Morceaux choisis de Tacite
Rome fut d’abord soumise à des rois (1). Brutus lui donna la liberté et les consuls. On créait au besoin des dictateurs (2) passagers. Le pouvoir des décemvirs ne dura que deux ans ; les tribuns (3) consulaires cessèrent bientôt. Cinna et Sylla régnèrent peu (4) : le sort des armes fit passer rapidement l’autorité, de Pompée et de Crassus à César, de Lépide et d’Antoine à Auguste, qui sous le nom de chef (5) devint le maître de l’État, affaibli par les guerres civiles (6).
D’illustres écrivains ont raconté les succès et les malheurs de l’ancienne république ; l’histoire même d’Auguste a occupé de grands génies, jusqu’au moment où la nécessité de flatter les condamna au silence. La crainte loua, tant qu’ils vécurent, Tibère, Caius, Claude et Néron ; dès qu’ils ne furent plus, la haine, récente encore, les déchira. J’écrirai donc en peu de mots la fin d’Auguste, puis le règne de Tibère et les suivans, sans fiel et sans bassesse : mon caractère m’en éloigne, et les temps m’en dispensent (7).
Après la mort de Brutus et de Cassius, et la défaite de Pompée[2] en Sicile, la république resta sans armée : le parti même de César, depuis l’expulsion de Lépide et le meurtre d’Antoine (8), n’avait plus qu’Auguste pour chef. Il renonça au titre de triumvir, se bornant à celui de consul, et au droit des tribuns défenseurs du peuple. Bientôt ayant gagné les soldats par des largesses, le peuple par l’abondance des vivres, tous enfin par la douceur du repos, il s’éleva peu à peu, attirant à lui le pouvoir du sénat, des magistrats et des lois ; personne ne s’y opposait ; les plus courageux avaient péri dans les combats ou par les proscriptions ; le reste des nobles trouvait dans les richesses et les honneurs la récompense de l’esclavage ; ils préféraient la fortune qu’un maître leur assurait, au danger de refuser des chaînes (9). Ce changement même ne déplaisait pas aux provinces, à qui la dissension des grands et l’avarice des magistrats faisaient redouter l’empire du sénat et du peuple, et qui voyaient les lois sans vigueur, combattues par la force, par la brigue et par l’argent. Au dedans tout était tranquille ; les charges conservaient leurs noms ; la jeunesse était née depuis la victoire d’Actium, et presque tous les vieillards au milieu des guerres civiles : qu’il en restait peu qui eussent vu la république !
Rome étant donc asservie, les anciennes mœurs détruites, l’égalité anéantie, tous, les yeux sur le prince, attendaient ses ordres (10), sans crainte pour leur état présent, tant qu’Auguste, dans la force de l’âge, sut maintenir son autorité, sa maison et la paix. Mais quand la vieillesse et les maladies l’eurent affaibli, et que sa fin prochaine fit espérer un changement, quelques uns regrettaient en vain la liberté, plusieurs craignaient la guerre, d’autres la désiraient ; la plupart jugeaient d’avance les maîtres dont ils étaient menacés ; ils disaient (11) qu’Agrippa[3], d’un naturel féroce, et d’ailleurs ulcéré par son exil, n’avait ni l’âge, ni l’expérience qu’exigeait le fardeau de l’Empire ; que Tibère[4] était d’un âge mûr et renommé dans la guerre, mais plein de l’orgueil invétéré des Claudius, et d’une cruauté qui perçait à travers ses efforts pour la cacher ; qu’élevé dès sa première enfance dans la maison régnante, on l’avait accablé dès sa jeunesse de consulats et de triomphes ; que dans le temps même de son exil à Rhodes, qu’il appelait sa retraite, il ne s’était occupé que de vengeance, de dissimulation et d’infâmes plaisirs ; qu’à la tyrannie du fils, la mère joindrait celle de son sexe (12) ; qu’on allait être l’esclave d’une femme et de deux jeunes gens (13), qui d’abord fouleraient l’État et le déchireraient un jour.
Le nouveau prince se signala d’abord par le meurtre de Postumus Agrippa (14) ; il fut égorgé, non sans résistance, quoique surpris et sans armes, par un centurion très-déterminé. Tibère n’en dit rien au sénat ; Auguste, si on l’en croyait, avait ordonné que dès qu’il aurait les yeux fermés, Agrippa fut tué par le tribun qui le gardait. Il est vrai qu’Auguste ayant porté au sénat des plaintes violentes contre ce jeune homme, l’avait fait exiler par un décret ; mais il n’eut jamais la cruauté d’ôter la vie à aucun de ses proches ; et il n’était pas vraisemblable qu’il eût égorgé son petit-fils pour la sûreté du fils de sa femme ; il l’était davantage que Tibère par crainte, et Livie par une haine de marâtre, s’étaient défaits d’un prince incommode et odieux. Le centurion, suivant l’usage militaire, ayant informé Tibère de l’exécution de ses ordres, il répondit qu’il n’en avait point donné, et qu’il fallait rendre compte au sénat. Salluste, qui était dans le secret et avait envoyé l’ordre au tribun, informé de ce discours, craignit d’être accusé et de se perdre, soit par la vérité, soit par le mensonge. Il avertit donc Livie de ne pas divulguer les secrets de la cour, les conseils de ses amis, les services de ses soldats ; que Tibère réduirait l’autorité à rien, s’il renvoyait tout au sénat ; qu’un souverain ne l’est plus, dès qu’on ne rend pas compte à lui seul.
A Rome, les consuls, les sénateurs, les chevaliers se précipitaient sous le joug : faux et empressés à proportion de leur rang, et composant leur visage pour ne laisser voir ni gaieté après la mort d’un maître, ni chagrin d’en avoir un nouveau, ils mêlaient la joie aux larmes, et la flatterie aux regrets. Sextus Pompée et Sextus Apuleius, consuls, prêtèrent serment les premiers à Tibère ; ensuite Seius Strabon, préfet des prétoriens, et C. Turanius, intendant des vivres ; enfin le sénat, les soldats et le peuple ; car Tibère mettait toujours les consuls en avant, comme dans l’ancienne république, et comme hésitant à commander. Dans son édit même pour convoquer le sénat, il ne se donnait que la puissance tribunitienne qu’il avait reçue d’Auguste. L’édit était court et modeste ; il y demandait conseil sur les honneurs dus à son père , dont il ne voulait point quitter le corps, se réservant cette seule fonction publique. Mais à l’instant de la mort d’Auguste, il avait, comme empereur, donné l’ordre aux prétoriens, pris des gardes et tout le cortège d’une cour. Des soldats l’accompagnaient au sénat, au forum ; il écrivit aux armées en souverain, et ne paraissait irrésolu qu’en parlant au sénat. Son principal motif était la crainte que Germanicus, adoré du peuple, ayant sous sa main tant de légions et les secours immenses des alliés, n’aimât mieux usurper l’empire que de l’attendre. Il voulait d’ailleurs paraître appelé au gouvernement par la voix publique, et non s’y être glissé par les intrigues d’une femme et l’adoption d’un vieillard. On s’aperçut ensuite qu’il feignait aussi cette indécision pour sonder les dispositions des grands ; car il épiait leur contenance et leurs paroles, et s’en souvenait pour les perdre un jour.
Il voulut que le sénat, dans sa première assemblée, ne s’occupât que de la mémoire d’Auguste. Son testament fut apporté par des vestales. Il nommait héritiers Tibère et Livie, et adoptait celle-ci dans la maison des Jules avec le nom d’Augusta. Au second degré, il nommait ses petits-fils et arrière-petits-fils ; au troisième, les principaux de l’État, quoiqu’il les détestât pour la plupart ; mais sa vanité ambitionnait les éloges de la postérité.
On délibéra ensuite sur ce qui honorerait le plus sa pompe funèbre : Gallus Asinius proposa de la faire passer par la porte triomphale ; Sextus Apuleius, de porter à la tête du convoi les titres des lois d’Auguste, et les noms des peuples qu’il avait vaincus. Valerius Messala fut aussi d’avis de renouveler chaque année le serment à Tibère : l’empereur lui ayant demandé si c’était à son instigation qu’il opinait ainsi, il répondit que c’était de son propre mouvement, et que dans ce qui intéressait l’État, il ne prenait conseil de personne, au risque même de déplaire. Il ne restait plus à employer que ce genre d’adulation (15).
Les sénateurs s’écrient qu’ils porteront le corps au bûcher sur leurs épaules. Tibère (16), avec une orgueilleuse modestie, les en laissa maîtres. Il avertit le peuple par un édit, de ne point troubler les funérailles, comme celles de César, par excès de zèle, et de souffrir qu’Auguste fût brûlé, non dans le forum, mais au champ de Mars destiné pour cet objet. Le jour du convoi, on plaça des soldats comme en sentinelle ; sujet de risée pour ceux qui avaient vu ou entendu déplorer à leurs pères ce jour où la liberté secouait en vain des chaînes récemment forgées, où le meurtre du dictateur César paraissait un acte de scélératesse aux uns, et d’héroïsme aux autres : Mais Auguste', disait-on, ayant vieilli dans le despotisme, et assuré par ses successeurs l’asservissement de l’État, qu’avait-on besoin de troupes pour la tranquillité de ses obsèques ?
Ce prince fut diversement jugé. La multitude appuyait sur des remarques frivoles ; qu’il était mort à Nole, dans la même chambre que son père Octave, et à pareil jour de son élévation à l’empire ; qu’il avait été autant de fois consul que Valerius Corvinus et C. Marius ensemble, revêtu trente-sept ans de suite de la puissance tribunitienne, décoré vingt et une fois du nom d’imperator[5], et ainsi des autres honneurs multipliés ou imaginés pour lui. Mais les citoyens sensés se partageaient pour louer ou censurer sa vie. Les uns disaient que sa tendresse pour son père[6] et les besoins de l’État, où les lois étaient sans pouvoir, l’avaient forcé à la guerre civile, qui ne pouvait ni se préparer ni se soutenir par des moyens honnêtes ; qu’il avait tant, accordé à Marc-Antoine et à Lépide, pour punir les meurtriers de son père, que l’imbécile vieillesse de l’un, et les débauches devenues funestes à l’autre, laissaient pour toute ressource à la patrie déchirée le gouvernement d’un seul ; qu’Auguste l’avait accepté, non sous le titre de roi ou de dictateur, mais de chef de la république ; qu’il avait étendu l’Empire jusqu’à l’Océan et aux fleuves les plus éloignés ; réuni vers un même but les légions, les provinces, les flottes ; rendu la justice aux citoyens ; ménagé les alliés (17), enfin décoré magnifiquement la capitale ; qu’il n’avait employé la force que très-rarement, et pour le bien général.
D’autres répliquaient que sa tendresse pour son père et les besoins de l’État avaient servi de masque à son ambition ; qu’il avait gagné les vieux soldats par des largesses, levé des troupes, quoique jeune et particulier, corrompu les légions du consul, et feint de se déclarer pour le parti de Pompée ; qu’ayant envahi, par un décret du sénat, les faisceaux et la préture, et s’étant défait d’Hirtius et de Pansa, soit par l’ennemi, soit en faisant empoisonner la blessure de Pansa, et assassiner Hirtius par des soldats gagnés, il s’était emparé de leurs troupes ; qu’il avait extorqué le consulat malgré le sénat, et tourné contre la république les armes qu’elle lui mettait à la main contre Antoine ; que ses proscriptions et ses distributions de terres n’étaient pas même louées de ceux qui en avaient joui (18) ; qu’il avait pu immoler Cassius et les Brutus[7] aux mânes de son père, quoiqu’il eut peut-être dû sacrifier sa haine au bien public ; mais qu’il avait trompé Sextus Pompée par une fausse paix, Lépide par une fausse amitié ; qu’Antoine, endormi et joué par les traités de Tarente et de Brindes, et par son mariage avec Octavie[8], avait payé de sa vie cette alliance perfide ; qu’à la vérité la paix était venue, mais ensanglantée par la défaite de Lollius et de Varus, et à Rome par le meurtre des Varrons, des Egnatius des Jules. On lui reprochait jusqu’à sa vie privée ; Livie enlevée à son mari, et l’indécente question faite aux pontifes, s’il était permis d’épouser une femme grosse ; le luxe scandaleux d’Atedius et de Vedius Pollion ; enfin Livie, mère funeste à l’État, plus funeste à la maison des Césars ; les honneurs des dieux envahis par ses temples et ses statues, et par le culte qu’il exigeait des prêtres ; Tibère choisi pour successeur, non par amour pour lui ou pour l’État, mais par une connaissance réfléchie de sa cruauté et de son orgueil, et par l’espoir d’un parallèle avantageux avec ce méchant prince (19). En effet, Auguste, quelques années auparavant, redemandant au sénat la jouissance tribunitienne pour Tibère, avait jeté dans un discours, d’ailleurs plein d’éloges, quelques reproches en forme d’excuses sur son extérieur, sa parure et sa conduite (20).
Les obsèques d’Auguste achevées, on lui décerna un temple et les honneurs divins. Ensuite on pria Tibère de le remplacer ; il répondit par des discours généraux sur son peu de talent, et sur la grandeur de l’Empire : « que le génie seul d’Auguste avait pu suffire à un tel fardeau ; qu’appelé par ce prince au partage du gouvernement, l’expérience lui en avait appris le poids, les difficultés et les risques ; que dans une ville si remplie d’hommes distingués, il ne fallait pas tout confier à un seul ; que la république serait mieux gouvernée par les travaux réunis de plusieurs. » Il n’y avait dans ce discours qu’une fausse noblesse (21) : Tibère, soit par caractère, soit par habitude, s’exprimait toujours d’une manière vague et ambiguë, même sans projet de cacher sa pensée ; mais craignant alors qu’on ne le pénétrât, il redoublait d’obscurité et d’équivoque dans ses paroles. Les sénateurs, qui redoutaient surtout de paraître le deviner, se répandirent en plaintes, en larmes, en prières, embrassant ses genoux, les statues des dieux et celle d’Auguste. Tibère fit alors apporter et lire un mémoire où l’on détaillait les revenus de l’État, ce qu’il y avait de troupes en citoyens et en alliés, les flottes, les royaumes, les provinces, les tributs, les impôts, les dépenses nécessaires ou utiles. Auguste avait tout écrit de sa main, et conseillait, soit par crainte, soit par jalousie , de ne point reculer les bornes de l’Empire.
Le sénat s’étant avili aux supplications les plus basses, il échappa à Tibère de dire, qu’incapable de gouverner le tout, il se chargerait de la partie qu’on voudrait lui confier. Laquelle, dit Gallus, préférez-vous ? Déconcerté par cette question, il se tut un moment ; s’étant remis, il répondit : « qu’il lui paraissait indécent de choisir ou de refuser une partie, lorsqu’il désirait qu’on le dispensât du tout. » Gallus, lisant sur le visage de Tibère son mécontentement, répliqua qu’il avait fait cette question, non pour diviser des choses inséparables, mais pour le convaincre par son propre aveu, que la république n’ayant qu’un corps, ne devait avoir qu’une tête. Il fit de plus l’éloge d’Auguste ; il rappela à Tibère lui-même ses victoires (22), et tant de magistratures si long-temps et si glorieusement exercées. Mais il ne put adoucir l’empereur, qui le haïssait depuis long-temps.
