Quatorze mois de captivité chez les Turcomans/01
QUATORZE MOIS DE CAPTIVITÉ CHEZ LES TURCOMANS
(FRONTIÈRES DU TURKESTAN ET DE LA PERSE.[1])
LE VOYAGE. — LA GUERRE. — LA CAPTIVITÉ.
J’étais venu en Perse avec l’intention d’y entrer au service du gouvernement ; mais il se trouva qu’on avait déjà disposé des emplois militaires que je pouvais désirer, et je me préparais à partir de Téhéran, lorsque, vers la fin du mois de mars 1860, S. M. Nasseredin Schah me fit proposer, par un de ses aides de camp, de suivre une expédition armée, envoyée dans les contrées du Turkestan, situées à l’est du Khorassan, pour y réprimer le brigandage et les incursions incessantes des Turcomans sur le territoire persan[3].
En acceptant cette mission, je m’engageai à remettre à Sa Majesté, un exemplaire des renseignements, des cartes, vues ou croquis que j’aurais recueillis pendant la campagne[4].
Avant de partir, et d’après les conseils des Européens qui habitaient la Perse depuis longtemps, je fis stipuler, dans un contrat, enregistré à la chancellerie de la légation de France à Téhéran, que si je venais à être fait prisonnier, ma rançon serait à la charge du gouvernement : cette clause, comme on le verra plus loin, ne me préserva pas d’une longue et dure captivité.
I
LE VOYAGE.
Le 31 mars 1860 le dernier des détachements et des contingents des différentes provinces de la Perse qui devaient prendre part à l’expédition, partit de Téhéran pour Méched : il était composé d’un régiment d’infanterie, d’un escadron de Kurdes, d’un escadron de Baktiaris, de quelques cavaliers Schah-Sevend et d’une batterie d’artillerie.
Quatre jours après, je me mis en route. J’étais à cheval, suivi de cinq mulets qui portaient mon bagage, d’un muletier et de deux domestiques. On m’avait donné trois firmans : le premier pour le général en chef de l’expédition et l’intendant général ; le deuxième, pour le montewelli bachi (ou gardien du tombeau de l’iman Riza, à Méched[5]) ; le troisième, pour un aide de camp de S. M. le Shah.
Je sortis par la porte de Shab-Abdoulazim, et, après avoir laissé derrière moi Téhéran et ses environs, tristement parsemés de masures, de fours à chaux et de briqueteries, je me dirigeai vers le chemin du Khorassan qui conduit par une pente assez rapide, à une ramification de l’Elbourz.
Au pied de ces montagnes je m’arrêtai pour dessiner les ruines de Rey, pans de murailles qui couvrent une superficie de plusieurs lieues. Parmi leurs débris, s’élève le tombeau d’un roi mogol. On l’appelle la tour de Rey.
Tour de Rey sur l’emplacement de l’ancienne Raghès (tombeau présumé d’un roi mogol). — Dessin de Thérond d’après une photographie.
À quelque distance, et un peu plus près de la montagne on voit une autre tour de semblable apparence, qui, d’après son inscription coufique, remonterait aux premiers siècles de l’hégire ; elle est bâtie en pierres non taillées ; sur la partie supérieure qui est en briques, on lit l’inscription suivante : Au nom du Dieu puissant et miséricordieux, a ordonné de construire ce Cobet, Safel-Seid, fils de Farès ; que Dieu pardonne à lui, à son père et à sa mère[6].
Tour ou Cobet, sur l’emplacement de l’ancienne Raghès. — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. de Blocqueville.
Près de la route et sur le flanc de la même montagne à laquelle l’ancienne cité de Rey était adossée, on rencontre le cimetière guèbre.
Une case du cimetière guèbre près de Téhéran. — Dessin de Émile Bayard d’après une photographie.
Ce cimetière a la forme d’une grosse tour dont la circonférence est d’environ 50 à 60 mètres et la hauteur de 5 mètres. L’intérieur est disposé en cases maçonnées ; chacune d’elles a la dimension d’un homme et est garnie au fond de pierres brutes. Une de ces cases sert d’entrée dans les caveaux où sont déposés les ossements lorsqu’après une longue exposition du corps en plein air ils ont été dépouillés de toute leur chair. On laisse au mort un caleçon, une chemise, et une espèce de suaire qui lui enveloppe la tête comme un turban et lui couvre les épaules. On le hisse à l’aide d’une échelle et on le place dans une des cases, en ayant soin de le tourner vers le midi, les jambes croisées, les bras croisés sur la poitrine, la tête appuyée sur le bord de la fosse, et la figure découverte de façon que les oiseaux de proie puissent venir lui arracher les yeux. Après la cérémonie funèbre, les Guèbres referment cette porte, faite d’un seul bloc de pierre, la maçonnent en dedans et redescendent au moyen de cordes, fixées à une arête du haut de la muraille. Ceux qui ont apporté le mort, restent plusieurs jours le plus près possible du cimetière, sur une éminence, afin d’observer lequel des yeux sera enlevé le premier, car d’après une superstition peu digne de l’antique religion de Zoroastre, selon que tel œil a été arraché le premier, ils augurent que l’âme est allée ou non vers le séjour des bienheureux[7].
La hauteur de la tour ne protége pas toujours les corps d’injures fanatiques : il arrive souvent que des bergers ou des visiteurs musulmans lancent des pierres sur les cases du haut de la pente de la montagne qui surplombe.
