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Trente romans/Partie I/Christine

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Bibliothèque-Charpentier (p. 33-42).

CHRISTINE

I

L’aînée, Christine, avait cinq frères : Guy, Georges, Gustave, Gontran et Gonzague.

Quand Mme Delorme mourut en donnant le jour à Gontran et Gonzague, deux jumeaux, Christine avait treize ans et Guy, le plus âgé de ses frères, neuf seulement. Elle devint leur petite mère à tous.

Absorbé par les affaires, M. Delorme était du matin au soir hors de chez lui. Du jour au lendemain, comme si elle n’eût jamais fait que ça, Mlle Delorme devint une maîtresse de maison hors ligne, veillant à tout, faisant marcher au doigt et à l’œil les domestiques et même les fournisseurs, élevant et dirigeant ses cinq jeunes frères avec une intelligence, une méthode et une autorité bien au-dessus de son âge. Tout cela, sans interrompre ses études personnelles, en continuant à prendre des leçons à domicile, à faire ses devoirs, en tenant la main à ce que Guy, Georges et Gustave fissent les leurs, sans perdre de vue cependant les tout petits. Propreté, santé, régularité des habitudes, surveillance des ébats de toute la marmaille, rien n’était négligé par cette jeune fée. Bref, M. Delorme, qui d’ailleurs avait adoré sa femme, ne songea jamais à se remarier. Et, les années s’écoulant, son intérieur, si bien dirigé par Christine, fut cité comme un modèle, et même devint légendaire dans la moyenne bourgeoisie parisienne où il avait de nombreuses relations.

Les années s’écoulant encore, Christine réalisa un autre miracle. Son père, ainsi chargé de famille, était sans fortune au soleil, n’avait que ce qu’il gagnait. Grâce à des prodiges d’économie, d’ordre et de vigilance, de volonté surtout, Mlle Delorme fut cause que ses cinq frères firent chacun d’excellentes études. Puis, à mesure que son père vieillissait, devenue la tête de la famille, avec cela de fort bon conseil, elle sut guider ses frères dans le choix d’une carrière. Tous les cinq l’ayant écoutée, se firent rapidement une position. Mais, ne s’en tenant pas là, Christine, au lieu de penser enfin à elle, ne crut sa tâche terminée que lorsque Guy, Georges, Gustave, Gontran et Gonzague furent tous convenablement mariés.

Les deux jumeaux convolèrent à quelques mois de distance, très jeunes encore, dans leur vingt-sixième année. Mais Christine allait atteindre la quarantaine.

II

Le soir de la noce de Gonzague, chez Ledoyen, après avoir embrassé la dernière les nouveaux mariés, qui prenaient tout de suite le train de la Méditerranée, Christine rentra seule, avec son père, dans la maison désormais trop grande.

Mélancolique lui-même, M. Delorme affectait cependant d’être très gai.

— Allons ! tout s’est admirablement passé… s’écria-t-il en se frottant les mains.

Et, ayant enlevé son pardessus, il étala ses bonnes impressions. Un menu excellent, d’abord… Et quelle gentille enfant que cette Juliette… « Une bonne petite nature… avec une famille charmante, des mieux posées…, qui avait dû lui inculquer des principes !… » Gonzague, évidemment, serait très heureux… Dix heures moins cinq ! Oh ! ils étaient déjà loin… plus loin que Fontainebleau… Alors, après une journée si bien remplie, Christine devait avoir joliment besoin de son lit… Et lui-même…

Mais en embrassant sa fille, avec laquelle il allait vivre seul désormais, le vieillard, changeant de ton, et balbutiant presque :

— Voilà que ta tâche est finie… ma Christine… Depuis que ta mère… ta pauvre mère… tu as été parfaite… admirable… Mais maintenant il faut songer à toi… ma pauvre Christine… plus rien qu’à toi !…

— Oh ! moi… dit-elle seulement.

Et, n’en pouvant plus, mais s’efforçant de sourire, elle embrassa très vite son père et courut dans sa chambre où elle s’enferma à double tour. Et, s’étant couchée, elle pleura toutes les larmes de son corps. À cinq heures du matin, elle n’avait pas fermé l’œil.

III

Déjà, le soir des noces de Gontran, de Gustave, de Georges et même de Guy, elle avait passé des nuits pareilles, dans une révolte de la chair et de l’esprit, de tout son être sacrifié.

Sa chair brûlait et tressaillait, torturée de regrets, aiguillonnée par de cuisants désirs. Vierge absolument, elle désirait ce qu’elle ne savait pas ; mais son trouble n’en était que plus profond, et l’instinct suppléait à ses ignorances. Exaspéré d’ailleurs par le mystère, son besoin d’aimer dépassant la réalité, l’égarait par des visions énervantes, lui faisait rêver des joies surhumaines, divines, extraordinaires.

