Souvenirs de Voyage en Arménie et en Perse/04
D’UN
VOYAGE EN PERSE.
Les Persans sous les princes Kadjars — Scènes de la vie persane.
Il y a des pays où la vie est tout extérieure, et où le voyageur peut s’en rapporter à ses premières impressions pour porter, sur les populations au milieu desquelles il a séjourné, un jugement définitif. Il en est d’autres, au contraire, qui ne se laissent que difficilement pénétrer. La Perse est de ce nombre. Pour y saisir le caractère national dans sa pleine indépendance, ce n’est pas la vie publique qu’il faut interroger. Les cérémonies officielles, les fêtes populaires ou religieuses, la magnificence des palais, la majesté des ruines, vous y laissent tour à tour charmé ou surpris, mais trop disposé peut-être à n’admirer que la Perse ancienne, et à méconnaître, sous l’impression des gloires du passé, l’intérêt qui s’attache encore aux modestes efforts du présent. C’est à ce double sentiment d’enthousiasme et de tristesse qu’il faut savoir résister quand on veut se rendre compte des germes de prospérité que recèle encore l’empire des Kadjars. Si l’esprit national sommeille aujourd’hui en Perse, c’est qu’il lui manque un aliment, un théâtre d’activité. Après avoir brillé tour à tour dans les arts ou dans la guerre, le génie persan, privé des puissans mobiles auxquels il obéissait autrefois, en est à chercher sa voie ; C’est dans la vie commerciale et industrielle qu’il lui serait peut-être donné de se retremper, si une main habile savait le ramener sur ce terrain trop négligé. L’abattement où nous voyons aujourd’hui les Persans a moins ses causes dans un vice du caractère national que dans un concours de tristes circonstances, dans une suite de révolutions et de luttes intestines, dont les conséquences déplorables se perpétuent encore sous nos yeux. L’histoire des troubles incessans qui depuis plus d’un siècle ont agité la Perse, opposée aux qualités du caractère national tel qu’il se montre dans la vie privée, opposée aussi aux ressources précieuses du territoire de l’Iran, telle est la meilleure réponse qu’on puisse faire à ceux qui doutent de la vitalité persistante et du réveil possible de la nation persane ; c’est l’intérêt de ce contraste, de cette démonstration, si l’on veut, qui nous ramène encore vers la Perse ; dont les récits précédens retraçaient surtout la physionomie extérieure[1], et dont il y aurait maintenant à interroger l’histoire contemporaine en même temps que la vie intime.
La dynastie des Sophis avait donné à la Perse trois siècles de gloire et de prospérité, quand, au commencement du XVIIIe siècle, l’invasion des Afghans la chassa, du trône qu’occupait alors un des plus indignes descendans du vaillant cheik d’Ardebil[2]. Ce prince, faible et timide, oubliant qu’il comptait parmi ses ancêtres le héros qui avait chassé les Tartares de la Perse, ne sut pas défendre sa couronne contre une poignée d’Afghans, et, tremblant devant le cimeterre de Mahmoud, chef de ces bandes indisciplinées, il alla lui-même déposer la tourah (aigrette, royale) aux pieds de son audacieux vainqueur.
Ainsi s’établit pour quelques années, en Perse la domination des Afghans, inaugurée par Mahmoud. Ce chef barbare s’assit, au milieu d’une population terrifiée, sur le trône d’Abbas-le-Grand. Tout faisaiti prévoir cependant la chute des souverains afghans. Entre ces grossiers conquérans et la nation persane, la religion ouvrait un abîme que rien ne pouvait combler. Les Afghans étaient sunnites, et les passions religieuses devaient tôt ou tard s’unir contre eux aux haines nationales. Le successeur de Mahmoud avait laissé survivre un prince de la famille des Sophis. Les mécontens se groupèrent autour de lui, et l’héritier des Sophis fut, sous le nom de Châh-Thamas, reconnu roi par les Persans révoltés. Un soldat de fortunes, Nadir, se fit alors le lieutenant de Châh-Thamas. Il arracha sa patrie aux mains des Afghans, et replaça la tourah sur la tête de celui à qui le diadème appartenait par droit de naissance ; mais le libérateur de la Perse n’était pas homme à se contenter long-temps du second rang. Il fut le premier à dépouiller du sceptre le souverain dont il avait servi la cause, et à le faire descendre de son trône reconquis pour s’y asseoir à sa place.
Le règne de Nadir-Châh ne fut qu’une longue série de guerres contre les Turcs, les Afghans et les Hindous. Cet homme extraordinaire, qui, de la condition la plus humble, s’étai élevé aux premiers grades de l’armée pour ne s’arrêter que sur le trône, est certainement l’une des plus grandes figures du XVIIIe siècle. Ses officiers allèrent jusqu’au Bosphore dicter la paix au sultan, après avoir reculé sur le territoire turc les frontières de la Perse. Vainqueur des Tartares et des Afghans, maître d’Hérat, du Candahar, de Caboul et de Baskg, Nadir traversa l’Indus, s’empara de Lahore ; et descendant vers la vallée du Gange, il alla soumettre Delhi, d’où il emporta d’immenses richesses, le trésor impérial et le fameux trône du sacre takht-i-taous. C’est sur ce précieux monument de sa conquête que, justement fier de ses victoires, enivré de gloire et couvert des innombrables pierreries du Grand-Mogol, il vint s’asseoir resplendissant aux yeux éblouis de ses sujets. Malheureusement tous les trésors de l’Inde, toutes les exactions que Nadir fit supporter à son peuple, et notamment au clergé, possesseur alors d’immenses richesses, ne purent satisfaire sa cupidité. Le despotisme cruel de ce prince avare lassa enfin les Persans que le double ascendant de la gloire et de la terreur avait courbés devant le trône. Nadir Châh fut assassiné par un de ses officiers, après avoir régné quinze années.
Ainsi qu’il arrive toujours à la suite d’une usurpation, après la mort de Nadir-Châh, d’autres ambitieux, — soldats, aventuriers ou rebelle, — convoitèrent la couronne. Aux brillantes conquêtes de Nadir, qui des bords du Tigre à ceux du Gange, avait déployé triomphalement l’étendard d’Ali, succéda une ère de guerres intestines qu’un chef hardi de nomades, ancien soldat du vainqueur des Afghans, forma en s’emparant du sceptre tombé à terre au milieu des combattans qui se le disputaient, sans qu’aucun fût assez fort pour le saisir. — Ce nouvel usurpateur, Kerim-Khân le Zend, fut le bienfaiteur de la Perse, où sa mémoire est encore vénérée. On l’honore sous le nom modeste de vekil ou régent, seul titre que voulut prendre Kerim-Khân, dont le courage entreprenant et l’énergie inébranlable, joints à une grande modération, avaient pourtant fait un roi. L’esprit élevé, le noble cœur du prince Zend relevèrent la nation persane abattue, firent refleurir les arts, encouragèrent les lettres, en rappelant la prospérité parmi les Persans. Voici comment s’exprime un des auteurs contemporains[3] du vekil ; « Les rayons de ce soleil majestueux s’étendaient sur tout l’empire ; mais l’influence de sa bienfaisante chaleur se faisait sentir plus particulièrement à Chiraz. Les habitans de cette ville favorisée jouissaient du bonheur le plus tranquille ; près de jeunes filles à face de lune, leurs jours s’écoulaient dans une douce oisiveté. Circulant au milieu de joyeuses sociétés, le vin animait leurs plaisirs, et l’amour remplissait tous les cœurs de ses plus pures jouissances. »
Cependant l’esprit de discorde n’était qu’endormi, et, à la mort du vekil, la guerre de partisans recommença avec un nouvel acharnement. Comme si aucune dynastie ne pouvait se fonder en Perse sans être issue des Turcs, celle des Zends se vit sapée, abattue par les Kadjars. Les tribus turques ont joué un rôle remarquable dans l’histoire moderne de Perse. Ce sont des tribus d’origine ottomane, établies dans le nord de ce royaume depuis la conquête de Taïmour-Lenk ou Tamerlan, qui ont aidé les Sophis à secouer le joug des attabegs et fourni à Châh-Ismaïl ses meilleurs soldats dans la lutte qu’il eut à soutenir contre les armées du sultan. Nadir était de la tribu des Affchars, établie près de Tabris, et ce sont les Kadjars, dont le territoire touche au Mazenderân, qui règnent encore aujourd’hui sur la Perse.
La révolte qui se déclara contre le successeur de Kerim-Khâm avait pour chef un eunuque, Aga-Mohammed-Khân, qui depuis long-temps convoitait le trône, et n’attendait pour s’en emparer que la mort du vekil. Le jeune homme qui avait succédé à Kerim, Louft-Ali-Khân, semblait avoir hérité de quelques-unes des brillantes qualités de son prédécesseur ; mais son inexpérience lui rendit fort difficile la lutte contre son astucieux et habile ennemi. L’héroïque et bouillant Louft-Ali-Khân fut une première fois défait par Aga-Môhammed-Khân dans les environs d’Ispahan, puis sous les murs de Chiraz. Réduit à fuir, il s’enferma dans Kermân, qui lui était restée fidèle. Les habitans de cette ville n’ont pas oublié la vengeance barbare par laquelle le cruel eunuque punit leur fidélité à leur infortuné prince : vingt mille femmes et enfans furent livrés aux soldats de l’eunuque kadjar, tous les hommes eurent les yeux crevés. Pendant bien des années, la Perse fut couverte de ces malheureux aveugles, qui n’avaient d’autre ressource que la commisération publique ; aujourd’hui encore quelques vieillards inspirent la pitié par une cécité qui date de leur enfance et rappelle tristement la barbarie du chef de la famille régnante. Quant à Louft-Ali-Khân, il était tombé au pouvoir de son implacable ennemi, qui le fit périr après lui avoir arraché les yeux, et qui, non content de cette victime, fit aussi mettre à mort tous les autres princes issus de Kerim-Khân. L’eunuque s’assit sans trouble sur le trône dont ces massacres lui avaient fraye la voie, et fonda la dynastie qui porte la couronne de Perse depuis plus d’un demi-siècle. Pendant son règne, Aga-Mohammed-Khân, n’ayant plus rien à redouter de la famille Zend, s’occupa activement à réduire les provinces qui pouvaient contester son autorité ; il groupa autour de son trône toutes celles qui composent actuellement le royaume d’Iran. Après avoir régné paisiblement pendant vingt années sur la Perse, qui, par besoin de repos, supporta son joug sanguinaire, Mohammed-Khân fut assassiné, en 1797, à l’âge de soixante-trois ans. — Deux de ses serviteurs ou pichketmetss s’étaient pris de querelle dans son appartement ; Mohammed avait ordonné de mettre à mort les impertinens qui s’étaient permisse troubler le silence du sérail, et les deux condamnés furent ses assassins.
Aga-Mohammed-Khân avait fait mourir son frère, quoiqu’il lui fût redevable d’une grande partie de ses succès, « afin d’éviter, disait-il, les querelles qu’il supposait devoir s’élever, entre celui-ci et son neveu, qu’il avait choisi pour successeur. » Si par hasard le cri de sa conscience s’élevait contre ses propres crimes, il disait pour les justifier, en montrant son neveu : « C’est pour que cet enfant puisse régner en paix que j’ai répandu tout ce sang. » Ce neveu s’appelait Fet-Ali-Châh, ou familièrement Baba-Kbân. Il régna sous le nom de Fet-Ali-Châh, non pas tout-à-fait sans contestation, mais sans avoir à réprimer de bien graves conflits. Imitant la prudence de son oncle, il fit passer devant les yeux de son frère un fer rouge, c’est-à-dire qu’il le fit aveugler. Dans un pays où les lois de transmission du pouvoir royal n’ont rien de fixe, où elles peuvent être transgressées par le premier ambitieux assez hardi, pour lever l’étendard de la révolte, les frères et en général les parens sont presque toujours les premières victimes sacrifiées au repos de celui qui, plus heureux, a pu s’emparer de la couronne.
