. Il ne se trompa point, car l’an 1355 les Florentins, ayant acheté plusieurs maisons pour agrandir la place du Palais, près duquel ils voulaient élever une magnifique loge destinée à offrir un abri aux citoyens, ouvrirent un concours où chaque artiste fut admis à proposer ses plans pour cette grande entreprise, en même temps que pour le bâtiment de la Monnaie. Les projets de l’Orcagna furent unanimement proclamés supérieurs à ceux des premiers maîtres de la ville. Cette loge fut construite en pierres de taille sur les fondements qui avaient été jetés du temps du duc d’Athenes. Contre l’usage universellement établi, il substitua aux cintres aigus la forme ovale, remarquable par sa grâce et sa beauté. Rien ne manquerait à cette loge, si l’on avait eu soin de l’appuyer contre San-Romolo, mais elle est tournée au nord, et par conséquent impraticable pendant l’hiver à cause des grands vents. Orcagna sculpta entre les arcades de la principale façade sept figures de marbre en demi-relief qui représentent les vertus cardinales et théologales (4). Il prouva ainsi qu’il était aussi habile sculpteur qu’excellent peintre et bon architecte. Et comme il menait de front ces trois arts, il fit, pendant qu’il construisait sa loge, un tableau en détrempe avec un gradin couvert de petites figures pour la chapelle des Strozzi, où il avait déjà travaillé à fresque avec son frère Bernardo. Il écrivit au bas de cet ouvrage qui lui paraissait convenablement résumer son talent : Anno Domini MCCCLVII Andreas Cionis de Florentia me pinxit. Il envoya ensuite au pape, à Avignon, quelques peintures sur panneaux qui sont encore dans la cathédrale de cette ville. Peu de temps après, la confrérie d’Orsamnichele, ayant rassemblé les nombreuses aumônes offertes à la Vierge dans la grande mortalité de 1348, résolut de bâtir une chapelle en marbre, ornée de sculptures, de mosaïques et de bronzes, avec toute la richesse imaginable. Orcagna présenta un projet qui l’emporta sur ceux de ses rivaux, et il obtint la direction complète des travaux de ce monument. Il se réserva ainsi que son frère toutes les figures, et confia le reste des sculptures à des maîtres de différents pays. Il n’employa ni ciment ni mortier pour joindre ses blocs ; il y suppléa par des crampons de cuivre qui lient les marbres dans l’épaisseur des murs sans qu’on puisse les apercevoir, de telle sorte que l’édifice semble taillé dans un seul bloc. Cette chapelle est dans la manière tudesque, mais si gracieuse et si bien proportionnée qu’il est permis de la compter parmi les chefs-d’œuvre de cette époque. Les grandes et les petites figures, les anges et les prophètes, en demi-relief, qui entourent la Madone, et les ornements de bronze, sont d’une exécution vraiment merveilleuse. Mais Orcagna s’efforça surtout de déployer son génie dans ce grand bas-relief, placé derrière l’autel, qui renferme les douze apôtres contemplant la Vierge qui monte au ciel, accompagnée de plusieurs anges. Sous la figure de l’un de ces apôtres, Orcagna se représenta lui-même, vieux comme il était, la barbe rase, la tête couverte d’un chaperon et le visage plat et large. Il grava sur le marbre les mots suivants : Andreas Cionis pictor florentinus oratorii archimagister exstitit hujus, MCCCLIX. La loge et la chapelle coûtèrent quatre-vingt-seize mille florins d’or qui furent assurément très bien employés, car l’architecture, les sculptures et les ornements de ces édifices ont rendu immortel le nom d’Andrea Orcagna.

Andrea avait coutume d’écrire au bas de ses peintures : Fece Andrea di Cione scultore, et au bas de ses sculptures : Fece Andrea di Cione pittore. Ses tableaux sont nombreux à Florence ; les uns se reconnaissent à sa signature, comme celui de San-Romeo ; les autres à la manière, comme celui du chapitre du monastère degli Angeli. Il en laissa plusieurs inachevés, que termina son frère Bernardo, qui lui survécut, mais de peu d’années. Andrea se plaisait à cultiver la poésie ; dans sa vieillesse, il adressa quelques sonnets au jeune Burchiello. Enfin il mourut en 1389, à l’âge de soixante ans, dans sa maison de la via Cecchia de’ Corazzi. Il reçut une sépulture honorable (5).

