Nouvelles conversations avec Eckermann (La Revue Blanche)/4
20 septembre. — Le directeur de la Gazette de Francfort m’a écrit de nouveau, vendredi passé. Il voudrait recevoir mon premier article d’ici peu de jours, de manière que la série pût commencer le mois prochain et se poursuivre régulièrement. J’avais pensé d’abord à composer, pour mon début, une étude un peu dogmatique où j’aurais exposé, d’une manière générale, mes vues sur la critique. Mais Goethe m’en a dissuadé très vivement : On ne vous a pas engagé, m’a-t-il dit, pour faire de la philosophie, mais de la critique. Un préambule abstrait est complètement superflu. Si vous avez des idées personnelles et une méthode neuve, le lecteur attentif s’en apercevra bien de lui-même. Non, prenez bravement un livre nouveau, un écrivain à la mode… Tenez, pourquoi ne prendriez-vous pas Hervieu, par exemple ? Son roman a fait beaucoup de bruit. De plus, c’est un talent très sympathique, mais très particulier, très rebelle à l’analyse. Une étude sur Hervieu intéressera tout le monde, et, si elle est bien faite, comme je l’espère, tout le monde vous saura gré d’avoir réussi un sujet aussi difficile.
— Cela me convient d’autant mieux, dis-je, que j’ai lu récemment ses meilleurs livres.
— C’est fort bien, dit Goethe. Pourtant, ne vous fiez pas trop à une lecture même récente. Il ne faut jamais parler d’un écrivain que sous l’impression immédiate de son œuvre. Comme cela, on peut penser juste, et surtout on peut exprimer pleinement, loyalement sa pensée. Relisez ce soir et demain non seulement l’Armature, mais Flirt, l’Exorcisée, Peints par eux-mêmes. Vous reviendrez après-demain et nous causerons un peu, avant que vous rédigiez votre article.
22 septembre. — Goethe m’a fait demander de très bonne heure. Quand je suis entré, il est venu au devant de moi, en me disant : Eh bien ! avez-vous bien travaillé hier ? Êtes-vous prêt ? Oui ? Eh bien ! asseyez-vous là, prenez vos notes devant vous, et exposez-moi vos principaux développements dans l’ordre que vous avez choisi.
— Voici le plan que j’ai suivi, lui dis-je. J’étudie successivement le style d’Hervieu, le système d’idées qui se dégage de son œuvre, et la valeur dramatique de ses romans. Le premier point m’a paru le plus difficile. Je sens bien quelles sont les qualités essentielles du style d’Hervieu : Sans aucun doute, c’est un style personnel, original, car aucune personne cultivée ne saurait s’y méprendre un instant, et ses livres pourraient presque se passer de signature. Il me donne aussi l’idée de quelque chose de neuf, de pas usé, qui garde encore, dans ses facettes et dans ses angles, un aspect brillant et tranchant. J’ai songé à rendre cette idée par des métaphores. Je pourrai dire par exemple : le style de M. Hervieu me fait penser à une pièce d’argent qui vient de sortir de la Monnaie. On le sent d’une frappe récente et dure, avec la marque toute fraîche de l’acier, tandis que tant d’écrivains de notre temps s’expriment en phrases amincies et usées, pour avoir passé entre trop de doigts. Mais, en revanche, il me semble que parfois il s’est écarté trop loin de la simplicité classique et du naturel. Je le trouve, en maints endroits, compliqué, obscur et comme tordu sur lui-même. À mon sens, ce sont là des défauts, et je compte en faire à Hervieu une critique modérée, mais franche.
— Allons, dit Goethe, cela ne commence pas mal du tout. Pourtant je veux dès à présent vous faire une question. Ces défauts, que vous reprochez à Hervieu, la complication, l’obscurité, sont-ils, à votre avis, intentionnels ou involontaires ?
— Intentionnels, assurément.
— Eh bien ! alors, il eût fallu vous préoccuper de rechercher et d’exprimer cette intention. Pour ma part, je ne suis nullement certain qu’elle soit blâmable ; mais, au contraire, je la trouve juste et intéressante. Remarquez d’abord que la phrase d’Hervieu n’est jamais inintelligible ; elle est quelquefois difficile, c’est-à-dire que pour bien comprendre, il faut un léger effort d’esprit ; mais, si l’on donne cet effort, on est toujours sûr de comprendre. Eh bien ! ce qu’Hervieu a voulu, c’est précisément que le lecteur fût obligé à cet effort, qu’il ne restât pas distrait et passif, mais qu’il fût contraint de bien comprendre. Avec lui, il n’y a pas moyen de glisser sur la pensée ; on est obligé de la pénétrer jusqu’au fond. Il est faux de prétendre que ce soit là un procédé peu classique. Les plus parfaits de nos prosateurs classiques, La Bruyère par exemple, en ont usé continuellement ; le travail d’intelligence que la phrase exige, pourvu, bien entendu, qu’il ne soit pas excessif, profite toujours à la pensée. Et le lecteur garde encore un peu de reconnaissance à l’écrivain pour ce facile plaisir d’une difficulté vaincue. Les jugements d’Hervieu, ses métaphores sont quelquefois malaisés à bien saisir ; il y faut du temps ; mais au moins l’impression est vive ; elle est nécessaire et elle persiste. Aussi je vous conseillerai de modifier, dans ce sens, votre premier développement. Dites, si vous voulez, qu’Hervieu est parfois un peu compliqué. Mais alors dites pourquoi. D’ailleurs, on pourrait donner encore d’autres raisons. Mais nous verrons cela tout à l’heure. Continuez, mon enfant.