Fet-Ali-Châh trouva les Persans bien préparés à reconnaître son autorité ; il recueillit les fruits de l’administration ferme et souvent cruelle de son oncle. Il profita également des richesses que la cupidité et l’avarice d’Aga-Mohammed-Khân avaient amassées. Il trouva dans la réunion des trésors de Nadir-Châh épargnés par Kerim-Khân, dans les économies ou rapines de son oncle, les moyens de satisfaire tous les goûts de luxe, toutes les jouissances que peut rêver un homme et surtout un prince asiatique. Fet-Ali-Châh en usa jusqu’à la prodigalité ; il dépensa la plus grande partie de ses richesses dans l’intérieur de son harem, où il comptait six cents concubines qui lui donnèrent soixante-dix enfans mâles et un nombre au moins égal de filles. À ces causes d’épuisement de la cassette royale vinrent s’en joindre d’autres d’un ordre plus sérieux : la Perse était menacée par la Russie ; déjà la Géorgie était conquise, et l’aigle russe, dans son vol rapide, menaçait de s’abattre sur le palais de Téhéran ; il fallait subvenir aux frais de la guerre, qui coûtait fort cher, ce que coûte toujours une guerre longue et malheureuse. Avec les provinces les plus belles de la monarchie persane s’en allèrent les richesses du roi. De fréquentes levées d’hommes, un matériel, de guerre chèrement acheté ou plus chèrement encore confectionné par des mains inhabiles, des subsides dispendieux accordés à des étrangers : comme instructeurs et conseillers du chef de l’armée, des dilapidations de tout genre exercées dans tous les rangs de la hiérarchie militaire et civile ; enfin les dépenses, les prodigalités de soixante-dix princes qui ne connaissaient d’autre manière d’honorer leur origine royale que de jeter l’or à ceux qui satisfaisaient à tous les caprices d’aune vie voluptueuse, toutes ces causes réunies finirent par tarir le ressources du trésor persan. La nation s’aperçut de la gêne de ses princes à l’augmentation des impôts, aux exactions de tout genre qu’elle eut à subir, sans que ces moyens arbitraires de battre monnaie fussent suffisans. Le faste de la cour de Téhéran déclina ; les populations s’appauvrirent en même temps, et bientôt le roi pauvre ne régna plus que sur une nation de mendians. Après avoir gouverné pendant plus de trente ans, Fet-Ali-Châh mourut en désignant pour son successeur, son petit-fils Mohammed-Châh, fils d’Abbas-Mirza, du prince qui avait lutté courageusement contre les Russes, et dont les Persans vantent encore avec raison les vertus militaires et le patriotisme.
Mohamed-Châh avait reçu une éducation aussi européenne que le permettaient les mœurs et la religion des Persans. Dans sa jeunesse, ce prince avait été à la cour même de son père, en contact fréquent avec les Européens dont Fet-Ali aimait à s’entourer pour s’aider de leurs lumières et de leur appui dans la guerre de Georgie. À peu près dans le même temps, le hasard avait amené en Perse une jeune dame française ; accompagnant son mari, qui, venait, comme beaucoup d’autres, après les événemens de 1814, chercher fortune en Asie. Celui-ci mourut après un court séjour, laissant sa femme sans ressources, était encore jeune et assez belle ; Fet-Ali-Châh lui fit ouvrir les portes de son harem. La médisance prétendit qu’elle obtint du monarque la faveur d’un regard auquel elle ne resta pas insensible. Toujours est-il qu’elle vécut dans le sérail jusqu’à la mort de ce prince, et qu’elle y fut institutrice de quelques-uns des jeunes châhzâdèhs qui s’y trouvaient. Mohammed-Mirza fut un de ses disciples, et nous pûmes juger, en approchant de ce prince devenu châh, que, s’il n’avait pas beaucoup profité de l’instruction qui lui avait été donnée par une française, il lui en était du moins resté de l’estime pour l’Europe, un penchant, pour ses arts, et en général pour la civilisation du Frenguistan.
En montant sur le trône, Mohammed-Châh n’eut pas de sang à répandre : il trouva les membres de sa famille et son peuple même assez bien disposés à accepter son autorité. Cependant, comme s’il était dans la destinée du souverain de Perse de ne pouvoir ceindre la tourah sans avoir à lutter contre des prétentions plus ou moins énergiquement soutenues, les unes par les armes, les autres par les intrigues, un de ses oncles ne put se résoudre à le voir attacher l’aigrette royale à son bonnet sans au moins la lui disputer. — Ce châhzâdèh rebelle, dont le nom est Zelly-Sultân, fut impuissant à combattre le fils de son frère, et, bientôt abandonné de ceux qu’il croyait dévoués à sa cause, il fut obligé de fuir. Il se réfugia à Bagdad, où le gouvernement anglais, qui l’a pris sous sa protection, lui accorde encore aujourd’hui un subside princier et le retient comme un glaive menaçant suspendu sur le trône d’Irân. Mohammed-Châh, jeune, d’un caractère doux, élevé dans des idées qui n’excluaient pas les connaissances de l’Europe, aurait pu devenir le régénérateur de son pays : il eût pu profiter de la paix qui régnait autour de lui, de l’absence de toute cause de guerre civile, pour ranimer la nation persane humiliée par les vexations des grands, engourdie par une longue habitude d’oppression ; mais ce prince était indolent : faible et maladif, il s’en remit constamment à son premier ministre du soin de toutes les affaires de la monarchie. Celui-ci, mollah fanatique autant qu’ignorant et inhabile, laissa la Perse dans sa torpeur, priant peut-être Allah et Mahomet de veiller sur les peuples qu’il avait mission de gouverner. La Perse glissa ainsi de plus en plus sur la pente de la décadence, et chaque année la rapprocha de l’abîme sur lequel elle n’était tenue en équilibre que par les deux forces qui la tiraient en sens contraires : la Russie et l’Angleterre.
Mohammed-Châh était du reste un honnête homme ; il passait même pour le plus honnête homme de son royaume. Il avait des vertus privées, s’il n’avait pas de qualités royales. Sa cour, fort simple, ne ruinait pas le pays ; il n’était nullement prodigue, et, d’une sévère, austérité pour lui-même, il en donnait l’exemple à tous ceux qui l’approchaient. Il ne profitait pas de la latitude offerte par la loi musulmane au sujet des femmes, et, s’éloignant, en cela surtout, de son grand-père, il n’eut que trois femmes, qui lui donnèrent cinq enfans, dont deux princes[4].
Ce monarque, quels que fussent les frottemens qu’il avait eus dès son enfance avec des Européens, n’avait pu dépouiller toutes les idées qui étaient en germe dans sa nature asiatique. Il était soumis à bien des préjugés. Une crainte superstitieuse le tourmentait d’ailleurs et empoisonnait sa vie. Dans un livre écrit il y a quatre siècles, et qui a pour titre, Châh-Namèh-Toullah, se trouve une prédiction annonçant la venue et la durée du règne de huit rois de Perse : Mohammed-Châh était le huitième. Il prétendait que jusqu’à lui le fait avait justifié la prédiction, et il comptait les jours et les heures. Or l’astrologue auteur du Châh-Namèh-Toullah avait fixé à onze les années que ce prince devait passer sur le trône ; Mohammed faisait tous ses efforts pour mettre l’astrologue en défaut. Des nécromanciens, il en appelait à Dieu et au prophète ; il prodiguait l’or aux mollahs et aux derviches pour qu’ils fissent des prières et invoquassent tous les imâms, afin de prolonger son existence, ce qui ne l’a pas empêché de mourir jeune, la prophétie s’étant accomplie pour ainsi dire à jour fixe.
Quoique Mohammed-Châh n’eût pas rencontré d’obstacles sérieux à son événement au trône, la rébellion d’un membre de sa famille pouvait justifier quelque crainte de sa part. Il y trouva un prétexte pour ne pas laisser la plupart de ses oncles ou cousins dans les positions que leur avait faites son prédécesseur, de qui ils tenaient les gouvernemens de toutes les provinces ou villes principales du royaume. Les postes dans lesquels le nouveau chah avait trouvé ces châhzâdèhs les rendaient trop dangereux pour son repos et celui du pays. Ayant une grande influence, due à leur autorité ou à leurs richesses, il était à craindre qu’ils n’en abusassent pour aliéner les populations et les détourner de leurs devoirs envers le souverain légitime. Rendu soupçonneux et défiant par la révolte du prince Zelly-Sultân, Mohammed-Châh résolut de priver de leurs forces les compétiteurs qui pourraient surgir, en dépossédant tous les membres de sa famille qui se trouvaient à la tête de gouvernemens importuns. C’était un moyen de se faire des partisans en investissant de ces mêmes gouvernemens les khâns à la fidélité desquels il croyait pouvoir se fier. Cette politique était à la vérité, peu faite pour rattacher à Mohammed-Châh les princes du même sang que lui, et qui se croyaient aussi des droits au trône ; mais la prudence la commandait, surtout dans un pays où la raison du plus fort a toujours été considérée comme la meilleure. Elle eut naturellement pour résultat d’appauvrir et de laisser dépérir dans l’oisiveté des princes nombreux, qui, bien que vivant misérablement, n’en devinrent pas moins pour, l’état et le roi lui-même une lourde charge. Pauvres, sans plus de consistance politique que d’argent, ils durent vivre des aumônes que leur faisaient le souverain et quelquefois même les grands.
Des révolutions presque incessantes aboutissant, sous les derniers princes Kadjars, à une sorte de dangereux engourdissement, voilà donc, en quelques mots, toute l’histoire de la Perse depuis les premières années du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours. Le règne de Mohammed-Châh et celui du souverain actuel de l’Irân témoignent cependant chez ces deux princes d’une sympathie marquée pour la civilisation européenne. À partir du règne de Mohammed-Châh, on peut dire que la société persane s’est divisée en deux fractions : celle qui admet, celle qui repousse l’influence des Frenguis et du Frenguistan. J’ai pu observer dans deux types bien distincts cette double tendance de la population persane. Les deux princes Karamân-Mirzâ et Malek-Khassem-Mirza personnifiaient nettement les opinions qui divisaient leurs compatriotes : d’une part, le culte obstiné de la tradition persane ; de l’autre, le goût sincère, mais un peu frivole, de la civilisation française. Faire connaître Karamân et Malek-Kassem, ce sera montrer de quel esprit est animée aujourd’hui la nation persane et les curieux contrastes qu’on peut rencontrer dans les rangs de sa noblesse, ce sera aussi indiquer, en regard des causes de décadence que le passé de la Perse nous a révélées, les germes de renouvellement que ce pays conserve encore.
Pendant notre séjour à Tabris, capitale de l’Azerbaïdjah, nous dûmes faire en corps notre visite officielle au prince Karamân-Mirza, beglier-bey de cette province ; mais la neige tombait sans discontinuer, et c’eût été contrarier l’un des préjugés les plus délicats aux yeux des Persans que d’arriver mouillés chez le beglier-bey. — En effet, dans l’opinion d’un musulman, la demeure d’un Persan est souillée, si elle porte les traces de l’humidité qui aurait découlé des habits d’un chrétien. — Notre meïmândar, trop poli pour faire valoir cette raison, nous dit simplement qu’il serait convenable d’attendre que le temps fût plus beau pour nous rendre au sérail, et de fait, pour nous comme pour le châhzâdèh, il était désirable d’ajourner l’entrevue. — On renvoya donc au jour suivant cette cérémonie, qui, depuis qu’il en était question, donnait lieu à des discussions puériles selon nous, mais d’une très grande importance pour les Persans. En Perse, il est d’usage d’entrer sans chaussures chez les grands et de rester debout devant eux. Il s’agissait donc de décider si nous entrerions avec nos bottes chez le châhzâdèh et si nous pourrions nous asseoir pendant la réception. Cette grave affaire causa beaucoup d’embarras au personnage qui fut chargé de la traiter avec notre ambassadeur et le prince lui-même. La seconde des deux questions soulevées, qui pour un Européen pourrait paraître la plus importante, n’était cependant pas celle sur laquelle Karamân-Mirza insistait le plus : il céda assez facilement sur ce point, plus facilement même que nous ne nous y attendions. Un siège fut préparé pour chacun de nous. Seulement sur le premier point, le prince paraissait intraitable. Pour apprécier toute l’importance que les Persans attachent à l’usage établi chez eux de laisser les chaussures à la porte de celui à qui l’on fait visite, importance qui grandit naturellement avec celle du personnage visité, il faut savoir que l’affranchissement de cette coutume fut l’objet d’une clause particulière insérée dans les derniers traités conclus entre la Russie et la Perse. Il ne fallut pas moins que les victoires de la première et la crainte que ses armes inspiraient à la seconde, pour que le châh consentît à dispenser désormais les Russes de se soumettre à une forme d’étiquette incompatible avec le costume européen. Cependant, afin, de ne pas blesser les idées reçues et de ne pas offenser le roi, il fut convenu de part et d’autre que les Russes couvriraient leurs bottes de pantoufles pour venir jusqu’au seuil du palais, de manière que les semelles ne fussent point souillées de boue pendant le trajet. Naturellement, l’ambassadeur de France devait revendiquer comme un bénéfice légitime pour tout Européen l’application de la clause introduite par le plénipotentiaire russe. Il crut devoir appuyer sa demande d’un argument qui était sans réplique et qui leva les derniers scrupules du prince ; il lit dire au châhzâdèh : « Le roi de France a reçu l’envoyé du châh, Hussein-Khân, et sa suite avec le bonnet sur la tête, contrairement aux usages européens ; le prince peut donc, à son tour, recevoir l’ambassadeur français et ses attachés avec leurs bottes. » C’était péremptoire, et cela fit effet. Il fut convenu que, nous entrerions dans la salle d’audience du châhzâdèh avec nos bottes garanties du contact du sol par une chaussure superposée.