Les cimetières des chrétiens ne sont pas, du reste, en Perse, à l’abri des profanations. Les musulmans tirent à la cible sur les croix, brisent et dispersent les pierres des tombes ; il répugne de signaler d’autres profanations encore plus odieuses ; le corps de M. Minutoli, ministre de Prusse, mort à Chiraz, a été déterré et jeté sur la voie publique, après avoir été dépouillé de son linceul. Je tiens ce fait de deux Européens, témoins oculaires. Les musulmans ont un grand respect pour les morts, mais seulement pour leurs coreligionnaires.
Du sommet de la montagne, la vue embrasse toute la plaine de Téhéran, bornée par les arêtes colossales de la grande chaîne de l’Elbourz, souvent couvertes de neige même en été.
La première station est au village de Catinabad, éloigné de cinq farsahks[8]. On dresse ma tente ; les accessoires de campagne sont déployés ; les chevaux et mulets sont attachés au piquet.
Ce n’est pas sans une certaine émotion, au moins sans un sentiment de curiosité, que je vais entrer dans la vie nomade.
Le 4 avril, ma petite caravane se mit en marche dès le point du jour. La route était aride, difficile, la chaleur à peine tolérable : mais le paysage avait assez de grandeur pour distraire la vue. À notre gauche se déroulait la grande chaîne de l’Elbourz, à droite la petite chaîne de montagnes qui borde le désert Salé.
Vers l’après-midi, j’arrivai au village d’Ivanekif, après avoir parcouru la distance de six farsahks.
Le 5, je partis de bon matin. Je portais naturellement mes regards sur la montagne que je devais traverser ; bientôt je ressentis dans les yeux une fatigue dont je ne pouvais me rendre compte ; il me semblait voir des étincelles comme si le sang s’était fortement porté à la tête. J’attribuais cet effet à la réverbération du soleil sur les terres blanchâtres qui ressemblent à des champs de neige. Je cessai de regarder l’horizon ; mais, quand j’approchai du versant de la montagne, je vis du cristal de roche parsemé de tous côtés, ce qui m’expliqua la sensation désagréable que j’avais éprouvée.
En suivant un petit cours d’eau saumâtre, qui suit tout le défilé et laisse en beaucoup d’endroits des croûtes de sel de l’épaisseur de quatre centimètres, j’arrivai à un endroit où l’écho se répète jusqu’à quatre fois et à des intervalles assez longs. Près de là est une ruine de forteresse ou de caravansérail, de forme carrée, flanquée de six tours, et en pierres bien maçonnées ; ce genre de construction est rare ; j’en ai rencontré un autre cependant, sur lequel j’ai recueilli une inscription coufique.
Après le passage du défilé qui dure une heure, j’entrai dans une plaine déserte et aride ; puis j’arrivai au village de Kichlak, composé d’une centaine de maisons.
Ces villages sont aussi appelés kaleh (c’est-à-dire château ou forteresse) parce qu’une muraille et des tours les protégent.
Le 6, à travers des plaines toujours salées, coupées de cours d’eau saumâtre, j’atteignis le village de Dehinesek (village du-sel) distant de six farsahks. Le manque d’eau potable et la chaleur nous firent beaucoup souffrir : les bêtes de charge étaient exténuées : je pris le parti de voyager la nuit.
À onze heures du soir, j’eus grande peine à réveiller mon muletier et à lui faire donner la nourriture à ses mules. Il ne parlait de rien moins que de me laisser en route ; mais je le forçai à se soumettre. À moins d’être accompagné d’un employé du gouvernement, chargé d’aplanir toutes les difficultés du voyage, on est fort en péril d’être fort mal servi par ces gens-là. Ils sont, à certains égards, privilégiés. Le muletier est exempt d’impôts ; on ne peut, sous aucun prétexte, le forcer à servir comme soldat ; il faut bien que dans un pays comme celui-ci, sans voies de communications praticables, on fasse quelques avantages aux hommes qui se livrent à ce rude métier. Le gouvernement, dans certains cas, peut les requérir ; mais il est alors obligé de les payer régulièrement et d’après un tarif réglé à l’avance.
Nous partîmes enfin au milieu d’une fort belle nuit, éclairés par la lune ; une distance de sept farsahks me parut une promenade comparée aux précédentes. Deux heures environ après le lever du soleil, j’étais en vue de la station de Laskerd dont la partie inférieure m’était encore cachée par les replis du terrain.
Laskerd est un village étrange. Qu’on se figure une énorme tour ayant environ 200 mètres de circonférence et 20 mètres de haut, voilà l’ensemble des habitations !
Après la porte, qui n’est que de la hauteur d’un homme, un passage voûté très-étroit donne entrée dans l’intérieur où des échafaudages superposés sans ordre se tiennent debout par un prodige d’équilibre difficile à concevoir. Si l’on frappe du pied sur une terrasse, un tremblement se communique à tout le reste des masures, d’où sort une odeur nauséabonde des plus désagréables.
À une certaine hauteur, les habitants ont enfoncé dans la muraille des poutres au moyen desquelles ils se sont fait un balcon ou galerie extérieure.
La population de Lasker est de 120 familles, sans compter celles qui n’y trouvant plus moyen d’équilibrer sur la tour un petit échafaudage, sont obligées d’habiter des maisons en terre dans le voisinage.
Comme à l’intérieur et à l’extérieur il n’y a pas de rampe, lorsque le soleil est couché, on attache les enfants par les jambes à une corde qui leur laisse la liberté d’aller sur les galeries ; s’il en tombe un la nuit, ses cris éveillent les parents qui n’ont qu’à tirer la corde à eux pour opérer le sauvetage.