— Il faut passer à mon second paragraphe ?
— Oui, allez.
— C’est surtout dans Peints par eux-mêmes et dans l’Armature que j’ai étudié les idées essentielles d’Hervieu. On a dit qu’il y a du pessimisme et de l’âpreté dans ses peintures ; j’en conviens ; mais, à mon sens, on a un peu exagéré là-dessus. Il a décrit un monde très spécial, très limité, où tous les sentiments et les caractères se ramènent, selon lui, à un petit nombre de causes. Mais il me semble qu’il explique tout par la passion, et non par le vice, Ce qu’il a voulu prouver, c’est que dans la société la plus polie et la plus disciplinée, où il semblerait que toutes les passions, à la longue, se soient adoucies et presque usées, elles conservaient encore leur ardeur et toute leur violence. Il a montré ce qu’il subsistait de la brute dans des gens très bien élevés. Il est très rare aujourd’hui que des romanciers choisissent pour personnages des gens qui aiment jusqu’au crime ou jusqu’à la mort, parce que cela nous paraît invraisemblable. L’originalité d’Hervieu a été de peindre avec conviction des individus de ce genre, et il les a placés dans le milieu où précisément tout parait le plus énervé, le plus mécanisé, le plus pareil. Je crois qu’il est superflu d’insister et de donner des exemples, parce que c’est une remarque évidente. La passion a presque disparu de la littérature contemporaine, et Hervieu pense qu’elle subsiste pourtant avec toute sa fureur, qu’elle se manifeste non seulement dans la vie intime, mais même dans les rapports sociaux. C’est pourquoi il a écrit l’Armature où il a montré que l’avidité, l’amour de l’argent agissent sur la vie extérieure, sur les relations des êtres entre eux, tout comme l’amour sur leur vie intérieure. On peut dire, je crois, que, selon lui, l’amour est l’armature des individus et l’argent, l’armature de la société. J’ai même trouvé une phrase de Stendhal dont je pourrai faire une citation curieuse, pour montrer combien les points de vue ont changé depuis soixante ans : « Elle ne cache pas, elle, qu’avoir eu des ancêtres, qui soient allés aux croisades, est le seul avantage qu’elle estime. L’argent ne vient que longtemps après : cela vous étonne ? Nous ne sommes plus en province, mon ami. »
Maintenant, ce que j’ai noté d’essentiel, pour mon troisième point, c’est que, chez Hervieu, le dramatique est presque toujours secret, caché, dissimulé sous des apparences de vie paisible et régulière. Et, puisqu’il faut bien aujourd’hui trouver à chaque écrivain une ironie, il me semble que c’est là qu’on doit chercher la sienne. Les personnages de ses romans se méprennent curieusement l’un sur l’autre, et l’exemple décisif serait, je crois, la dernière lettre de Peints par eux-mêmes. Hervieu a exprimé là, comme au jeu des petits papiers « ce que le monde en a dit », et il est visible que le monde n’y a pas compris grand chose. Ses romans sont pleins d’événements violents et de péripéties compliquées ; mais les actes les plus tragiques y demeurent aussi secrets que des sentiments. Je compte expliquer longuement cette idée qui me paraît nouvelle, et j’ajouterai là ce qu’il faut dire du talent de peintre d’Hervieu, du relief et de la vie de ses caractères. Ici encore, son âpreté m’a paru souvent un peu forcée ; ses caractères les plus parfaits sont, à mon goût, les personnages de demi-grandeur, comme Grommelain et la baronne Saffre, dans l’Armature, qui semblent dormir pendant deux cents pages, et qui se réveillent d’un sursaut si juste à un tournant de l’action. Je le louerai aussi d’avoir su éviter tout développement psychologique…
Goethe m’avait écouté avec beaucoup d’attention et sans m’interrompre. J’en conclus qu’il n’avait pas été mécontent des idées que je lui avais soumises, car il a trop de vivacité pour ne pas arrêter et réfuter aussitôt une assertion qui le choque. Quand il vit que j’avais terminé cet exposé rapide de mon plan, il se leva et marcha avec vivacité à travers son cabinet.