L’étiquette persane, se réservait encore de nous soumettre à une autre exigence non moins désagréable. Il est de tradition que le prince auquel va rendre hommage un ambassadeur envoie les chevaux de ses écuries tout harnachés pour ce personnage et sa suite. Il fallut donc subir le supplice de monter les chevaux de Karamân-Mirza, sellés à l’orientale, et sur lesquels nous étions fort mal à L’aise. Ce fut ainsi que, précédés chacun d’un saïs ou palefrenier, nous nous rendîmes au sérail. Un bataillon d’infanterie d’assez bonne mine nous attentait rangé en bataille dans la cour. Il présenta les armes à notre arrivée, et, au moment où nous mîmes pied à terre, une musique quelque peu barbare entonna des airs nationaux.
Un maître de cérémonies en habit d’apparat et, tenant une canne, marque distinctive de ses fonctions, nous reçut au seuil du palais. Après nous avoir fait traverser un jardin, au bout duquel nous quittâmes nos pantoufles, il nous introduisit dans une salle dont les murs étaient entièrement revêtus de glaces, d’arabesques et de tableaux représentant des batailles livrées aux Turcs par le père du châhzârèh Abbas-Mirza. Entre autres sujets, on voyait la prise de Toprak-Khâlèh, en Arménie. À droite et à gauche de ces tableaux se trouvaient quatre portraits ; c’étaient ceux de, Tchenghiz-Khân, Châh-Ismaïl, Roustâm et Nadir-Châh, quatre héros favoris des Persans. De chaque côté de cet appartement étaient des fauteuils où nous prîmes place, après avoir salué le prince. Karamân-Mirza était lui-même assis au fond de la salle. Sa complète impassibilité et son air peu aimable semblaient témoigner du mécontentement qu’il ressentait de la persistance qu’avait mise l’ambassadeur à réclamer contre un usage incompatible avec la dignité du représentant de la France aussi bien qu’avec le costume européen.
Le châhzâdèh portait une tunique verte boutonnée jusqu’au menton, avec un collet et des paremens du velours amaranthe. Il avait un pantalon à l’européenne, tombant sur des chaussettes de cachemire à petites palmes : c’était sa seule chaussure. De grosses épaulettes d’or chargeaient ses épaules, et sur sa poitrine s’étalait à côté du grand cordon du Lion et du Soleil, la plaque en brillans des grands dignitaires de cet ordre. Une ceinture en or, fermée par une large agrafe en diamans ceignait ses reins. À son côté reposait un sabre dont le fourreau était de velours monté en or, et dont la poignée étincelait de brillans.
Malgré son teint brun et ses longues moustaches noires, ce prince avait l’air extrêmement efféminé. Il crut sans doute de sa dignité de pousser l’étiquette jusqu’à l’immobilité la plus absolue quand l’ambassadeur se présenta, car il ne se leva pas, et ne fit aucun geste jusqu’a ce que les salutations d’usage eussent été échangées. Alors seulement il daigna nous faire signe de nous asseoir. Il reçut avec une froideur remarquable les complimens obligés qui lui furent adressés. Quelles que fussent les fleurs dont notre interprète embellit son discours, le châhzâdèh ne parut pas en goûter les parfums. Il ne put cependant se dispenser de dire quelques mots à l’ambassadeur sur son arrivée dans sa residence et sur son voyage ; mais ses complimens furent des plus laconiques. L’entrevue fut très courte, et nous en emportâmes une opinion peu favorable à Karamân-Mirza.
Quelques jours plus tard, l’ambassadeur dut envoyer au châhzâdeh des présens, parmi lesquels figurait un service à thé en porcelaine de Sèvres. Malheureusement la délicatesse du travail avait entraîné quelques avaries légères dans ces fragiles produits qu’il avait fallu transporter à dos de mulets, et non sans des chutes assez nombreuses à travers les passages difficiles et les neiges de l’Arménie. Quelques anses de tasses s’étaient brisées dans le trajet. Il était impossible de les faire réparer, et il fallut bien les envoyer telles qu’elles étaient. Le prince refusa le service en faisant dire à l’ambassadeur qu’une feuille de rose donnée par un ami avait à ses yeux toute la valeur du revenu de l’univers, mais qu’il fallait qu’elle ne fût pas fanée. — Ce refus, quelque enveloppé qu’il fût de métaphores orientales, n’avait rien de gracieux.
En sortant de l’audience que nous avait donnée le frère du châh, nous nous rendîmes auprès du prince Malek-Khassem-Mirza, qui habitait un palais contigu à celui de son neveu. Contrairement à ce qui avait eu lieu chez le beglier-bey de l’Azerbaïdjân, la conversation fut fort animée et fort intéressante chez son oncle, qui y prit une part active. Il paraissait flatté de voir l’effet qu’il produisait sur nous et l’étonnement où nous étions de l’entendre s’exprimer avec une certaine facilité dans notre langue. Malek-Khassem-Mirza était un très bel homme, jeune encore ; ses traits étaient nobles et fortement caractérisés. Selon la mode qui a été adoptée depuis par le souverain actuel, il portait sa barbe courte ; mais, par compensation, ses moustaches étaient excessivement longues. Son costume était un mélange d’habits persans et de modes européennes ; par-dessus une petite redingote à un seul rang de boutons, serrée simplement par une ceinture de soie amaranthe, il portait une pelisse en cachemire, fourrée de martre, il avait un pantalon européen et à ses pieds des chaussettes de laine fine à dessins de cachemire sur un fond blanc ; un bonnet de peau d’agneau noir couronnait cet accoutrement bâtard. Ce châhzâdèh effaça, par son amabilité et son esprit, la mauvaise impression que son neveu avait produite sur nous ; nous prîmes congé de lui, enchantés de son accueil et ravis de penser que tous les princes persans ne ressemblaient pas à Karamân-Mirza.
Quelques jours plus tard, désireux de nous faire les honneurs de son pays et de nous montrer les environs de Tabris, le prince Malek-Khassem-Mirza envoya à l’ambassadeur un de ses officiers chargé de nous inviter tous à une partie de chasse au faucon et aux lévriers. Les Persans ne connaissent point l’usage du chien d’arrêt ni du tir au vol. Ils sont cependant grands chasseurs, mais avec le secours des oiseaux de proie, qu’ils exercent très habilement, et dont ils possèdent d’excellentes espèces. Ils ont d’ailleurs une grande estime pour les faucons courageux et les fauconniers adroits.
La partie de plaisir à laquelle nous conviait le châhzâdèh était toute nouvelle pour nous : aussi fut-elle acceptée avec empressement. On se rendit dans les montagnes voisines de la ville, où l’on ne tarda pas à trouver du gibier. Le fauconnier, sur son poing recouvert d’un gant long, portait l’oiseau, retenu par un petit cordon attaché aux pattes et chaperonné. Le chaperon couvrait les yeux du faucon et ne lui permettait aucune distraction qui l’empêchât d’apercevoir à temps la proie qu’on lui destinait : c’était une espèce de petite calotte en drap rouge, quelquefois ornée de broderies, de pierreries et de grelots d’or. Dès qu’une proie était visible, le fauconnier découvrait la tête de l’oiseau, le tournait de manière à ce qu’il vît le gibier, et lançait avec le bras le faucon, qui partait comme un trait, suivait une ligne droite, s’élevait au-dessus de l’animal indiqué et s’abattait sur lui perpendiculairement avec une rapidité extrême en le saisissant des serres et du bec. Aussitôt qu’il en était maître, on courait sur lui, et, au moyen de quelques petits morceaux de viande qu’on lui présentait afin de lui faire lâcher sa prise, on la lui enlevait facilement. On revint avec quelques lièvres et perdrix.
Il y a une autre chasse qui offre plus d’intérêt que celle-ci en raison des difficultés qu’elle présente, c’est celle du héron blanc. Dès que cet oiseau aperçoit les chasseurs, il s’élève dans les airs, et l’on est obligé de lancer de très loin le faucon, qui fait de grands efforts d’ailes pour l’atteindre. Le héron monte en traçant une large spirale, et, par le nombre infini de cercles qu’il décrit, il donne à son ennemi le temps de l’atteindre, Souvent la rencontre n’a lieu que très haut, et c’est à peine si l’on distingue un point blanc, brillant au soleil dans l’azur du ciel, tandis que le faucon monte toujours résolûment, mais à une grande distance encore de sa proie. Cependant il la saisit, et l’on attend avec anxiété le résultat de son attaque. Si l’on ne peut apercevoir ce qui se passe dans les régions élevées où sont parvenus les deux oiseaux, on devine facilement un duel à outrance. Le héron se défend, son long bec fait de cruelles blessures à celui qui est venu l’attaquer si haut, et le combat pourrait devenir fatal à l’agresseur, si l’on ne lui envoyait du renfort. Alors on prépare un second faucon qui regarde un instant dans l’air, fixe un point imperceptible pour d’autres yeux que les siens et part comme une flèche. Il monte, tourne rapidement, monte toujours, puis disparaît… Après quelques minutes d’attente, on voit tout à coup se détacher du ciel et glisser lentement dans l’air une masse blanche ; sa chute s’accélère. : c’est le héron qui bat des ailes. Faisant un suprême, mais vain effort, il tombe à terre, déchiré, blessé à mort par les deux faucons attachés à son dos, les serres enchevêtrées dans ses plumes qu’ils ont rougies de son propre sang.
Avec les faucons, on chasse encore la grosse bête et les oiseaux de proie de grande taille, même les aigles. Le dernier moyen auquel a recours l’oiseau chasseur et qui ne manque jamais son effet, c’est de se placer sur le front de sa proie et de lui crever les yeux à coups de bec. On ne voit que très rarement les grands seigneurs persans se servir du fusil, qu’ils laissent à ceux qui n’ont pas le moyen d’entretenir une fauconnerie. Il faut ajouter que l’art du fauconnier s’en va se perdant de plus en plus, car parmi les Persans, même parmi les membres de la famille royale, il s’en trouve peu d’assez riches pour en entretenir. On est bien loin aujourd’hui de l’époque des Sophis où, disent les traditions, il y avait jusqu’à huit cents oiseaux dans la fauconnerie du roi.