L. Aruntius, par un discours à peu près semblable, choqua également Tibère, qui n’avait pourtant aucun sujet de le haïr, mais à qui il était suspect par ses richesses, son activité, ses talens et sa réputation. Car Auguste, dans ses derniers momens, parlant de ceux qui refuseraient de gouverner quoique capables, ou qui le souhaitaient sans en être dignes, ou qui le pouvaient et le désiraient, avait dit que Manius Lepidus y était propre, mais n’en voudrait point ; que Gallus en était avide, mais incapable ; qu’Arruntius le méritait, et l’oserait dans l’occasion. On s’accorde sur les deux premiers ; quelques uns nomment Pison au lieu d’Arruntius. Tous, à l’exception de Lepidus, succombèrent peu après sous des accusations suscitées par Tibère. Haterius et Scaurus blessèrent aussi ce prince soupçonneux, Haterius pour avoir dit : Jusques à quand, César, laisserez-vous la république sans chef ? Scaurus, pour avoir ajouté que Tibère n’ayant point usé de sa puissance tribunitienne pour s’opposer au rapport des consuls, le sénat espérait ne le pas trouver inexorable. Il s’emporta contre Haterius , et ne dit rien à Scaurus, contre lequel il était plus profondément ulcéré. Fatigué enfin par le cri général et les prières de chacun, il se relâcha peu à peu, non en se chargeant expressément de l’Empire, mais eu paraissant céder à tant d’instances.
Livie fut aussi accablée d’adulations : les uns voulaient l’appeler (23) mère de la patrie, et la plupart ajouter le nom de fils de Julie[9] à celui de César. Tibère répondit qu’il ne fallait pas prodiguer les honneurs aux femmes, et qu’il userait, pour les siens propres, de la même réserve. Au fond, dévoré de jalousie, et se croyant rabaissé par l’élévation d’une femme, il ne lui laissa pas même donner un licteur.
Il y avait dans le camp un certain Percennius, autrefois chef de farceurs, puis simple soldat, insolent dans ses discours et instruit dans l’art des histrions pour attrouper la populace. Profitant de la simplicité de ses camarades, inquiets de leur sort depuis la mort d’Auguste, il les échauffait peu à peu durant la nuit par ses discours ; le soir, après la retraite des plus sages, il rassemblait les mutins : s’étant joint enfin d’autres chefs de sédition, il haranguait les soldats en leur demandant « pourquoi ils obéissaient en esclaves à quelques centurions et à très-peu de tribuns ; quand oseraient-ils se faire rendre justice, s’ils n’y forçaient par les prières ou par les armes un prince encore nouveau et mal affermi ; qu’ils avaient long-temps et lâchement souffert qu’on les forçât à trente ou quarante ans de service, quoique vieux et estropies pour la plupart ; que le congé même ne mettait pas fin à leur esclavage, mais que, rengagés, sous un autre nom, ils enduraient les mêmes peines ; que si quelqu’un d’eux survivait à tant de maux, on le traînait dans des pays éloignés, pour lui donner, sous le nom de terres, des marais fangeux ou des rochers incultes ; que le service d’ailleurs était dur et infructueux, leur vie et leur courage taxés à dix as par jour, dont il fallait acheter des habits, des armes, des tentes, des dispenses, et l’humanité des centurions ; mais qu’ils avaient pour solde éternelle, les coups, les blessures, la dureté de l’hiver, les fatigues de l’été, une guerre cruelle ou une paix stérile ; que le seul remède était de servir à certaines conditions, d’exiger un denier de paie, et le congé au bout de seize ans, sans être retenus plus long-temps sous le drapeau ; de recevoir leur retraite en argent, et dans le camp même ; que les prétoriens qui avaient deux deniers de solde, et qui après seize ans étaient rendus à leurs familles, couraient apparemment plus de dangers ; qu’il se taisait sur ces troupes pacifiques, mais qu’entouré de barbares, il voyait l’ennemi de sa tente. »
Vibulenus, autre soldat, s’élevant sur les épaules de ses camarades, devant le tribunal du commandant Blésus : « Hélas ! dit-il à cette troupe mutinée, et qui avait les yeux sur lui, vous venez de rendre le jour et la vie à des innocens[10] malheureux ; mais qui rendra la vie à mon frère, et mon frère à moi ? L’armée de Germanie vous l’envoyait pour nos intérêts communs ; ce barbare l’a fait assassiner la nuit dernière par ses gladiateurs, qu’il tient armés pour massacrer les soldats. Réponds, Blésus, où as-tu jeté le cadavre ? l’ennemi même ne refuse pas la sépulture. Quand par mes embrassemens, par mes larmes, j’aurai, satisfait à ma douleur, fais-moi égorger aussi ; permets seulement aux légions de couvrir de terre les défenseurs de leur cause, immolés pour ce seul crime.
Drusus[11], debout, faisait signe de la main qu’on se tût. Les soldats se voyant en force, murmuraient en menaçant, puis tremblaient en regardant le prince ; à un bruit confus succédait un cri séditieux, et tout à coup le silence : agités par des mouvemens contraires, ils inspiraient et ressentaient la crainte.
Drusus, renvoyant leurs demandes au sénat et à son père, est interrompu par leurs cris. « Que vient-il faire, s’il a les mains liées, pour augmenter notre paie, pour adoucir nos maux, en un mot pour faire le bien ? les coups et la mort, voilà ce qu’on permet de nous donner, Tibère éludait sous le nom d’Auguste les demandes des légions ; son fils use du même artifice. Ne verrons-nous jamais que des enfans ? N’est-il pas étrange que les seuls intérêts de l’armée soient renvoyés au sénat ? qu’on le consulte donc aussi pour ordonner les supplices ou les combats. Pourquoi tant de juges pour nous récompenser, et un seul pour nous punir ? »
Plusieurs soldats demandèrent l’argent qu’Auguste leur avait légué ; ils faisaient des vœux pour Germanicus, tout prêts, s’il le voulait, à lui donner l’empire. Le prince, se croyant souillé de leur crime, se jette en bas de son tribunal ; ils lui présentent leurs armes, menaçant de le percer s’il ne remonte. Germanicus s’écrie qu’il préfère la mort à la révolte, tire son épée, et l’allait enfoncer dans son sein, si ceux qui l’entouraient ne l’avaient retenu ; mais les plus éloignés, attroupés par pelotons, et, ce qui est à peine croyable, quelques uns même s’approchant, lui criaient de se frapper. Un soldat, nommé Calusidius, lui offrit son épée nue, disant qu’elle était meilleure. Ce trait d’atrocité ayant révolté les furieux même, les amis du prince eurent le temps de l’entraîner dans sa tente.
En ce moment de crainte, tous blâmaient Germanicus de ne pas aller à l’armée du Haut-Rhin chercher de l’obéissance et du secours contre les rebelles, qu’il n’avait que trop ménagés par une conduite faible, par des congés et par de l’argent. S’il faisait trop peu de cas de sa vie, qu’il arrachât du moins à des furieux sans humanité, une épouse enceinte, un fils encore enfant, et les rendît à l’État. Il hésita long-temps ; Agrippine[12] protestait que la fille d’Auguste savait braver le péril : il verse beaucoup de larmes dans son sein et sur le jeune prince, et la détermine à partir. Sa marche offrit un triste cortège ; l’épouse du général, fugitive, son fils dans ses bras, traînait autour d’elle les femmes de ses amis éplorées, et ne laissait pas moins désolés ceux qu’elle quittait.
Ces plaintes, ces gémissemens, ce spectacle digne d’une ville prise d’assaut, et non de la grandeur d’un prince à la tête de son armée, attirèrent l’attention des soldats même. Ils accourent, et demandent d’où viennent ces cris lamentables : quel malheur est arrivé ; pourquoi des femmes si respectables vont se réfugier à Trèves, chez des étrangers, sans avoir pour garde un centurion, un soldat même, rien enfin du cortège ordinaire de l’épouse d’un général...... Ils conjurent, ils pressent Agrippine de retourner au camp et d’y demeurer ; les uns l’arrêtent, les autres courent à Germanicus, qui encore plein de sa douleur et de son indignation, leur tint ce discours.
« Ni ma femme, ni mon fils ne me sont plus chers que mon père ou la république ; mais mon père sera défendu par sa propre grandeur, et l’Empire romain par les autres armées ; pour ma femme et mon fils, dont je sacrifierais volontiers la vie à votre gloire, je les soustrais à votre fureur, afin que ma mort seule expie tous les crimes que vous. allez commettre, et que vous n’y ajoutiez pas l’assassinat du petit-fils d’Auguste et de la belle-fille de Tibère[13]. En effet, que n’avez-vous pas osé ou profané dans ces derniers temps ? Quel nom donnerai-je à cette multitude ? Vous appellerai-je soldats ? vous qui avez assiégé à main armée le fils de votre empereur. Citoyens ? vous qui foulez aux pieds l’autorité du sénat, qui avez même violé ce que l’ennemi respecte, le droit des gens et des ambassadeurs (24) ? César fit cesser d’un mot la sédition de son armée, en appelant Romains ceux qui refusaient d’obéir. Un seul regard d’Auguste contint les légions d’Actium. Nous-mêmes, qui descendons de ces grands hommes sans les égaler, nous verrions avec surprise et indignation des soldats espagnols ou syriens nous mépriser ; et c’est vous, première et vingtième légions, l’une créée par Tibère, l’autre, compagne de ses victoires et comblée de ses grâces, qui témoignez à votre général une reconnaissance si flatteuse ? J’apprendrai donc à mon père, qui ne reçoit que de bonnes nouvelles de toutes les autres provinces, que ni l’argent ni les congés n’ont pu satisfaire ses vieux et ses nouveaux soldats ; qu’en ce lieu (25) seul on massacre les centurions, on chasse les tribuns, on emprisonne les députés du sénat ; que le camp et les fleuves sont souillés de sang ; et que je traîne ici ma vie à la merci des factieux (26) ?
Pourquoi, le jour de mon arrivée, m’arrachâtes-vous le fer que j’allais enfoncer dans mon sein ? Amis imprudens ! celui qui m’offrait son épée me témoignait plus d’intérêt ; j’aurais péri sans partager l’opprobre de mon armée ; vous auriez choisi un chef qui eût à la vérité laissé ma mort impunie, mais vengé celle de Varus et de trois légions. Ne permettez pas, grands dieux, que les Belges, malgré leurs offres, aient la gloire d’avoir défendu le nom romain, et contenu la Germanie. Votre âme qui habite les cieux, ô divin Auguste ! votre image et votre mémoire, ô mon père Drusus[14] ! vont, par ces mêmes soldats, effacer cette tâche ; déjà la honte et l’honneur rentrent dans leurs âmes ; ils rendront funeste aux ennemis leur révolte même. Et vous, dont je lis le repentir sur vos visages, si vous voulez rendre au sénat ses députés, à l’empereur l’obéissance, à moi ma femme et mon fils, séparez-vous de la contagion, et laissez à part les séditieux ; ce sera la preuve de votre changement et le gage de votre fidélité. »
Ce discours apaisa la sédition.
Ces nouvelles donnèrent à Tibère de la joie et de l’inquiétude ; il voyait avec plaisir la sédition réprimée, mais avec chagrin la gloire militaire de Germanicus et la faveur des soldats, que l’argent et les congés lui donnaient. Cependant il rendit compte de tout au sénat, et s’étendit sur les vertus de son fils, avec trop d’étalage (27) pour paraître sincère. Il loua aussi Drusus d’avoir apaisé les mouvemens d’Illyrie, mais en moins de paroles, et d’un ton plus vrai.
On ignorait encore à Rome que les troubles d’Illyrie étaient, apaisés, lorsqu’on y apprit ceux de Germanie. La ville alarmée se plaignait que Tibère, tandis qu’il se jouait, par une indécision affectée, d’un sénat faible et d’un peuple sans armes, laissât mutiner les troupes, à qui l’autorité naissante de deux jeunes gens ne pouvait en imposer : « Qu’il fallait y aller lui-même, et opposer aux rebelles la majesté impériale, sa longue expérience, le pouvoir de récompenser et de punir ; qu’Auguste ayant parcouru tant de fois la Germanie dans le déclin de son âge, Tibère, dans la force du sien, venait s’asseoir parmi les sénateurs, pour chicaner leurs discours ; qu’il n’avait que trop assuré la servitude de Rome ; qu’à l’armée il fallait adoucir les esprits pour leur faire supporter la paix. »
Tibère, malgré ces discours, persista fermement à ne pas quitter le timon des affaires, et à ne risquer ni l’État ni lui-même : agité par des mouvemens contraires, il pensait que l’armée de Germanie était plus nombreuse et appuyée par les forces des Gaulois ; celle de Pannonie plus proche et menaçant l’Italie ; que s’il allait à l’une par préférence, l’autre en serait révoltée comme d’un affront : au lieu que par ses fils il les visitait toutes deux et sauvait la majesté souveraine, toujours respectée dans l’éloignement ; que ces jeunes princes seraient d’ailleurs (28) excusables de renvoyer quelques demandes à leur père ; et que s’ils trouvaient de la résistance, l’empereur pouvait les remplacer ; mais qu’il n’y avait plus de ressource si l’on méprisait et ses représentations et ses menaces. Néanmoins, feignant d’être prêt à partir, il nomma son cortège, fit préparer ses équipages et armer des vaisseaux ; prétextant ensuite tantôt l’hiver, tantôt les affaires, il trompa quelque temps les gens sensés, longtemps le peuple, et très-long-temps les provinces.
Peu de temps après arrivèrent des députés de Ségeste, demandant du secours contre sa nation qui l’assiégeait ; Arminius conseillait la guerre et avait pris le dessus. Car chez les barbares, plus on montre d’audace, plus on est jugé citoyen, et digne chef de révolte. Sur cet avis, Germanicus fait rebrousser chemin à son armée, attaque les assiégeans, enlève Ségeste et un grand nombre de ses cliens et de ses proches ; parmi eux étaient plusieurs femmes du premier rang, entre autres l’épouse d’Arminius, fille de Ségeste, plus dévouée à son mari qu’à son père ; sans répandre une larme, sans prendre le ton de suppliante, elle regardait, les mains croisées, ce qu’elle portait dans son sein. Ségeste, remarquable par sa taille, et rassuré par les preuves de sa fidélité , parla de la sorte à Germanicus.
« Ce jour n’est pas le premier où je marque mon dévouement au peuple romain ; mis au nombre de vos citoyens par Auguste, votre intérêt a décidé de mes inimitiés et de mes liaisons : ce n’est point haine pour ma patrie, les traîtres font horreur à ceux même qu’ils servent ; mais le bien de la Germanie m’a paru lié à celui de Rome, et la paix meilleure que la guerre. J’ai donc accusé, auprès de Varus, qui commandait alors, cet Arminius, le ravisseur de ma fille et l’infracteur des traités. Les délais du général, sa négligence, et trop peu de ressources dans les lois (29), m’ont fait, demander qu’on mît aux fers Arminius, ses complices, et moi-même. J’en atteste cette nuit fatale ; que ne fût-elle pour moi la dernière ! Je pleure, sans les justifier, les événemens qui l’ont suivie. J’ai donné des chaînes à Arminius ; j’en ai reçu ensuite de sa faction. Libre aujourd’hui d’approcher de vous, je préfère la fidélité au changement, et la tranquillité au trouble, voulant, pour toute récompense, écarter le soupçon de perfidie, et faciliter la réconciliation des Germains, s’ils aiment mieux se repentir que se perdre. Pardonnez, je vous supplie, à mon fils[15] la faute de sa jeunesse. Ma fille, je l’avoue, est ici malgré elle ; voyez qui doit l’emporter auprès de vous, de la fille de Ségeste ou de l’épouse d’Arminius. » Germanicus répondit avec bonté, lui accordant toute sûreté pour lui, ses enfans et ses proches.
