Quelques Odes de Hafiz/9
Ernest Leroux, (Bibliothèque orientale elzévirienne, LXXIII, p. 43-48).
IX
Hier au soir le directeur de nos consciences, en sortant de la Mosquée, se dirigea vers la taverne ! Ô amis ! quelle doit être notre conduite après un tel exemple[1] !
Nous, pauvres brebis, comment pourrions-nous avoir la face tournée vers la Kaaba, notre pasteur ayant la sienne tournée vers le cabaret ?
Réunissons-nous donc tous chez le marchand de vin, puisque, de toute éternité, notre sort l’a ainsi décidé.
Oh ! si l’intelligence savait combien le cœur se trouve bien suspendu à une belle chevelure, tous les hommes d’esprit deviendraient fous pour la chaîne qui nous tient en si douce captivité.
Mon cœur avait enfin saisi comme une proie un instant de repos, lorsque, hélas ! en dénouant ta merveilleuse chevelure, tu l’exaspéras derechef et le replongeas dans ses cruels tourments[2].
Ton joli visage est pour nous un échantillon de la beauté divine ; voilà pourquoi, dans nos poétiques narrations, il n’est question que de charmes et d’attraits.
Ton cœur de pierre sera-t-il enfin une fois au moins touché par nos lamentations cuisantes, par nos soupirs brûlants, qui, la nuit, nous tourmentent ?
Le zéphyr doucement éparpilla tes belles tresses et mes yeux, à cette vue éblouis, furent aussitôt envahis de ténèbres. Voilà, cruelle, tout le profit qui m’est revenu de l’admiration que m’inspira ta belle chevelure.
La flèche de mes soupirs franchit les limites du monde. Ô Hafiz[3], tais-toi donc, aie pitié de ton âme ! mets-là à l’abri de ses terribles atteintes.
- ↑ Qu’on n’oublie pas, dit Mohammed ibn Mohammed Darabi, que Meï Khané, suivant les termes techniques des Soufis, est l’état dans lequel se trouve le marcheur dans la voie spirituelle, lorsqu’il est inondé par les rayons divins, qui éloignent de lui les pensées de la vie matérielle, pensées qui sont un obstacle à son arrivée à Dieu. Il est dit dans les hadis : « En vérité, Dieu a un vin qu’il donne à ses amis. Quand ils en boivent ils sont ivres, ivres ils sont joyeux, joyeux ils recherchent, en recherchant ils trouvent, ayant trouvé ils volent, quand ils volent ils fondent, fondus ils sont purs, purs ils arrivent, arrivés ils se confondent, confondus, il n’y a plus de différence entre ces amants et Dieu. »
La pensée de Hafiz est que le directeur de nos consciences, et, en réalité, Ali, qui est le Mourchid des Mourchids, celui qui nous montre la route qui conduit à Dieu, hier soir, sortant de la Mosquée, qui est un lieu d’intelligence et d’existence, est arrivé à la taverne qui est un lieu d’ivresse. C’est-à-dire que notre directeur a ouvert le rideau de son existence, et ce rideau était un mur entre Dieu et lui : ce mur il l’a détruit. Alors, que devons-nous faire ? si ce n’est obéir et imiter notre Mourchid. Comme un mort reste inerte entre les mains des laveurs, livrons-nous au Mourchid, car, avoir une pensée propre, un désir, est une offense envers notre Mourchid, offense qui nous éloigne de Dieu.
N’allez pas croire que cette submersion en Dieu — qui est un des dogmes de la philosophie soufie, soit contraire à la religion. Ils ne disent pas, en effet, que l’homme arrive à l’essence de Dieu. Peut-être pourrait-on le comprendre ainsi que le fait Djellal-ed-Din Roumi, quand il dit : « Quelle est la couleur de Dieu ? C’est cette couleur qui ne laisse subsister aucune tache et qui est elle-même une teinte. Si quelqu’un se rencontre qui soit de la couleur de Dieu et que vous l’appeliez, il vous dira : Ne parle pas, je suis Dieu ! Quelle est donc la couleur de Dieu ? et c’est cependant là ce qui fait dire à cet homme : Je suis Dieu. Le fer rouge prend la couleur du feu, mais ce n’est cependant que du fer. Dire : Je suis Dieu, est exactement la même chose que le fait pour le fer rougi de dire : « Je suis feu », prétention qui n’a aucune valeur, pas plus que celle d’une glace qui, reflétant le soleil, dirait : Je suis l’astre du jour !
Ferid ud-dine Attar a écrit : « As-tu jamais vu qu’une créature ait été Dieu ou le soit ? En vérité, il se peut qu’une créature abandonne son essence et ses qualités, mais Dieu a dit : un homme ne sera pas Moi, mais il peut être comme Moi. »
Les philosophes reconnaissent que Zeid et Amr ne sont qu’un, quant au sens, que l’homme et le cheval ne sont qu’un en tant qu’existence. Pour les Soufis « l’union » consiste en ceci : que la pensée soit une avec Dieu.
- ↑ On peut aussi traduire : l’oiseau qui réunit les amants était enfin pris au filet de mon cœur, mais tu dénouas ta chevelure et il s’est envolé derechef.
- ↑ D’autres manuscrits offrent, à mon sens, une meilleure leçon, en remplaçant ici les mots : ô Hafiz, par : ô amie. Le poète dit, en effet, que la flèche de ses soupirs franchit les limites du monde et il invite sa bien-aimée à ne pas se trouver sur sa route. L’ode se termine alors par ces vers qui rappellent le début : « À l’exemple de Hafiz, je ne veux plus bouger du seuil de la taverne, puisque notre compagnon de foi, notre pasteur, en est lui-même devenu le commensal. »