Trente romans/Partie III/Bachelier
BACHELIER
I
Voici dix ans, par une douce nuit de mai, à l’heure indécise et charmante où la clarté de l’aube peut passer pour celle de la lune, le comte Gontran d’Hamelin sortit du cercle, énervé par les désastres d’une dernière et irréparable partie, absolument à la côte.
Il fit quelques pas dans la grande allée des Champs-Élysées, le long des chaises inoccupées. Pas l’ombre d’un espoir de se relever ! Ses dernières terres, là-bas, dans le Poitou, vendues. Même la gentilhommière où il était né, partie comme le reste. Son hôtel, à Paris, surchargé d’hypothèques. Et des dettes, un chiffre incalculable de dettes : billets souscrits à des usuriers, dettes criardes de fournisseurs, dettes de jeu, dites d’honneur, plus de cent quarante mille francs perdus encore ce soir-là, sur parole. C’était bien la fin ! Avant vingt-quatre heures son nom serait collé contre la glace. Il n’osait même plus rentrer chez lui, étant tombé jusqu’à emprunter à ses gens.
Le seul parti à prendre était de mourir. Quand ? Tout de suite, avant qu’il fît grand jour. Et, enfoncée dans la poche de son pardessus d’été, sa main retrouva un bijou de revolver, dont il s’était muni ce soir-là, pour ne pas être pris au dépourvu. — Où aurait lieu le suicide ? il n’était pas encore fixé ; mais n’importe où, le premier endroit venu devait être bon. — Et il se demanda quel effet produirait sa mort. Le plaindrait-on ? Quelque ancienne se souviendrait-elle avec un soupir d’un gaillard solidement bâti, parti pour toujours, avant trente-cinq ans ? Une seule certitude, celle d’être oublié très vite, dans son monde. En dehors de ses relations de club et de ses créanciers, personne ! Plus de famille, heureusement ! Rien que deux ou trois cousins éloignés, là-bas, en province, qui apprendraient la chose par les journaux, et porteraient trois mois son deuil, peut-être.
Sa résolution irrévocablement prise, bien décidé à mourir et n’ayant même plus que cela à faire en ce monde, Gontran d’Hamelin éprouva comme un soulagement. Il marchait d’un pas plus dégagé. Une senteur embaumée lui arriva de quelque arbre en fleur. Sans être une nature particulièrement poétique, il songea à profiter de la dernière bonne chose que lui offrait l’existence, la sérénité d’une belle fin de nuit. Pourquoi ne pas pousser jusqu’au Bois, à pied ? Là, au milieu de quelque fourré, il se ferait sauter dans l’autre monde tout à son aise. Il arrivait déjà au rond-point. Mais deux voitures passèrent sur la chaussée, chargées de messieurs et de soupeuses, qui sortaient de quelque restaurant de nuit. L’idée d’être rencontré, hélé peut-être, par des viveurs de sa connaissance allant boire du lait au Pré-Catelan, le fit brusquement tourner à droite, prendre la rue de Miromesnil, puis d’autres au hasard. Un quart d’heure après, il gravissait la rue de Rome absolument déserte. Quand on se dérouille une dernière fois les jambes, il n’y a pas à faire le difficile : les Ternes ou les Batignolles sont aussi chic que tout autre quartier.
II
Arrivé au boulevard extérieur, en face de la grille du chemin de fer, Gontran aperçut un rassemblement de cinq ou six hommes déguenillés, puant la paresse et le vice, en train de se concerter, debout à côté d’un banc. Ceux-là aussi étaient des viveurs !
Gontran passa exprès tout à côté d’eux, les dévisagea. Comme il aurait voulu être attaqué ! Peut-être, le revolver au poing, il eût défendu contre eux cette vie dont il ne voulait plus. Peut-être, aussi, les eût-il tout simplement priés de lui épargner la corvée du suicide ? Les hommes à mauvaise mine ne firent aucunement attention à lui, s’éloignèrent.
