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Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 53.djvu/816

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Compiègne, où les maréchaux, les sénateurs, les ambassadeurs faisaient cliqueter leurs décorations en se penchant jusqu’à terre pour baiser la main du prince impérial. Ah ! il y a de fameux livres à faire sur cette époque, et peut-être, après tout, le coup d’état et ce qui s’en est suivi n’aura d’autre résultat, dans l’harmonie universelle, que de fournir des scénarios intéressais à quelques bons manieurs de plume. » Lorsqu’il entamait ce sujet, il était intarissable.

Bien souvent il m’a dit que c’étaient les combinaisons littéraires qui l’avaient sauvé du désespoir pendant que les soldats allemands rôdaient dans son jardin et dormaient sous son toit. J’avais espéré pouvoir rentrer à Paris en passant par Rouen, courir à Croisset, embrasser Flaubert et reprendre ma route. Cela fut impossible et il me fallut revenir sans l’avoir vu, sans m’assurer par moi-même de son état physique et surtout de son état moral. Les chemins de fer avaient interrompu leur service, les diligences n’existaient plus, je voyageais à petites journées, par la neige et le froid, traversant les pays occupés et écoutant avec ahurissement les gens des villages et des villes me dire : « Paris est sorti en masse, a écrasé les Prussiens et marche pour protéger Le Havre. » Paris avait capitulé à son dernier morceau de pain et j’étais paru dès que j’en avais appris la nouvelle. Des troupes allemandes se massaient autour de Saint-Germain, le ravitaillement était interrompu, Car on venait d’avoir connaissance d’un télégramme de Léon Gambetta qui repoussait l’armistice et recommandait la continuation des hostilités. 150,000 kilogrammes de farine, près d’être expédiés à la ville affamée, étaient retenus à Saint-Germain ; les camions envoyés par les administrations de chemins de fer allaient rentrer à vide. Je n’avais point de laisser-passer et nul ne pouvait pénétrer dans Paris sans cette paperasse. Je pus m’arranger avec un surveillant de camions; les miens et moi nous fûmes « ramassés » en route ; nous passâmes la nuit au rond-point de Courbevoie, secoués par un cheval qui essayait de briser son entrave, cachés sous des bûches pour éviter le regard des patrouilles de cavaliers ennemis et, le lendemain, vers onze heures du matin, nous avions franchi le pont de Neuilly. Dès que j’eus pris pied chez moi, je sortis et j’allai sur le boulevard des Batignolles voir l’aspect de Paris. Dans un grand terrain vague qui est tout ce qui reste du cimetière des Errancis, j’entendis un bruit de voix, j’approchai. Une centaine de gardes nationaux étaient réunis; faisaient-ils l’exercice et se préparaient-ils aux jeux de la guerre? Non : ils se préparaient au jeu du bouchon. Un d’eux parcourait les rangs et disait : « Voyons, dépêchons-nous, la partie ne pourra commencer que lorsqu’il y aura 100 francs de paris; il manque 15 francs. » Trois de ces héros remirent chacun cent sous et la partie commença.