Du temps de l’Orcagna vivaient beaucoup de vaillants hommes, sculpteurs et architectes, dont les noms sont aujourd’hui ignorés, mais dont les œuvres réclament nos éloges et notre admiration. Nous entendons parier non seulement de la Chartreuse de Florence, élevée aux dépens de la noble famille des Acciaiuoli, et particulièrement de Messer Niccola, grand sénéchal du roi de Naples ; mais encore des tombeaux surmontés du portrait de ce seigneur et de ceux de son père et de sa sœur. On voit encore de la main des mêmes maîtres le tombeau du fils de Niccola, Messer Lorenzo, dont le corps fut apporté de Naples à Florence, et l’effigie du cardinal Santa-Croce, qui orne un mausolée placé dans le chœur, derrière lequel est le maître-autel.

Andrea eut pour élèves Bernardo Nello Falconi de Pise, qui laissa dans la cathédrale de cette ville une multitude de peintures, et Tommaso di Marco, Florentin, qui fit, entre autres choses, l’an 1892, un tableau pour l’église de Sant’-Antonio de Pise.

Après la mort d’Andrea, son frère Jacopo, qui s’appliquait à la sculpture, comme nous l’avons dit, et à l’architecture, fut employé, l’an 1828, à la construction de la tour et de la porte de San-Pietro-Gattolini. On dit qu’il sculpta les quatre lions de pierre dorés qui décorent les quatre angles du grand palais de Florence. On blâma ces sculptures dont la pesanteur était énorme ; on aurait voulu que ces lions fussent en cuivre creux et doré au feu. On attribue aussi à Jacopo le cheval doré de Santa-Maria-del-Fiore qui est au-dessus de la porte qui conduit à l’oratoire de Santo-Zanobio. On croit qu’il fut élevé en l’honneur de Pietro Farnese, capitaine des Florentins ; mais je n’oserais l’affirmer. À la même époque, Mariotto, neveu d’Andrea, fit à fresque le Paradis de San-Michel-Bisdomini, une Annonciation qui est sur l’autel, et, pour Mona Cecilia de’Boscoli, un tableau qui se trouve près de la porte de l’église.

Mais de tous les élèves de l’Orcagna aucun ne fut supérieur à Francesco Traini. Il peignit sur un fond d’or un saint Dominique, haut de deux brasses et demie, qu’il entoura de six tableaux, dont les sujets sont tirés de la vie du même saint. Cet ouvrage, d’un bon coloris, fut exécuté pour un seigneur de la famille Coscia, qui est enterré dans la chapelle de San-Domenico, à Santa-Catarina de Pise. Dans la même église, Traini représenta saint Thomas d’Aquin sous ses véritables traits ; je dis sous ses véritables traits, parce que les moines firent venir l’image de ce bienheureux de l’abbaye de Fossanuova où il était mort, l’an 1323. Saint Thomas est assis et tient des livres qui transmettent des rayons lumineux au peuple chrétien. Autour de lui, sont agenouillés une foule de docteurs, de clercs, d’évêques, de cardinaux et de papes, parmi lesquels on remarque Urbain VI. À ses pieds se tiennent Sabellius, Arius, Averroïs et d’autres hérétiques et philosophes avec leurs livres déchirés en lambeaux, tandis que Platon et Aristote montrent le Timée et l’Éthique. Le Rédempteur au milieu des quatre évangélistes occupe le haut du tableau et bénit saint Thomas auquel il envoie l’Esprit saint. Cette composition valut de grands éloges à Francesco Traini, qui surpassa son maître dans le coloris, l’harmonie et l’invention. Andrea, du reste, n’est pas moins bon dessinateur, comme on peut le voir dans notre recueil (6).



Il faut ici retourner sur nos pas, récapituler les choses et rappeler les hommes que nous avons déjà vus, si nous voulons connaître à fond le génie et les œuvres de l’Orcagna.

