lassé des vastes solitudes, ce murmure confus dans lequel viennent se perdre toutes les paroles articulées est une délicieuse harmonie.
« La ville de Luang-Prabang, traversée dans toute sa longueur par une grande artère parallèle au fleuve, s’étend sur les deux versans d’une colline baignée d’un côté par le Mékong, de l’autre par le Nam-Lan. Cette petite rivière se jette dans le grand fleuve par une brusque inflexion à l’extrémité nord-ouest de la ville. Le versant du Nam-Lan n’est pas moins peuplé que celui du Mékong. Une foule de ruelles nauséabondes aboutissent à la rue principale ; beaucoup suivent une pente très raide ou forment escaliers ; elles sont pavées de briques ou même de blocs de marbre brut poli par le pied des passans. Le macadam n’y semble pas entièrement inconnu.
« Les pagodes sont nombreuses à Luang-Prabang, et l’on peut remarquer une certaine variété dans l’architecture. J’ai eu la curiosité de m’associer aux fêtes qui accompagnent le retour du printemps… La lumière blanche de la lune jetait sur les portiques des pagodes, sur les pyramides, sur les toits de chaume, des teintes argentées ; les cocotiers, les palmiers et les feuilles légères des buissons de bambous se découpaient sous un ciel pur, et bien qu’aucune brise ne vînt agiter l’atmosphère, tout cela tremblait devant moi comme un rêve, sans qu’il me fût possible de saisir les contours mon vans de ce tableau magique. Les nuits sont belles en Orient et l’Orient n’est beau que la nuit ; hommes et choses gagnent à n’être observés que par une lumière indécise ; les paysages alors perdent leur monotonie et les maisons leur laideur.
« Sous la voûte obscure formée dans le lointain par de grands arbres, une voix grêle, mais très perçante, lança tout à coup dans l’air quelques notes indéfinissables auxquelles répondit sur un ton plus grave tout un chœur de femmes marchant très vite, et qui bientôt m’eut rejoint. Ma curiosité était vivement piquée ; j’étais étonné comme un ancien barbare qui aurait rencontré dans les rues d’Eleusis une procession de matrones se dirigeant au pas gymnastique vers le temple de Cérès. Le solo recommença et fut suivi de cris aigus et discordans : on eût dit une vingtaine de femmes en colère trépignant, hurlant à l’envi de toute la force de leurs poumons, sans s’inquiéter de la mesure, s’arrangeant seulement pour finir ensemble. En fait de musique vocale, ce fut là tout le concert, des jeunes filles en faisaient les frais. Elles escortaient une grande pyramide de fleurs, qui fut déposée sous un hangar dans le préau de la pagode par les hommes qui la portaient.