— Ce n’est pas cela, dit-il, pas cela du tout. Pour vous parler franchement, j’attendais mieux de vous. Je trouve juste en elle-même, chacune des idées que vous avez exprimées ; quoique, peut-être, vers la fin, vous ayez manqué de précision et de détail. Mais tout cela réuni ne fait pas un bon article ; ce sont les morceaux d’un article, et rien de plus. Après vous avoir entendu, on n’a pas une idée nette de ce que vaut Hervieu, d’après vous, de ce qu’il pourra donner, de sa place dans la littérature contemporaine. Il y a même des lacunes graves dans votre exposé. Par exemple, vous avez oublié qu’Hervieu est aussi un écrivain dramatique. Les Paroles Restent est pourtant une pièce excellente, très neuve, très juste de ton, avec infiniment de ménagements et de délicatesses. Vous l’avez vue, je pense, au théâtre ; on l’a jouée l’an dernier. Pourquoi n’en avez-vous rien dit ? C’était un début très heureux dans l’art dramatique, et je suis convaincu qu’Hervieu réussira parfaitement dans cette voie. Je pensais que vous en feriez une mention dans votre troisième paragraphe.
Maintenant, je ne veux pas vous chicaner sur votre division ; elle n’est pas mauvaise ; et même, je vous sais gré d’avoir cherché à dégager quelques idées générales, une sorte de système moral, quoique, là encore, vous ayez passé un peu rapidement et sans aller au fond des choses. Mais ce n’est qu’une division arbitraire, en ce sens qu’elle ne part de rien et ne mène à rien. Une division n’est utile que quand elle résulte d’un principe ou qu’elle conduit à un principe. Il n’y a, entre vos trois développements, aucun lien nécessaire. Vous voyez bien mon grand reproche ; vous avez eu le tort de partir du détail et de vous y tenir. Vous n’avez pas eu d’idée générale, d’idée directrice qui donnât une unité, une suite logique à vos développements de détail, et qui vous permit d’arriver à une conclusion d’ensemble. Ce n’est pas comme cela qu’on fait un article, je vous le dis très sérieusement.
Voulez-vous que nous esquissions cela ensemble, très rapidement, bien entendu ? Dans les observations que vous avez réunies, vous pouviez démêler aussitôt un trait commun, qui est l’effort, l’âpreté, et en tout quelque chose d’excessif. Dans la manière de composer, vous auriez trouvé de même une certaine difficulté à partir, à entrer dans le sujet, un manque d’aisance continuel, Rien dans Hervieu n’est uni, facile, on pense à une machine qui grince un peu : l’effort est perpétuel. Mais dans quel sens ? Toujours en sens inverse du convenu et de l’habituel. Hervieu me fait penser, par un rapport assez lointain, mais que vous saisirez, à cette phrase de Benjamin Constant : « Elle avait beaucoup de préjugés, mais tous ses préjugés étaient en sens inverse de son intérêt. » Songez aussi à ce que nous pouvons imaginer du caractère d’Hervieu, à sa manière d’être personnelle ; on sent un homme scrupuleux, avec quelque chose de mesuré, de concerté ; un homme très attaché à son étiquette intérieure, un excellent directeur de son propre protocole. Rappelez-vous enfin ce qu’est aujourd’hui le roman en France, comme ce genre est bas, dégradé, avili par toutes les médiocrités. Ne voyez-vous pas la conclusion ? N’était-il pas naturel qu’un écrivain honnête se montrât soucieux de conserver ses distances, d’insister avec un peu d’excès sur ce qui pouvait le séparer de toutes les banalités d’alentour. Votre idée générale était donc celle-ci : Hervieu a voulu prouver que ses romans échappaient à toute banalité ; et comme il arrive nécessairement en pareil cas, il en est venu à forcer ce qu’il avait en effet d’original.
Mais il fallait conclure et pour cela le terrain était tout préparé, vous n’aviez plus qu’à laisser marcher votre bon sens. Ce qu’il y a chez Hervieu de travail, de contrainte, de gêne, cette éternelle appréhension du médiocre, tout cela est d’un esprit puissant et élevé, mais qui n’est pas encore arrivé à sa perfection. Nous devons attendre beaucoup de lui. Non seulement dans son œuvre on sent les plus belles qualités ; mais des parties entières sont exécutées, réalisées d’une manière définitive. Ce qui lui manque c’est ce laisser-aller, cette plénitude, cette confiance que donnent un esprit libre et dégagé de toute préoccupation extérieure. Je voudrais qu’il se laissât rassurer par ses succès, qu’il fût bien convaincu que nous ne le confondrons pas avec les autres…
À ce moment Ottilie entra et rappela à Goethe qu’il était tout près de onze heures. Je me sentis bien aise qu’on fût venu l’interrompre, car j’en avais entendu assez pour mon profit, et le reste ne devait plus servir qu’à ma confusion. Mais Goethe ne l’entendait pas ainsi : Revenez à deux heures, me dit-il, nous finirons ceci. Et il ajouta en me disant adieu : Je crains pourtant que ce ne soit décidément une œuvre inutile de juger ainsi les écrivains vivants. Nous les confrontons malgré nous avec les plus grands génies du passé, dont l’œuvre est absolument arrêtée et parfaite, que nous voyons devant nous achevés et immobiles, tandis que nous ne pouvons saisir nos contemporains qu’en pleine marche et parvenus seulement à mi-chemin. Cela fausse toutes nos proportions ; mais l’essentiel est de se montrer appliqué et modeste. Aussi je pense que vous réussirez, mon cher enfant.