La nouvelle de la soumission de Ségeste et de cette réception favorable, affligea ou rassura les Germains, selon qu’ils désiraient ou craignaient la guerre. Arminius, d’un naturel violent, furieux d’ailleurs de voir sa femme enlevée, et l’enfant qu’elle portait, esclave avant de naître, courait tout le pays, criant aux armes contre Ségeste et contre Germanicus. « Le digne père, disait-il avec insulte, le grand général, la redoutable armée, dont toutes les forces enlèvent une femme ! Pour moi j’ai immolé trois légions et leurs chefs ; je ne fais la guerre ni en traître ni à des femmes enceintes, mais à force ouverte et à des soldats : on voit encore dans les forêts de la Germanie les enseignes romaines que j’y ai consacrées aux dieux de mon pays... D’autres nations ignorent le joug des Romains, les supplices et les impôts ; nous qui avons secoué ces chaînes et bravé cet Auguste devenu dieu, ce Tibère son digne héritier. craindrions-nous un enfant sans expérience, une armée séditieuse ? Si les Germains préfèrent leur patrie et leur famille à des maîtres, leur indépendance au vil nom de colonies, qu’ils suivent Arminius à la gloire et à la liberté, plutôt que Ségeste à la honte et à l’esclavage. »
Tibère refusa constamment, malgré les instances du peuple, le titre de père de la patrie ; il défendit aussi, contre l’avis des sénateurs, que le serment se prêtât en son nom, disant que tout était incertain dans les choses humaines, et que plus il était élevé, plus la chute était à craindre. Il n’en parut pas plus citoyen ; car il avait remis en vigueur la loi de lèse-majesté, dont le nom était ancien, mais l’objet tout différent. Elle épargnait les discours, et ne punissait que les actions, la trahison à la guerre, la sédition au dedans, les crimes contre l’État et la grandeur du nom romain. Auguste appliqua le premier cette loi aux libelles diffamatoires, pour réprimer l’audace de Cassius Severus à déchirer les personnes distinguées de l’État. Tibère, sur la demande du préteur Pompeïus Macer, si l’on ne changerait rien à cette jurisprudence, répondit qu’il fallait obéir aux lois ; il était d’ailleurs aigri par des vers anonymes qui avaient couru contre sa cruauté, son orgueil et ses querelles avec sa mère.
Peu de temps après, Granius Marcellus, préteur de Bithynie, fut accusé de lèse-majesté par Crispinus Cépio son questeur, appuyé de Romanus Hispon. Ce Crispinus (30) ouvrit une route ; qui, par le malheur des temps et par la méchanceté humaine, fut après lui très-fréquentée : sans biens, sans naissance, mais intrigant, flattant par des libelles secrets la cruauté du maître (31), délateur des plus illustres citoyens, il devint par-là puissant auprès d’un seul, et odieux à tous ; bien d’autres, à son exemple, passèrent de l’indigence aux richesses, et du mépris à la haine, instrumens de la perte des autres, et ensuite de la leur. Il accusait Marcellus d’avoir tenu de mauvais discours contre Tibère ; imputation sans réplique, le délateur ayant choisi, pour charger l’accusé, les excès les plus infâmes du prince ; car la vérité des faits rendait les discours vraisemblables. Hispon ajouta, que Marcellus avait une statue plus élevée que celle des Césars, et avait ôté la tête à une statue d’Auguste pour y mettre celle de Tibère. À ce mot, l’empereur furieux, et sortant de sa taciturnité, s’écria qu’il voulait, dans cette cause, jurer et opiner à haute voix pour y obliger les autres. La liberté mourante respirait encore. En quel rang, César, opinerez-vous, dit Cneius Pison ? le premier ? vous me dicterez mon avis : le dernier ? je crains de vous contredire sans le vouloir. Tibère, qui sentit l’indiscrétion de son emportement, se contint, et laissa absoudre l’accusé.
On proposa ensuite de donner au préteur le droit de faire battre de verges les histrions ; Haterius Agrippa, tribun du peuple, s’y opposa, et fut vivement attaqué par Asinius Gallus. Tibère gardait le silence, laissant au sénat ce fantôme de liberté.La politique de Tibère était de laisser en place jusqu’à leur mort la plupart des gouverneurs, des généraux et des magistrats. On lui attribuait différens motifs, la crainte d’un embarras nouveau, qui lui faisait perpétuer ses premiers choix ; l’envie, pour écarter des honneurs plus de citoyens ; enfin une irrésolution égale à sa finesse. Car sans aimer le mérite supérieur, il haïssait le vice, redoutant pour lui les hommes vertueux, et les scélérats pour l’honneur de l’État (32). Il poussa enfin l’indécision jusqu’à faire rester dans Rome (33) des gouverneurs qu’il avait nommés.
Sous le consulat de Statilius Taurus et de L. Libon, les royaumes et les provinces d’Orient se soulevèrent. Le trouble commença par les Parthes, qui ayant demandé et reçu de Rome un roi, le méprisaient comme étranger, quoique descendu des Arsacides. C’était Vononès, que Phrahate avait donné pour otage à Auguste. Car Phrahate, quoique vainqueur de nos généraux et de nos armées, prodiguait à Auguste ses hommages ; et pour preuve de son dévouement, lui avait envoyé une partie de sa famille, moins à la vérité par crainte des Romains, que par défiance de ses sujets.
Après la mort de Phrahate et des rois ses successeurs, les grands du royaume, pour y faire cesser les massacres, demandèrent pour roi à Rome, par des ambassadeurs, Vononès, l’aîné des enfans de Phrahate. Auguste se croyant honoré de cette demande, l’envoya comblé de présens. Les barbares le reçurent avec joie, comme un nouveau maître. Bientôt ils rougirent, et crurent avoir dégénéré en appelant de si loin un prince infecté des maximes de leurs ennemis, et en souffrant ou mettant eux-mêmes (34) le royaume des Arsacides au rang des provinces romaines : « A quoi bon, disaient-ils, la gloire d’avoir tué Crassus et chassé Antoine, s’ils avaient pour maître un esclave de Tibère, vieilli dans la servitude ? » Vononès les ulcérait encore, vivant tout autrement que ses ancêtres, chassant peu, négligeant le soin des chevaux, allant en litière dans les villes, ridicule par son luxe, par ses festins, par les Grecs qui l’entouraient et conservant précieusement ce que sa nation dédaignait : son abord facile, son affabilité générale, vertus inconnues aux Parthes, étaient à leurs yeux des vices nouveaux ; ils haïssaient en lui le mal et le bien, également contraires à leurs mœurs.
Germanicus, à la veille d’une affaire décisive, voulut sonder les dispositions de ses troupes, mais par des moyens non suspects : il pensait que les centurions et les tribuns cherchaient moins à dire vrai qu’à plaire ; que les affranchis étaient rampans, les amis flatteurs ; que s’il assemblait les soldats, quelques uns parleraient, et ne seraient que répétés par les autres (35) ; mais qu’on voyait le fond de leur âme dans leurs repas militaires, où ils s’avouaient en liberté leurs espérances et leurs craintes.
A l’entrée de la nuit, accompagné d’un seul homme, et couvert d’une peau de bête sauvage, il sort par la porte Augurale (36), prend des sentiers inconnus aux sentinelles, traverse le camp, s’approche des tentes, et jouit de sa réputation. Les uns louaient sa naissance, les autres sa bonne mine, la plupart sa patience, sa douceur, le ton sérieux et la gaieté également aimable en lui ; tous promettaient de s’acquitter dans le combat, en immolant à sa vengeance et à sa gloire les perfides qui avaient rompu la paix.
Ils tinrent parole[16] ; Germanicus ayant harangué et loué les vainqueurs, éleva un trophée d’armes avec cette magnifique inscription : L’armée de Tibère César, victorieuse de l’Elbe au Rhin, a consacré ce monument a Mars, a Jupiter, a Auguste (37). Il ne se nommait point, soit qu’il craignît l’envie soit qu’il suffit pour lui d’avoir servi l’État.
On ne doutait pas que l’ennemi découragé ne songeât à demander la paix, et que la guerre ne fût terminée dans la prochaine campagne ; mais Tibère écrivait sans cesse à son fils, que le triomphe l’attendait, qu’il avait assez couru de hasards, assez remporté de victoires ; qu’il se souvînt des désastres que les vents et les flots seuls avaient causés, sans aucune faute du général ; que lui-même, envoyé neuf fois par Auguste en Germanie, avait, plus par la prudence que par la force, soumis les Sicambres, forcé à la paix les Suèves et leur roi Maroboduus ; que Rome étant vengée, on pouvait abandonner les Chérusques et les autres nations rebelles à leurs dissensions intérieures, Germanicus demandant un an pour terminer la guerre, Tibère tenta plus fortement sa modestie, lui offrant un second consulat, dont les devoirs exigeaient sa présence, et lui conseillant, s’il restait quelque chose à faire, d’en laisser l’honneur à son frère Drusus, qui ne pouvait cueillir de lauriers et mériter le nom d’imperator, qu’en combattant les Germains, seuls ennemis qu’on eût alors. Germanicus obéit, quoiqu’il sentît que, par artifice et par envie, on lui arrachait la gloire qu’il s’était assurée.
Octavius Fronto, zélé contre le luxe, proposa de borner, pour chacun , l’argenterie, les meubles et les esclaves.... Gallus lui opposa « que l’opulence des particuliers s’était accrue avec l’Empire ; que cet accroissement datait des temps les plus anciens ; que les Scipions avaient été plus riches que les Fabrices, en proportion avec la puissance de l’État ; que Rome naissante avait eu des citoyens pauvres, mais qu’arrivée depuis à tant de grandeur, ses membres devaient s’en ressentir ; que le nombre des esclaves, l’argenterie, les meubles étaient excessifs ou modiques, selon l’état du possesseur ; qu’on permettait plus d’aisance aux sénateurs et aux chevaliers, non comme à des êtres d’une autre nature, mais par égard pour leurs dignités, leur ordre, et comme un soulagement nécessaire à leur corps et à leur esprit ; qu’autrement les premiers de l’État auraient seuls les travaux à supporter, les risques à courir, et nul adoucissement à espérer. » L’avis de Gallus, qui couvrait d’un voile honnête l’aveu de nos vices, fut aisément adopté par des auditeurs semblables à lui, Tibère ajouta, que ce n’était pas le temps d’exercer la censure, et que si les mœurs se corrompaient, elles trouveraient un réformateur.
Je ne parlerais point de l’interruption des affaires pendant cette année , s’il n’était bon de faire connaître les différens avis de Pison et de Gallus sur cet objet. Quoique l’empereur eût annoncé son absence, Pison soutint que c’était un nouveau motif de travail, afin que, pour l’honneur de l’État, les sénateurs et les chevaliers pussent s’acquitter de leurs emplois, même hors des yeux du prince. Gallus (38), prévenu dans son avis par cette liberté apparente, y opposa , qu’on ne pouvait rien faire de grand, ni de digne du peuple romain, qu’en présence de l’empereur ; qu’il fallait donc réserver pour son retour le concours des peuples de l’Italie et l’affluence des provinces. La contestation fut vive, Tibère écoutant tout en silence ; mais les affaires furent interrompues.
Gallus eut aussi une contestation avec l’empereur. Il demanda que les magistrats fussent élus tous les cinq ans ; que les lieutenans des légions, qui n’avaient pas encore obtenu la préture, y fussent désignés sur-le-champ, et que le prince nommât douze candidats pour chaque année. Ce discours décelait l’intention de sonder les secrets de l’Empire. Tibère, feignant de n’y voir que l’augmentation de sa puissance, dit qu’il était trop pénible pour sa modération, d’avoir tant de choix à faire et à différer ; qu’à peine dans les élections annuelles, on évitait de désobliger, même en consolant du délai par une espérance prochaine ; quels ennemis ne se ferait-on pas de tous ceux qu’on rejetterait à cinq ans ? comment prévoir, dans un si long espace de temps, les dispositions, les alliances, la fortune de chacun ? que la nomination faite une seule année d’avance excitait l’orgueil ; que serait-ce si on l’anticipait de cinq ans ? que c’était quintupler les charges et renverser les lois, qui avaient fixé aux candidats le temps convenable pour montrer leurs talens, pour mériter les honneurs, et pour en jouir.
Par ce discours, modéré en apparence, il sut maintenir son pouvoir. Il aida aussi par des largesses quelques sénateurs. On n’en fut que plus étonné de le voir rebuter durement M. Hortalus, jeune homme d’une famille noble, petit-fils de l’orateur Hortensius, et dont l’indigence était connue. Auguste, par un présent de mille grands sesterces[17], l’avait engagé à se marier, pour empêcher cette illustre maison de s’éteindre. Le sénat étant donc assemblé dans le palais, Hortalus, au lieu d’opiner, montre ses quatre fils qu’il avait placés à l’entrée ; et regardant tantôt l’image d’Auguste, tantôt celle d’Hortensius parmi les orateurs, tint ce discours : « Sénateurs (39), j’ai donné le jour, non par choix, mais par le conseil du prince à ces infortunés, dont vous voyez le nombre et l’enfance. Mes ancêtres d’ailleurs méritaient une postérité. Pour moi, qui par les circonstances n’ai pu acquérir ni des richesses, ni la faveur du peuple, ni l’éloquence, ce bien de notre famille, je me contentait d’être pauvre sans en rougir, et sans être à charge aux autres. L’empereur m’a ordonné de me marier. Voici la tige et les descendans de tant de consuls et de dictateurs ; je ne le dis point par reproche, mais pour vous attendrir. Un jour. César, ces enfans obtiendront des honneurs de vos bontés ; en ce moment sauvez de l’indigence les petits-fils d’Hortensius, nourris par Auguste. »
La bonne volonté du sénat fut pour Tibère un motif de la combattre. Il fit à peu près celle réponse : « Si tout ce qu’il y a de pauvres vient ici demander de l’argent pour ses enfans, l’État va s’obérer sans rassasier personne. Nos ancêtres n’ont permis de s’écarter en opinant de l’objet des délibérations, que pour proposer ce qu’on croit utile à l’État, non pour rétablir ses affaires et sa fortune ; demande qui, accordée ou rejetée, rend odieux le sénat et son chef. Ce n’est point une prière, c’est une sollicitation importune et mal placée que de tourmenter le sénat occupé d’autres affaires, pour arracher la compassion par le nombre et l’âge de ses enfans, pour me faire violence à moi-même, et forcer en quelque sorte le trésor public, qu’il faudra remplir par des crimes quand nous l’aurons épuisé par des profusions. Hortalus, Auguste vous a fait des largesses, mais sans en être sommé, et sans que l’État s’obligeât à les perpétuer. L’industrie languira et fera place à l’indolence, si l’on n’a rien à craindre ni à espérer de soi-même ; chacun, fainéant pour soi, onéreux pour nous, attendra tranquillement des secours étrangers. » Ce discours, quoiqu’approuvé de ceux qui louent dans les princes le bien et le mal, fut reçu du plus grand nombre en silence, ou avec un secret murmure. Tibère s’en aperçut, et dit, après une petite pause, qu’il avait répondu à Hortalus ; mais que si le sénat le jugeait à propos, il donnerait deux cents grands sesterces[18] à chacun de ses enfans mâles. Les sénateurs le remercièrent ; Hortalus se tut, soit par crainte, soit que dans son infortune il se souvînt de la noblesse de son sang. Tibère ne fit plus rien pour cette famille, quoique réduite à une indécente pauvreté.
Cette année, un esclave de Postumus Agrippa[19], nommé Clemens, ayant appris la mort d’Auguste, forma un projet au-dessus de son état, d’aller dans l’île de Planasie, d’en enlever son maître par force ou par adresse, et de le montrer aux armées de Germanie. Bientôt le meurtre d’Agrippa lui inspire un dessein plus grand et plus dangereux. Comme il était à peu près de l’âge et de la figure de son maître, il se cache dans des lieux inconnus, laissant croître ses cheveux et sa barbe ; des émissaires choisis par lui répandent qu’Agrippa vit encore ; d’abord ils le disent à l’oreille, comme un secret de l’État ; le bruit s’étend, est avidement reçu par la multitude, et surtout par les esprits remuans qui désiraient une révolution. L’esclave se montrait dans les villes au déclin du jour, jamais en public, jamais long-temps aux mêmes lieux. Comme la vérité se fortifie par l’attention et par le temps, et les faux bruits par la rapidité et l’incertitude, il se dérobait à la renommée (40) ou la prévenait.