Ces exaltations passées, quand elle retombait sur la terre, vite et durement, son esprit, clairvoyant et pratique, lui criait : « La jeunesse s’en va, est déjà partie, et comme je n’ai pas de dot, chaque jour de retard emporte mes dernières chances de mariage. Avant peu, laide et desséchée sur pied, quel parti trouverai-je encore ? Tout au plus quelque veuf chargé d’enfants et obligé de tirer le diable par la queue… ou quelque vieillard aisé mais repoussant de laideur et perclus de rhumatismes… N’avoir pas songé à moi, m’être toujours dévouée aux autres : quelle bêtise !… J’en ai assez d’entendre dire : « Cette Christine est une si bonne fille ! » Les autres s’habituent bien vite au sacrifice de vous-même, le trouvent tout naturel et même une chose due : feraient-ils pour vous ce que vous avez fait pour eux ? »

Mais, après chaque mariage de ses frères, malgré ces révoltes de la chair et de l’esprit, ces effluves sensuels et ces velléités d’égoïsme, — plus amères à mesure qu’elle avançait en âge, — Christine, la crise passée, reprenait bien vite son collier d’abnégation. Et elle le reprit encore le lendemain des noces de Gonzague. Son père remarqua seulement qu’elle était un peu pâle.

— Tu n’as donc pas bien dormi ?

— Ce n’est pas étonnant… Chaque fois que j’ai bu du Champagne, tu sais bien…

Et elle embrassa le vieillard en souriant, car elle avait retrouvé la paix du cœur.

IV

Mais elle la perdit, cette paix du cœur, un an après, lorsque M. Delorme fut mort. Malgré les offres hospitalières de Guy et de Gontran, elle voulut vivre seule, « enfin pour elle ». Le déménagement, — car elle ne pouvait conserver l’appartement de la rue Saint-Lazare, trop vaste et trop cher pour elle, — le partage des meubles paternels, et son installation à Auteuil, cité Michel-Ange, où elle découvrit un petit logement, au nord, dans une maison décente, mais triste, l’occupèrent quelques jours. Cette fièvre d’activité une fois tombée, elle se retrouva seule, endolorie par la rupture de ses affections et de ses habitudes, toute dépaysée.

Que faire ? Elle avait compté sur la proximité du Bois pour se distraire ; mais ce mois de novembre était affreux, la terre disparaissait sous la neige. Des visites à ses frères et à ses belles-sœurs, elle en fit, malgré le mauvais temps, espérant que ça la sortirait d’elle-même. On la retenait à dîner, et, pendant quelques heures, elle se réchauffait un peu à l’intimité d’autrefois. Mais, le soir, lorsqu’elle s’asseyait devant son foyer glacé, l’isolement lui semblait plus cruel.

Ses nuits surtout étaient misérables. De longues insomnies l’énervaient. Elle venait d’avoir quarante et un ans, mais belle encore, ne paraissait pas son âge. Des chaleurs subites lui montaient aux joues, des secousses nerveuses lui faisaient brusquement repousser les couvertures. Et, à la lueur de la veilleuse, elle restait là des heures, à moitié nue, ne sentant pas le froid, semblable à une belle fleur capiteuse que nul ne devait jamais cueillir et qui en mourait.

Alors, ce calme et cette paix qu’elle n’eût jamais osé demander à un docteur, elle alla, une après-midi, au fond d’une chapelle sombre, les demander à un médecin de l’âme. La chapelle, dans un quartier lointain, elle n’y était jamais entrée ; ne pratiquant pas depuis longtemps, n’ayant jamais eu le loisir de fréquenter beaucoup les églises. Le confesseur, devant lequel elle s’agenouilla, elle ignorait son nom, son âge et jusqu’à ses traits. Aussi, à travers le treillage qui les séparait, elle laissa déborder son cœur, raconta tout : son enfance heureuse, après la mort de sa mère, sa gravité précoce, toute une existence de devoir et de sacrifice troublée par des tentations, les révoltes périodiques mais tôt réprimées de la chair et de l’esprit, enfin, depuis la mort de son père, les effets de la solitude, la revanche de l’égoïsme, les luxures commises en pensée… Tout à coup, elle interrompit ses aveux, stupéfaite : son confesseur, le visage dans son mouchoir, pleurait à chaudes larmes, sanglotait comme un enfant qui viendrait d’entendre sa propre histoire. Et elle s’aperçut seulement alors qu’il était jeune, « plus jeune qu’elle ». Mais, s’étant levée aussitôt, elle partit, sans attendre l’absolution.

V

Elle revînt à pied à la cité Michel-Ange, la tête basse, désorientée et comme attrapée, ayant honte de ce qu’elle venait de révéler inutilement à un prêtre qui n’était qu’un homme. Où trouver, désormais, du secours et des consolations, puisque la religion elle-même n’en contenait pas, lui réussissait si mal ? Que devenir ? Quelle direction prendre ?

— Mademoiselle, lui dit son concierge par le carreau de la loge, il est venu un « petit bleu », que j’ai glissé sous votre porte…

Arrivée chez elle, Christine lut cette carte-télégramme :

« Ma grande sœur,

« Une surprise !… Edmée accouchée tantôt, trois semaines avant nos prévisions… Viens vite, je ne sais plus où donner de la tête… C’est une petite fille admirable — Christine aussi, parbleu ! — qui demande à grands cris sa tante et marraine.

« Ton petit frère, fou de joie.

« Guy. »

Et, ayant descendu les escaliers quatre à quatre, elle sauta dans un fiacre.

En route, pendant que le cocher, alléché par la promesse d’un bon pourboire, fouettait son cheval à tour de bras, Christine pensait déjà à la magnifique douillette qu’elle allait broder pour sa filleule. Et elle semblait transfigurée, car, une fois de plus, la crise mauvaise était passée — maintenant pour toujours — et elle se disait : « Comme je sens que je vais l’aimer, celle-ci : une fille !… Moi qui jusqu’à présent n’ai eu que des garçons !… »