Voilà donc l’œuvre solide et inattaquable de l’ancienne politique : non seulement l’unité matérielle des territoires, mais le nœud qui tient les âmes unies.
Quant à ses défauts, ils sautent aux yeux. L’Etat, concentré dans la personne du prince, s’égare avec lui. Le pouvoir, en s’isolant des peuples et les comprimant, pour ainsi dire, du dehors, perd le sentiment de la vie ; — non pas certes de la vie des cours : nos anciens documens diplomatiques abondent en fines observations sur le caractère des princes et sur le métier de courtisan ; — mais de toute vie locale, ou, comme nous disons aujourd’hui, nationale. La première condition de tous les calculs était que le populaire fût une sorte de matière plastique. Cette docilité parfaite était si nécessaire qu’après l’avoir établie par tous les moyens, même les plus détestables, on la considéra comme acquise, on la passa sous silence, on la présuma, comme un axiome si évident qu’il est inutile de l’énoncer, on perdit de vue les différences de tempérament qui séparent les peuples les uns des autres. De là ces formules toutes faites, acceptées et transmises par les chancelleries, qui n’aperçoivent pas les changemens accomplis derrière la surface de l’Europe officielle. De là cette fausse uniformité qui ramène la diplomatie aux lois de la mécanique et semble opérer sur des masses inertes, sur lesquelles on bâtit des déductions d’une rigueur apparente.
Une comparaison tirée de ce qui se passe sous nos yeux fera mieux comprendre cet état d’esprit. Lorsque l’argent circule de main en main pour nos affaires ou pour nos plaisirs, nous nous inquiétons assez peu de son origine. Le capital n’a pas d’autre objet que de ramener à un signe uniforme et d’un échange facile la variété des efforts humains. Toute spéculation est fondée, premièrement, sur la régularité du travail et sur la docilité des travailleurs ; secondement, sur la réduction facile de ce travail en monnaie d’échange, de sont là des axiomes sur lesquels nous vivons encore et dont le siècle prochain pourrait bien ébranler la certitude, car il n’est déjà plus permis au capitaliste de vivre dans une indifférence parfaite sur la source de ses revenus. Or, au siècle dernier, ce raisonnement s’étendait encore à la politique : la ferme ou l’usine, c’était le bon peuple, dont la docilité ne faisait pas question ; le capital, c’était le pouvoir avec toutes ses ressources en hommes et en argent, ramené, par le langage du temps, à une sorte d’étalon de puissance commun à toutes les couronnes. Les princes et leurs ministres sont des spéculateurs plus ou moins habiles : ils ont, sur le marché de l’Europe, un crédit d’autant plus large que leur force présumée est plus