Cependant le bruit se répand en Italie que la bonté des dieux a conservé Agrippa : on le croyait à Rome. Tibère inquiet ne savait s’il emploierait des troupes pour réprimer son esclave, ou s’il laisserait au temps à dissiper cette vaine rumeur ; flottant entre la honte et la crainte, il voulait tantôt ne rien mépriser, tantôt ne pas s’effrayer de tout. Enfin il charge Sallustius Crispus d’arrêter Clemens. Tibère lui ayant demandé, dit-on, comment il était devenu Agrippa, il répondit, comme tu es devenu César. On ne put arracher de lui le nom de ses complices ; et l’empereur n’osant le faire périr en public, ordonna qu’on l’égorgeât dans un lieu secret du palais.
Le 26 de mai (41), sous le consulat de C. Cælius et L. Pomponius, Germanicus triompha des Chérusques, des Cattes, des Angrivariens, et des autres peuples qui s’étendent jusqu’à l’Elbe ; on y vit les dépouilles de l’ennemi, les prisonniers, la représentation des combats, des montagnes, des fleuves : la guerre, que l’envie seule avait prolongée, semblait finie. L’intérêt des spectateurs était augmenté par la noblesse de sa figure, et par cinq enfans qui l’entouraient sur son char ; mais on craignait secrètement pour lui, en se souvenant que la faveur publique avait été fatale à Drusus son père ; que son oncle Marcellus, adoré de la nation, avait péri à la fleur de son âge ; triste et prompte destinée de ce qui était cher à l’État.
Cependant Tibère donna au peuple trois cents sesterces par tête au nom de Germanicus, et voulut être son collègue dans le Consulat ; mais personne ne fut la dupe de cette fausse amitié ; aussi chercha-t-il à écarter ce jeune prince, sous des prétextes honorables qu’il imaginait, ou qu’il saisissait quand ils s’offraient.
Germanicus[20] eut une lueur d’espérance ; mais bientôt sa faiblesse lui annonçant sa fin, il tint ce discours aux amis qui l’environnaient : « Si une mort naturelle m’enlevait , je pourrais avec justice me plaindre des dieux même, qui m’arracheraient, dans la fleur de mon âge, à ma patrie et à ma famille ; mais immolé aujourd’hui par le crime de Pison et de Plancine, c’est dans vos cœurs que je dépose mes dernières prières. Allez apprendre à mon père et à mon frère les peines cruelles qu’on m’a suscitées, les perfidies dont j’ai été l’objet continuel, et la mort funeste qui termine ma vie infortunée. Ceux que les liens du sang et mes espérances m’ont attachés, ceux même que l’envie a pu indisposer contre moi, pleureront un jeune prince échappé à tant de combats pour périr au milieu de sa gloire par la méchanceté d’une femme. Réclamez la justice du sénat, invoquez les lois. Le principal devoir de l’amitié n’est pas d’honorer par de vains regrets celui qu’on a perdu, mais de se souvenir de ses volontés, et de les accomplir. Les inconnus même pleureront Germanicus ; vous le vengerez, si vous l’aimiez plus que sa fortune. Montrez au peuple romain la petite fille d’Auguste mon épouse : comptez devant lui mes six enfans. On s’intéressera pour les accusateurs ; et si les accusés supposent des ordres infâmes, on les punira (42) quand on les croirait. » Ses amis, touchant sa main mourante, jurèrent de périr ou de le venger.
Se tournant alors vers Agrippine, il la conjura par les enfans qu’elle lui avait donnés, et par le souvenir qu’elle lui devait, d’adoucir sa fierté, de se soumettre à la rigueur de son sort, et de ne point irriter ses maîtres, en les bravant quand elle serait à Rome. À ces discours publics il joignit, dit-on, des avis secrets de se défier de Tibère. Peu de temps après il expira, laissant dans la désolation la province entière, et les nations dont elle était environnée (43). Les étrangers et leurs rois le pleurèrent : prince aimable pour les alliés, humain envers les ennemis, imprimant le respect par ses discours (44) et par sa présence seule ; n’ayant de la grandeur suprême que la dignité qui en relève le prix, et non la hauteur qui la rend odieuse.
Ses funérailles, sans image et sans pompe, furent ornées par le souvenir et l’éloge de ses vertus. On le comparait à Alexandre-le-Grand pour la figure, l’âge, le genre de mort, la proximité même des lieux où ils avaient fini. On disait que l’un et l’autre, d’une figure noble, d’une naissance illustre, à peine âgés de trente ans, avaient péri dans une terre étrangère par la méchanceté des siens ; que Germanicus, doux envers ses amis, modéré dans ses plaisirs, époux d’une seule femme, sans enfans naturels, aussi brave et moins téméraire, aurait, sans des ordres dictés par l’envie, asservi les Germains si souvent défaits ; que, s’il eût été le souverain et le seul maître des armées, il eût égalé la gloire militaire de cet Alexandre qu’il surpassait par son humanité, sa tempérance et ses autres vertus. Son corps, avant d’être brûlé, fut exposé nu dans la place publique d’Antioche, destinée à sa sépulture. Il est incertain si l’on y reconnut des marques de poison. On en parla diversement, selon l’intérêt qu’on prenait à Germanicus et les soupçons dont on était prévenu, ou selon l’amitié qu’on avait pour Pison.
Agrippine, quoique malade et épuisée de douleur, forçant tout ce qui retardait sa vengeance, s’embarque avec les cendres de Germanicus et ses enfans. Chacun s’attendrissait sur cette princesse, qui, un moment auparavant, partageant la gloire et le rang de son époux, recevait les hommages d’une cour nombreuse, et qui maintenant tenait embrassés les tristes restes de ce qu’elle aimait, peu sûre de le venger, inquiète pour elle, et malheureuse par sa fécondité même (45), qui multipliait les objets de sa douleur. Pison apprend dans l’île de Cos la mort de Germanicus. Transporté de cette nouvelle, il court indécemment aux temples, et sacrifie des victimes ; Plancine, encore plus effrontée, quitta le deuil de sa sœur, pour marquer, même par ses habits, sa joie insolente.
Les centurions venaient en foule assurer Pison que l’armée lui était favorable ; qu’il fallait retourner dans une province sans chef, d’où il était injustement chassé. « Il délibéra. M. Pison, son fils, fut d’avis qu’il se rendît à Rome sans délai ; qu’il n’était pas encore perdu ; qu’il ne fallait pas redouter des soupçons vagues et de vains bruits ; que ses différends avec Germanicus le rendraient peut-être odieux, jamais criminel ; que la perte de sa place satisferait ses ennemis ; mais que s’il retournait en Syrie, il faudrait combattre Sentius, et commencer une guerre civile ; qu’il n’aurait pas long-temps pour lui les centurions et les soldats, chez qui l’emporterait le souvenir récent de leur général, et l’amour gravé dans leurs cœurs pour les Césars. »
Domitius Celer, son intime ami, soutint au contraire « qu’il fallait profiter des conjonctures ; que la Syrie, l’autorité du préteur, les faisceaux, les légions étaient confiées à Pison, non à Sentius ; qu’étant lieutenant de l’empereur, et chargé de ses ordres, il serait plus en droit de s’opposer aux mouvemens ; qu’il fallait laisser aux faux bruits même le temps de vieillir ; que souvent l’innocence avait succombé sous les premiers efforts de la haine : mais que s’il se rendait redoutable à la tête des troupes, le hasard amènerait des circonstances heureuses et imprévues. Nous presserons-nous (46) d’arriver à Rome avec les cendres de Germanicus, afin qu’à cette nouvelle une aveugle populace, soulevée par les pleurs d’Agrippine, vous traîne à la mort sans vous entendre ? Livie vous approuve, l’empereur vous favorise, mais en secret : plus ils sont ravis de la mort de Germanicus, plus ils mettront d’ostentation dans leur douleur. »
Pison, qui aimait les partis violens, suivit aisément ce conseil. Il écrit à Tibère, accuse Germanicus de luxe et d’orgueil, et ajoute que, « chassé par ce prince, dont il eût trop éclairé les desseins, il vient de reprendre, avec sa fidélité ordinaire, le commandement des troupes. »
Dès qu’on sut à Rome la maladie de Germanicus, dont les circonstances étaient envenimées par l’éloignement, la douleur et les murmures éclatèrent. « C’était pour cela, disait-on, qu’on l’avait relégué au bout du monde, et donné la Syrie à Pison, fruit cruel des entretiens secrets de Livie et de Plancine. Les vieillards avaient eu raison de dire, au sujet de Drusus[21], qu’un fils populaire déplaisait à un roi ; ces deux princes avaient péri pour avoir songé à rétablir la justice et la liberté. La nouvelle de la mort augmenta les cris : sans attendre ni édit des magistrats, ni décret du sénat, les tribunaux furent déserts, les maisons fermées ; tout pleurait ou gardait le silence ; la douleur se montrait sans art, et le deuil qu’on portait n’était que l’image de l’affliction profonde des cœurs. Quelques marchands partis de Syrie avant la mort de Germanicus, rapportèrent qu’il était mieux ; cette nouvelle est aussitôt crue, aussitôt divulguée (47) ; ceux qui la reçoivent la portent sans l’approfondir aux premiers qu’ils rencontrent, ceux-là à d’autres la joie l’exagère de bouche en bouche ; on court par toute la ville on enfonce les portes des temples ; les ténèbres de la nuit hâtèrent, entretinrent et fortifièrent l’erreur publique. Tibère sans détruire ces faux bruits, laissa le temps les dissiper. Alors on pleura Germanicus plus amèrement, comme si on l’eût perdu deux fois.
L’amitié et les talens s’empressèrent à l’envi de lui décerner et de lui rendre, des honneurs. On voulut que son nom fût célébré dans les hymnes des Saliens[22] ; qu’il eût parmi les prêtres d’Auguste une chaire curule avec une couronne civique ; que dans les jeux du cirque sa statue d’ivoire marchât à la tête ; qu’on ne choisît que dans la maison des Jules son successeur à la dignité de Flamen et d’Augure ; qu’on lui élevât à Rome, sur le bord du Rhin et sur le mont Amanus en Syrie des arcs de triomphe, où l’on inscrirait ses exploits et sa mort pour la république ; un tombeau à Antioche, où son corps avait été brûlé ; un tribunal à Épidaphné, où il avait cessé de vivre. Il serait difficile de compter ses statues et les lieux où on lui décernait un culte. On lui destinait parmi les orateurs un très-grand médaillon (48) d’or. Tibère dit « qu’il se bornerait à un médaillon pareil aux autres ; que le rang ne décidait point de l’éloquence, et qu’il suffisait à la gloire de Germanicus d’être compté parmi les anciens écrivains. » L’ordre des chevaliers donna le nom de Germanicus à l’escadron des jeunes gens, et demanda que son image fût portée à leur tête le quinze de juillet. La plupart de ces honneurs subsistent ; quelques uns furent négligés dès lors, ou ont été abolis par le temps.
Agrippine, continuant sa route malgré la saison et la mer, arriva dans l’île de Corfou, vis-à-vis de la Calabre. Là, accablée par la violence de sa douleur, elle fut quelques jours à reprendre ses esprits. Au premier bruit de son arrivée, ses plus intimes amis et la plupart des officiers qui avaient servi sous Germanicus, accoururent à Brindes, dont le port était le plus sûr et le plus proche. Une foule d’indifférens s’y rendit des villes voisines, les uns croyant faire leur cour, les autres par curiosité. Dès qu’on découvrit la flotte (49), le port, le rivage, les toits, tous les lieux d’où l’on pouvait l’apercevoir furent chargés de spectateurs. Ils se demandaient, les larmes aux yeux, s’ils la recevraient en silence ou avec des cris. Tandis que ces mouvemens les agitaient, la flotte s’approcha, non dans l’allégresse ordinaire aux rameurs, mais plongée dans la tristesse. A peine Agrippine fut-elle débarquée avec deux de ses enfans, les yeux fixés en terre (50), et tenant l’urne fatale, qu’un cri général se fit entendre. On ne distinguait ni proches, ni étrangers, ni femmes, ni hommes ; on reconnaissait seulement les nouveaux spectateurs à une douleur plus marquée que celle du cortège d’Agrippine, épuisé et rassassié de larmes.
Tibère avait envoyé deux cohortes prétoriennes, avec ordre aux magistrats de la Calabre, de la Fouille et de la Campanie de rendre à la mémoire de son fils les derniers devoirs. Les cendres étaient portées sur les épaules des tribuns et des centurions, précédées des enseignes sans ornement, et des faisceaux renversés. Dans les colonies où elles passaient, le peuple en deuil, les chevaliers en habits de cérémonie, brûlaient des habits, des parfums, et d’autres présens funèbres, selon la richesse du lieu. Les villes les plus éloignées accouraient, et, témoignant leur douleur par des cris et des larmes, élevaient des autels pour sacrifier aux dieux mânes. Drusus[23] alla jusqu’à Terracine, accompagné de Claude[24] et des enfans de Germanicus qui étaient restés à Rome. Aurelius et Valerius, nouveaux consuls, le sénat et une grande partie du peuple remplirent les chemins, tous dispersés au hasard, et pleurant en liberté ; douleur d’autant plus vraie, que personne n’était la dupe du chagrin apparent de l’empereur.
Tibère et Livie ne se montrèrent point, soit qu’ils crussent déroger à leur grandeur en se laissant voir dans l’affliction, soit de crainte que leur visage, exposé aux yeux pénétrans du peuple, ne les trahît. Les historiens et les mémoires du temps, qui nomment Agrippine, Drusus, Claude et tous les autres parens de Germanicus, ne parlent point de sa mère Antonia[25], ni d’aucun devoir rendu par elle à son fils, soit qu’une maladie l’en empêchât, soit qu’accablée de douleur, elle ne pût voir un si cruel spectacle. Je croirais plutôt que Tibère et Livie la retinrent de force avec eux, afin qu’on supposât l’oncle et l’aïeule aussi affligés que la mère, et renfermés a son exemple.
Le jour qu’on porta les restes de Germanicus dans le tombeau d’Auguste, tour à tour un vaste silence (51) et de longs gémissemens se succédèrent. Toutes les rues de la ville se remplirent ; des flambeaux funèbres éclairaient le Champ-de-Mars. Là les soldats sous les armes, les magistrats sans marque de dignité, le peuple assemblé par tribus, criaient que la république était perdue. Dans les transports de leur douleur ils semblaient avoir oublié leurs maîtres (52). Mais ce qui blessa le plus profondément Tibère, ce fut l’intérêt qu’on témoignait pour Agrippine. On l’appelait le seul sang d’Auguste[26], l’honneur de la patrie, l’unique reste de l’ancienne république ; les yeux levés au ciel, on suppliait les dieux de conserver sa famille, et de la faire survivre aux méchans.
