sur les circonstances qui les ont justifiés. Harpagon n’est pas sympathique, mais Shylock le devient incontestablement quand il prononce la tirade célèbre : « Est-ce que le juif n’est pas nourri des mêmes alimens, blessé par les mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, refroidi par le même hiver, échauffé par le même été qu’un chrétien? Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas? et si vous nous empoisonnez, ne mourons-nous pas? et si vous nous outragez, ne nous vengerons-nous pas? «C’est que l’art ou le génie du poète nous a montés en quelque sorte à l’unisson des sentimens et des passions du personnage. Toute la psychologie du personnage sympathique est là. Quel qu’il soit par ailleurs, criminel ou vertueux, heureux ou malheureux, homme ou femme, jeune ou vieux, laid ou beau, riche ou pauvre, il s’agit de pénétrer assez avant en lui pour y découvrir un sentiment si général à la fois et si particulier, si profondément humain et si caractéristique de son originalité morale, que sa cause devienne la nôtre et que nous nous sentions comme incarnés en lui. Rien autre chose ne le rend sympathique, mais il suffit de cela pour nous le rendre sympathique, et jusque dans le crime. La Phèdre de Racine et le Macbeth de Shakspeare en sont de mémorables exemples. Que maintenant le public s’en rende compte ou non, qu’il prenne souvent l’intention pour le fait et l’artifice pour l’art, voilà du moins ce qu’il demande quand il demande au poète des personnages sympathiques. En a-t-il cependant le droit? la dignité de l’art peut-elle s’accommoder de l’exigence? et, plus généralement, le public a-t-il quelque compétence aux choses d’art?
C’est se demander tout simplement qui des deux est fait pour l’autre, l’homme pour l’art, ou l’art pour l’homme? Le public, pour sa part, n’a pas là-dessus l’ombre sentiment d’un doute. Il est convaincu qu’il a le droit entier de juger l’artiste. On voit des gens qui n’oseraient se prononcer sur un travail de charpente ou de serrurerie professer des opinions, comme on dit, très arrêtées, sur le naturalisme ou l’idéalisme dans l’art. Tel homme d’esprit qui ne s’aventurerait pas à donner un avis sur une fourniture de toile à voile ou de laine à matelas juge néanmoins, du fond de son fauteuil à la Comédie-Française, ou du coin de son feu, que le roman du jour est mauvais et la pièce détestable. Il n’est pas enfin jusqu’au moindre commis marchand, lequel sourirait de pitié si le client qu’il sert disputait de l’apprêt d’un satin ou du cati d’un drap, qui pourtant n’hésitera pas à formuler son arrêt, péremptoire et sans appel, sur les Méditations elles-mêmes ou la Légende des siècles, sur Lamartine et sur Victor Hugo. En vérité, comme si l’art était au monde la seule chose dont on pût parler sans en rien connaître, ni se donner seulement la peine d’en rien apprendre! Comme si tout homme qui a des yeux ou des oreilles y apportait, pour ainsi