La passion des Persans pour la chasse n’exclut pas le goût de plaisirs plus délicats, On remarque chez eux un vif sentiment des arts, et surtout des arts du dessin. Cette inclination contraste singulièrement avec l’horreur qu’ont les Turcs et la plupart des Orientaux pour les productions du pinceau et les représentations de la figure humaine. Le prince Malek-Khassem-Mirza était un grand amateur de peinture, et ce goût, très prononcé chez lui, me valut de sa part une bienveillance toute particulière. Il m’offrit pour lieu d’études son divan-i-khânèh, où, il donnait ses audiences quotidiennes, et il m’y facilita la copie de plusieurs costumes que j’aurais eu autrement beaucoup de peine à faire. Les premiers l’amusèrent, puis il y prit un tel intérêt ; que, quand je n’étais pas arrivé à l’heure habituelle où je me rendais au sérail, il m’envoyait chercher. Cet empressement, qui avait dégénéré presque en exigence de sa part, me servit extrêmement, parce qu’il me donna le moyen de faire une ample collection de costumes variés des diverses provinces de la Perse. Peu à peu il s’établit entre le prince et moi une intimité qui me le fit connaître davantage loin de rien diminuer de l’opinion que nous avions conçue de lui, elle me révéla dans ce châhzâdèh des qualités que je n’espérais guère rencontrer chez un musulman. Ainsi il professait un grand respect pour la liberté de conscience en matière de religion ; sa tolérance à cet égard était sans bornes. Il parlait avec une absence de préjugés bien remarquable de tout ce qui touchait aux femmes ou aux rapports entre chrétiens musulmans. Il eût été élevé en Europe, en France, le pays de liberté par excellence, qu’il n’eût pas été plus large dans ses idées, plus indépendant dans la manière de les exprimer. Mon intimité avec le châhzâdèh et la connaissance que j’avais acquise de son caractère me permettaient d’apporter dans mes causeries avec lui un laisser-aller, qu’il comprenait très bien, un abandon auquel, il répondait parfaitement.
Enhardi par la franchise de plus en plus cordiale qui régnait dans nos relations, j’osai un jour demander au prince de me faire dessiner une femme en costume de harem. Or, il faut savoir que je n’avais encore pu en apercevoir une seule. Les Persanes sortent peu, et dans les rues elles sont tellement bien cachées et enfermées dans un grand voile qui les couvre de la tête aux pieds, qu’il est impossible de rien distinguer. Leur tournure même se dérobe dans les longs plis de l’espèce de manteau qui les enveloppe et qu’on appelle tchader. De plus, elles agrafent de chaque côté de la tête une petite pièce d’étoffe blanche au milieu de laquelle est une broderie à petits jours, placée sur les yeux. Cette espèce de grillage leur permet de se guider sans laisser aucun, regard curieux se glisser au travers. Le bas de leurs jambes est enfermé dans de larges pantalons à pieds. Elles sont chaussées de petites babouches jaunes ou vertes, à pointe retournée, et dont le talon fort pointu ne vient guère qu’au milieu de la plante du pied. Quelquefois, quand elles voient que la rue est déserte, elles se permettent de relever leur masque, afin de respirer plus à l’aise ; mais elles le ramènent sur leur visage dès qu’elles aperçoivent un homme, fût-ce leur mari. Un jour, au moment où je passais près d’une femme qui, à ce qu’il parait, n’avait pas baissé la grille assez tôt, j’entendis un fanatique l’apostropher rudement. Cet homme, qui ne la connaissait en aucune façon, lui reprochait en termes violens la faute qu’elle avait commise et lui faisait honte de son impudeur, qu’aggravait encore aux yeux du dévot musulman ma qualité de chrétien. Tous les tchaders se ressemblent, et aux yeux d’un Européen toutes les’ tournures paraissent, r peu de chose près ; les mêmes. Cependant des Persans qu’il leur était très facile de distinguer les femmes de leur connaissance.
L’impossibilité de voir une femme sans l’intervention officieuse et la complaisance d’un Persan exempt de préjugés me faisait donc désirer vivement de profiter des bonnes graces du prince Maleh-Kassem-Mirza. Je lui avouai ma curiosité avec une confiance qui le fit sourire. Après y avoir un instant réfléchi, il prit l’engagement de me satisfaire. Deux ou trois jours se passèrent sans que j’osasse renouveler ma demande ; d’ailleurs l’air de bonne foi avec lequel le châhzâdêh y avait répondu me donnait tout lieu de croire qu’il y pensait. En effet, je reçus un soir un message du prince qui m’invitait à aller souper avec lui. Son médecin, vieux Frengui à barbe blanche, dont la science nous était aussi inconnue que l’origine, étais assez bon homme et confident intime du châhzâdèh, se chargea de me conduire au rendez-vous. La nuit était fort noire. Nous marchions, précédés par un ferrah porteur d’une lanterne en toile blanche dans laquelle brûlait une bougie. À la lueur incertaine de cet éclairage qui nous dénonçait au loin à la fureur des chiens errans dans tous les carrefours, nous suivîmes des ruelles désertes et obscures, et nous arrivâmes devant, une poterne que nous franchîmes en nous baissant. Cette poterne débouchait sur une petite cour sombre et silencieuse. Notre guide éteignit son fanal, et le docteur, me faisant signe de le suivre, frappa doucement à une petite porte qu’on ouvrit avec précaution. Tout cela sentait bien le mystère, et me faisait même croire à quelque péril ; mais l’aventure prenait une tournure si piquante, que je me laissai faire, décidé à courir tous les risques auxquels mon audace pouvait m’exposer.
Au-delà du seuil que nous avions mystérieusement franchi, nous pénétrâmes dans un réduit obscur qui aboutissait à une galerie tout aussi noire, et que nous suivîmes en faisant d’assez longs détours. Nous montâmes quelques marches, traversant une salle faiblement éclairée, mais dans laquelle je pus cependant remarquer un grand nombre de peintures représentant des femmes dans des attitudes de danse, ou jouant de divers instrumens de musique, sujets que je n’avais encore aperçus nulle part. La nature de ces tableaux me fit soupçonner que j’étais dans la partie du sérail qui ne s’ouvre jamais aux étrangers, c’est-à-dire dans le zân-khânèh, ou appartement des femmes.
Ma curiosité était de plus en plus éveillée ; quant à mon guide, il ne paraissait s’étonner de rien, et, circulant partout en homme qui connaissait toutes les issues, il eût pu, avec toute raison, s’appliquer le mot d’Acomat à son confident et complice. Nous nous trouvâmes bientôt en face d’un rideau dont la transparence trahissait une vive clarté répandue de l’autre côté : c’était une de ces portières brodées en cachemire, appelées perdèh, qu’il est d’usage en Perse de suspendre aux portes, afin de mieux intercepter l’air extérieur. Tout à coup la portière se lève et donne passage à des flots de lumière. Leur soudaine irruption m’éblouit au premier instant et m’empêche de distinguer la scène qui s’offre à moi. Dans ce milieu lumineux, où mille facettes d’or et de glace se renvoient les éclairs qui les frappent de tous côtés, je devine d’abord et finis par apercevoir ensuite une vingtaine de femmes. Surprises par mon arrivée, effrayées sans doute par l’apparition d’un chrétien dans leur retraite, elles poussent des cris d’effroi en se précipitant dans tous les sens les unes sur les autres. Celles-ci se couvrent le visage avec leur jupe ; celles-là, blotties sous des coussins ou enveloppées dans des plis de rideaux, se dérobent à la vue du giaour téméraire ; d’autres, serrées ensemble et ramassées comme des moutons qui voient au loin venir un loup, se cachent mutuellement la tête. Je regardais avec étonnement, toujours arrêté au seuil de cette ruche, comme un frelon inquiet du désordre que sa présence vient de produire parmi les abeilles, et je n’osais avancer, quand un gros éclat de rire vint me tirer de mon étonnement et m’enhardir : c’était le prince Maek-Khassem-Mirza, qui, étendu sur des tapis et entouré de coussins, était enseveli sous une large pelisse dans un des coins de l’appartement. Le châhzâdèh se tenait les côtes et riait de tout son cœur de ma stupéfaction, qui, à vrai dire, n’était pas moins grande que celle de ces dames. J’avançai pourtant, et le prince me dit que, voulant satisfaire le désir que je lui avais manifesté, mais ne pouvant disposer du bien des autres, il n’avait pu mieux faire que de me recevoir dans son propre anderoûm. Je le remerciai dans les termes les plus propres à lui prouver ma reconnaissance. J’avais déjà vécu assez au milieu des Orientaux pour comprendre tout ce que la confiance que le prince me témoignait avait de généreux et d’obligeant ; car, si, par mon indiscrétion, on eût appris qu’il avait admis un chrétien dans l’intérieur de son harem, il aurait certainement encouru la disgrace du châh, et, tout prince qu’il était, la population de Tabris aurait murmuré hautement contre une telle violation des mœurs musulmanes, contre un si étrange mépris de tous les préjugés reçus.
Cependant les dames que mon apparition avait troublées au milieu de leurs plaisirs et de leurs danses se remirent de leur première frayeur, et commencèrent à laisser échapper quelques plis des voiles sous lesquels elles s’étaient empressées de dérober leurs visages, que j’avais à peine entrevus. Ces voiles s’abaissèrent de plus en plus, et finirent par tomber tout-à-fait. Effarouchées d’abord, les maîtresses du logis reprirent de l’assurance et s’apprivoisèrent peu à peu. Elles ne tardèrent pas à attacher sur moi des regards où se peignait une curiosité qui ne le cédait en rien à la mienne. Elles retrouvèrent bientôt leurs attitudes naturelles que la surprise avait dérangées, et, s’accoutumant presque à ma présence, elles revinrent à ces poses nonchalantes dans lesquelles s’écoule la vie de harem. Celles qui avaient jeté leurs instrumens sur le tapis se décidèrent à les reprendre. Quelques sons rendus par hasard attirèrent peu à peu leurs doigts sur les cordes, et bientôt un air de danse ranima ces femmes, pour qui l’interruption du plaisir était temps perdu.
Au milieu de ces houris du paradis terrestre qu’avait créé pour son usage le prince Malek-Khassem-Mirza, nous nous assîmes à une petite table, où un souper élégamment préparé nous réunit à un autre châhzâdèh, Mossem-Mirza, cousin de notre hôte, et au docteur frengui. Pendant le repas, qui fut servi avec une recherche et une galanterie tout-à-fait en harmonie avec notre entourage, les danses ne discontinuèrent pas. Ordinairement une femme seule dansait ; de temps à autre, une seconde venait se joindre à la première, mais elles n’étaient jamais plus de deux. Elles avaient dans leurs doigts de petites cymbales, dont elles se servaient comme de castagnettes, avec lesquelles elles marquaient la mesure et accompagnaient les instrumens, qui jouaient un air de danse. Ces instrumens étaient une sorte de viole sphérique, munie d’un manche très long, avec trois cordes seulement, et reposant debout sur un pied. On en joue avec un archet en soie. Cette viole est faite avec des os de poisson. Celle qui figurait dans l’orchestre du prince était entre les mains du seul homme qui fût avec nous, et qui devait cette exception en sa faveur à ce qu’il était aveugle. À côté de lui, une femme grattait avec une pointe d’écaille les cordes métalliques d’une mandoline ; une autre battait des deux mains sur un petit tambour qu’elle avait passé sous son bras gauche, tandis qu’une troisième l’accompagnait en frappant de sa main droite sur un tambourin fait exactement comme nos tambours de basque.
Ces danses se succédèrent à des intervalles très rapprochés, et ces femmes, qui avaient d’abord paru ne danser que par complaisance pour le maître, finirent par y prendre un si grand plaisir et s’y animer tellement que la vivacité et l’étrangeté de leurs mouvemens les faisaient paraître folles. Dans certains momens d’excitation, le jeu précipité de l’orchestre faisait atteindre le paroxysme de l’exaltation aux danseuses, qui tombaient étourdies dans une agitation nerveuse singulière.
Je trouvai ces danses plus originales que gracieuses : c’étaient des mouvemens brusques et désordonnés qui tenaient du délire. Quand enfin la fatigue eut réduit les danseuses au repos, je pus examiner tout à mon aise la manière dont elles étaient accoutrées. Leurs vêtemens étaient tous taillés sur le même patron. Ce que j’en vis me parut fort simple ; le prince, par ses explications, eut la bonté de suppléer à ce que je ne voyais pas. Les femmes persanes ne portent pas de chemises ; elles ont seulement un corsage juste qui serre la taille et la dépasse un peu, de manière à retomber sur la jupe. Sur la poitrine, les deux côtés de ce corsage ne joignent pas ; ils y laissent un intervalle un peu plus large que la main, que remplit une pièce d’étoffe indépendante de la veste, et qui s’y attache à volonté au moyen d’agrafes. Une large jupe, serrée au-dessus des hanches, traîne sur les pieds. Leurs cheveux sont taillés droit, au-dessus des sourcils, et pendent en longues nattes par derrière. Elles y ajoutent des fleurs, des rubans ou d’autres ornemens. Une grande beauté, fort recherchée des Persanes au point qu’elles s’efforcent de se la donner par des moyens factices quand la nature la leur a refusée, c’est d’avoir les sourcils très allongés et joints au-dessus du nez. Cette disposition des sourcils est d’ailleurs assez naturelle parmi les femmes de l’Irân.