Avant Cimabue, nous avons trouvé partout l’école byzantine, étrange existence, prolongement difforme de l’hébétement et de la décadence de Rome, au sein duquel battait cependant la pensée chrétienne. Cimabue venait à peine de naître, que les ouvriers byzantins, menés par on ne sait quel pressentiment d’une vive attaque, déjà s’acharnaient à améliorer leurs vieilles routines et à anoblir leurs rudes images. La Toscane, surtout, était le foyer de ces tentatives. À Pise vivait le célèbre Giunta dont l’immense popularité semble avoir été un dernier remercîment de l’Italie à ses anciens maîtres. À Sienne, vivait Guido ; à Lucques, Bonaventura Berlinghieri  ; et à Arezzo, l’octogénaire Margaritone dont les plaintes et le dépit amer répondaient aux envahissements et aux railleries de la jeunesse qui cherchait d’autres principes et se prenait à douter des vieux exemples. Le noble Cimabue paraît en avoir donné le signal ; mais ce qui est certain, c’est qu’un pauvre enfant deviné par lui, son fils d’adoption, son élève Giotto, devait rompre irrémissiblement avec les traditions byzantines. Le succès du Giotto annonça, en effet, leur abandon incessant et rapide. Ceux qui continuaient à les suivre, soit par nécessité, soit par habitude, soit par faiblesse d’esprit ou par entêtement, ne pouvaient déguiser ni les embarras que ce parti pris leur causait, ni les concessions que la concurrence des élèves du Giotto leur arrachait. Buffalmacco, l’insouciant écolier de Tafi, cédait à leur ascendant ; Ugolino, le Siennois entêté, et Cavallini, le Romain dévot, se laissaient entraîner tout en se cramponnant, tout en se signant. Les héritiers directs du Giotto, les Stefano, les Taddeo Gaddi, poussaient avec vigueur la révolution entamée si hardiment par le maître, tandis que leurs rivaux de Sienne, les Ambrogio, les Pietro Lorenzetti, les Simone Memmi, s’excitaient entre eux et s’associaient pour égaler leurs progrès et leur gloire, dans le Campo-Santo de Pise. Quelle fonction nouvelle pouvait-il donc y avoir à prendre au milieu de tous ces hommes consciencieux qui marchaient ? Quelle ambition nouvelle pouvait-il y avoir à nourrir au milieu de tous ces artistes qui se rivalisaient ? L’Orcagna le sut. Et vraiment on dirait, à voir la netteté de son coup d’œil, la franchise de sa démarche, que la conviction du génie s’exalte par cela même qu’autour de lui chacun déclare que la voie est fermée. Le nom du Giotto couvrait tout ; son souvenir abritait ses élèves et ses continuateurs. « Giotto occupe le champ de la peinture, » avait dit le Dante ; « il n’est rien dans la nature que Giotto ne puisse imiter jusqu’à l’illusion, » disait Boccace ; « Giotto a des beautés que les ignorants peuvent bien ne pas comprendre, mais qui stupéfient les maîtres, » disait Pétrarque. Cependant l’Orcagna s’arrêta court et ne voulut point continuer le Giotto. Où donc voulait-il aller ? Prétendait-il retourner aux errements surannés des byzantins pour lesquels combattaient encore dans Florence plus d’une médiocrité jalouse, plus d’un talent obstiné ? Non, décidément pour lui l’école byzantine était morte ; Giotto, homme de génie et de progrès, l’avait tuée en s’en écartant. L’Orcagna, homme de génie et de progrès, tout en s’éloignant du Giotto, ne voulait ni renier ni méconnaître son œuvre. Le puissant instinct de l’Orcagna avait découvert une tâche autrement glorieuse que celle de restaurer ce qu’un autre avait détruit ; chose qui en soi est encore détruire. N’avait-il pas l’école florentine à fonder ? Car il ne faut pas qu’on s’y trompe, jusqu’au moment où nous rencontrons Orcagna, nous n’avons point encore vu d’artistes vraiment florentins dans le sens complet de ce mot. Cimabue, seul peut-être dont le talent peut plutôt se déchiffrer que se lire, donnerait quelques vagues pressentiments du caractère futur de l’école. Quant à Giotto, que la patrie le réclame, mais que l’école ne le compte pas. Giotto a servi l’art en général. Quand Cimabue l’avait trouvé couché dans la campagne, et dessinant naïvement d’après nature sur le sable, il avait été lui-même frappé de sa vocation. Giotto, en effet, dès ce jour, possédait et la volonté et le moyen. Cimabue n’avait qu’à ne pas tordre le jeune enfant et à le laisser faire. Bientôt tous les ouvriers de l’Italie devaient entendre son appel et être conviés, par ses exemples, à débarrasser l’art italien des langes byzantins. Telle était l’œuvre du Giotto, tel était son apostolat. Partout ne devait-on pas procéder par une première et naïve interrogation de la nature ? Ne fallait-il pas regarder une première fois ingénument le monde extérieur, avant de décider dans quel sens on l’interpréterait ? Partout donc Giotto dessilla les yeux, mais nulle part il ne força les esprits à se prononcer. Est-ce trop ? n’est-ce pas assez dire pour la gloire de ce grand homme ? Nous croyons qu’on trouvera l’un ou l’autre au gré des passions locales, car nous connaissons la façon dont on apprécie trop ordinairement les choses dans les arts, où, par on ne sait quelle triste manie, on soulève toujours, à côté des objets les plus limpides et les plus utiles, les discussions les plus mesquines et les plus insolubles. Mais quoi qu’on puisse en penser, nous ne serons pas moins sûrs d’être dans le vrai, en disant ici que Giotto ne fut pas l’homme d’une école en particulier, mais bien l’homme de toutes les écoles ensemble. Le mouvement qu’il imprima fut tellement sympathique, que ses élèves immédiats n’entendirent en rien le modifier, et crurent qu’il suffisait de s’avancer de plus en plus sur sa ligne sans rien autrement prévoir. Mais le moment devait bientôt arriver, où l’art, plus développé, allait avoir autre chose à faire qu’à s’occuper seulement de progrès matériels et d’améliorations dans le système imitatif. Il fallait, déjà bien avant qu’il n’eût reçu ses dernières acquisitions, que l’art comptât avec le génie particulier des peuples, et que le sentiment individuel de l’artiste entrât en communication avec le sens national. Sans cette précieuse soumission, qui devait faire sa force et lui fournir son aliment, quelle signification, quelle vitalité, quelle physionomie l’art eût-il pu obtenir ou garder ? Ne serait-il pas vite devenu quelque chose de fantasque et d’inconsistant, d’amorti et de banal à la fois ? Le sévère et méditatif Orcagna fut donc le premier peintre qui paya réellement à Florence son tribut, comme le poëte Dante avait payé le sien. Sans doute l’Orcagna n’est pas à la hauteur du Dante ; sans doute son effort n’a dépassé ni Cimabue, ni Giotto, ni Stefano, comme Dante avait pu dépasser les ébauches poétiques de Guido Cavalcanti, de Fra Guittone et de Brunetto Latini. Les beaux temps de la peinture sont plus lents à venir. Il y a bien des siècles entre Homère et Phidias. Grâce encore à quelques hommes comme l’Orcagna, l’art moderne a été plus rapide que l’art grec, et trois siècles seulement séparent Michel-Ange de l’Homère florentin. Mais si l’Orcagna, à cause des conditions inhérentes à son art, n’a pu le porter bien loin, il n’en est pas moins de toute évidence qu’il a eu une pleine conscience de la direction qu’il fallait suivre pour l’honneur de Florence.

