possible. Néanmoins l’Angleterre fera bien de réfléchir avant de céder à un mouvement de dépit ou à une pensée d’orgueil qui pourrait lui être plus tard aussi funeste qu’à nous. S’emparer du canal de Suez serait de sa part une grande imprudence. Si prépondérante que soit sa part dans le trafic du canal, celle de plusieurs autres grandes puissances est trop considérable, elle peut s’accroître trop rapidement pour que la possession de l’isthme par la Grande-Bretagne seule soit jamais acceptée sans opposition, ou du moins sans arrière-pensée. De plus, le canal est une voie militaire qu’il est par conséquent impossible de neutraliser. Il doit rester ouvert à tout le monde, sauf en cas de guerre où chacun est évidemment maître d’essayer de s’en réserver le mon( »pole. Sans doute, la tentation est forte pour l’Angleterre de s’y établir tout de suite et à tout jamais en maîtresse unique et absolue. Mais qu’elle y prenne garde ! elle s’exposera à des représailles singulièrement dangereuses. L’isthme de Suez n’est point unique ; il y en a cinq ou six qui, s’ils ne sont pas percés, le seront, dans quelques années : l’isthme de Panama, l’isthme de Corinthe, l’isthme de Kraa dans la presqu’île de Malacca. Le régime auquel on soumettra le canal de Suez servira de précédent pour tous ces canaux futurs. « Si, a dit avec raison M. Paul Leroy-Beaulieu, si sous le prétexte qu’elle est la puissance dont le pavillon tient le plus de place dans le trafic du canal de Suez, l’Angleterre veut mettre la main sur l’isthme égyptien et s’en constituer la propriétaire, on peut être assuré qu’un an ne se passera pas avant que le cabinet de Washington émette la même prétention au canal de Panama. Il est donc de l’intérêt de l’Angleterre de se montrer prudente et modérée à Suez, afin de ne pas constituer aux États-Unis des droits exclusifs sur le canal de Colombie. Le canal de Panama aura en effet un jour une importance à peu près égale, certains disent supérieure, à celle de Suez. Il mettra en communication les deux rives de l’Amérique britannique ; il reliera l’Angleterre à la Nouvelle-Zélande et à la partie orientale de l’Australie. Cela vaut bien la peine qu’on y pense d’avance. »
Prêcher la modération aux forts est toujours une entreprise délicate. Il semble pourtant que l’Angleterre ait de bonnes raisons pour ne pas abuser de sa victoire à Suez. Quant au Caire, pourquoi voudrait-elle y dominer seule ? Elle n’y a qu’un intérêt indirect, celui de l’action musulmane ; or cet intérêt est très inférieur au nôtre, car c’est surtout dans le monde arabe que la mosquée d’EI-Azar étend son influence. Elle y a aussi un intérêt de civilisation et de progrès ; mais l’exemple du contrôle franco-anglais n’a-t-il pas prouvé que c’était avec nous qu’elle était en mesure d’assurer à