Plusieurs censuraient la modicité de la pompe funèbre (53) ; ils se rappelaient la magnificence de celle qu’Auguste avait faite à Drusus, père de Germanicus : « Qu’au cœur de l’hiver il avait été au-devant du corps jusqu’à Pavie, et l’avait accompagné jusqu’à Rome ; qu’on voyait autour du lit les images des Jules et des Claudius ; que ce prince avait été pleuré au Forum, loué dans la tribune, comblé de tous les honneurs anciennement ou nouvellement imaginés ; qu’on refusait à Germanicus ceux même qui se devaient et se rendaient à tous les nobles ; que l’éloignement avait pu forcer de brûler son corps sans pompe et dans une terre étrangère ; mais que le sort l’ayant privé des premiers honneurs, on lui en devait par là de plus grands ; que son frère n’avait pas été au-devant à plus d’une journée ; son oncle, pas même aux portes de Rome. Qu’était devenu l’ancien usage d’exposer l’image du mort sur un lit, de chanter des vers en son honneur, de faire son éloge, de le pleurer, de contrefaire au moins la douleur ? »
Tibère n’ignorait pas ces discours ; pour les faire cesser, il déclara par un édit : « Que plusieurs illustres Romains étaient morts pour l’État ; qu’aucun n’avait été célébré par des regrets aussi vifs ; que cette affliction était honorable pour les citoyens et pour l’empereur, pourvu qu’elle eut des bornes ; que la même douleur qui convenait aux États et aux familles ordinaires, dégradait les princes et un peuple roi ; que la perte récente de Germanicus avait mérité leurs larmes et cette consolation qu’on y trouve ; mais qu’ils ranimassent enfin leur courage, à l’exemple de César et d’Auguste, qui avaient étouffé leur douleur, l’un après la perte de sa fille unique, l’autre après celle de ses petits-fils ; qu’il ne rappelait point de plus anciens exemples, et la fermeté avec laquelle le peuple romain avait tant de fois soutenu la défaite de ses armées, la mort de ses généraux et la destruction des plus nobles familles ; que les princes mouraient, mais non pas l’État ; qu’ils reprissent donc leurs travaux, et jusqu’à leurs plaisirs, que la fête de Cybèle (54) allait ramener. »
Pison[27] ayant envoyé devant lui son fils avec des instructions pour adoucir Tibère, se rendit auprès de Drusus[28], espérant que ce prince, délivré d’un rival, lui pardonnerait la mort d’un frère. L’empereur, pour se montrer sans prévention, reçut avec bonté le jeune homme, et lui accorda la gratification d’usage pour les enfans des nobles. Drusus répondit à Pison, « que si les clameurs étaient fondées, il serait son premier accusateur ; mais qu’il désirait que ce fut un vain bruit, et que la mort de Germanicus ne devînt funeste à personne. » Il affecta de tenir publiquement ce discours : on ne douta point qu’il ne fut dicté par Tibère à ce jeune prince, qui, léger d’ailleurs, sans finesse et sans expérience (55), n’aurait pu se plier de lui-même à tant d’artifice.
Pison, dès le lendemain, fut accusé par Fulcinius Trion devant les consuls. Mais Vitellius, Veranius, et les autres amis de Germanicus, soutinrent que Trion n’avait rien à dire ; chargés des volontés du prince, ils se présentaient, non comme accusateurs, mais comme témoins. Tibère fut prié d’évoquer l’affaire à lui (56). L’accusé le désirait : il craignait l’animosité du peuple et du sénat, se flattant, au contraire, que l’empereur, lié par la complicité de Livie, braverait le cri public ; et qu’un seul juge discernerait mieux le vrai d’avec les imputations, qu’un corps entraîné par la prévention et la haine (57). Tibère n’ignorait pas sa mauvaise réputation et le danger d’un tel jugement ; il reçut donc devant quelques courtisans les charges et les défenses, et renvoya le tout au sénat.
L’accusé demanda pour défenseurs T. Arruntius, T. Vinicius, Asinius Gallus, Æserninus Marcellus et Sextus Pompée, qui s’excusèrent sous divers prétextes. M. Lepidus, L. Pison et Livenius Regulus s’en chargèrent. Toute la ville se préparait à observer jusqu’où les amis de Germanicus porteraient le zèle, Pison la confiance, et si Tibère renfermerait ou laisserait voir ses sentimens. Jamais le peuple n’eut les yeux plus ouverts sur lui, et ne se permit à son égard plus de discours secrets ou un silence plus soupçonneux.
S’étant rendu au sénat, il dit avec une modération étudiée : « Que Pison, autrefois ami et lieutenant d’Auguste, avait été nommé, de l’avis du sénat, pour aider Germanicus dans le gouvernement de l’Orient ; qu’il s’agissait de juger avec intégrité si, ayant aigri et bravé ce jeune prince, il s’était réjoui de sa mort, ou s’il en était coupable. S’il a manqué d’égards pour son général, s’il a vu sa perte et ma douleur avec joie, je le haïrai, je l’éloignerai de ma cour, je vengerai Tibère, et non l’empereur. Mais s’il est convaincu d’un crime dont les lois vengent même le dernier des hommes, c’est à vous, sénateurs, à consoler, par une juste sévérité, les enfans de Germanicus et son père. Examinez encore si Pison a excité les troupes à la révolte, gagné les soldats pour se rendre indépendant, ressaisi son gouvernement à main armée, ou si ce bruit est faux, et l’ouvrage de ses accusateurs. Leur zèle indiscret m’offense avec justice. A quoi bon exposer nu le corps de Germanicus, l’abandonner aux regards du peuple, et répandre chez les étrangers même qu’il est mort de poison, si ce crime a jusqu’ici besoin d’être prouvé ? Je pleure, et je pleurerai toujours mon fils ; mais je n’empêche point l’accusé de produire tout ce qui peut servir à sa défense, même les torts que peut avoir eus Germanicus. Vous m’affligeriez, si le triste intérêt que je prends à cette cause vous faisait prendre des imputations pour des preuves. Que les parens et les amis de l’accusé déploient en sa faveur leur zèle et leur éloquence, J’exhorte les accusateurs aux mêmes efforts et à la même fermeté. Tout ce que les lois peuvent accorder à Germanicus, c’est qu’on porte l’affaire plutôt ici qu’au barreau, au sénat qu’aux juges ordinaires. Mais qu’elle soit jugée avec le même sang-froid (58), sans égard aux larmes de Drusus, à ma douleur, aux calomnies même qu’on peut débiter contre nous. »
Pison se justifia assez bien du poison ; mais différens motifs lui aliénaient ses juges ; l’empereur, irrité de la guerre allumée en Syrie ; le sénat, prévenu que la mort de Germanicus était violente. D’ailleurs le peuple criait à la porte, que Pison ne lui échapperait pas, si le sénat l’épargnait. On traînait ses statues aux Gémonies[29], et on les aurait mises en pièces, si l’empereur ne les eût fait replacer. Il fut ramené chez lui en litière par un tribun des prétoriens, chargé selon les uns de le conduire à la mort, selon les autres de le défendre.
Plancine, aussi odieuse, avait plus de crédit, ce qui rendait douteuse la conduite de l’empereur à son égard (59). Elle déclara, tant que Pison eut quelque espoir, qu’elle suivrait son sort, et mourrait avec lui s’il le fallait ; mais les prières secrètes de Livie ayant obtenu sa grâce, elle sépara peu à peu sa cause de celle de son mari. Pison, averti par là de son malheur, douta s’il se défendrait encore. Ranimé par ses enfans, il reparaît devant ses juges ; là, ayant essuyé de nouveau l’accusation et les discours du sénat irrité, il vit qu’il était perdu. Mais ce qui l’effraya le plus, ce fut la contenance de l’empereur, sans pitié, sans colère, fermé opiniâtrement à tout ce qui aurait pu l’ébranler (60). Il retourne donc chez lui, comme pour se préparer à une nouvelle défense, écrit un billet, le cachète, et le donne à un affranchi ; ensuite il fait son repas (61) ordinaire ; sa femme l’ayant quitté bien avant dans la nuit, il s’enferme dans sa chambre. Le matin on le trouva égorgé, et une épée à terre auprès de lui.
Je me souviens d’avoir ouï dire à des vieillards qu’on avait vu souvent entre les mains de Pison des papiers qu’il ne montra qu’à ses amis, et qui, à les en croire, contenaient des lettres de l’empereur et des ordres contre Germanicus ; que Pison avait dessein de les produire au sénat, et d’accuser Tibère ; mais que Séjan l’en détourna par de vaines promesses. On ajoutait que sa mort n’était point son ouvrage, mais celui d’un assassin. Sans assurer ces deux faits, j’ai du les rapporter ; ceux de qui je les tiens ayant vécu jusqu’aux premières années de ma jeunesse.
L’empereur, d’un air affligé, dit que Pison avait cherché par sa mort à le rendre odieux, et fit beaucoup de questions à l’affranchi sur les derniers momens de son maître : les réponses furent en général assez sages, quelques unes inconsidérées. Tibère lut alors le billet, écrit à peu près en ces termes :
« Victime de la calomnie et des complots de mes ennemis, et ne pouvant faire connaître mon innocence, j’atteste les dieux, César, que je vous ai toujours été fidèle, ainsi qu’à votre mère. Je vous supplie l’un et l’autre de prendre soin de mes enfans. Cn. Pison, qui n’a point quitté Rome, est innocent de mes malheurs ; et M. Pison s’est opposé à mon retour en Syrie. Plût aux dieux que la vieillesse du père eût écouté la jeunesse du fils (62) ! mes instances en sont plus vives, pour qu’il ne soit point puni de mes fautes. Au nom de quarante-cinq ans de fidélité, du consulat dont je fus honoré avec Auguste votre père, de l’amitié que vous et lui avez eue pour moi, accordez à un fils infortuné cette grâce, la dernière qu’un père vous demande. » Il ne dit rien de Plancine.
Tibère ajouta, pour justifier le jeune Pison de la guerre civile, qu’un fils n’avait pu désobéir à son père ; il plaignit cette illustre maison et la triste fin de Pison même, fût-elle juste. Ensuite il parla pour Plancine en rougissant, et en alléguant avec indécence les prières de sa mère, qui n’en fut que plus exposée aux murmures secrets des gens de bien ; ils s’indignaient « qu’on permît à une aïeule de voir, d’entretenir, d’arracher au sénat la meurtrière de son petit-fils ; qu’on refusât au seul Germanicus ce que les lois accordaient au moindre citoyen ; que Vitellius et Veranius déplorant sa mort, l’empereur et sa mère défendissent Plancine, qui bientôt exercerait contre Agrippine et ses enfans l’art des poisons où elle avait déjà si bien réussi, et rassasierait du sang de cette famille infortunée un oncle et une aïeule si respectables. » On consuma deux jours à ce fantôme de procès ; Tibère pressait les fils de Pison de défendre leur mère ; et comme les accusateurs et les témoins la chargeaient sans qu’on leur répondît, la pitié remplaçait peu à peu la haine. Le consul Aurelius Cotta, premier opinant, car les magistrats opinaient, même quand l’empereur faisait le rapport, fut d’avis de rayer des fastes le nom de Pison ; de confisquer une partie de ses biens ; de laisser l’autre à Cneus Pison son fils, en l’obligeant à changer de prénom ; de priver M. Pison de son rang, en lui donnant cinq millions de sesterces[30], et de le bannir pour dix ans ; d’accorder enfin aux prières de Livie la grâce de Plancine.
Tibère mitigea cet avis en plusieurs points. Il s’opposa à ce qu’on rayât des fastes le nom de Pison, puisqu’on y laissait ceux de Marc-Antoine qui avait fait la guerre à la patrie, et de Jules-Antoine qui avait déshonoré la maison d’Auguste. Il épargna la flétrissure à M. Pison, et lui laissa les biens de son père ; l’argent, comme je l’ai dit, le touchait peu ; et la honte d’avoir sauvé Plancine le rendait plus traitable. Valerius Messalinus ayant proposé d’élever une statue d’or à Mars vengeur, et Cécina Severus un autel à la vengeance, Tibère représenta qu’il fallait réserver de tels monumens pour les succès du dehors, et le voile de la tristesse pour les malheurs domestiques.
Messalinus proposa de remercier Tibère, Livie, Antonia, Drusus et Agrippine, d’avoir vengé Germanicus ; il ne parla point de Claude. L. Asprenas demanda à Messalinus en plein sénat, s’il avait omis à dessein ce nom, qui aussitôt fut joint aux autres. Plus je réfléchis sur l’histoire ancienne et moderne, plus je vois la fortune se jouer des choses humaines. Celui qu’elle réservait secrètement pour le trône, était le dernier que l’opinion, l’espérance et l’estime publique y auraient destiné.
Peu de jours après, l’empereur engagea le sénat à donner le sacerdoce à Vitellius, à Veranius et à Servæus. Il promit à Fulcinius son suffrage pour les charges, en l’avertissant de réprimer la fougue de son éloquence (63).
Ainsi fut vengée la mort de Germanicus, qui non-seulement dans le temps, mais encore depuis, a été si diversement racontée : tant les faits les plus importans sont douteux, les uns donnant pour certain le plus léger ouï dire, les autres défigurant à dessein la vérité ; et la postérité croit être instruite (64).
Le peuple se plaignant de la cherté du blé, Tibère en fixa le prix, et fit donner aux vendeurs deux sesterces par boisseau. Cependant il refusa le titre de père de la patrie, qu’on lui avait déjà déféré, et reprit durement quelques courtisans qui l’appelaient Dieu (65), et ses occupations divines : tant la servitude même marchait par une route étroite et glissante (66), sous un prince qui détestait la flatterie et craignait la liberté.
Je trouve dans les historiens et les mémoires du temps, que le sénat reçut alors une lettre d’Adgandestrius, chef des Cattes, qui offrait de faire périr Arminius[31] par le poison, si on voulait lui en envoyer. Tibère répondit, que Rome se vengeait de ses ennemis à découvert, les armes à la main, et non par des noirceurs secrètes. Il croyait par là s’égaler aux anciens généraux (67), dont les avis garantirent Pyrrhus du poison.
Arminius, après la retraite des Romains et l’expulsion de Maroboduus[32], voulut se rendre souverain, et révolta des concitoyens libres. Attaqué par eux, il leur fit la guerre avec un succès disputé, et périt par la trahison de ses proches. Vrai libérateur de la Germanie, il avait combattu, non comme tant de rois et de généraux, Rome faible et naissante, mais Rome au faîte de sa gloire ; tantôt vainqueur, tantôt vaincu, jamais soumis. Sa vie fut de trente-sept ans ; sa puissance de douze, et il est encore chanté par les barbares ; mais inconnu aux historiens grecs, qui n’admirent que leur nation, et peu célébré des Romains, qui ne vantent que les vertus anciennes.
On garda Maroboduus à Ravenne ; quand les Suèves remuaient, on les menaçait de ce fantôme de roi ; mais pendant dix-huit ans il ne quitta point l’Italie, et y vieillit obscurément, l’amour de la vie lui ayant fait perdre sa gloire.
Le nombre des accusés grossissait de jour en jour ; les délations perdaient toutes les familles, et on gémissait sous les lois, comme autrefois sous les crimes. Je vais, à cette occasion, développer les principes du droit, et les causes qui ont fait naître cette foule de lois si différentes.
Les premiers hommes, sans vices, sans honte et sans crimes, étaient aussi sans liens et sans châtimens. Leur penchant au bien rendait même les récompenses inutiles ; la justice seule commandait, et non la crainte. Mais l’égalité étant détruite, l’ambition et la violence ayant pris la place de la modération et de l’honneur, on eut des rois, et plusieurs peuples les ont gardés. Quelques États, dès leur origine, ou bientôt las de la monarchie, préférèrent les lois. Les premières furent simples comme les hommes : on distingua celles de Crète par Minos, et de Sparte par Lycurgue ; Solon en donna aux Athéniens de plus nombreuses et de plus réfléchies. Chez nous Romulus eut un pouvoir arbitraire : après lui Numa lia le peuple par la religion et les lois divines. Tullus et Ancus y ajoutèrent quelque chose. Mais Servius Tullius fit le premier des lois qui commandèrent aux rois même.