On donne aussi au village de Laskerd le nom de Pohk kaleh, qui se rapporte aux traces verticales dessinées sur les flancs de la tour, bâtie en terre presque blanche. Une source d’eau douce alimente le village. On a construit près de l’entrée un petit édifice, ou lieu de prière, qui contraste singulièrement avec le reste du paysage.
On ne connaît pas la date de l’établissement de ce village aérien. Les habitants prétendent qu’il a été construit par les Dives (génies) qui habitaient le pays à une époque très-reculée. Ce qu’il y a de certain, c’est que les habitants ont voulu se mettre ainsi à l’abri des surprises et des attaques des brigands qui venaient souvent dévaster le territoire. Cette grande tour blanche, se détachant sur les champs et les vergers qui l’environnent et sur les lignes bleuâtres des montagnes, est d’un effet des plus pittoresques. Le pays est renommé pour ses grenades, qui ont l’avantage d’être très-grosses, douces, et sans pépins.
Laskerd, tour-village. — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. de Blocqueville.
7 avril. — Semnan, à six farsahks, petite ville entourée de murailles et d’un aspect agréable. Elle est située au milieu d’une campagne verdoyante, coupée de nombreux canaux qui descendent de la montagne et alimentent ses moulins, ses vergers, ses jardins et ses rues.
Son principal monument est une mosquée de construction moderne, couverte de briques vernies. Auprès s’élève un ancien minaret, au haut duquel on arrive après avoir monté 90 marches chacune de 37 centimètres ; une petite colonne surmonte la plate-forme. La hauteur totale est de 36 mètres environ. Ce minaret penche du côté du nord et est très-dégradé par les pluies et les neiges. Il est bâti en briques disposées de manière à former au dehors des dessins variés. J’ai recueilli ses inscriptions qui sont bien conservées, en montant sur des terrasses voisines. D’après un rapport fait par M. Reynaud à l’Académie des inscriptions et belles lettres, sur différentes inscriptions que j’avais envoyées à cette Académie et au nombre desquelles était celle du minaret de Semnan, ce monument remonterait au dixième ou onzième siècle de notre ère, et devrait être attribué à un personnage appelé Al-Hassan, fils de Mohammed.
Minaret penché de Semnan. — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. de Blocqueville.
La population de Semnan, ainsi que celle de Laskerd, parle un patois qui n’a de rapport avec aucune langue des pays voisins. On raconte à ce sujet qu’un roi de Perse, ayant à sa cour des interprètes de tous les patois de son empire, résolut d’en avoir aussi un qui fût capable de traduire la langue parlée à Semnan. À cet effet, il choisit parmi ses favoris un mirza des plus intelligents et l’envoya passer quelque temps dans le pays. Lorsque ce savant revint, le roi l’ayant questionné, il tira de dessous sa robe une gourde de pierre et l’agita fortement, en disant que ce bruit étrange était la véritable langue parlée à Semnan, ou du moins tout ce qu’il avait pu en apprendre et en rapporter.
9 avril. — En sortant de Semnan, on gravit une pente longue de près de quatre lieues qui conduit dans des défilés ; de cette hauteur, la ville et les villages semblent de petits points verts semés çà et là dans la plaine. Quand à la fin de l’hiver la végétation diapre les environs de Semnan, on ne foule dans les défilés voisins d’Ahouan, qu’un sol couvert de neiges et de glaces.
La station de ces hauteurs est inhabitée ; on y voit un caravanseraï, un tchapard-khané (poste) et une ruine qui doit être un ancien caravanseraï ; il ne s’y trouve qu’un peu d’eau, encore est-elle saumâtre ; pas de bois, par suite pas de cuisine. J’aperçus un arbre mort près d’une source ; je pris des cordes et ma hache de campagne, et, une fois monté sur l’arbre solitaire, j’entourai plusieurs grosses branches à l’extrémité desquelles j’avais fixé des cordes ; mes compagnons les tirèrent d’en bas. Il nous fut ainsi possible de préparer notre souper. Le gardien du caravanseraï ne fournit qu’un peu d’herbes sèches ou racines d’absinthe et de mauvais pain.
10 avril. — À six farsahks au delà, et par d’assez mauvais chemins, j’arrivai à Gonchè ; à trois farsahks plus loin, au village de Dowletabad.
11 avril. — L’étape suivante n’étant que de quatre farsahks, j’atteignis de bonne heure Damghan, ville située sur un monticule près d’une gorge de l’Elbourz, au bas de laquelle coule une petite rivière. Ses murailles très-délabrées, épaisses en quelques endroits, enferment environ quinze cents maisons, bâties en briques cuites au soleil, comme presque toutes les constructions persanes. Dans la belle saison, les arbres et la verdure voilent le mauvais état des constructions et donnent à ce lieu un aspect pittoresque ; l’hiver en démasque toute la nudité et on croirait n’avoir devant soi qu’un cimetière. À une grande distance aux environs, on ne voit de tous côtés que des habitations ruinées, des terrains jadis cultivés çà et là et quelques débris de murs d’enceinte. Autrefois sur ce même lieu s’élevait Hécatompyle, près les portes Caspiennes : c’était la capitale des Parthes. station que quelques heures, le temps de faire reposer nos bêtes de charge qui devaient doubler l’étape. Selon les gens du pays, je n’avais que trois farsahks à parcourir pour atteindre Charout.