Les dames persanes, à en juger par celles de l’anderoûn où je me trouvais, m’ont paru avoir de très petites bouches, de belles dents, les traits généralement fins et doux, et les yeux très fendus. Elles ont l’habitude de se peindre en noir le bord intérieur des paupières et de prolonger dans les coins la ligne noire qu’elles tracent à la racine des cils au moyen d’une petite pointe très fine trempée dans du noir. Les plus raffinées se placent des mouches et se mettent du rouge. Toutes se teignent les mains d’une couleur orange avec du hennèh, teinture qu’on leur apporte de l’Inde. Elles se font ainsi comme des gants jusqu’aux poignets. La plante des pieds subit la même opération, de manière à figurer un soulier, et les ongles sont peints avec du carmin.
Il se faisait tard ; le médecin qui m’avait amené me fit signe qu’il fallait partir, et nous fîmes nos adieux aux deux princes ainsi qu’aux dames, qui furent plus gracieuses en nous rendant nos saluts qu’elles ne l’avaient été à notre apparition au milieu d’elles. Nous suivîmes le labyrinthe à travers lequel nous étions venus, et nous nous retrouvâmes à la petite porte qui s’était mystérieusement ouverte pour nous laisser pénétrer dans ce saint asile. Elle se referma, sans doute cette fois pour ne jamais se rouvrir devant aucun autre homme, surtout devant aucun autre Frengui, car ce sont de ces mystères qu’on ne risque pas deux fois de dévoiler. Nous commencions à marcher à tâtons dans les ruelles qui contournent les hautes murailles du sérail, quand nous nous entendîmes interpeller brusquement par des sentinelles ! Nous ne connaissions pas le mot d’ordre, et pour moi surtout, qui ne savais pas un mot de persan, il eût été fort embarrassant d’y répondre. Heureusement la garde du châhzâdèh n’était pas très sévère sur la consigne ; elle nous permit d’approcher, et, nous ayant reconnus pour des Européens ; elle nous laissa passer.
Le prince Malek-Khassem joignait à la rare indépendance d’esprit dont il venait de me donner une preuve d’autres qualités plus solides. Ce châhazâdeh possédait parfaitement six langues, sans, compter la sienne : le français, l’anglais, le russe, le turc, l’arabe et l’indostani. Il avait plusieurs fois accordé la faveur de son crédit à des Européens qui étaient venus s’établir en Perse ; M. Boré lui-même, quand il vint fonder dans les états du châh l’école française, n’eut pas de protecteur plus zélé. Ce prince, à force d’obsessions, avait fait comprendre au chah, son neveu, qu’il était de l’intérêt de sa couronne et de ses sujets de soutenir cet établissement, et d accorder à tous les Européens qui voudraient apporter leur industrie dans le pays des firmans de nature à encourager les émigrations vers la terre d’Iran. Il ne tint pas à Malek-Khassem-Mirza que plus tard, par un revirement ordinaire des choses de ce monde, surtout aux promesses des Persans, Mohammed-Châh, probablement mal conseillé, ne fût fidèle aux firmans qu’il avait rendus dans un moment d’entraînement vers des idées, civilisatrices.
Mes relations avec le prince Malek-Khassem ne m’avaient montré qu’une face exceptionnelle de la vie persane ; l’esprit d’indépendance et d’innovation, tel que j’avais pu l’observer chez le châhzâdèh, n’a pas encore pénétré dans ce qu’on peut appeler en Perse les classes moyennes de la nation. C’est dans ces classes pourtant que la société persane peut trouver un jour ses bases les plus solides. La vie privée, comme dans tous les pays de l’Orient, doit servir ici à éclairer la vie publique. Pénétrons dans une maison d’Ispahan ou de Téhéran, cherchons comment vivent les habitans, quelles sont leurs affaires, quels sont leurs loisirs : nous en saurons assez pour déterminer ce qui reste de vitalité en Perse au caractère national, et par conséquent de puissance, de garanties de durée, ou de développement même, à l’ancien empire des Sophis.
Quand on a franchi le seuil d’une maison persane, on se trouve dans une cour ordinairement plantée d’arbres ou d’arbustes, au milieu de laquelle est un petit bassin d’eau que l’on renouvelle, selon les facilités que présente la localité : c’est là que le maître de la maison, les visiteurs ou les domestiques font leurs ablutions, qu’ils répètent plusieurs fois dans la journée. L’habitation est distribuée de la manière suivante : un premier corps de bâtiment, ouvert sur la cour, contient ce qu’on appelle le divân-i-khdnèh, c’est-à-dire le salon de réception, le lieu où le maître du logis se tient pour recevoir ses visites et traiter ses affaires. D’autres pièces plus petites, placées de chaque côte ou en arrière, servent de logement aux hôtes qu’il peut avoir à héberger ; c’est là aussi que se tiennent les serviteurs et qu’ils préparent les kalioûns, le thé ou le café pour les visiteurs. Derrière ce premier bâtiment, et complètement caché, est l’appartement des femmes et des enfans. Il y a, comme on voit, dans une habitation persane, deux portions tout-à-fait distinctes : l’une, qui est en quelque sorte publique ; l’autre, où aucun étranger ne pénètre. Tout cela occupe ordinairement le rez-de-chaussée ; rarement quelques pièces se trouvent à un étage supérieur. Cette distribution, toute en surface horizontale, exige beaucoup de terrain. Les coutumes ne permettant pas à deux ménages d’habiter sous le même toit, il en résulte la nécessité d’une grande superficie pour chaque maison, et, par suite, pour les villes une étendue qui ne se trouve pas, comme chez nous, en rapport avec la force numérique de la population.
Quand le maître de la maison a fait sa toilette du matin et dit sa prière, il passe de son harem dans le divân-i-khânih. Là, sur un tapis qui couvre entièrement le sol, placé à l’un des angles, il attend ses visiteurs. Dans la belle saison, il s’asseoit près de la fenêtre ouverte sur la cour plantée où l’on a soin d’entretenir quelques fleurs. Si c’est l’hiver, il se met dans le coin opposé, et l’on place au milieu de la salle un réchaud ou mangal qui contient de la braise recouverte de cendre, sur laquelle on pose des fruits odorans qui, en s’échauffant, parfument l’appartement. Si le maître est un personnage quelque peu considérable, les visiteurs sont en grand nombre ; les uns viennent lui faire la cour comme à leur supérieur pour en obtenir une faveur ; les autres n’obéissent qu’au goût prononcé et répandu en Perse pour les visites et la causerie. Le maître de la maison est assis par terre, les jambes croisées sous lui ; tous les visiteurs, accroupis de la même manière, sont rangés autour de la pièce, contre les murs, dans l’ordre scrupuleusement suivi qui donne à chacun la place qui lui revient par sa position sociale. Les Persans poussent très loin l’observation de cette règle hiérarchique, Quand quelqu’un entre dans l’appartement, si c’est un personnage de distinction, le maître du logis se lève, reste debout jusqu’à ce qu’il soit assis, et, dans ce cas, au lieu de croiser les jambes, il s’assied sur ses talons. Si c’est un égal, il se lève, mais se rassied tout de suite en croisant les jambes. Si c’est son inférieur, il fait simplement le geste de se lever. Les Persans ont un tact incroyable pour voir du premier coup d’œil, quand ils entrent dans un divân, la place qu’ils doivent occuper : ils traversent, sans rien dire, l’appartement, et vont, sans se méprendre, se placer après ou avant ceux qui sont déjà là. Les nouveaux venus agissent à l’égard du maître comme celui-ci agit vis-à-vis d’eux. S’ils sont ses égaux, ils croisent leurs jambes ; s’ils lui sont inférieurs, ils s’asseoient sur leurs talons. Quant aux gens de la basse classe et aux domestiques, ils se tiennent debout, collés contre la muraille à l’autre extrémité de la salle, la main dans leur ceinture ou appuyée sur leur poignard, et n’ouvrent la bouche que pour répondre au maître, s’il les interpelle. La loi qui règle les rapports des Persans entre eux et les politesses qu’ils se doivent est tellement rigoureuse, qu’un fils même doit rester debout devant son père et ne pas lui parler avant qu’il y soit autorisé. Dans ces assemblées, les kalioûns circulent fréquemment, et quelquefois on offre le thé ou le café, dont on mêle les arômes au parfum de la rose ou de la cannelle.
Un Persan prend habituellement son repas dans son anderoûn. Quelquefois il arrive qu’il fait servir son déjeuner ou son dîner dans le divân-i-khânèh, au milieu de ses visiteurs, qui deviennent ses convives. On étend sur le tapis une grande nappe qui est en coton, en soie on en cachemire, selon l’opulence de la maison. Les mets se composent de ragoûts de viande aromatisée ou de poulets et d’œufs, auxquels on ajoute presque toujours des plats de pilau ou de riz préparé de plusieurs façons, tantôt simplement au beurre, tantôt avec des raisins, des amandes ou du safran et d’autres épices. Les Persans mangent avec les doigts de la main droite seule, la gauche étant considérée comme impure. Ils ne se servent ni de couteau, ni de fourchette, ni d’assiettes ; devant chaque convive est placé un pain très mince, rond, ressemblant assez à une crêpe, qu’ils mangent et qui leur sert en même temps de serviette. Ils boivent de l’eau ou des espèces de sorbets et de limonades. Cependant le Koran n’est pas partout religieusement observé, et bon nombre de Persans boivent avec intempérance du vin ou des liqueurs spiritueuses. Le soir ou les premiers momens de la nuit sont d’ordinaire le moment choisi pour ces libations contraires à la loi musulmane. Les Persans ne savent pas boire sans s’enivrer ; le vin ne leur suffit pas, il leur faut l’arak ou l’eau d’Europe, âb frengui, qui n’est autre que l’eau-de-vie. Leurs orgies ne finissent jamais que par la chute des convives, qui tous succombent à l’ivresse.
Chez les riches, pendant le repas, on fait venir deux ou trois musiciens : l’un d’eux chante sur un rhythme monotone, entrecoupé de notes aiguës, des poésies dont les femmes, l’amour, le vin et les héros font les frais. Les instrumens qui accompagnent le virtuose sont un tambourin, une mandoline ou une sorte de viole. Le concert de ces instrumentistes est peu harmonieux ; leur jeu est presque constamment vif et saccadé, et il faut avoir des oreilles persanes pour ne pas se sentir les nerfs désagréablement surexcités par les grincemens criards du violon et les accens aigus des autres instrument. Néanmoins, quelque barbare que soit cette musique, quelque égaré que soit le sentiment de la mélodie chez les Persans, il en est de cet art comme de tous les autres ; on voit qu’il les charme, qu’ils y sont sensibles, et que, s’ils se contentent du savoir-faire de leurs musiciens, c’est faute de mieux. Leur nature se prête merveilleusement à recevoir de plus délicates impressions. Si la musique est restée chez eux en arrière, il y a deux raisons pour cela : la première, c’est qu’elle n’est pas un art d’imitation comme la peinture ; elle exige une science et des connaissances qui ne sont pas arrivées jusqu’en Perse ; la seconde, c’est que la pratique musicale est réprouvée et abandonnée aux loutis, c’est-à-dire aux bateleurs ou aux malheureux qui n’ont point d’autre moyen d’existence. Il y a donc très peu de concurrence et d’imitation, partant point de causes de développement.
Les festins et les visites se partagent, on le voit, la journée de tout Persan que la fortune a placé en dehors des classes vouées par nécessité au travail. Il y a cependant une force qui domine, parmi ces populations oisives, l’influence des appétits matériels et le goût traditionnel du far niente ; cette force, c’est la foi religieuse, qui a conservé en Perse toute l’ardeur, toute l’énergie des anciens temps. Il sera aisé, en peu de mots, de montrer combien les doctrines de l’islamisme sont appropriées au caractère persan et peuvent exercer sur les habitans de l’Iran une action salutaire.