Maintenant, après avoir appelé l’attention sur ce point assez pour avoir le droit d’en tirer ailleurs les déductions que nous croirons nécessaires, consignons ici, dans l’intérêt des développements dans lesquels nous comptons bientôt entrer sur le caractère propre de chaque école, quelques observations toutes relatives à l’Orcagna. La lecture seule de sa biographie suffirait pour montrer combien dans le choix de ses sujets il est tributaire des idées dantesques. Ses peintures du Campo-Santo de Pise et de la chapelle Strozzi à Florence sont empreintes de ce terrorisme mystique et de ce sentiment d’amour terrestre qui sont l’âme de la Divine Comédie. Comme dans les chants du Dante, et suivant que son art encore insuffisant s’y prête et le sert, on voit tour à tour dans ses peintures les plus terribles et les plus ravissantes apparitions. On est parti de là pour révoquer en doute son essor original et le ravaler jusqu’au rôle de servile traducteur. Nous ferons remarquer tout ce qu’il y a d’incompris dans un tel jugement, lorsque nous rendrons compte de la pratique particulière de l’école florentine. En attendant, nous posons ici en fait que la gloire même de l’Orcagna se trouve dans cette appropriation des idées et du sentiment du Dante. N’aurait-on aperçu dans les peintures de l’Orcagna qu’une imitation artistique de la grande œuvre du Dante, on aurait dû encore caractériser cette imitation avec plus de ménagement. En effet, nous ne savons pas trop quelle besogne on entend qu’un peintre puisse faire en traduisant littéralement un poète, bien qu’on ait voulu depuis peu nous donner quelques essais en ce genre. Tout ce que nous voulons dire ici, c’est qu’au temps de l’Orcagna on avait trop de naïveté pour ne pas s’emparer franchement de tout ce qui répondait à l’inspiration qu’on se sentait, et trop d’indépendance en même temps pour suivre exactement qui que ce soit. L’Orcagna vulgarisa donc à sa façon et à la façon aussi de son temps, non la lettre, mais l’esprit, non les particularités, mais l’empreinte générale du poëme immortel : noble et lourde tâche qui n’a dû rapetisser personne, dont plus d’un grand talent s’est occupé, et que Michel-Ange a pu seul terminer.