En chemin je rencontrai plusieurs paysans qui me demandèrent s’il devait passer encore des troupes ; sur ma réponse que la dernière colonne était celle que j’allais rejoindre à Charout, ils prirent un air de contentement, en murmurant quelque chose comme une action de grâces. Je voulus savoir d’eux pourquoi ils avaient l’air si satisfaits de la nouvelle que je leur donnais ? « C’est, me dirent-ils, que nous allons enfin être libres de retourner dans nos habitations avec l’espérance de ne plus y être inquiétés. » Presque tous les habitants des petits villages voisins de la route s’étaient empressés de se réfugier dans les montagnes avec leurs troupeaux, afin de ne pas être pillés par les éclaireurs de l’armée régulière. Ceux qui n’avaient pas pris cette précaution avaient eu à déplorer au moins la perte de quelques animaux domestiques, surpris dans la campagne par les cavaliers de la colonne.
La nuit approchait, et, selon mon calcul, je devais bientôt voir paraître Charout : c’était une erreur ; les trois farsahks n’en finissaient point : je n’arrivai que vers les onze heures du soir dans des marais où nos mulets s’abattirent plusieurs fois, et ce ne fut que vers minuit que j’entrai dans un des caravansérails de Charout.
Ruine d’une mosquée à Charout-Bastam. — Dessin de É. Thérond d’après une photographie.
Le lendemain j’allai visiter le chef de la colonne. Le départ était fixé au jour suivant.
L’enceinte de la ville renferme à peu près deux mille maisons ; ses environs en comptent un nombre presque égal, au milieu de champs, de vergers et de jardins.
Charout est protégée au nord par la montagne au pied de laquelle elle est située ; au sud et à l’est s’étend une vaste plaine inculte et pierreuse : un village voisin assez populeux ajoute à la grandeur apparente de la ville. L’été y est insupportable surtout à cause de la réverbération du sol et des montagnes dont la teinte est blanchâtre.
À deux farsahks au nord-est, et dans une petite vallée, sont les restes de la ville de Bastam ; quelques-uns de ses monuments font juger de son ancienne importance ; le plus remarquable est un minaret tremblant.
Charout-Bastam : Tombeau de Bayazid-Bastam. — Dessin de E. Thérond d’après une photographie.
Charout est en communication avec la Russie par la voie d’Asterabad, dont elle est peu éloignée. Un négociant russe, en même temps agent consulaire de sa nation, M. Potchakof, m’offrit, pendant mon séjour à Charout, une agréable hospitalité et me donna quelques renseignements précis sur les relations commerciales des deux pays.
La Russie importe des fers, des fontes, des aciers, des étoffes, des porcelaines, de la verroterie, etc., et, en échange, enlève presque tous les cotons du Khorassan, des laines, des peaux brutes, etc. Les cotons paraissent d’une aussi belle qualité que ceux qui arrivent en Russie de Khiva, de Boukhara et du Khokan. À Orenbourg, passage des caravanes, il m’a été affirmé qu’il en arrivait près de trente mille charges de chameaux tous les ans, sans compter les autres marchandises.
14 avril. — La distance de Charout à Miamei est de douze farsakhs, et, au pas régulier d’une caravane, on met presque quatorze heures à faire ce trajet.
À quatre heures du matin, je sortis de la ville pour rejoindre la colonne déjà en marche.
À partir de cette station jusqu’à Sebsevard, il n’est plus possible de voyager isolément ; tous les quinze jours, les voyageurs sont accompagnés par une escorte de fantassins, de cavaliers et de deux canons, chargée de les protéger contre les attaques des Turcomans, voisins du Khorassan, qui, se glissant par les nombreux passages de l’Elbourz, viennent se cacher dans les ravins de la route, et tombent à l’improviste sur les caravanes trop peu nombreuses pour repousser une attaque. Ils tuent tous ceux qui résistent et emportent dans les montagnes, où il est difficile de les atteindre, ce qu’il leur a été possible d’enlever.
La colonne se composait d’un régiment d’infanterie armé de six canons, et de la cavalerie irrégulière formée d’un détachement de Schahsevends, originaires du pays compris entre Casbin et Guilan, hommes habitués à vivre sous la tente du produit de leurs troupeaux ; ils ont un goût inné pour le pillage et la maraude. Ces cavaliers avaient pour armes des sabres, des fusils et des pistolets.
Les Curdes du Curdistan persan, remarquables par leur costume riche et varié, de taille moyenne, trapus et d’un type particulier, étaient montés sur des chevaux croisés qu’ils prétendent être de pur sang arabe ; leurs armes se composaient du sabre, du pistolet, de la lance et du bouclier. Cette race, quoiqu’elle soit habituée aussi à aller de temps en temps piller ses voisins, est d’un caractère plus sûr et moins imbue de préjugés que les autres peuplades.
Les Baktiaris de la province de Chiras, moitié nomades, soumis de nom seulement, manient leurs chevaux de race arabe avec facilité et sont adroits au maniement du fusil, du pistolet, du sabre et de la lance, leurs armes habituelles.
Nous arrivâmes à Miamei assez tard, après avoir beaucoup souffert de la chaleur, de la poussière et de la soif. Le mulet qui portait ma provision d’eau s’étant abattu à un farsahk de Charout, mes cruches furent brisées ; j’avançai le plus vite possible, et, vers quatre heures du soir, j’arrivai un des premiers à une petite source d’eau saumâtre qui n’était que de la boue délayée, les cavaliers qui nous précédaient y ayant fait piétiner leurs chevaux : je me trouvai heureux de pouvoir en humecter ma bouche.