On sait en quoi consiste le schisme qui sépare les Persans des Turcs et les fait considérer par ceux-ci comme d’abominables hétérodoxes[5]. Quoi qu’en disent les Turcs, les Persans reconnaissent le dogme et les grands principes de l’islamisme, tels que les a établis Mahomet. Les dissidences portent sur des questions plutôt encore historiques que religieuses, sur les droits d’Ali à la succession du prophète, comparés à ceux d’Aboubekhr et d’Omar. Quant aux traits caractéristiques de l’islamisme, ils subsistent chez les Persans comme chez les Turcs. Nous nous bornerons à les rappeler. Le Koran n’admet d’autre Dieu que Dieu, créateur de toutes choses, seul être auquel doivent s’adresser le culte et les adorations des hommes. Il admet des anges, c’est-à-dire des êtres surnaturels placés entre le Tout-Puissant et le genre humain, pour lequel ils intercèdent au ciel. Le démon a aussi sa place dans les croyances musulmanes, comme génie malfaisant autour duquel se groupent les djins ou divs, génies d’un ordre inférieur[6]. Un point très important de la foi mahométane est la croyance à une vie éternelle ; ainsi l’immortalité de l’ame est admise par les musulmans. Ils croient au paradis et à l’enfer. Dans ce dernier séjour, les peines seront graduées selon les fautes ; dans l’autre, les jouissances seront sans nombre pour ceux qui les auront méritées par leurs bonnes actions. Sans doute, il y a dans les biens éternels que Mahomet promet à ses élus quelque chose de grossier qui satisfait le corps bien plus que l’ame ; mais il ne faut pas perdre de vue que, pour Mahomet, cette vie promise aux bienheureux de son paradis était un moyen de persuasion, de prosélytisme, qui s’adressait à des peuples barbares, abrutis par nue idolâtrie sauvage. Tout dans l’islamisme n’est pas d’ailleurs matériel et grossier ; cette religion parle aussi à l’esprit et au cœur des croyans. L’une des plus strictes obligations imposées par Mahomet à ses disciples est celle de la charité. Voici à quel titre elle était recommandée : la prière et le jeûne portent les fidèles vers Dieu jusqu’à la porte du paradis, mais c’est l’aumône qui la leur fait ouvrir. Ce devoir est si bien reconnu par les musulmans, qu’on peut dire que personne n’y manque, et que dans aucun pays du monde peut-être la charité n’est aussi généralement exercée qu’en Turquie et en Perse.
Séparés de l’orthodoxie mahométane, les Persans sont extrêmement exaltés pour tout ce qui touche à la foi dissidente qu’ils Ont embrassée avec ferveur. Pourtant il faut reconnaître que leur fanatisme a quelque chose de plus intelligent, de moins brutal que celui des Turcs. Ainsi les Turcs ou sunnites ne souffrent pas qu’on mette en discussion un seul des dogmes de leur religion ; les Persans ou chiites, au contraire, se plaisent dans la controverse ; loin de l’éviter, ils la recherchent avec cette confiance que donnent une foi vive et un esprit délié. Aux yeux des Persans, les arrêts de la Providence ont bien la même force qu’aux yeux des Turcs : mais les premiers, tout en courbant la tête sous le joug de la fatalité, font tous leurs efforts, sinon pour empêcher ce qui est écrit, du moins pour en détourner et en atténuer les effets. En Perse comme en Turquie, quel que soit le sort d’un individu, jamais on ne le voit, contre les décrets de Dieu, dans cet état de révolte qui conduit au suicide. Cet homicide contre soi-même y est aussi inconnu que celui qui est si souvent, chez nous, le résultat d’un préjugé et quelquefois, il faut le dire, de l’inefficacité des lois : les Persans ne connaissent pas le duel ; ils se, vengent, ils attaquent, assassinent même un ennemi, mais ils ne se battent pas conditionnellement et devant témoins.
Nous avons vu combien de concessions Mahomet, avait cru utile, dans l’intérêt de sa propagande, de faire à l’instinct et aux besoins des peuples qu’il voulait ranger sous la bannière de l’islamisme. L’une des facilités octroyées par le prophète qui répugne le plus à nos mœurs et à notre religion est, sans contredit, celle qui autorise à pluralité des femmes. Le Koran légitime la polygamie ; cependant il établit des différences entre les compagnes que peut se donner un homme : ainsi il n’en permet pas plus de quatre légitimes, c’est-à-dire vivant toujours avec leur mari et ne pouvant être répudiées par lui selon son bon plaisir. Ces épouses sont appelées nikià. À côté d’elles, un musulman peut avoir, sous le nom de muthèh, autant de concubines qu’il lui plaît d’en entretenir sous son toit. Dans cette seconde catégorie, il y a des femmes qui sont achetées, d’autres qui sont simplement louées. Leur maître les chasse ou les revend quand il ne s’en soucie plus. Le second mode de possession, la location, constitue ce qu’on est convenu d’appeler un mariage à temps, et ce temps est indéterminé. Il peut être fort court ; la durée dépend exclusivement des conventions stipulées entre les parties contractantes. Cette union temporaire a lieu moyennant un prix convenu et le marché est passé en présence d’un mollah ou devant le cadi. L’engagement pris par l’homme n’est pas irrévocable ; il lui est loisible de renvoyer la muthèh dont il ne veut plus à la condition de payer la somme promise. Si, au contraire, elle lui plaît encore à l’expiration du bail, il peut, d’après un nouvel arrangement, le prolonger. Bien que cet usage soit sanctionné par la loi, il existe cependant une différence très sensible, dans l’intérieur des harems, entre les épouses légitimes et les concubines. Celles-ci, réservées aux plaisirs du mari ou occupées des soins du ménage, ne vont pas de pair avec les autres et sont toujours tenues vis-à-vis d’elles dans une position d’infériorité dont elles ont quelquefois à souffrir cruellement ; car ce que le Koran permet, le cœur ou la vanité ne le soutire pas toujours.
Cette distinction entre la nikià et la muthèh n’existe nullement entre leurs enfans. D’après la loi musulmane, la valeur de l’origine ne dépend que du père, et tous les enfans qu’il a, quel que soit le titre de leur mère, sont légitimes. La différence entre une concubine et son fils est si grande, que celui-ci reste avec le père quand bien même sa mère est répudiée. Il y a là quelque chose de barbare, et on a peine à croire que le sentiment maternel ne se révolte pas contre une loi qui ne reconnaît que les droits du père. — Si la rupture des mariages temporaires est facile, il n’en est pas de même pour les mariages légitimes et sérieux. Le divorce est considéré par les Persans comme un scandale, et il n’est accordé à ceux qui le souhaitent qu’à des conditions si onéreuses, qu’ils reculent ordinairement devant cette extrémité. Cependant il faut dire que, dans un pays où le mari a d’aussi grands privilèges, où il lui est si facile de prendre une nouvelle femme, le divorce est inutile.
L’usagé et le bénéfice de cette loi mahométane, en ce qui concerne le nombre des femmes légitimes ou autres, n’est d’ailleurs que le privilège de quelques personnages riches, car il faut avoir de grands moyens d’existence pour entretenir un harem et satisfaire non-seulement aux besoins, mais encore aux caprices d’un certain nombre de femmes. Aussi les Persans qui profitent de toute la latitude accordée par le Koran sont-ils très rares ; on ne les rencontre guère que parmi les princes et les khans les plus opulens. Quant à la classe indienne ou à celle des raïas, elles sont trop misérables pour se donner ce luxe de la polygamie, et chaque homme n’y a qu’une seule femme.
Tel est dans ses traits principaux le caractère de la société persane considérée sous l’aspect moral et religieux. Une foi sincère y contraste avec un désordre de mœurs qui n’existe que dans les classes riches et une tendance plus généralement marquée à la paresse et au fatalisme. Sont-ce là des défauts inhérens au génie même de la nation ? Cette sorte de lassitude et d’apathie ne s’explique-t-elle pas par les révolutions nombreuses qui ont ensanglanté la terre d’Iran depuis un siècle ? Avant de nous prononcer, il nous reste encore à interroger des tendances qui tiennent aussi une grande place dans la vie persane, le goût des arts et l’aptitude aux travaux industriels. Nous pourrons décider ensuite avec quelque confiance de quel côté sont les vrais instincts et les plus vifs penchans de la nation.
Pour montrer combien le sentiment des arts est vivace en Perse, il ne faut que suivre l’histoire des populations de l’Iran depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’époque actuelle. Sans cesse on voit ce sentiment aux prises avec des difficultés toujours renaissantes, dont il ne manque jamais de triompher. C’est un grand et triste spectacle que nous offre l’histoire de l’art en Perse, un spectacle plein d’intérêt dramatique et aussi de graves enseignemens.
La Perse, avant Cyrus, est tributaire de Ninive. Les Perses, que je confondrai avec les Mèdes, car les deux peuples n’en faisaient qu’un, semblent n’avoir rien gagné à leur contact avec les Assyriens, déjà si avancés, jusqu’au moment où, maîtres de Ninive et de Babylone, ils purent en contempler les monumens et en rapporter les riches dépouilles dans leur patrie, C’est alors seulement qu’on y voit poindre une civilisation élégante, riche, inspirée en partie par les arts qui faisaient depuis long-temps la gloire de la Babylonie. Avant cette époque, il existait bien en Médie une ville célèbre, Ecbatane ; mais, autant qu’on en peut juger par les descriptions qu’en ont faites les historiens, c’était la résidence d’un roi qui y mettait son pouvoir et ses trésors en sûreté, plutôt que la capitale d’un peuple pratiquant les arts. J’ai pu juger moi-même, dans la plaine d’Hamadan[7], par les rares vestiges épars autour de la ville moderne, que l’antique cité se distinguait par les proportions colossales de ses édifices ou la solidité de ses matériaux granitiques bien plus que par le fini d’une architecture encore privée de ces formes élégantes et pompeuses qui devaient la rendre si digne d’intérêt plus tard. Ce n’est donc que sous le règne des Achéménides que se développa un art tout nouveau en Perse. Ce que, les victoires de Cyaxarès et de Cyrus, sur les rives du Tigre et de l’Euphrate, avaient commencé fut achevé par les conquêtes de Cambyse et de Xercès aux bords du Nil ou dans les plaines de l’Ionie. Le génie artistique des Perses, qui s’ignorait lui-même, se développa au milieu de la civilisation des Égyptiens et des Grecs. La vue des monumens par lesquels ces peuples avaient déjà marqué leur place dans le monde éclaira l’intelligence des Perses qui n’étaient encore que guerriers, mais qui retournèrent dans leur patrie préoccupés d’idées nouvelles, et impatiens de créer à leur tour. Leur ardente imagination était pleine d’ineffaçables souvenirs. Thèbes, Memphis, Éphèse, Athènes, avaient produit des impressions vives et durables dans leur esprit. Au retour de chaque expédition lointaine, un certain nombre de soldats rentraient dans leur pays architectes, peintres, sculpteurs, artistes en tout genre. Comme des abeilles qui ont quitté leur ruche pour aller butiner sur les fleurs les plus belles et les plus parfumées, ils étaient allés au loin butiner aussi pour rapporter dans leurs foyers des idées, des modèles dont ils devaient composer, si je puis ainsi dire, l’essence de cette noble civilisation qui attira plus tard sur la Perse la convoitise et la rage des Grecs.