Tarquin chassé, le peuple employa différens moyens pour défendre sa liberté, et pour se réunir contre les factions du sénat. On créa les décemvirs ; et des meilleures lois connues et rassemblées, on composa celle des douze tables. Ce fut le dernier code juste. Les lois qui suivirent furent à la vérité quelquefois établies contre le crime ; mais plus souvent par la violence, par la dissension des ordres de l’État, pour envahir les honneurs, pour chasser de bons citoyens, ou pour d’autres motifs odieux. De là les troubles excités dans le peuple par les Gracchus et les Saturninus ; les largesses de Drusus au nom du sénat ; nos alliés corrompus par des promesses, ou joués par l’opposition qu’on y mettait. Cependant, malgré la guerre d’Italie et la guerre civile, on fit encore beaucoup de lois. Le dictateur Sylla abolit ou changea les anciennes et en ajouta plusieurs. Après lui, elles cessèrent un moment ; mais bientôt on vit les requêtes violentes de Lépide, et la licence rendue aux tribuns de remuer le peuple à leur gré. Alors non-seulement le besoin de l’État, mais chaque particulier fut un objet de lois, et la corruption en augmenta le nombre.
Pompée, dans son troisième consulat, choisi pour corriger les mœurs, employa des remèdes pires que les maux, fit des lois, les abolit, et perdit par les armes ce qu’il avait conservé par les armes. De là vingt ans de troubles ; plus de règle, plus de justice, le crime impuni, et souvent la vertu opprimée. Enfin Auguste, consul pour la sixième fois, et affermi dans son pouvoir, anéantit les ordonnances du triumvirat, et nous donna, par ses lois, la paix et la monarchie.
Salluste, l’un de nos plus célèbres historiens, avait, en l’adoptant, donné son nom à Crispus, petit-fils de sa sœur, et issu d’une famille de chevaliers. Quoique la route des honneurs lui fût ouverte, il prit Mécène pour modèle ; et sans même entrer au sénat, surpassa en crédit plusieurs consulaires ou triomphateurs. Très-éloigné des mœurs antiques par la recherche de sa parure et par une aisance opulente qui approchait du luxe, il était pourtant homme de tête, et d’autant plus propre aux grandes affaires, qu’il couvrait son activité par le sommeil et la paresse. Du vivant de Mécène, il fut le second confident du prince ; devenu ensuite le premier, il eut le secret du meurtre d’Agrippa Postumus. Sa faveur, sur le déclin de l’âge, fut plus
apparente que réelle ; Mécène avait eu le même sort ; soit fatalité, qui mine à la fin un grand crédit ; soit que le maître se dégoûte de n’avoir plus à donner, ou le courtisan de n’avoir plus à désirer.Severus Cécina demanda que les gouverneurs de province n’y menassent point leurs femmes : il dit et répéta, « qu’il avait une épouse fidèle, mère de six enfans, et qu’en la retenant dans l’Italie, quoiqu’il eût servi quarante années en plusieurs provinces, il avait pratiqué ce qu’il exigeait des autres ; que l’ancienne défense de traîner des femmes chez les alliés et les étrangers était très-sage ; qu’un tel cortège nuisait par son luxe durant la paix, par ses frayeurs durant la guerre, et donnait aux troupes romaines l’air d’une armée de barbares ; que ce sexe était non-seulement faible et incapable de fatigues, mais, dès qu’il le pouvait, avide de dominer, ambitieux et méchant ; qu’il se mêlait parmi les soldats et disposait des centurions ; qu’une femme avait, en dernier lieu, présidé à l’exercice des cohortes et à la revue des légions ; que si les gouverneurs étaient accusés de péculat, on en taxait surtout leurs femmes ; que chères à la lie des provinces, elles entreprenaient et terminaient les affaires ; qu’on avait deux généraux à honorer et deux juges à craindre, dont le plus tyrannique était la femme ; qu’autrefois enchaînées par les lois Oppiennes et par d’autres, elles avaient brisé leurs liens pour commander dans les familles, au forum et dans les armées. »
Cet avis eut peu de partisans ; la plupart objectaient qu’il ne s’agissait point de cette affaire, et que Cécina n’était pas un censeur assez grave d’un tel abus. Valerius Messala, dont l’éloquence retraçait celle de son père, répondit, « qu’on avait adouci et perfectionné les mœurs anciennes ; que l’ennemi n’était plus aux portes de la ville, ni les provinces révoltées ; que les dépenses restreintes aux besoins des femmes n’étaient pas onéreuses aux maris, encore moins aux alliés ; que partageant le reste avec leurs époux, elles ne nuisaient à rien durant la paix ; que sans doute la guerre demandait des hommes libres : mais quel plus doux soulagement qu’une épouse après tant de fatigues ! Quelques unes ont succombé, dit-on, à l’avarice ou à la vanité ; n’a-t-on pas souvent reproché plus d’un vice aux magistrats mêmes ? On ne laisse pas d’en envoyer dans nos provinces. Mais les maris sont corrompus par leurs femmes ? Tous ceux qui n’en ont point sont-ils donc irréprochables ? Les lois Oppiennes ont autrefois paru nécessaires à la république ; depuis on a cru à propos d’en mitiger la rigueur. En vain nous rejetons notre lâcheté sur nos femmes ; leurs désordres sont la faute des maris : la faiblesse d’un ou de deux généraux doit-elle arracher aux autres les compagnes de leurs succès et de leurs revers ? ce serait d’ailleurs abandonner à lui-même un sexe faible, l’exposer à son propre luxe et aux passions d’autrui. Une femme se contient à peine sous la garde d’un époux ; que sera-ce, si une espèce de divorce de plusieurs années le fait oublier ? en prévenant les fautes qui se commettent dans les provinces, souvenons-nous des désordres de la capitale. » Drusus ajouta en peu de mots, et pour lui-même, que les princes étaient souvent appelés aux extrémités de l’Empire ; qu’Auguste avait parcouru l’Orient et l’Occident, toujours avec Livie ; que lui-même avait été jusqu’en Illyrie, prêt, s’il le fallait, à aller plus loin, mais avec quelque peine ? si on le séparait d’une femme chérie et dont il avait tant d’enfans. Ces discours firent tomber l’avie de Cécina.
Tibère, sans rien exagérer ni rien affaiblir, écrivit au sénat, que la guerre des Gaules avait été terminée en naissant ; que ses lieutenans avaient servi l’État de leur valeur, et lui de ses conseils ; que la dignité de l’Empire avait empêché Drusus et lui de partir pour cette guerre ; qu’il serait indécent aux princes, pour une ou deux villes mutinées, de quitter la capitale d’où ils tenaient les rênes de l’État ; qu’à l’abri maintenant du soupçon de crainte, il irait calmer tout par sa présence. Les sénateurs ordonnèrent des vœux pour son retour, des prières publiques et les honneurs d’usage. Le seul Cornélius Dolabella, pour enchérir sur les autres, poussa le ridicule de l’adulation jusqu’à demander que Tibère entrât de la Campanie dans Rome avec l’ovation[33]. L’empereur fit réponse, par lettres, qu’après avoir dompté tant de peuples barbares, et tant obtenu ou dédaigné de triomphes dans sa jeunesse, il n’était pas assez affamé de gloire, pour désirer, dans sa vieillesse, la vaine récompense d’une promenade aux portes de Rome.
A la fin de l’année, Lutorius Priscus, chevalier romain, récompensé par Tibère pour un beau poëme où il avait pleuré Germanicus, fut accusé d’en avoir fait un autre pendant une maladie de Drusus, dans l’espérance, si le prince mourait, d’être encore mieux payé. Lutorius, par une vanité de poëte, avait lu son ouvrage chez Petronius, en présence de Vitellia, belle-mère de celui-ci, et de plusieurs femmes distinguées, Effrayées de la délation, toutes avouèrent le fait ; Vitellia seule le nia fortement ; mais on ajouta plus de foi à ce qui chargeait le coupable : Haterius Agrippa, consul désigné, opina pour le dernier supplice.
Manius Lepidus fut d’un avis contraire. « Sénateurs, dit-il, si nous ne considérons que le crime par lequel Lutorius a souillé ses talens et les oreilles des citoyens, la prison, la corde, les supplices même des esclaves ne le puniraient pas assez ; mais si la modération du prince, l’exemple de vos ancêtres et le vôtre nous apprennent à être indulgens pour les forfaits les plus honteux ; s’il faut distinguer les paroles des actions, et la vanité de la scélératesse, nous pouvons faire justice sans pécher ici ni par clémence ni par sévérité. Souvent le prince a regretté devant moi, que par une mort volontaire on eût prévenu le pardon. La vie de Lutorius est sans inconvénient (68) ; elle ne peut être un mal pour l’État, ni sa mort un exemple. Ses ouvrages, pleins d’extravagances, sont frivoles et sans effet ; on ne doit pas craindre sérieusement un écrivain qui se dégrade et se trahit en cherchant à captiver non des hommes, mais des femmes. J’opine cependant qu’on le chasse de Rome, qu’on le prive de ses biens, qu’on lui interdise le feu et l’eau, comme s’il était coupable de lèse-majesté. »
Le seul consulaire Rubelius Blandus fut du même avis ; les autres de celui d’Agrippa ; Priscus fut conduit en prison, et sur-le-champ mis à mort. L’empereur, avec ses détours ordinaires, remercia les sénateurs de leur zèle pour venger le prince des plus légères injures, mais les pria de punir moins sévèrement de simples paroles. Il loua Lepidus sans blâmer Agrippa. Le sénat arrêta donc que ses décrets ne seraient portés au trésor qu’au bout de dis jours, dont la vie des condamnés serait prolongée ; mais les juges n’étaient pas les maîtres de revenir sur ces décrets, et le temps n’adoucissait point Tibère.
« Sénateurs, en toute autre circonstance je ferais peut-être mieux de venir moi-même vous répondre , et vous dire ce que je croirais utile à l’État ; dans cette affaire il est plus sage d’éloigner mes yeux de vos assemblées. Ceux dont le luxe honteux est public, me seraient désignés par leur crainte et par vos regards, et en quelque sorte accusés par les miens. Si le zèle de vos édiles leur eût permis de me consulter, peut-être leur aurais-je conseillé de fermer les yeux sur des vices enracinés depuis long-temps, plutôt que d’exposer au grand jour l’excès de nos maux et notre impuissance de les guérir. Cependant ils ont fait leur devoir, et je souhaite que les autres magistrats les imitent. Pour moi, je ne puis ni me taire avec décence, ni m’expliquer avec liberté ; mon rôle n’est point celui d’un édile, ni d’un préteur, ni d’un consul ; On attend du chef de l’Etat quelque chose de plus grand et de plus relevé ; chacun s’attribue la gloire du bien ; lui seul demeure chargé du mal. Par où commencerai-je la réforme, le rétablissement de la simplicité ancienne ? par ces maisons de campagne d’une étendue immense ? ces esclaves sans nombre, et de tant de nations ?cette masse énorme d’or et d’argent ? ces bronzes, ces tableaux d’un si grand prix ? ces habits qui font ressembler les hommes à des femmes ? ces pierres enfin, pour lesquelles un sexe dissipateur engloutit notre argent chez les étrangers et les ennemis ?
Je sais que dans les festins et dans les cercles tous se plaignent de ces désordres, et demandent qu’on les réprime ; mais qu’on fasse une loi, qu’on parle de punitions, ils crieront que l’État est renversé, qu’on cherche à perdre ceux qui se distinguent, que personne n’est à l’abri des délations. Ce n’est que par des remèdes cruels qu’on guérit des maladies invétérées ; il faut de même à des âmes corrompues et corruptrices, malades et brûlantes, des remèdes aussi violens que leurs passions. Tant de lois imaginées par nos ancêtres, tant d’autres faites par Auguste, abolies ensuite, ou par l’oubli, ou, ce qui est plus criminel, par le mépris, n’ont fait qu’enhardir le luxe ; car la cupidité craint de voir défendu ce qui ne l’est pas encore ; mais dès qu’on a violé inpunément la loi, il n’y a plus ni honte ni crainte. Pourquoi l’économie était-elle autrefois en honneur ? c’est que chacun se modérait ; c’est que nous étions citoyens d’une seule ville. Bornés même par l’Italie, nos passions étaient moins vives. Les victoires du dehors nous ont appris à dévorer le bien d’autrui, les guerres civiles à dissiper le nôtre. Si nous envisageons tous nos maux, que nous trouverons léger celui-ci ! Personne ne vous dit que l’Italie subsiste par des secours étrangers, que la vie du peuple romain est tous les jours à la merci de la mer et des tempêtes. Si l’abondance des provinces ne venait au secours des maîtres, des esclaves, et de nos campagnes même, nos palais et nos bosquets nous feraient-ils vivre ? Tel est, sénateurs, le soin dont le prince est chargé, il n’y peut renoncer sans perdre l’État ; la réforme du reste est dans vos cœurs, l’honneur la fera chez nous, la nécessité chez les pauvres, la satiété chez les riches. Cependant, si quelque magistrat se croit assez sévère et assez habile pour arrêter le désordre, je l’en loue, et le remercie de soulager mes travaux ; mais si l’on ne veut que parler contre les vices, et content de cette vaine gloire, me laisser en butte à la haine, croyez, sénateurs que je ne suis pas plus que vous avide d’ennemis. Le soin de l’État m’en fait de violens et d’injustes ; épargnez-m’en d’inutiles, et pour moi et pour vous. »
Autrefois les maisons riches ou illustres se ruinaient par leur magnificence ; il était permis alors de faire ainsi sa cour au peuple, aux alliés, aux rois ; on avait un nom et des cliens à proportion de ses richesses, de son état et de son luxe. Mais la réputation devenant funeste, et les meurtres fréquens, on se montra plus sage : en même temps le sénat se remplit d’hommes nouveaux, qui apportèrent des villes municipales, des colonies ou des provinces, leur parcimonie domestique ; et cet esprit subsista, quoique plusieurs fussent parvenus, par leur bonheur ou leur savoir faire, à une vieillesse opulente. Mais le vrai modèle de la vie frugale fut Vespasien, qui affectait de vivre à l’antique ; le désir d’imiter le prince et de lui faire sa cour, eut plus de force que la crainte de la punition et des lois. Peut-être y a-t-il aussi pour les mœurs une révolution réglée comme pour les saisons ; peut-être, à quelques égards, valons-nous mieux que nos pères, et mériterons-nous aussi d’être loués et imités par nos neveux.
En rapportant les avis des sénateurs, je me bornerai aux plus remarquables par le courage ou par la bassesse ; car le premier devoir d’un historien est de ne pas laisser la vertu dans l’oubli, et de faire redouter au vice l’infamie et la postérité. L’adulation avilit et infecta tellement ces temps malheureux, que non-seulement les grands de l’État qui ne se maintenaient que par la flatterie, mais tous les consulaires, la plupart des anciens préteurs, de simples sénateurs même se levaient à l’envi, pour ouvrir des avis aussi ridicules que vils. On assure que Tibère, toutes les fois qu’il sortait du sénat, s’écriait en grec : O hommes faits pour l’esclavage ! L’ennemi même de la liberté publique était fatigué d’une patience et d’une servitude si basse (69).
Soixante-quatre ans après la bataille de Philippes, Junie, nièce de Caton, sœur de Brutus et femme de Cassius, termina sa carrière. Son testament fit du bruit, parce qu’étant très-riche, et ayant fait des legs à presque tous les grands, elle avait omis Tibère. Il ne parut point s’en offenser, et n’empêcha ni l’éloge de Junie dans la tribune, ni sa pompe funèbre. On y porta les images de vingt familles illustres, des Manlius, des Quintius, et d’autres hommes aussi respectables ; mais celles de Brutus et de Cassius effaçaient tout, par la raison même qu’on ne les y voyait pas.