Miamei, comme tous les villages compris entre Charout et Sebsevard, est protégé par de hautes et fortes murailles. Ces stations sont exemptes d’impôts. Les habitants qui ne peuvent rien cultiver à cause de la stérilité du terrain ou du peu de sécurité qu’il y aurait à s’éloigner des murailles, reçoivent une indemnité du gouvernement qui leur fournit en sus une quantité suffisante de blé par famille. Ils regardent, non sans motifs, tous les voyageurs comme des ennemis ; car, en Perse, le plus petit personnage qui arrive chez un chef de village, le met sans scrupule à contribution avec l’aide des gens de sa suite ; il bat et maltraite tout le monde jusqu’à ce qu’on lui ait apporté ce dont il a besoin pour lui et ceux qui l’accompagnent. Aussi, les habitants des villages, ou plutôt des forts dont je parle, toutes les fois qu’ils voient venir de grandes caravanes ou des troupes, ferment soigneusement leur porte d’enceinte et se mettent à cheval sur la muraille ; de là ils laissent tomber à terre une corde dont ils tiennent l’extrémité ; le voyageur demande les provisions qu’il désire et en débat le prix. Lorsque l’on est d’accord, il attache à la corde, soit un sac, soit un vase dans lequel il a préalablement déposé la somme convenue, et un instant après on lui jette, par-dessus la muraille, bois, paille, orge, et, au moyen de la corde, vivres, lait aigre, etc.
Près de Miamei un grand caravanseraï et l’établissement de poste offrent, sinon un logement confortable, au moins un abri où l’on peut reposer en sécurité.
15 avril. — De Miamei à Miandech, sept farsahks. À cette station, deux Schah-Sevends me volèrent un mulet ; je me mis à courir et j’atteignis ces deux individus ; j’en terrassai un d’un coup de poing sur la nuque, et mon domestique s’empara du mulet ; mais cette scène, si courte qu’elle fût, donna le temps à d’autres Schah-Sevends de se réunir et de reprendre la bête. En ce moment j’étais à la poursuite du second voleur qui regagnait son campement ; au moment de le saisir, après avoir grimpé une pente, je fus assailli par une demi-douzaine d’hommes ; l’un d’eux m’assena un violent coup de bâton sur l’épaule, néanmoins je me débarrassai de lui ; tous s’étant rassemblés autour de moi et de mon domestique, je tirai mon révolver et j’engageai mes assaillants à ne pas approcher, car j’étais décidé à faire usage de mon arme. Grâce à cette attitude, le cercle s’élargit un peu ; je battis en retraite vers mon caravanseraï, puis j’allai porter plainte au chef de la colonne qui eut de la peine à me faire rendre mon mulet.
16 avril. — (six farsahks). Village d’Abbasabad, situé dans un lieu aride, et que rendent peu attrayant la monotonie du site et la couleur olivâtre du sol.
L’origine de cette station remonte à Schah-Abbas. Ce monarque n’avait pu trouver dans les environs personne qui voulût habiter cet endroit. Il acheta, dit-on, deux cents Géorgiens de l’un et de l’autre sexe, et fit bâtir pour eux ce village et ce caravanseraï, en leur garantissant de plus une certaine quantité de vivres et une somme annuelle. Le type des habitants d’Abbasabad diffère, en effet, de celui des villageois des autres stations. Lors de mon passage, la population était réduite à 80 familles. Il se passe peu de mois sans que les Turcomans n’enlèvent quelqu’un de ces pauvres gens ; en outre, comme la situation n’est pas très-saine, la mortalité y fait plus de ravages qu’ailleurs.
J’entrai dans une des premières maisons, et ayant fait observer à mon hôte que l’écurie, en forme de four et très-malpropre, ne pouvait convenir à mon cheval que je voulais voir au moins aussi bien logé que moi, il le fit monter, par des pentes et des terrasses jusqu’à la hauteur d’un deuxième étage ; l’animal regardait continuellement, avec un étonnement inquiet, par la fenêtre.
Mon hôte, après avoir donné l’ordre qu’on m’apportât du lait, du pain beurré, engagea avec moi une conversation qui ne me parut pas sans intérêt. Il me disait : « Nous sommes musulmans, il est vrai, mais notre patrie est la Géorgie ; par conséquent, nous sommes Russes et non Persans. » Je compris qu’il me croyait Russe et qu’il me traitait comme tel ; je ne jugeai pas à propos de le dissuader, charmé d’ailleurs de sa bonne volonté à me fournir tout ce que je désirais, même les choses que l’on ne peut se procurer, à prix d’argent, dans ces sortes de stations.
Une heure ou deux après mon arrivée, je vis venir à moi une douzaine d’enfants ; l’un d’eux, à la mine gracieuse et intelligente, s’avança un peu en avant des autres, tenant à la main un rouleau de papier, et, après m’avoir fait un salut à la manière orientale, déclama une pièce de vers ; à de certains passages, tous les autres enfants répétaient une sorte de refrain : c’était une légende sur l’origine des habitants d’Abbasabad et sur les événements qui les avaient condamnés à passer leur existence dans un lieu si peu favorisé de la nature.
Après cette scène jouée d’une façon presque touchante par ces enfants aux figures déjà étiolées, tous répétèrent en chœur : « N’oubliez pas l’enfant géorgien ; » puis ils se partagèrent, mais sans avidité, le peu que je leur donnai.
17 avril. — Mazinan (sept farsahks), première station dans les limites du Khorassan. Ce n’est plus aujourd’hui qu’un petit village, quoiqu’il soit situé dans une plaine arrosée et dont le terrain paraît excellent. Partout, sur une grande étendue, on aperçoit des villages ruinés, des enceintes abandonnées, parmi lesquelles on distingue quelques restes de monuments de l’époque musulmane.