Devant le square des Batignolles, il vit venir de loin un être bizarre, comme une boule ronde qui aurait des pieds et marcherait. La boule était une toute petite bossue, déjà âgée, énorme, chargée d’une hotte de chiffonnière, ce qui lui faisait une seconde bosse. Et, bien que le comte Gontran d’Hamelin ne fût pas d’humeur gaie, un sourire mélancolique lui plissa les lèvres. Pourquoi ne pas avoir rencontré cette bossue quelques heures plus tôt ? Qui sait ? Il n’aurait peut-être pas perdu, si, avant d’aller au jeu, il lui avait touché la bosse. Puis, cette réflexion philosophique : « On m’offrirait, là, sur-le-champ, d’être dans la peau de cette malheureuse, de troquer ma personnalité contre la sienne, accepterais-je ? Non, certes ! Et c’est cependant moi qui vais mourir. »
Pourtant, rue Legendre, ses regards s’arrêtèrent sur une jeune femme qui vendait déjà du café au lait et du chocolat, sous une porte. Dans la pâleur de l’aurore, elle faisait plaisir à voir, très rose de teint, vigoureuse et trapue, portant un tablier blanc, très propre. Il s’aperçut alors qu’il avait la gorge en feu, serrée comme dans un étau, la bouche pâteuse.
— Madame, veuillez me donner une tasse de lait froid, sans sucre.
— Voilà, monsieur… On vient de l’apporter de la campagne.
Et il but avec plaisir, pas le moins du monde dégoûté, ce qu’il n’eût pas fait quelques jours auparavant.
— Donnez-m’en encore pour deux sous, madame.
Ça faisait six sous. Il tira un louis, un dernier louis emprunté au cercle, au garçon qui lui avait mis son pardessus. La femme n’avait pas de monnaie.
— Vous me redonnerez ça un de ces matins, en passant.
Gontran fut tenté de dire : gardez tout ! Mais deux ouvriers étaient là debout, prenant « leur petit noir » ; la crainte qu’on lui supposât une intention galante lui fit reprendre ses vingt francs.
III
Il descendait l’avenue de Clichy, lorsque cinq heures sonnèrent. Maintenant il faisait grand jour, et tandis que sur la chaussée du milieu arrivaient au trot des voitures de maraîchers en destination des Halles, il commençait à passer beaucoup de monde sur les deux trottoirs.
Peu de femmes, les journalières n’étant pas encore levées, à plus forte raison ni les couturières, ni les modistes. Pas encore d’employés. Mais un grand nombre d’ouvriers se rendaient déjà à leur travail. Bien reconnaissables à leur blouse blanche, tachée de plâtre, les maçons, par deux, par trois, se dirigeaient vers la porte de Clichy, leurs chantiers se trouvant hors des fortifications. Les bourgerons bleus montaient au contraire vers Paris. Encore pâles de sommeil, les uns et les autres filaient droit devant eux, d’un pas égal, ne regardant rien, ne fumant pas, ne causant pas, sérieux et résignés comme des gens qui vont accomplir un devoir. Quelques-uns marchaient les bras ballants, d’autres portaient des outils, tous donnant l’impression grave, un peu triste, de citoyens qui voient dans la vie autre chose qu’une rigolade, et cela dans la claire sérénité du jour commençant. L’ensemble avait sa grandeur et fit faire au comte Gontran d’Hamelin un retour sur lui-même.
Il n’avait jamais rien fait de ses dix doigts. Par exemple, il était bachelier et comte. Sorti d’une noble et très ancienne famille poitevine, jusqu’à dix-neuf ans, il avait poussé entre les jupes de sa mère et de sa grand’mère, à la campagne, élevé par un abbé, voyant peu de monde sauf quelques hobereaux du voisinage, entouré de servantes et de valets qui lui donnaient du « monsieur le comte » gros comme le bras, si bien qu’il avait fini à la longue par se croire de beaucoup supérieur au reste de l’humanité. Le baccalauréat, à force d’être seriné par l’abbé, il était arrivé à le décrocher, sur le tard, à l’ancienneté, après sept ou huit échecs consécutifs. Puis, les deux femmes étaient mortes à quelques semaines de distance. Et, vers sa majorité, maître de quatre-vingt mille livres de rentes, en terres, il était venu à Paris. À Paris, en quatorze ans, qu’avait-il fait ? Avec des femmes et aux courses, surtout au cercle, il avait dévoré son patrimoine, plus une nouvelle fortune et un hôtel légués par un oncle. Et c’était tout ! Maintenant, au bout de son rouleau, voici qu’il « découvrait » des hommes, tout un défilé d’hommes, qui se rendaient au travail, sans enthousiasme ni répugnance, avec la résolution tranquille et ferme de l’habitude. Gontran se sentait tout à fait étonné.
