taient, sans y prendre part et sans en être émus, au drame bouffon, à la farce mêlée de larmes que l’humanité jouait sous leurs yeux. C’était au moyen-âge un insigne plaisir, un honneur vraiment municipal, pour les bourgeois et les gens de métier, de faire le personnage du diable, et de notables priviléges étaient attachés à ce rôle. Ainsi, à Chaumont, les acteurs qui l’avaient rempli pouvaient, pendant huit jours, vivre à discrétion dans le pays. De là ce dicton resté populaire : « S’il plaît à Dieu, à la sainte Vierge et à monsieur saint Jean, je serai diable et je paierai mes dettes. » Satan tenait même une si grande place, au XVIe siècle, dans les drames, que le nom de diableries fut donné à certaines pièces de théâtre. Les petites diableries étaient représentées par deux personnages, les grandes par quatre : de là cette locution proverbiale : Faire le diable à quatre. — Dans l’épopée, Satan garde encore les grands rôles. Chez Dante, il apparaît tel que l’avait rêvé le moyen-âge, horrible et informe. Chez Milton, il se transfigure et reprend quelque chose de sa beauté primitive ; il est éloquent comme les dieux d’Homère, et quelquefois bavard comme eux.
Le sculpteur, ainsi que le poète, s’inspire du démon ; sur la pierre comme dans le poème, c’est toujours le même type, un type hideux et sombre, le symbole d’une nature dégradée, tombée de l’état d’intelligence au rang des animaux monstrueux : il a des cornes, des pieds de bouc, et porte quelquefois un masque sur le visage ou sur toute autre partie du corps, pour témoigner de la duplicité de sa nature. Au XIIe siècle, on le voit sur les églises chrétiennes, comme les dieux infernaux de l’Égypte, debout auprès des balances qui servent à peser les actions des morts, et cherchant à faire pencher les bassins de son côté. Dans les scènes de l’enfer et du jugement dernier, il apparaît, comme les bourreaux, armé d’instrumens de torture ; sur un bas-relief de la cathédrale de Chartres, il pousse à coups de fourche les damnés dans l’énorme gueule d’un dragon. Sur le tombeau de Dagobert, il conduit, en la maltraitant, vers les manoirs de Vulcain, in Vulcania loca, l’ame souillée de ce roi. L’église, qui instruit par la statue et le vitrail autant que par la glose et le sermon, sculpte ainsi la légende pour retenir, par la peur, les fidèles dans la voie du bien, en même temps qu’elle leur rappelle la laideur du péché dans ces figures grotesques et incomplètes qui se tordent et grimacent sur les chapiteaux romans, pareilles à ces hommes que Hugues de Saint-Victor nous montre mutilés par le vice, sans oreilles, sans lèvres et sans bras, se roulant sur un tronc déformé, et cherchant en vain à rapprocher leurs membres désunis. Ici l’art a exprimé la victoire du diable sur l’homme ; ailleurs il exprime, sous d’autres symboles, les victoires de l’ange et de l’homme sur le diable. Le dragon terrassé par saint George ou l’archange Michel n’est autre que l’emblème de Satan. La liturgie, dans ses rites, reproduit également le souvenir des défaites de l’esprit malin. Les gargouilles, les tarrasques, les basilics, tous ces animaux monstrueux qu’on promenait en certaines villes aux processions solennelles, et qu’on jetait en-