D’après les habitants, l’ancienne ville était située à une heure du village ; elle était grande et florissante à l’époque où la population était guèbre, et même après la conquête des Arabes. On m’informa qu’il y avait dans les environs un monument en brique de l’époque guèbre, sur lequel on voyait des caractères, mais tout à fait illisibles. J’allai recueillir les inscriptions, assez bien conservées, d’un vieux caravanseraï, principale ruine qui fût à ma portée. Ce qui en reste atteste son ancienne grandeur et l’élégance avec laquelle il avait été construit. Ce monument, d’après l’opinion de M. Reynaud, serait du dixième ou du onzième siècle de notre ère. On songe peu aux réparations de ces antiques édifices. Parfois, lorsqu’ils sont sur le point de s’écrouler, on rebâtit avec leurs débris quelque chose de moderne, sans caractère et sans solidité.
Ruines d’un caravansérail près de Mazinan. — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. de Blocqueville.
18 avril. — (cinq farsahks) Maire, très-petit village, situé au milieu de nombreuses ruines que l’on pourrait supposer anciennes, mais qui, comme un très-grand nombre de celles qu’on rencontre dans toute la Perse, ne sont que les restes de villages abandonnés à la suite des exactions des gouverneurs.
Un gouverneur est un fléau. Nos intendants de l’ancien régime étaient loin d’opprimer autant les populations.
Un personnage, qui par sa position actuelle ou passée, peut prétendre à un gouvernement, par exemple un membre de la famille royale (et il doit y en avoir beaucoup, puisque Fethali-Schah seul a laissé plus de deux cents enfants), un tel personnage apprend qu’un poste sera vacant à une certaine époque ; il commence par faire sa cour à tous ceux qui peuvent le lui faire obtenir, c’est-à-dire tout simplement à leur donner des sommes d’argent. Les voies ainsi préparées, il offre au roi un cadeau de 10 mille ou 20 mille tomans, selon l’importance de la place qu’il veut avoir, et, grâce à ces procédés de corruption peu dissimulés, ce qu’il désire lui est toujours accordé.
Ordinairement, un gouverneur de ce genre ne reste guère plus de trois ans dans ses fonctions. Pendant ce temps, il est obligé de fournir l’impôt annuel de son district à la couronne ; de plus, il faut qu’il retrouve tout l’argent qu’il a déboursé pour obtenir sa place ; enfin il doit amasser de quoi vivre selon son rang et sa position pendant l’intervalle oit il restera sans gouvernement, c’est-à-dire cinq ou six ans au moins. Le personnel nombreux, chargé de recueillir pour lui les contributions, prélève en même temps sur les contribuables ses propres honoraires, ce qui est illimité. L’impôt ainsi perçu est si exorbitant que le paysan laisse souvent sa récolte sur pied, emmène, s’il n’en a déjà été dépouillé, le peu de bétail et les quelques hardes qu’il possède, et va se réfugier avec sa famille dans les montagnes.
Des villages entiers sont de la sorte abandonnés et les terres restent en friche. Plus tard, ces mêmes paysans ou d’autres viennent rebâtir quelques maisons près des emplacements ruinés ; mais on se garde bien d’y faire des plantations ; de là cette nudité que l’on trouve partout ; on ne peut acheter que l’air et l’eau lorsqu’on veut faire acquisition d’un terrain ; la propriété n’existe pas régulièrement.
19 avril. — À Sebzevard, neuf farsahks. Route bonne et directe dans un pays presque plat ; pendant presque tout le trajet, on marche dans la direction d’un énorme minaret, situé à deux farsahks de Sebzevard, et qu’on nomme Cosrouguerd, ainsi que le village qui l’avoisine. Ce monument est isolé au milieu des cultures ; sa base dégradée est assise sur une couche de béton, et par suite du système d’irrigation qui entraîne toujours une partie de la terre, la fondation de ce minaret se trouve au-dessus du niveau de la plaine. Beaucoup de tombes de même nature que la fondation du minaret sont également à la superficie du sol qui autrefois les recouvrait de plusieurs pieds. À l’extérieur, il est d’une conservation parfaite ; j’en voulus monter les degrés et mesurer l’édifice, mais j’en fus empêché par le mauvais état des escaliers. L’inscription était à une trop grande hauteur pour qu’il me fût possible de la copier.
Près de ce monument est situé le tombeau du seid Ismaël, frère de l’iman Reza, et qui est en grande vénération. Des personnes pieuses se font enterrer aux abords de ce tombeau.
On raconte qu’un minaret, très-petit, était situé tout auprès. Les habitants d’un village voisin, appelé Chouré-Delbard, ayant conçu de la jalousie en voyant que ceux de Cosrouguerd possédaient deux minarets, décidèrent de leur en enlever un. Un jour ils se réunirent, rassemblèrent tout ce qu’ils purent trouver de chevaux, bœufs, ânes et cordes, et s’efforcèrent d’entraîner le petit minaret. Il était déjà ruiné en partie et, ne pouvant plus résister aux secousses de cette multitude d’hommes et d’animaux, il écrasa dans sa chute bon nombre de ceux qui voulaient se l’approprier. On prétend qu’en souvenir de cette mésaventure les habitants de Chouré-Delbard évitent même aujourd’hui de passer près du minaret qui est resté debout.