Ainsi cette nation sauvage, barbare, composée de pasteurs tant qu’elle vécut au milieu de ses montagnes, se forma par la conquête, se civilisa au contact des peuples qu’elle vainquit. Les Perses, dans le cours de leurs expéditions belliqueuses, sentirent s’épanouir en eux le goût des arts et du luxe à la vue des temples et des palais de l’Égypte ou de la Grèce. Après les avoir dévastés, ils rapportèrent dans leur patrie le germe d’une civilisation qu’ils créèrent plutôt qu’ils ne l’imitèrent, car il faut reconnaître que chez eux tout fut original, et que leur imagination, excitée par ce que leurs yeux avaient admiré, se lança dans la vaste carrière de l’invention ; au lieu de demeurer emprisonnée dans l’étroit espace des reproductions et des copies. En effet, les palais de Persépolis, avec leurs colonnes cannelées, leurs chapiteaux à volutes, montrent comment, sous le règne des Achéménides, les Perses surent approprier l’architecture grecque aux usages de leur pays. Les innombrables sculptures qui ornèrent ces monumens somptueux, l’adoption de la ronde-bosse ou du bas-relief pour la décoration systématique de ces édifices, rappellent ce qu’ils avaient vu dans les palais de Ninive et de Babylone ; mais cette architecture ou cette sculpture, par lesquelles ils manifestèrent tout d’un coup leur génie, si elles furent le résultat incontestable d’idées puisées en Assyrie, en Grèce ou en Égypte, sont pourtant tout-à-fait originales ; On peut dire, il est vrai, qu’elles sont le produit d’inspirations nées en face des monumens de ces divers pays ; mais il faut ajouter que ces inspirations repoussent, par leur caractère propre, la pensée qui n’y verrait que des réminiscences. Dans les détails architectoniques de Persépolis, on retrouve bien quelque chose de la Grèce : ainsi des salles royales ou des temples sont précédés d’un portique avec des colonnes, et l’intérieur est également divisé par d’autres colonnes qui en soutiennent la partie supérieure ; Ces colonnes sont cannelées et se terminent par un élégant chapiteau dans lequel on reconnaît la volute ionienne ; mais le tout est agencé, composé et orné d’une façon qui détruit complètement l’idée qu’on pourrait avoir d’une imitation servile du style grec. L’ensemble des chapiteaux ne se rapproche aucunement de celui des ordres grecs, et l’architrave des édifices de Persépolis est portée par des corps d’animaux terminant les colonnes. Certes il n’y a rien là qui soit copié des Grecs ou dont on puisse trouver l’idée première dans les monumens soit de l’Assyrie, soit de l’Égypte. Il en est de même des espèces de pylônes qui précédaient les entrées des palais ou des nombreux bas-reliefs qui décoraient leurs murailles. Il est évident que les Perses avaient emprunté ce genre de décoration aux palais de Ninive ou aux hypogées de l’Égypte ; mais, en y puisant l’idée première du pylône, ils en avaient considérablement modifié la forme. Il n’y a donc aucun rapport entre les sculptures assyriennes ou égyptiennes et celles de Persépolis. À cette époque déjà, qui date de plus de vingt siècles, l’esprit et le goût des Perses se faisaient remarquer par les qualités qui leur sont propres, et qui les distinguent encore de nos jours, à savoir une grande pureté de dessin, une exquise élégance et un grand luxe de décoration. Comparés aux monumens de l’Assyrie, de l’Égypte ou même de l’Asie Mineure, ceux de Persépolis paraissent plus élégans, de proportions plus sveltes, d’un travail plus délicat dans les détails et surtout plus recherché dans l’ornementation.
Si les palais, les temples ou les sculptures bravent les siècles par la solidité de la matière qu’ils ennoblissent, il n’en saurait, malheureusement être de même des autres produits de l’industrie, humaine. Aussi tous les souvenirs, de la civilisation perse du temps des Achéménides se bornent-ils à ces précieux restes de palais que remplirent de leur faste asiatique et de leur pompe royale les Xercès et les Darius, et grâce à cet usage élégant d’orner les murs de sculptures, on peut encore après deux mille deux cents ans, se faire une idée de certains arts pratiqués par les Perses de l’antiquité. En effet, cette adresse dans les arts manuels qu’attestent d’ailleurs les superbes bas-reliefs des palais achéménides, est prouvée encore par les chars, les armes, les meubles et les riches étoffes qu’ils représentent, et l’on y retrouve invariablement ce goût d’élégance, cette finesse de travail qui furent de tout temps l’un des traits caractéristiques de la nation persane.
Dès que cette nation eut pris son essor et que la guerre lui eut appris ce qu’elle pouvait être, elle se fit remarquer, on le voit, en adaptant à ses mœurs, jusque-là pastorales, la civilisation et les arts des peuples qui l’avaient précédée. Aux habits de peau succédèrent les vêtemens de lin et de pourpre ; on renversa les cabanes de roseaux ou les tentes, on éleva à leur place des maisons de pierres, au milieu desquelles on construisit pour les rois les demeures les plus somptueuses de l’Asie. La Perse, malheureusement, s’effémina sous l’influence de cette civilisation élégante et raffinée ; elle ne sut plus vaincre. Persépolis fut brûlée par Alexandre, et la Perse fut asservie. De son vaste empire, il ne resta plus que quelques satrapies échues à un général macédonien. Opprimée, mais préoccupée de l’idée de son affranchissement, elle n’eut plus ces loisirs à la faveur desquels une nation donne l’impulsion à son génie créateur. Passant d’un maître à l’autre, obligée de se défendre en cherchant à reprendre sur les Romains les limites de son ancien territoire, elle ne put, sous ses princes sassanides, consacrer aux arts que d’insuffisans efforts. De pauvres édifices, qui n’avaient rien de la grandeur ni de l’élégance des admirables monumens achéménides, s’élevèrent à Firouzabad, à Sarbistân ou à Châpour. Comme le prouvent quelques sculptures généralement barbares trouvées à Châpour, à Nach-i-Roustâm, comme à Tâgh-i-Bostân ou à Darabgherd, ces constructions informes étaient l’expression de la vanité des princes qui régnaient alors sur la Perse plutôt que le produit d’un art qui n’y était plus cultivé et d’une science qui n’existait plus.
La vie antique avait fait place à une vie nouvelle ; les divinités du paganisme étaient renversées ; mais, refoulée au fond de l’Asie, l’idolâtrie y étendait encore ses superstitions. Le feu sacré n’avait point cessé de brûler sur les autels de la Perse. Mahomet cependant voyait grossir de plus en plus l’année de ses disciples. Employant le glaive pour réussir là où le martyre et la foi des chrétiens persécutés n’avaient pu faire que quelques rares et timides adeptes, les Arabes envahirent la Perse. Leur invasion fut à la fois le dernier coup porté aux mœurs, au goût, aux idées que les Perses tenaient de leurs ancêtres, et l’introduction parmi eux d’un art nouveau, d’une civilisation toute différente, auxquels la religion qu’ils recevaient devait nécessairement donner un caractère et une forme qui ne rappelaient aucunement les palais de Persépolis ou les rochers sculptés des Sassanides. La Perse ancienne était connue par ses palais, par ses temples, par ses sculptures ; son époque mahométane, le règne des Sophis, nous la montre atteignant aux extrêmes limites de la fantaisie et de la variété dans les arts, de l’élégance et de la richesse dans l’industrie1. Mosquées, palais, bazars, caravansérails, ponts, armes, peintures, étoffes de toute sorte, bijoux, orfèvrerie, émaux, tout prend un développement extraordinaire, revêt les formes les plus séduisantes et se plie gracieusement à tous les caprices d’ouvriers aussi habiles qu’ingénieux. À côté des arts de toute espèce florissaient également les lettres. La poésie, si chère aux Persans, inspirait alors à Saadi, à Hafiz, leurs vers les plus renommés ; Ferdoucy écrivait son immortel Châh-Nâmèh ; ou Livre des Rois. La philosophie et la médecine eurent aussi leurs interprètes fameux, et la célébrité de Nassldr-ed-Din, d’Abn-ibn-Pina ou Avicenne, répandue dans toute l’Asie, pénétra jusqu’en Europe. L’islamisme ouvrit donc à la Perse une ère vraiment nouvelle. C’est du moment où le dogme de Mahomet triomphe en Perse que le génie national grandit, s’élève, prend mille formes, se façonne à tous les arts et règne sur l’Asie entière. Cette phase dans l’histoire de l’art persan est sans contredit la plus éclatante. Quelques mots suffiront pour en préciser le caractère et rappeler quels monumens en consacrent la splendeur.
Entre les restes des palais achéménides à Persépolis et les magnifiques mosquées des Sophis à Ispahan, il n’y a place en Perse pour aucun monument, car on ne peut tenir compte des vestiges sassanides, d’ailleurs très rares et empreints d’une mesquinerie ou d’une grossièreté qui n’attestent que trop clairement la décadence ou plutôt l’absence de l’art. Il n’y a donc, à vrai dire, point de transition entre la pompe dont les colonnades de Persépolis conservent le souvenir et la somptuosité toute différente, toute récente, qui rehausse avec tant d’éclat les monumens du siècle de Châh-Abbas. On reste confondu en examinant ces œuvres de deux âges que sépare une période de plus de quinze cents ans. On ne comprend pas comment l’art des Perses : débutant par la noble et fière architecture de Persépolis, a pu, quinze ou dix-huit siècles plus tard, faire surgir tout à coup, d’un seul jet, les belles mosquées émaillées de Sullânièh et d’Ispahan. Dans notre Europe, les variations sont presque insensibles. Les créations de l’art y forment une chaîne que l’on peut suivre d’un anneau à. l’autre, sans interruption, depuis les temples de style grec jusqu’aux édifices qui s’élèvent de nos jours. L’origine de l’art n’a cessé de s’y faire sentir ; elle se retrouve partout ; elle a été modifiée souvent, jamais elle n’a été effacée. En Perse, au contraire, on pourrait, croire qu’un premier peuple, antique possesseur du sol, avait créé les monumens persépolitains puisque dépossédé ou anéanti, il a fait place à un peuple nouveau qui est venu avec sa civilisation, avec ses arts, et les a répandus, sur le sol conquis, sans égard pour ce qui était antérieur. Cet intervalle, immense entre les monumens de Persépolis et ceux d’Ispahan, cette solution de continuité dans la civilisation de la Perse, sont une preuve du degré d’affaiblissement où était tombée la nation à la mort de Darius ; elle semble être restée engourdie jusqu’à ce qu’une foi nouvelle, une religion que le fanatisme rendait vivifiante, fût venue l’électriser et la retremper. Alors il ne fut plus question du passé ; la Perse mahométane eut horreur de la Perse ignicole, et les monumens d’origine guèbre, respectés comme le travail remarquable des ancêtres, n’en furent pas moins honnis comme types exécrés d’une civilisation qui s’appuyait sur un culte abominable. Il fallut tout changer. Tout souvenir des temps antérieurs fut répudié, et à une religion nouvelle il fallut des temples nouveaux. Si les Persans étaient demeurés dans un engourdissement prolongé pendant les siècles qui précédèrent l’islamisme, leur caractère, leur esprit inventif n’avaient point disparu. Au réveil que détermina l’avènement, d’une religion nouvelle, toutes les qualités propres à la nation, se firent jour, mais elles furent appliquées à une civilisation que le temps avait modifiée ; elles transportèrent sur ce nouveau terrain le goût, l’adresse, le luxe de formes et de détails qui ont, à toutes les époques de leur histoire, caractérisé les œuvres des Perses. Alors s’élevèrent, comme par enchantement, les brillantes mosquées aux coupoles émaillées ; alors les hardis et sveltes minarets s’élancèrent dans le ciel pour y porter le plus haut possible les louanges de Dieu et de Mahomet. Les architectes qui en dressèrent les plans, les ouvriers qui les revêtirent de leurs innombrables et élégantes mosaïques, furent aussi habiles que ceux qui avaient conçu et exécuté les palais des rois achéménides. Dans ces nobles mosquées, la foi chiite inspira aux Persans de grandes choses, la science y ouvrit ses écoles, et de ces foyers de l’intelligence sortirent, pour se répandre en Perse, des savans, des poètes, des artistes, des artisans, qui portèrent de tous côtés leurs connaissances, leur habileté et leur industrie.
