eu l’heureuse idée de se partager la tartine aux yeux de la foule. Cette présence d’esprit fit aussitôt succéder l’hilarité à la fureur. » Ces affolemens sont de tous les temps : foules de toute race et de tout climat, foules romaines accusant les chrétiens de l’incendie de Rome ou d’une défaite de légion et les jetant aux bêtes, foules du moyen âge accueillant contre les albigeois, contre les juifs, contre un hérétique quelconque les soupçons les plus absurdes, auxquels leur propagation tient lieu de démonstration, foules allemandes de Munzer sous la Réforme, foules françaises de Jourdan sous la Terreur, c’est toujours le même spectacle. Toutes, « terroristes par peur », comme disait Mme Roland de Robespierre,
Sur l’inconséquence des foules, on me signale ce qui se passe en Orient, dans certains pays infectés par la lèpre. Là, dit le docteur Zambaco-Pacha, « dans la plupart des villages, dès qu’on a soupçonné la lèpre, ou qu’on a accusé à tort quelqu’un de l’avoir, le peuple, sans s’adresser à l’autorité ou tout au moins à un médecin, se constitue illico en jury, et lynche celui qu’il déclare lépreux en le pendant à l’arbre le plus proche ou en le pourchassant brutalement à coups de pierres[1] ». Mais cette même populace fréquente les chapelles des léproseries, « baise les images aux endroits mêmes où les lépreux ont posé leurs lèvres et communie dans les mêmes calices ».
Si mobiles, si inconséquentes, si dépourvues de traditions proprement dites que soient les foules, elles n’en sont pas moins routinières, et en cela aussi elles s’opposent aux corporations qui, dans toute leur période ascendante, sont à la fois traditionnalistes et progressives, progressives parce que traditionnalistes. Il y a quelques années, j’ai eu un spécimen assez singulier de cette routine caractéristique des hommes rassemblés au hasard. C’était dans les salles d’inhalation du Mont-Dore, dans l’ancien établissement. Là, trois ou quatre cents hommes sont entassés dans un espace étroit, au milieu de vapeurs à 40° qui s’échappent du centre de la pièce. On s’ennuie, et, pour se distraire, au lieu de causer comme dans la salle des dames, on cherche à s’agiter ; et l’on se met à tourner processionnellement, en gilet de flanelle, autour de la chaudière centrale. Mais, chose remarquable, tout le monde tourne toujours du même côté, — dans le sens des aiguilles d’une montre, si j’ai bonne mémoire, — jamais en sens inverse. Du moins, cela s’est passé ainsi pendant tout le mois où j’ai subi cette insipide médication. Quelquefois j’ai essayé, au début de la séance, d’opérer un remous, un renversement de cette
- ↑ Voyage chez les lépreux, par le Dr Zambaco-Pacha (Paris, Masson, 1891).