au lieu de redescendre ; et alors faut-il blâmer la philanthropie d’avoir tendu une main secourable à ceux qui allaient tomber pour jamais? Ce dilemme, l’avenir seul peut le résoudre dans chaque conjoncture particulière : comment donc en préjuger la solution, et cela au profit des sentimens les plus impitoyables? Nous verrons tout à l’heure que les inconvéniens, quand ils existent, sont eux-mêmes compensés par des avantages. La conclusion naturelle est que, si le moraliste ne saurait trop se préoccuper de ces problèmes complexes, le législateur ne saurait être trop prudent quand il s’agit d’intervenir, car cette intervention est encore bien plus « artificielle » et peut être plus dangereuse que l’intervention de la philanthropie[1].
Passons maintenant de l’action que la philanthropie peut exercer directement sur les individus à celle qu’elle peut exercer sur le milieu en le rendant plus favorable aux faibles et aux chétifs. Il y a encore ici une importante distinction que les darwinistes négligent trop souvent de faire. Parmi les conditions de milieu, d’hygiène et de santé qu’on peut ménager à un ensemble d’hommes, il faut noter d’abord les conditions normales qui tendent à assurer le développement ou le fonctionnement normal des organes, par exemple un air pur, des alimens nourrissans et suffisans, des vêtemens sains, des habitations salubres, un travail proportionné aux forces, etc. Une philanthropie qui s’efforce de réaliser ces conditions pour le plus grand nombre d’hommes possible agit évidemment dans le sens même de la nature : elle fortifie les générations, loin de les affaiblir. Ce serait un sophisme de prétendre qu’on fortifierait encore plus les générations en les habituant à se passer de ces conditions favorables, car on ne s’habitue point à se passer du nécessaire : le budget de la nature et de la vie est fixé et ne peut varier que dans des limites restreintes. Que dirait-on d’un père de famille qui, pour exercer la puissance nutritive de ses enfans, prétendrait les habituer à vivre sans manger, qui, pour exercer leurs poumons, les placerait dans une atmosphère viciée, qui, pour exercer leur sens de la vue, les ferait travailler et lire dans une chambre sans lumière? Ce serait là se proposer un problème insoluble comme celui de faire vivre un poisson hors de l’eau. En fait, les populations
- ↑ Il y a d’ailleurs un fait établi par la statistique : malgré la propagation plus grande des faibles dans nos sociétés civilisées sous l’influence des sentimens philanthropiques, et malgré l’accroissement, de la population, la longévité est aujourd’hui plus grande qu’autrefois. C’est une preuve que jusqu’ici la diminution de certaines causes de mortalité l’a emporté sur l’accroissement des autres. De plus, l’affaiblissement des générations présentes peut provenir du surcroît d’impulsion donné à l’industrie dans des conditions encore très défectueuses et que l’avenir doit améliorer.