NOTES.

(1) Alessandro da Morrona nous a conservé dans sa Pisa illustrata une ancienne gravure de ce tableau de l’Orcagna, qui servit probablement pour une des premières éditions du Dante. On y lit cette inscription :

QUESTO È L’INFERNO DEL CAMPO-SANTO DI PISA.

(2) Dino del Garbo était fils de Bruno, célèbre chirurgien. Il composa plusieurs ouvrages de médecine et l’épître De cœna et prandio, imprimée à Rome en 1545 avec les œuvres d’Andrea Turini, et l’explication de la Canzona de Guido Cavalcanti, qui commence par ces mots : « Donna mi prega, etc. » Il fut élève de Taddeo d’Alderotto, Florentin, et étudia à Bologne, où Taddeo demeurait. Il fut médecin de Jean XXI, et mourut en 1327.

(3) Gio. Villani, lib. X, cap. 41, parle longuement de Cecco d’Ascoli, mathématicien, poète, et médecin célèbre dans son temps. On trouve également une savante notice sur le Cecco dans les Scrittori italiani de Gio.-Maria Mazzucchelli.

(4) Les quatre vertus cardinales sont de la main de Jacopo di Pietro. Voyez le Baldinucci, dec. VI, sec. 2, pag. 65.

(5) Dans la première édition du Vasari, on lit cette épigraphe :

Hic jacet Andras, quo non præstantior alter
  Ære fuit ; patriæ maxima fama suæ.

Le Cinelli, dans ses Bellezze di Firenze, pag. 354, dit avoir vu, à San-Pier-Maggiore de Florence, dans la chapelle des Seigneurs della Rena, un Couronnement de la Vierge qu’il attribue à l’Orcagna.

(6) Dans les archives de la fabrique de Santa-Maria d’Orvieto, on lit à la date de 1360 : « Andreas Cionis magister Operis S. M. super opere musayco. » — Vers la fin de l’an 1357, il fut invité à visiter les mosaïques de la façade de la cathédrale. « XXI feb. unum flor. de auro dedit D. Camerarius M. Consilio Jonte… ad examinandum vitrum laboratum in facie parietis una cum M. Andrea de Florentia… qui venit, et stetit IV diebus… unum flor. de auro expendit d. Cam… in rebus comestibilibus in exhibendo honorem, et comestionem dandam dictis Mag. Andree de Florentia… Matheo Santi socio suo. M. Consilio de Vitro… M. Andree de Senis. M. Matheo de Bononia. M. Ugolino pictori. Fr. Johanni pictori… VII decembris M. Andree Cioni de Florentia Capo Magistro operis pro uno mense incepto die XVIII octob. quo se movit de civit. Florentie pro veniendo ad opus ad rat. CCC. floren pro anno. Matheo Cioni de Florentia conducto per Mag. Andream caput mag. XXIX octob. ad rat. VIII. flor. pro mense. »

Le musée du Louvre possède un tableau de l’Orcagna représentant la Naissance de la Vierge.