Une autre légende rapporte que Schah-Abbas, parcourant ce pays, et étant arrivé à Maire vers le milieu d’une journée, résolut de continuer sa route, persuadé qu’il ne lui restait plus que peu de distance à parcourir, puisqu’il apercevait la pointe du minaret de Cosrouguerd : mais, quelle que fut la rapidité de sa marche, la nuit le surprit très-loin encore du minaret. Le jour suivant, lorsqu’il arriva à Cosrouguerd, il fit abattre la plate-forme et l’extrémité du minaret qui la dépassait, voulant ainsi punir ce monument de l’avoir trompé sur la longueur du chemin.
Après avoir dépassé Cosrouguerd, les murailles en terre presque blanche de la ville de Sebzevard, se détachent sur le fond brun de la campagne. Les environs sont bien cultivés. Les deux mille maisons de la ville sont plus mal entretenues que les murailles qui les entourent. La citadelle, placée sur le point culminant, est dans un état de délabrement déplorable.
Au milieu de Cosrouguerd est un minaret à moitié démoli. Les Persans, excessivement jaloux, n’aiment guère ces monuments, du haut desquels les Mollahs, lorsqu’ils annoncent l’heure de la prière, peuvent plonger un coup d’œil indiscret dans les harems voisins.
Minaret de Cosronguerd. — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. de Blocqueville.
La contrée de Sebzevard est cultivée avec soin ; on y fait de bon vin. La ville fut saccagée, en 1380, par Tamerlan, qui fit enterrer vive une partie de la population.
21 avril. — À six farsahks, Zafrain, village peu important. En 1860, on y voyait un caravanseraï ancien, d’une architecture remarquable : on l’a démoli depuis pour en construire un autre. Devant la principale entrée étaient les ruines d’un bain et d’un bazar.
23 avril. — Chour-ab (eau salée), village situé au milieu des montagnes ; il a un aspect assez triste et le pays est malsain ; plusieurs Européens y sont tombés malades, et à la fin de 1860, un de nos compatriotes, M. Colas, employé du gouvernement persan, allant à Méched, y est mort du typhus ; on a posé sur sa tombe un marbre blanc où est gravée une inscription. Tout Européen, en passant sur cette route, fait un don à ceux qui gardent ce tombeau contre les profanations.
24 avril. — Nichapour, ville située au milieu d’une plaine fertile entourée de montagnes.
D’après plusieurs auteurs, elle fut fondée par Témouras, détruite par Alexandre et reconstruite par Sapor Ier qui lui laissa son nom. En 548 de l’hégire, les Tartares la ruinèrent à ce point qu’une partie des habitants, qui avaient fui dans les montagnes, ne purent, après le départ des envahisseurs, retrouver la trace de leurs habitations.
Certains auteurs croient aussi que c’était l’emplacement de Niza dont il est difficile de préciser la position, par suite du grand nombre de ruines encore inexplorées sur la frontière du Khorassan et dont on ne connaît ni le nom ni l’origine. On sait cependant que Nichapour fut rebâtie par Sapor, mais on ignore le nom qu’elle portait avant cette restauration.
La ville moderne, qui, selon les habitants, date d’environ 350 ans, n’a pas plus de 3 000 maisons enfermées dans sa forte muraille.
De nombreux villages contribuent à rendre la plaine de Nichapour la plus gaie et la plus belle de tout le Khorassan. L’emplacement de l’ancienne ville marqué par un monticule de ruines et de débris couvrant un grand espace, est situé à deux lieues au sud-est de la nouvelle ville.
On prétend que, vers les premiers siècles de l’hégire, alors que la ville de Nichapour était florissante, douze mille sources et canaux arrosaient son territoire.
Voici une anecdote qui a pour objet de prouver qu’à cette époque les arts et les lettres y étaient fort en honneur.
Dans la ville seule, on comptait douze mille mosquées et écoles. Un jour l’imam Reza, passant dans un faubourg de la ville et voulant écrire quelques mots, demanda si quelqu’un pouvait lui prêter un encrier ; ce fut à qui aurait l’honneur de lui offrir le sien. Les hommes placés aux derniers rangs jetèrent les leurs par-dessus les premiers, et en un instant on vit s’élever un monceau de cinq ou six mille encriers. Je donne le minimum : plusieurs personnes, très-fières de bien connaître l’histoire de leur pays, m’ont affirmé que le nombre de ces encriers jetés aux pieds de l’imam Reza avait été de douze mille ; c’est, du reste, le chiffre adopté dans toutes les traditions de Nichapour.
Une autre anecdote assez étrange se rapporte à Caï-Caous, deuxième roi de la dynastie des Caïanicus.
Ce roi, ayant fait de Nichapour sa capitale, après l’avoir dotée de toutes sortes de monuments et d’embellissements, voulut être adoré de ses sujets à l’égal de Dieu. Pour donner un signe de sa divinité, il se fit construire un trône aérien. C’était un siége fort léger auquel on attelait un grand nombre d’aigles.
Mosquée sur les ruines de Tous (environs de Méched). — Dessin de A. de Bar d’après un croquis de M. de Blocqueville.
Assis sur ce trône, Caï-Caous tenait une lance du bout de laquelle pendait un morceau de viande ; les aigles affamés volaient sans cesse vers cet appât pour le saisir, de sorte que dans leurs efforts ils emportaient dans l’air le trône sur lequel était assis le roi. Il suffisait ensuite à Caï-Caous d’abaisser sa lance pour redescendre au milieu de ses sujets prosternés.