Tibère voyait depuis neuf ans la république tranquille et sa maison florissante, car il regardait la mort de Germanicus comme heureuse pour lui ; tout à coup, sous le consulat d’Asinius et d’Antistius, son bonheur commença à s’altérer ; il devint cruel, ou favorisa ceux qui l’étaient. Ce changement eut pour auteur Élius Séjan, préfet du prétoire : j’ai déjà parlé de son crédit, je vais parler de son origine, de ses mœurs, et des crimes par lesquels il s’empara du pouvoir. Il était né à Vulsinie, de Séjus Strabon, chevalier romain. Attaché dans sa jeunesse à C. César, petit-fils d’Auguste[34], on l’accusait de s’être prostitué pour de l’argent au riche et prodigue Apicius : bientôt, par différens artifices, il sut tellement gagner Tibère, que ce prince, si caché pour tout le monde, était pour lui sans secret et sans défiance ; moins par l’adresse de Séjan, qui succomba lui-même sous celle de son maître (70), que par la colère des dieux, qui rendirent sa faveur et sa chute également funestes à l’État. Endurci au travail, audacieux, habile à se déguiser et à noircir les autres, insolent et flatteur, modeste au dehors et dévoré au dedans de la fureur de régner, il employait dans cette vue tantôt le luxe et les largesses, tantôt l’application et la vigilance, non moins criminelles quand elles servent de masque à l’ambition.
Pour augmenter le crédit de sa charge, assez borné jusqu’à lui, il rassembla dans un camp les cohortes jusque-là séparées, afin que recevant l’ordre toutes à la fois, et fortifiées par leur réunion, elles en parussent plus redoutables ; il prétextait l’indiscipline des soldats dispersés ; qu’en les tenant ensemble on serait plus en force contre les accidens subits, et qu’on les contiendrait mieux dans des retranchemens loin de la corruption de Rome. Ce camp établi, il s’insinue peu à peu dans l’esprit des soldats, en les abordant et les nommant ; choisit lui-même les centurions et les tribuns, s’assure aussi du sénat en donnant des charges et des gouvernemens à ses créatures. Tibère l’en laissait maître, l’appelait non-seulement dans la conversation, mais devant le sénat et le peuple, le compagnon de ses travaux, et souffrait que les images de Séjan fussent saluées au théâtre, dans les places publiques et à la tête des légions.
Cependant le grand nombre des Césars, Drusus, dans la force de la jeunesse, ses enfans adultes, nuisaient aux vues du favori : il n’osait les faire périr tous à la fois ; des crimes cachés exigeaient des intervalles ; il préféra ce moyen, en commençant par Drusus qui venait d’irriter sa haine. Ce prince violent, et ne pouvant souffrir de rival, le menaça de la main dans une querelle ; et Séjan s’étant avancé, reçut un soufflet. Tout bien pesé, il met en œuvre Livie, femme de ce prince, sœur de Germanicus, et d’une beauté rare, que son enfance n’avait pas annoncée. Il feint d’en être amoureux, et la séduit ; engagée dans un premier crime, la perte de son honneur la rend facile sur le reste. Séjan la détermine à se défaire de Drusus, et à l’épouser pour régner avec lui. Ainsi la nièce d’Auguste, belle-fille de Tibère, ayant des enfans de Drusus, déshonorait par un vil adultère sa personne et sa naissance, sacrifiant ses avantages présens à des espérances incertaines et criminelles. Elle admit dans le secret Eudemon , son ami et son médecin, dont l’état autorisait l’assiduité ; et Séjan, pour s’assurer sa maîtresse, chassa sa femme Apicata dont il avait trois enfans. Mais l’énormité du forfait les faisait craindre, différer, et varier dans leurs projets.
Séjan, pour hâter le crime, employa un poison propre, par sa lenteur, à faire croire que Drusus était mort naturellement. Il fut donné par l’eunuque Lygdus, comme on le découvrit huit ans après. Tout le temps de sa maladie, Tibère ne montra point d’inquiétude, peut-être pour se donner un air de fermeté ; et le jour de la mort du prince, même avant ses funérailles , il vint au sénat. Les consuls s’étant assis, par forme de tristesse, sur les bas sièges, il les avertit de monter à leurs places ; pour consoler l’assemblée qui fondait en larmes, il étouffa ses soupirs, et dit sans s’interrompre : « Qu’on le blâmerait peut-être de se présenter au sénat dans ces premiers nioniens de douleur ou tant d’autres pouvaient à peine soutenir l’entretien de leurs proches, et supporter le jour ; qu’il ne les accusait pas de faiblesse, mais trouvait dans le sein de la république une plus puissante consolation. » Déplorant ensuite l’extrême vieillesse de sa mère, l’âge encore tendre de ses petits-fils, et le déclin du sien, il demanda qu’on fît entrer les enfans de Germanicus, la seule ressource de l’État dans son malheur. Les consuls sortirent, et après avoir rassuré ces enfans, les conduisirent devant Tibère. « Sénateurs, dit-il en les prenant par la main, j’ai remis ces princes à leur oncle après la mort de leur père, et l’ai prié, quoiqu’il eût des enfans, d’avoir soin de ceux-ci comme des siens, de les former pour lui-même et pour la postérité. Drusus leur est enlevé ; c’est à vous que j’adresse mes prières en présence des dieux et de la patrie ; adoptez, conduisez ces petits-fils d’Auguste, reste précieux de tant de grands hommes ; remplissez votre devoir et le mien. Néron, Drusus, vous n’avez plus que le sénat pour père ; dans le rang où vous êtes nés, votre bonheur ou votre malheur est celui de l’État. »
Ce discours fut reçu avec des pleurs abondantes et des vœux pour Tibère. S’il en fût resté là, il eût intéressé l’assemblée et mérité son estime ; mais étant retombé dans ses offres vaines et ridicules, de remettre aux consuls ou à d’autres le gouvernement, on cessa même de croire ce qu’il avait dit de vrai et d’honnête.
Vers ce même temps, il courut un péril qui fortifia sa confiance dans l’amitié de Séjan. Ils étaient à table, à la campagne, dans une grotte naturelle ; des pierres se détachant tout à coup de l’entrée, écrasèrent quelques domestiques ; les assistans et les convives effrayés s’enfuirent. Séjan couvrant le prince de ses genoux, de son visage et de ses mains, arrêta la chute des pierres, et fut trouvé dans cette attitude par les soldats qui vinrent au secours. Son pouvoir en augmenta ; quoiqu’il donnât des conseils funestes, il était cru, comme ne s’occupant point de lui.
Plusieurs croyaient que Silius, par son indiscrétion, avait
ulcéré l’empereur, s’étant trop vanté que son armée seule était restée dans le devoir ; et que si elle avait remué comme les autres, Tibère aurait perdu l’Empire. Par là l’empereur se croyait dégradé, et comme hors d’état de s’acquitter envers lui ; car on est touché : des bienfaits, tant qu’on croit pouvoir les payer ; s’ils sont au dessus de la reconnaissance, elle se change en haine. Silius prévint par une mort volontaire la condamnation dont il était menacé.Je vois dans ces temps funestes Lepidus accrédité, quoique sage. Il fit souvent adoucir les arrêts cruels dictés par la flatterie ; cependant il se conduisait avec prudence, car il fut toujours aimé et considéré de Tibère : ce qui me porte à douter si la faveur ou l’aversion des princes dépend, comme tout le reste, de la destinée et du sort ; ou si la conduite y contribue, et s’il est possible de marcher, sans ambition comme sans péril, entre la révolte déclarée et la basse adulation.
Tant d’exécutions affligeantes firent un moment place à la joie. C. Cominius, chevalier romain, convaincu de chansons (71) contre Tibère, obtint sa grâce par les prières de son frère qui était sénateur. Aussi s’étonnait-on que l’empereur, connaissant le prix de la clémence et la gloire qui la suit, préférât d’être cruel : car ce n’était parle discernement qui lui manquait ; et il est toujours aisé aux souverains de juger si on les loue sincèrement ou avec une satisfaction simulée. D’ailleurs Tibère lui-même, dont les discours étaient pour l’ordinaire étudiés et comme à la gêne (72), s’énonçait avec plus d’aisance et de promptitude quand il parlait pour quelqu’un.
La plupart des choses que j’ai rapportées ou que je rapporterai, paraîtront sans doute petites et peu dignes d’être connues ; mais il ne faut pas comparer ces annales aux anciennes histoires du peuple romain. Leurs auteurs racontaient avec liberté des guerres importantes, des villes soumises, des rois vaincus et prisonniers ; ils montraient de même l’intérieur de l’État, les dissensions des consuls et des tribuns, les lois pour le partage des terres et blés, les débats du peuple et des grands. Notre carrière étroite et sans gloire n’offre qu’une paix constante ou peu troublée, Rome dans un état triste, et un prince peu jaloux d’étendre l’Empire. Il n’est pourtant pas inutile d’examiner ces causes légères en apparence, qui font souvent naître les plus grands événemens.
Les États sont gouvernés ou par le peuple, ou par les grands, ou par un roi. Un gouvernement mêlé et formé de ceux-ci, est plus louable que possible, ou du moins est peu durable. Autrefois, quand le peuple ou le sénat étaient puissans, il fallait connaître le caractère de la multitude et le moyen d’en manier les esprits ; ceux qui avaient étudié le génie du sénat et des grands passaient pour habiles et sages : aujourd’hui que le gouvernement est changé et dépend d’un seul (73), il est bon d’approfondir et de développer ces objets ; car peu de gens discernent d’eux-mêmes ce qui est bien ou mal, nuisible ou avantageux ; l’exemple seul instruit la multitude. Ces récits, il est vrai, sont plus utiles qu’agréables. L’histoire des nations, la variété des combats, le sort des grands capitaines (74), attachent et intéressent le lecteur ; nous n’avons à parler que d’ordres barbares, d’accusations continuelles, d’innocens opprimés, d’amis perfides, de causes et d’effets qui dégoûtent par leur triste uniformité. D’ailleurs les anciens historiens ont peu de censeurs ; il n’importe à personne qui on loue le plus, des Carthaginois ou des Romains : mais plusieurs de ceux qui sous Tibère ont subi les supplices ou l’infamie, ont laissé des descendans ; et leur postérité, fût-elle éteinte, souvent celui qui leur ressemble par les mœurs, croit qu’on lui reproche les crimes d’autrui. L’éclat même de la vertu irrite les méchans, parce qu’elle les démasque et les condamne.
Sous le consulat de Cornélius Cossus et d’Asinius Agrippa, on fit à Cremutius Cordus un crime, jusqu’alors inoui, d’avoir publié une histoire où il louait Brutus, et nommait Cassius le dernier des Romains. Ses délateurs étaient Satrius Secundus, et Pinarius Natta, créatures de Séjan ; présage funeste pour l’accusé, ainsi que l’air menaçant de l’empereur. Résolu de quitter la vie, il se défendit en ces termes : « Sénateurs, on me reproche mes discours, tant mes actions sont innocentes ; mais ces discours même n’attaquent ni le prince, ni sa mère, seul crime de lèse-majesté. On m’accuse d’avoir loué Brutus et Cassius, dont tant d’auteurs ont écrit l’histoire, et qu’aucun n’a nommés sans éloges. Tite-Live, si éloquent et si sage (75), a donné tant de louanges à Pompée, qu’Auguste l’appelait le Pompéien : leur amitié n’en souffrit pas. Il traite souvent d’hommes illustres Afranius, Scipion, ce Brutus même et ce Cassius ; jamais, comme on le fait aujourd’hui, de voleurs et de parricides. Asinius Pollion a célébré leur mémoire ; Messala Corvinus appelait Cassius son général, et ces deux écrivains ont été comblés de biens et d’honneurs. Cicéron, dans un de ses livres, ayant déifié Caton, César, quoique dictateur, n’y répondit que par écrit, comme il eut fait en justice. Les lettres d’Antoine, les harangues de Brutus, sont des satires d’Auguste, fausses à la vérité, mais très-amères. On lit encore les vers de Bibaculus et de Catulle, pleins d’invectives contre les empereurs. César et Auguste, soit modération, soit sagesse, ont souffert et méprisé ces injures : car le mépris les fait tomber, et le ressentiment avoue qu’on les mérite.
Je ne parlerai point des Grecs ; chez eux la liberté, la licence même étaient impunies, du moins on ne s’y vengeait d’une satire que par une autre : mais jusqu’ici il était permis d’apprécier, sans crainte des détracteurs, ceux que la mort a soustraits à la faveur ou à la haine. Ai-je porté les armes avec Brutus et Cassius dans les champs de Philippes ? Ai-je, par des harangues, animé le peuple à la guerre civile ? Depuis soixante et dix ans qu’ils ne sont plus, leurs images, que le >vainqueur même n’a point détruites, nous les rappellent ; n’ont-ils pas aussi leur place dans l’histoire ? La postérité fait justice (76) ; et si vous me condamnez, Brutus et Cassius feront souvenir de moi. »
Il sortit ensuite du sénat, et se laissa mourir de faim. Le sénat chargea les édiles de brûler ses livres ; mais on les cacha et on les lut (77). L’autorité est bien ridicule, quand elle prétend ordonner l’oubli à nos descendans. Au contraire, la punition donne de l’éclat aux écrivains ; et quand on a sévi contre eux, chez les étrangers ou chez nous, on n’a fait que les rendre célèbres et se déshonorer.
En ce même temps l’Espagne ultérieure, à l’exemple de l’Asie, demanda au sénat, par des ambassadeurs, d’élever un temple à l’empereur et à Livie. Tibère, décidé à mépriser les honneurs, et voulant répondre à ceux qui l’accusaient de vanité, tint ce discours au sénat : « On a, je le sais, blâmé ma faiblesse, de n’avoir pas refusé, il y a peu de temps, la même demande faite par les villes d’Asie. Je vais donc, et justifier mon silence à leur égard, et déclarer ma résolution pour l’avenir. Auguste n’empêcha point Pergame de lui élever un temple et à la ville de Rome ; ses actions et ses paroles étant pour moi des lois, j’ai volontiers suivi cet exemple, parce qu’on rendait au sénat encore plus d’honneurs qu’à moi. Mais si l’on est excusable de les recevoir une fois, il y aurait de l’ambition et de l’orgueil à remplir, comme un dieu, les provinces de ses images ; et le culte d’Auguste est avili, si l’adulation le prostitue.
Je sais, sénateurs, que je suis mortel, soumis aux lois de l’humanité (78), et trop heureux si je remplis dignement la première place de l’univers. Soyez-en témoins, et que la postérité s’en souvienne : elle m’accordera au-delà de mes désirs, si elle juge que j’ai été digne de mes ancêtres, attentif à vos intérêts, ferme dans les dangers, et bravant la haine pour faire le bien. Voilà les temples que j’ambitionne dans vos cœurs ; voilà les plus belles statues et les seules durables. Des monumens de pierre, si le jugement de la postérité les rend odieux, ne sont que de vils tombeaux. Je supplie donc les dieux de m’accorder jusqu’à la fin une âme tranquille, éclairée sur les lois divines et humaines ; nos citoyens et nos alliés, d’honorer, quand je ne serai plus, mes travaux et mon nom de leur souvenir et de leurs éloges. » II persista depuis, même dans ses entretiens particuliers, à dédaigner un pareil culte ; selon quelques uns par modestie ou par défiance, mais selon d’autres par bassesse ; ils disaient qu’une âme noble aspire à ce qui est grand ; qu’Hercule et Bacchus parmi les Grecs, Romulus chez nous, étaient ainsi devenus dieux ; qu’Auguste, en l’espérant, avait condamné Tibère ; que les princes jouissant à souhait des autres biens, n’en ont à ambitionner qu’un seul, l’hommage de la postérité ; et qu’en eux le mépris de la gloire est celui des vertus (79).