IV
Et, pour jouir un moment de ce spectacle, nouveau pour lui, il s’assit démocratiquement devant un petit café de l’avenue. Jusqu’alors, il n’avait jamais regardé le peuple. Par les déclamations de certains journaux, parcourus au club entre deux parties, d’un œil distrait, il ne s’en était fait qu’une opinion peu favorable. Voilà qu’une curiosité in extremis le prenait. « Il faudrait pourtant savoir ! Je m’en vais, moi, absolument inutile, et je n’aurai jamais rien vu, ni su, ni compris. Je suis sans doute plus bête que ces hommes ! Pas un d’eux, mis à ma place, n’aurait commis les stupidités… »
Eh bien, lui, à la place de ces ouvriers, affublé tout de suite de gros souliers, d’un pantalon de toile, d’une blouse, comment s’en tirerait-il ? Tiens ! mais ce serait drôle, amusant peut-être ! Pourquoi, séance tenante, ne pas faire peau neuve et recommencer la vie ? Il y avait une façon douce et commode de supprimer de l’existence le comte Gontran d’Hamelin : pourquoi ne pas remployer ? D’autant plus qu’il lui serait toujours possible de recourir à l’autre façon.
Et, ce qui contribua à le décider, fut cette pensée : « Vont-ils être intrigués par ma disparition, les autres, ces messieurs du club ? Et mes créanciers, donc ? quelle tête feront-ils ? »
Filer en Belgique, comme un caissier infidèle, et commencer une vie de chevalier d’industrie, c’était indigne de lui. Mais briser avec le passé, changer de condition sociale, d’habitudes, de nom, de personnalité, se faire travailleur « pour savoir », c’était curieux, neuf, original. Rien que l’idée l’amusait extraordinairement.
Et il mit tout de suite son projet à exécution. Sa consommation payée, comme il avait maintenant de la monnaie, il alla d’abord rue Legendre rendre les six sous dus à la marchande de lait. Puis, ayant trouvé un magasin de Vêtements de Travail, il acheta une défroque complète de prolétaire, bourgeron, pantalon de toile, chapeau, et cætera. Le tout montait à une quinzaine de francs. Et il alla déjeuner dans un bouillon de la rue des Moines. Ce fut le dernier repas du comte Gontran d’Hamelin, qui, par habitude, laissa trente et quelques sous d’étrenne au garçon stupéfait.
Il sortit du bouillon, en fumant un dernier cigare cher, très embarrassé du paquet d’effets qu’il portait sous le bras. Mais il entra tout de suite chez un brocanteur, à qui il vendit séance tenante son porte-cigare, le revolver désormais inutile, et sa défroque d’homme du monde. Cent francs le tout ! Enchanté de l’affaire, le brocanteur mit l’arrière-boutique à la disposition de Gontran, qui exécuta là une transformation complète. Enfin, un coiffeur du quartier changea radicalement la coupe de ses cheveux et de sa barbe.
Par le chemin de fer de Ceinture, en seconde, il se rendit à Ménilmontant, où, le soir même, sur sa bonne mine et son air râblé, il fut accepté chez un constructeur-mécanicien comme homme de peine.
V
Dix ans après, un certain « Jakobson », arrivant d’Amérique avec des millions, gagnés dans trente-six métiers, entre autres celui de portefaix, acheta un hôtel, avenue du Bois-de-Boulogne.
Pendant qu’on exécutait des transformations et embellissements, ce Jakobson se mit à rechercher les innombrables créanciers du comte Gontran d’Hamelin, absent, disparu, mort probablement, — et il les payait.