On dit encore que dans les environs de Nichapour, ce roi possédait un lieu de plaisance si beau et si agréable qu’on le comparait au paradis. Dieu en ayant conçu de la jalousie envoya l’ange Gabriel pour en interdire l’entrée. C’est pourquoi l’ange parut un jour devant Caï-Caous et lui montra une porte massive couverte de pierres précieuses, de perles et d’or. Le roi voulut avoir cette porte à tout prix ; mais l’ange lui répondit qu’il ne lui en ferait présent qu’à la condition de partager avec lui la jouissance du jardin. Caï-Caous permit alors à Gabriel d’aller poser sa porte à l’entrée de ce lieu de délices. Or, il arriva que depuis ce jour, le roi ni aucune autre personne ne put en franchir le seuil.
Les montagnes, qui continuent la chaîne de l’Elbourz, contiennent des mines de fer, de cuivre, de sel, un peu de rubis, de l’étain, et surtout la fameuse mine de firouzeh (turquoises). Presque toutes ces mines sont inexploitées ; ceux qui voudraient entreprendre de les mettre en valeur ne pourraient compter sur aucune sécurité.
25 avril. — Kadamgah (ou Kademgan), à six farsahks, village de deux cents familles, situé sur un mamelon, et adossé à la montagne ; il est habité par de prétendus descendants du prophète.
Au bas du mamelon s’élève une petite mosquée de forme octogone, surmontée d’un dôme.
À gauche, en entrant, on voit une pierre enchâssée dans la muraille et sur laquelle deux empreintes de pieds informes ont été grossièrement sculptées. La pierre est luisante et grasse, toutes les personnes qui viennent faire leurs dévotions à Kadamgah y frottant leur tête et leur figure en l’honneur de l’imam Reza.
Un verger et de beaux arbres environnent cette mosquée qui fut, dit-on, bâtie par Schah-Souleïman. Une source d’eau excellente jaillit au milieu du jardin et va courir en murmurant dans une avenue de grands sapins. Deux platanes magnifiques qui n’ont jamais été élagués, contrairement à l’usage disgracieux adopté en Perse de ne laisser qu’une petite touffe de branches à l’extrémité de ces arbres, s’élèvent à l’entrée du mur d’enceinte. Depuis longtemps je n’avais point vu d’aussi beaux arbres et je ne pouvais m’expliquer comment ils avaient été respectés par les voyageurs et les caravanes : on me raconta que dès qu’un de ces platanes était frappé, il en jaillissait du sang, et que l’homme qui, par malheur en coupait une branche, s’il ne mourait pas sur l’heure, à coup sûr ne passait pas l’année.
Les abords riants, les jardins, les cultures font de Kadamgah (empreinte de pas) un lieu charmant.
J’y passai deux jours, prenant des vues et des notes. Malheureusement je devais perdre presque tous les fruits de mon long et pénible voyage.
28 avril. — Chérif-Abad, huit farsahks ; village d’une quarantaine de maisons, situé dans la montagne et près de la route de Hérat.
29 avril. — Méched, six farsahks. Au milieu de la nuit, je partis de Chérif-Abad en suivant une route très-accidentée qui devait me conduire au Khore Selam (montagne du salut) vers le lever du soleil.
Du haut de cette montagne on découvre Méched et ses environs. La ville sainte apparaît, enveloppée d’une brume épaisse, du milieu de laquelle s’élèvent le dôme et les minarets dorés du tombeau de l’imam Reza, et les mosquées couvertes en briques vernies qui reflètent les rayons du soleil[9].
- ↑ Cette relation se relie à celle du voyage à Méched, par M. de Khanikof (tome IV, 1861, p. 269) et à celle du Voyage dans l’Asie centrale, par M. Arminius Vambéry déguisé en derviche (tome XII, p. 33 à 113). Nous devons rappeler aussi que nous avons publié : — en 1860 (p. 16) une description de la Perse, par M. de Gobineau, avec des dessins de M. Jules Laurens ; — une livraison sur les chasses en Perse, par M. Duhousset, officier de cavalerie (tome VI, 1862, p. 113).
- ↑ Les gravures reproduisent des photographies rapportées par l’auteur ou des dessins faits par lui-même d’après nature.
- ↑ Voyez des détails sur ces incursions dans le récit de M. Vambéry.
- ↑ Ces documents sont demeurés inédits jusqu’à ce jour.
- ↑ Voyez tome IV, 1861, p. 269.
- ↑ Je dois la traduction de cette inscription au savant M. Reynaud, de l’Académie des inscriptions et belles-lettres.
- ↑ Voyez sur les Guèbres et les feux de Bakou (tome Ier, 1860,
8e livraison).
Les Parsis ou Guèbres, fidèles à la religion de Zoroastre, révèrent encore le soleil comme l’image la plus sublime du créateur. Le feu est pour eux le symbole de la divinité.
Ils sont nombreux dans l’Inde. À Bombay, leur cimetière est situé sur une colline qui domine la côte. Des hommes vêtus de robes blanches portent la bière couverte d’un linceul blanc : ceux qui les suivent, costumés de même, marchent deux par deux, chaque couple attaché par un mouchoir blanc. On expose le corps sur un petit mur d’appui. Quand les vautours ainsi que l’action du soleil et de l’atmosphère ont détruit toute la chair, on jette, de même que nous le dit M. de Blocqueville, les ossements dans un puits.
- ↑ Le farsahk est d’environ 6 000 mètres.
- ↑ Méched a déjà été si bien décrite dans le Tour du Monde par le célèbre savant et voyageur russe, M. de Khanikof, que nous croyons devoir omettre ici ce qu’en dit M. de Blocqueville.