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Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 8.djvu/1041

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HENRIETTE.

ture eussent réveillé les poétiques instincts de ces vives organisations, ils commencèrent, tout en marchant, un de ces lieder populaires, si fortement empreints de la nationalité allemande. L’air en était énergique et fier, parfois même un peu rude ; c’était un hymne à la patrie et un appel à la valeur des guerriers nés dans les forêts profondes. Les voix qui le chantaient avaient ce timbre sonore et élevé, particulier aux peuples du Nord. Chaque partie se détachait de l’ensemble avec une justesse admirable, et le chœur improvisé, d’abord faible et incertain, s’élança bientôt dans les airs en strophes harmonieuses.

Seuls, deux jeunes gens demeurèrent en arrière et ne suivirent pas leurs compagnons qui s’éloignaient. Ils s’arrêtèrent un instant et prêtèrent l’oreille avec plaisir aux notes éparses que leur apportait le vent du matin ; puis ils reprirent leur marche, se tenant par le bras et promenant en silence leurs regards sur le paysage qui les entourait. L’un paraissait avoir vingt-cinq ans ; sa figure était régulière ; ses yeux, ses cheveux noirs et la couleur un peu brune de son teint contrastaient avec la carnation rosée et les cheveux blonds de son compagnon. Ce dernier semblait toucher à peine à sa vingtième année, tant sa taille était mince et son apparence frêle encore. Tous deux affectaient dans leur costume l’indépendance caractéristique des étudians et le dédain de la forme ordinaire. Une petite casquette verte couvrait à peine le haut de leur tête et avançait sa visière sur leurs yeux ; une sorte d’écharpe flottante entourait négligemment leur cou découvert ; enfin la coupe de leurs vêtemens, sans s’éloigner complètement de la coutume du jour, se rapprochait pourtant de celle du moyen-âge. Le moins jeune portait la barbe entière et l’impériale sous la lèvre. Les couleurs de ses habits étaient tranchées, sans manquer cependant d’harmonie. Il avait l’air fier et passionné ; l’expression de l’autre était au contraire un peu indécise, et ses grands yeux bleus étaient doux et rêveurs. Ses longs cheveux dorés tombaient en boucles lumineuses sur le velours noir dont il était entièrement vêtu. Dans les champs, à cette heure matinale, ces costumes étranges prenaient un caractère pittoresque qui s’alliait assez bien avec la liberté de la nature.

Les deux amis étaient arrivés à un endroit où la route se partage ; un de ses bras descend vers les bords verdoyans du Necker ; l’autre conduit aux ruines du vieux château. Le plus âgé rompit le premier le silence.

— Veux-tu venir sur la montagne, Frédéric ? dit-il. Les chanteurs sont déjà loin, et tu ne me parais pas tenté de les suivre. Voici le soleil qui se lève, et de là-haut l’horizon sera beau ce matin.