Le goût du beau est presque inséparable de celui du luxe. Aussi les Persans, qui avaient commencé par élever des sanctuaires magnifiques pour s’y recueillir dans la prière, ne tardèrent-ils pas à apporter dans les habitudes de leur vie une fastueuse élégance ; il leur fallut, pour se couvrir, de riches étoffes, de fins tissus de cachemire, des brocarts d’or, des velours, des satins brochés ; ils ne purent poser le pied que sur des tapis moelleux et nuancés des plus harmonieuses couleurs. Les plats, les aiguières n’étaient plus d’un travail assez exquis pour réjouir leurs yeux devenus difficiles, et les orfèvres durent s’ingénier à trouver les formes les plus élégantes, à exécuter les plus délicates ciselures. Au temps de leurs grandes conquêtes, les Perses s’étaient contentés d’une selle et d’une bride pour conduire leurs coursiers jusqu’aux rivages de l’Hellespont ; les Persans de l’époque des Sophis voulurent les couvrir de housses magnifiques ; les selles disparurent sous les broderies de toute sorte, et les brides surchargées d’or et de pierreries qui les dissimulaient avaient plutôt l’air de colliers enlevés aux harems que de harnais faits pour des chevaux. Aucun art n’était négligé dans ce siècle de magnificence mais la peinture tenait la première place dans les prédilections des riches Persans. Des tableaux historiques, des scènes de batailles, des portraits de héros, les fantaisies capricieuses d’une imagination excitée par la lecture des poètes, attestaient chez les artistes persans une verve, une habileté dont on peut juger encore par les peintures variées qui font admirer, après plus de deux siècles, leur inaltérable fraîcheur sur les murs du Tchehel-Sutoun à Ispahan. Tandis que les peintres embellissaient par leurs compositions les demeures des princes ou des riches, des ateliers, des fabriques sortaient une quantité considérable de produits de toute sorte qui allaient se répandre dans les bazars de l’Asie. L’orfèvrerie de la Perse était portée dans l’Inde, à Bagdad, à Constantinople. Les étoffes recherchées de l’Irân étaient au nombre de ces raretés précieuses que les souverains s’adressaient en présens ; ses armes, de l’acier le plus fin, damasquinées d’or, étaient des objets de convoitise pour tous les hommes de guerre. L’industrie de la Perse régnait sur tous les marchés du monde : elle donnait l’exemple et fournissait des types aux nations laborieuses. Les bazars d’Alep, de Damas, du Caire, de Constantinople, regorgeaient des produits que la Perse y envoyait par ses nombreuses caravanes. Les marchands de Venise, de Pise, de Gênes, les Juifs de France, d’Espagne et d’Allemagne allaient y chercher les riches étoffes, les bijoux et la vaisselle précieuse qu’ils rapportaient en Europe pour les vendre au poids de l’or. Alors commencèrent à se propager dans les pays latins les habits somptueux. Jusque-là simples ou même grossiers, les vêtemens étaient de gros drap ou de serge. Quand on connut les étoffes de la Perse, les tissus de l’Occident furent laissés aux pauvres ; on ne s’habilla plus qu’avec les brocarts et les satins ou les velours venus de l’Orient. Pendant plusieurs siècles, la Perse satisfit à toutes les fantaisies luxueuses de l’Asie et de l’Europe, qui étaient ses tributaires ; mais avec la vogue de ces beaux produits de tout genre se développa le goût des artistes et des industriels européens. Le commerce et l’industrie marchèrent de front. On résolut d’exporter et de faire payer à l’étranger ce qu’on allait à grands frais lui acheter. Une rivalité préjudiciable aux intérêts de l’Asie ne tarda pas à se produire. Alors se dressèrent sur tous les points de l’Europe des métiers, s’élevèrent des fabriques où se tramèrent des tissus de soie et d’or, où se façonnèrent des toiles à ramages et des brocarts qui ne le cédèrent bientôt plus à ceux de la Perse. L’Europe, la France principalement, enlevait à l’Asie le monopole qui pendant long-temps avait imposé au luxe toujours croissant des Européens un tribut onéreux. La Perse était vaincue, mais il lui restait l’honneur d’avoir été la première à forger les armes qui venaient de se tourner contre elle.
Les produits de la Perse importés en Europe y avaient donc formé d’habiles ouvriers. On sait comment la Perse, successivement devenue l’esclave de ses voisins on l’héroïque conquérante de l’Inde, en était venue à user ses forces dans les discordes civiles et les guerres d’usurpation. Toutes ces causes devaient infailliblement porter des coups funestes à son industrie, à ses arts, à tout ce qui avait fait sa gloire. Pendait que ce malheureux pays se consumait en querelles intestines, en révolutions, l’Europe travaillait, ses métiers se multipliaient, sa marine visitait les mers, faisait échelle dans tous les ports de l’Orient pour y introduire ses produits, calqués sur ceux de l’Asie, exécutés en vue de satisfaire à ses besoins. Cette concurrence commença par établir un antagonisme dans lequel la Perse, luttant d’abord avec courage, finit par avoir le dessous, et vit son industrie ruinée peu à peu. Le fanatisme religieux avait repoussé d’abord, mais faiblement, les productions chrétiennes ; quelques fabriques où les traditions se conservaient avaient essayé d’opposer une digue au débordement de marchandises que les navires européens apportaient de plusieurs côtés. Déjà c’en était fait de la Perse : le maître était surpassé par l’élève, surtout en activité et en fécondité ; le maître dut fléchir ; aujourd’hui il courbe la tête et regarde tristement les instrumens inactifs de son industrie, jadis si brillante ; il voit avec douleur l’araignée tisser sa toile sur les métiers immobiles. Cependant, au milieu de ces ruines industrielles, parmi les débris d’une civilisation florissante à laquelle nous devons tant de nobles exemples, l’esprit national est resté le même ; il se débat contre ses oppresseurs, il gémit du joug qui lui est imposé et reste fidèle à son passé.
Élégante et distinguée, la société persane aime toujours les arts et les lettres. Son industrie languissante se meurt d’inanition, mais les conditions de vitalité subsistent pour elle. On voit encore à Kachân, à Yezd, à Kermân, à Meched, à Chiraz et autres lieux, des fabriques dans lesquelles se conservent les procédés nationaux ; on y fait encore des étoffes de soie, des cachemires, des armes. À Téhéran, à Ispahan, les peintres, les orfèvres, savent toujours les secrets de leur art, qu’ils pratiquent avec amour. Tout ce qui tient à l’intelligence, à l’esprit, au goût, résiste et vivra long-temps ; mais ce qu’on ne voit plus se produire, ce qui ne se fait plus dans le temps présent, c’est ce que l’or seul peut payer. Ainsi on n’élève plus de mosquée comme celles de Châh-Abbas et de Châh-Husseïn ; les princes n’ont plus les moyens de bâtir des palais comme ceux du Tchar-Bâgh d’Ispahan. La Perse est pauvre, humiliée ; tout y dépérit ; comme les arts, les monumens tombent pierre à pierre, sans qu’on les restaure, sans qu’il s’en élève de nouveaux pour les remplacer. La civilisation de l’Irân a fait sa renommée, et celle-ci lui a créé des envieux, devenus des rivaux, qui, après l’avoir imitée, lui font payer bien cher la gloire de les avoir formés. De déchéance en déchéance, la Perse en est venue à végéter dans l’apathie ; elle ne peut plus se suffire à elle-même et a besoin des autres.
C’est la tâche du gouvernement actuel de l’Irân de se servir des nobles instincts encore persistans parmi la nation pour lutter contre cette apathie, et pour ramener le pays à une situation meilleure par une intelligente exploitation de ses ressources matérielles et morales. Pour nous, c’est au point de vue de l’intérêt français que nous avons surtout à envisager la situation de la Perse. Les Anglais sont presque les seuls qui fournissent aux populations persanes tout ce dont elles ont besoin. En attendant que la Perse en vienne à se passer des secours de l’industrie étrangère, il serait à propos sans doute pour la France d’avoir aussi accès dans ce pays ; elle y trouverait un débouché facile à une grande partie de ses productions ; ses toiles peintes, ses draps, ses mousselines, ses étoffes de laine ou de soie, ses porcelaines, ses verreries ou ses glaces, son orfèvrerie, son horlogerie, y auraient un grand débit, y trouveraient sûrement des acheteurs empressés. Cependant la France n’a pas un seul comptoir en Perse. Dans tout le cours de notre séjour ou de nos voyages dans ce pays, nous n’avons pas rencontré un seul négociant français. La France est routinière elle va aujourd’hui où elle allait hier ; elle ne cherche pas de débouchés nouveaux ; elle recule devant l’inconnu, les difficultés l’effraient. Et pourtant qu’est-ce donc que le voyage de Perse ? Une vingtaine de jours de caravane à partir de Trébisonde jusqu’à Tabris, qui sert d’entrepôt à tout le royaume ; point de difficultés, une route sûre, un transport peu coûteux, une vente certaine et lucrative. La France pourrait aisément prétendre à partager avec l’Angleterre les gros bénéfices que celle-ci prélève seule, et ce serait peut-être dans l’avenir un contrepoids utile à l’influence qui pèse, si lourdement sur les destinées de ce malheureux pays. Nous savons que la France n’a pas de traité de commerce avec la Perse, il pourrait y avoir là un obstacle ; mais serait-il donc insurmontable ? Ce que le gouvernement français n’a pas encore voulu, ni exigé énergiquement, parce qu’il ne voyait pas là un intérêt actuel, immédiat pour ses nationaux, il l’exigerait, il l’obtiendrait le jour où il saurait que des négocians français ont enfin tourné leurs yeux vers ce pays. Il y a là un cercle vicieux duquel il serait temps de sortir ; on n’a pas de traité, parce que le commerce n’en réclamait pas, et celui-ci ne va pas en Perse, parce qu’il n’y voit pas la sécurité qu’assure un traité. Que le commerce engage la responsabilité du gouvernement français, et celui-ci sera bien obligé de demander entrée et protection pour ses nationaux. Par quelle bizarre exception la Perse serait-elle le seul pays du monde où la France n’aurait pas d’accès ? L’Angleterre a appris aux autres nations comment il faut s’y prendre pour vaincre les mauvais vouloirs. Le port de Bender-Bouchir n’est pas inabordable, et la France y a laissé des souvenirs qui lui donnent aussi des droits à y déployer son pavillon de gré ou de force ; qui connaît d’ailleurs le caractère persan et les sympathies que lui a toujours inspirées la France estimera l’emploi de la force inutile. Une simple démonstration et une volonté ferme suffiraient pour vaincre les résistances, de quelque part qu’elles vinssent. Pour comprendre l’intérêt de la France à faire abaisser devant elle les barrières qui lui ferment la terre d’lrân, il suffit de réfléchir à la persévérance des efforts qu’ont toujours faits l’Angleterre et la Russie pour lui interdire l’entrée de la Perse. Nous livrons ces réflexions à ceux qui sont appelés à faire cesser un état de choses également préjudiciable pour l’influence politique et pour les intérêts commerciaux de notre pays.
EUGENE FLANDIN.
- ↑ Voyez ces récits dans les livraisons du 15 mai, 15 septembre et 15 novembre 1851.
- ↑ Seffi-ed-Din, fondateur de la secte des chiites et aïeul du premier prince Sophi Ismaël. Le cheik d’Ardebil fut l’instigateur passionné de la révolte qui amena la chute de la dynastie tartare et l’avènement des Sophis.
- ↑ Ali-Riza, historien de la famille Zend.
- ↑ L’un d’eux est le châh régnant Nasser-ed-Din-Châh.
- ↑ Voyez à ce sujet Téhéran et Ispahan dans la livraison du 15 septembre 1851.
- ↑ La croyance au démon s’est développée, chez certaines peuplades de la Perse, au point de l’emporter sur celle de Dieu, et il existe, au nord de la Mésopotamie principalement, des sectes chez lesquelles l’idée de la puissance du démon a tourné en une idolâtrie stupide, si bien que, sous le nom redouté de Cheîtân, Satan y est imploré, adoré même de préférence à Dieu. Ces singuliers sectateurs d’une foi diabolique portent le nom de Yezidis. Ils prétendent, pour expliquer leur culte, que, le démon ayant le pouvoir de faire le mal, de nuire aux hommes en dépit de la puissance divine, on fait sagement en l’adorant, afin de détourner les maléfices. Il est fort probable que les Yezidis sont d’anciens idolâtres mal convertis à l’islamisme, et que le culte pour le démon est un reste de l’antique religion de cette partie de l’Asie qui reconnaissait deux forces divines sous lesquelles devait se courber le genre humain, celle du bien personnifiée dans Ormuzd, et celle du mal représentée par Ahrimân. Les Yezidis sont d’ailleurs redoutables par la sauvagerie de leurs mœurs. Ils jouissent, au milieu des peuplades qui les avoisinent, d’une très mauvaise réputation que leur ont justement méritée leurs brigandages et certaines pratiques abominables que réprouvent également la raison et la morale, quelle que soit la religion qui les inspire.
- ↑ Hamadan est l’ancienne Ecbatane.