Séjan, ivre de sa fortune, enhardi d’ailleurs par la passion de Livie, qui le pressait d’accomplir sa promesse de mariage, écrit à l’empereur ; c’était l’usage, même quand on était à sa cour : la lettre portait ; « Que la bienveillance d’Auguste pour lui, et les marques d’estime de Tibère, l’avaient accoutumé à porter au prince ses vœux et ses espérances avant de s’adresser aux dieux ; qu’il n’avait jamais désiré les grandes places, préférant de veiller, comme un simple soldat, à la garde et à la conservation de l’empereur ; qu’il était cependant parvenu à l’honneur suprême d’être cru digne de son alliance ; que de là naissait son espoir ; qu’Auguste, disait-on, lorsqu’il voulut marier sa file, avait même pensé à de simples chevaliers romains ; que si Tibère cherchait un époux à Livie, il se souvînt d’un ami, qui , sans renoncer à ses emplois, ne voulait que s’honorer de cette union, et mettre sa famille à l’abri de la haine injuste d’Agrippine ; qu’il ne la craignait que pour ses enfans, et aurait toujours assez vécu en se sacrifiant pour un si digne prince. »
Tibère loua les sentimens de Séjan, fit une mention légère de ses bienfaits, demanda du temps pour penser à cette affaire, et ajouta : « Que les autres hommes, quand ils délibèrent, écoutent leur intérêt seul ; que les princes, au contraire, doivent surtout avoir en vue la renommée ; qu’ainsi il n’userait point d’une défaite trop facile, en laissant Livie la maîtresse de l’épouser après Drusus, de supporter le veuvage, de consulter ses plus proches parens, sa mère et son aïeul ; qu’il serait plus franc avec lui ; que d’abord la haine d’Agrippine deviendrait bien plus violente, si le mariage de Livie déchirait comme en deux factions (80) la maison des Césars ; que la jalousie déclarée de ces deux femmes avait déjà semé la discorde entre ses petits-fils : qu’arriverait-il si le trouble augmentait par une telle alliance ? Car vous vous trompez, mon cher Séjan, si vous croyez que vous resterez dans votre état, et que Livie, veuve de C. César et de Drusus, se résoudra à vieillir femme d’un chevalier romain ! Quand j’y consentirais, pensez-vous qu’on le souffrît, après avoir vu dans le plus haut rang le frère de Livie, son père et nos ancêtres ? Vous désirez, je le sais, de rester à la place où vous êtes ; mais ces magistrats, ces grands de l’État, qui forcent votre porte pour vous consulter sur toutes les affaires, ne craignent point de dire que votre état est bien au-dessus de celui d’un simple chevalier, et que mon père a beaucoup moins fait pour ses amis ; ils m’accusent par la jalousie qu’ils vous portent. Auguste, dites-vous, eut dessein de marier sa fille à un chevalier romain. Est-il surprenant qu’un prince occupé de tant de soins, et persuadé qu’il élèverait prodigieusement celui qu’il honorerait de cette alliance, ait parlé de Proculeius et de quelques autres, remarquables par l’éloignement où ils vivaient de toutes les affaires ? Incertains un moment avec Auguste, arrêtons-nous au choix qu’il fit d’Agrippa, et ensuite de moi ; voilà ce que me dicte mon amitié pour vous ; je ne m’oppose pourtant, ni à vos projets, ni à ceux de Livie. Je me tais en ce moment sur mes vues, et sur le dessein que j’ai de vous attacher étroitement à ma personne ; soyez seulement assuré qu’il n’est point de rang dont vos vertus et votre dévouement pour moi ne vous rendent digne : je m’en expliquerai quand il sera temps, soit au sénat, soit au peuple. »
Séjan, pénétré de crainte, ne parla plus de mariage, mais pria l’empereur de le mettre à l’abri des soupçons secrets, des discours publics, des traits de l’envie ; et pour ne pas diminuer son pouvoir en écartant la foule qui venait le chercher, ou fournir des armes contre lui en la recevant, il engagea Tibère à vivre loin de Rome dans quelque séjour agréable. Séjan y trouvait l’avantage d’être le maître des entrées et des lettres mêmes, qui presque toutes passaient par les soldats ; de gouverner plus facilement un prince déjà vieux et que la solitude énerverait ; d’affaiblir la haine en diminuant son cortège, et d’écarter le fantôme du pouvoir pour en augmenter la réalité : il se plaint donc peu à peu des tracas de la ville, de l’affluence du peuple, de celle des courtisans, louant le repos et la solitude, où, à l’abri de l’ennui et de la jalousie, on se livrait tout entier aux grandes affaires.
Un procès intenté dans ce même temps à Votienus Montanus, célèbre par son esprit, décida enfin Tibère à fuir le sénat et les vérités dures qu’il y entendait souvent. Ce Votienus fut accusé de discours injurieux à l’empereur ; Emilius, un des officiers, déposait contre lui : pour fortifier sa délation, il détaille et affirme tout, sans égard aux murmures de l’assemblée ; Tibère, instruit par là des horreurs dont on le chargeait en secret, s’écria, dans sa colère, qu’il voulait se purger à l’instant même, ou en justice réglée : les prières de ses voisins et l’adulation générale le calmèrent à peine.
On minait à Rome la maison de l’empereur ; et pour préparer le meurtre d’Agrippine, on fit accuser Claudia Pulchra, sa parente, par Domitius Afer, qui sortant de la préture, et peu considéré, cherchait à se faire un nom, même par des crimes. Il chargea Claudia d’adultère avec Furnius, de poisons et de maléfices destinés à l’empereur. Agrippine, toujours violente, et de plus irritée par le danger de sa cousine, va droit à Tibère ; elle le trouve sacrifiant à Auguste, et commence par là ses reproches : « Qu’en immolant des victimes à son père, il ne fallait pas en tourmenter les descendans ; que cette âme divine n’avait pas été transmise à des statues muettes ; que sa véritable image, née de son sang céleste, était en danger et recevait des outrages ; qu’en vain on cherchait des crimes à Pulchra, qui n’en avait d’autre que la sottise d’avoir fait Agrippine l’objet de son culte, oubliant que la même cause avait perdu Socia. » Ce discours arracha au sombre Tibère des duretés qui lui échappaient rarement. Il répondit à Agrippine par un vers grec, que son vrai chagrin était de ne pas régner. On condamna Pulchra et Furnius. Afer, pour cet essai de son génie, fut déclaré éloquent par l’autorité de Tibère, et mis au rang des grands orateurs. Il fit dans la suite le métier d’accusateur ou d’avocat avec plus de réputation que d’estime, et perdit enfin jusqu’à son talent, ayant l’esprit baissé par l’âge, et ne sachant pas se taire.
Agrippine, constamment ulcérée, et de plus malade, ayant reçu une visite de l’empereur, pleura long-temps sans rien dire, et finit par des reproches et des prières : « Qu’il eût pitié de l’abandon où elle était ; qu’il lui donnât un mari ; qu’elle était jeune encore ; que le mariage était l’unique consolation des honnêtes femmes ; qu’il se trouverait des citoyens qui daigneraient prendre soin de l’épouse de Germanicus et de ses enfans. » Tibère sentit combien elle demandait de pouvoir ; cependant, pour ne laisser voir ni ressentiment, ni crainte, il la quitta sans répondre à ses instances.
Sa douleur imprudente fut bien plus aigrie par des émissaires de Séjan, qui, avec un air de zèle, l’avertirent de se méfier du poison et de ne pas manger avec son beau-père. Agrippine, ne sachant pas dissimuler, était à table auprès de l’empereur, sans lever les yeux, sans dire un mot, sans toucher à rien. Tibère en fut averti, ou s’en aperçut ; pour s’en assurer plus méchamment, il loue des fruits qu’on avait servis, et les présente à sa belle-fille. Fortifiée par là dans ses soupçons, elle rend ces fruits à ses esclaves sans les goûter. Tibère, sans lui adresser de reproche, dit, en se tournant vers sa mère, qu’on lui passerait quelque sévérité pour une femme qui le traitait en empoisonneur. On crut dès-lors que la perte d’Agrippine était résolue, et que l’empereur cherchait à la faire mourir en secret, ne l’osant en public.
Selon les astrologues, l’état du ciel, au départ de Tibère, annonçait qu’il ne reviendrait jamais à Rome. Cette prédiction fut fatale à plusieurs, qui concluaient et répandaient que sa mort était prochaine ; car on ne pouvait prévoir qu’il se condamnerait à un exil de onze ans. Bientôt on reconnut combien l’astrologie est près du mensonge et voit confusément le vrai : sur l’absence de Tibère, elle prédisait juste, mais laissait ignorer que, jusqu’à sa dernière vieillesse, il resterait dans les lieux voisins de Rome, et souvent en toucherait les murs.
Le consulat de Silanus et de Nerva commença d’une manière horrible. On traîna en prison Titius Sabinus, illustre chevalier romain, à cause de son attachement pour Germanicus. De tous les courtisans d’Agrippine et de ses enfans, seul fidèle à les cultiver, à se montrer chez eux ou avec eux, il se fit louer des gens de bien et haïr des méchans. Ses délateurs furent Latinius Latiaris, Porcins Caton, Petilius Rufus, et M. Opsius, qui, sortant de la préture, ambitionnaient le consulat ; on n’y arrivait que par Séjan, et on ne gagnait Séjan que par des crimes. Ils convinrent entre eux que Latiaris, qui connaissait un peu Sabinus, tendrait le piège, que les autres seraient témoins, et ensuite accusateurs. Latiaris commence donc, avec Sabinus, par des discours généraux, loue ensuite son courage de n’avoir pas, comme tant d’autres, abandonné dans la disgrâce ceux qu’il avait cultivés dans la faveur, fait l’éloge de Germanicus, et gémit sur Agrippine. Sabinus cherchant, comme tous les malheureux, à épancher son cœur, verse des larmes, laisse échapper quelques plaintes (81) ; ose enfin attaquer Séjan, sa cruauté, son orgueil, ses projets, et n’épargne pas Tibère même. Ces entretiens, dangereux et répétés, les unirent étroitement en apparence. Bientôt Sabinus chercha Latiaris, l’alla voir, et lui confia ses chagrins.
Les trois délateurs cherchent entre eux un moyen d’entendre Sabinus, car il fallait qu’il se crût seul avec Latiaris, et ils craignaient, en restant à la porte, d’être vus, entendus, et soupçonnés. Ils se cachent donc, par une fraude aussi détestable que honteuse, entre le toit et le lambris, approchant l’oreille des trous et des fentes. Latiaris, ayant rencontré Sabinus, l’attire chez lui et dans sa chambre, comme pour lui faire part de quelques nouvelles ; là, il lui détaille le passé, le présent, et un avenir plus terrible. Sabinus (car on retient difficilement des plaintes une fois échappées) tint les mêmes discours, et plus long-temps. Les accusateurs se hâtent de mander à Tibère leur complot et leur infamie. Jamais Rome ne montra plus d’inquiétude et de crainte ; parens, amis, connus, inconnus, tous évitaient de se parler, de se voir, de se rencontrer ; on se défiait même des lieux inanimés, des toits et des murailles.
L’empereur ayant écrit au sénat le premier janvier de cette année, après les souhaits ordinaires, tomba sur Sabinus, l’accusant d’avoir corrompu quelques uns de ses affranchis et d’en vouloir à sa vie ; il demandait clairement vengeance. Sabinus est à l’instant condamné et traîné la corde au cou, la tête enveloppée dans sa robe, faisant effort pour crier, qu’on commençait ainsi l’année en immolant à Séjan de telles victimes. Partout où tombaient ses regards, où ses paroles s’adressaient, on fuyait, tout restait désert, les rues et les places ; quelques uns revenaient et reparaissaient, effrayés même d’avoir eu peur. On se demandait quel jour serait exempt de supplice, si dans un temps de sacrifices et de prières où l’on s’interdisait même les paroles profanes, on voyait des cordes et des chaînes ; que Tibère n’avait pas fait sans dessein cette action odieuse ; qu’il se préparait à ne rien respecter (82), en faisant ouvrir à la fois, par les nouveaux magistrats, les temples et les prisons. L’empereur remercia par lettres les sénateurs d’avoir puni l’ennemi de l’État, ajoutant que les complots de la haine le faisaient craindre pour sa vie ; il ne nommait personne, mais désignait clairement Agrippine et Néron[35].
Asinius Gallus (83), dont les enfans étaient neveux d’Agrippine, fut d’avis qu’on priât l’empereur d’expliquer ses craintes, et de permettre que le sénat les fît cesser. Tibère, entre autres qualités qu’il croyait avoir, se piquait surtout de dissimulation ; il trouva donc très-mauvais qu’on soulevât le masque dont il se couvrait (84). Séjan l’adoucit, non par amour pour Gallus, mais pour laisser développer la vengeance de l’empereur. Il savait que Tibère, lent dans ses projets, joignait, dès qu’il avait éclaté, l’atrocité des actions à celle des discours.
Si mon plan n’était de placer les faits à leur année, je rapporterais d’avance la fin funeste de Latiaris, d’Opsius et de leurs infâmes complices, soit pendant le règne de C. César[36], soit du vivant même de Tibère ; il ne laissait point écraser par d’autres les ministres de ses crimes ; mais souvent rassasié d’eux jusqu’à la haine, et trouvant des scélérats nouveaux, il se défaisait des anciens.
Les consuls Domitius et Scribonianus venaient d’entrer en charge lorsque Tibère traversa le détroit qui va de Surrente à Caprée. Il côtoya la Campanie, incertain s’il rentrerait dans Rome, ou plutôt feignant de le vouloir, parce qu’il ne le voulait pas ; il s’en approcha plusieurs fois, vint même jusqu’à son jardin près du Tibre, puis revint à son île et à ses rochers, pour y cacher ses crimes et ses débauches : il s’y livrait avec tant de fureur, qu’il y faisait servir, suivant l’usage des tyrans, les jeunes gens d’honnête famille ; tout excitait sa brutalité, la beauté des traits et de la taille, l’enfance modeste des uns, le nom illustre des autres ; l’infamie des lieux et des actions fit inventer des termes nouveaux. Des esclaves choisis attiraient ces jeunes gens, récompensaient la complaisance, et menaçaient les refus ; si leur famille s’y opposait, on avait recours aux enlèvemens, et à toutes les violences qu’on exerce dans une ville prise.
La lettre de l’empereur commençait par un trait remarquable : « Sénateurs, que dois-je vous écrire, ou vous taire, ou comment vous écrire dans ces circonstances ? Si je le sais, que tous les dieux et toutes les déesses me fassent périr plus cruellement encore que je ne me sens périr de jour en jour. » Tant il était tourmenté de ses infamies et de ses crimes ! Aussi le plus sage (85) des hommes a-t-il eu raison de dire que si on découvrait l’âme des tyrans, on la verrait percée de coups, et mortellement déchirée par la cruauté, la scélératesse et la débauche ; ni la grandeur, ni la solitude ne sauvaient à Tibère l’horreur et l’aveu des chagrins qui le dévoraient.
Cette même année, mourut l’impératrice Livie, très-avancée en âge. Fidèle dans son intérieur aux mœurs anciennes, et moins austère au dehors qu’elles ne le permettaient, mère impérieuse, épouse complaisante, elle était bien faite pour un mari artificieux et un fils dissimulé. Tibère, qui s’était dispensé de lui rendre les derniers devoirs pour ne point troubler sa vie voluptueuse, s’en excusa sur les affaires qui l’accablaient, et diminua, comme par modestie, les grands honneurs décernés à sa mère, disant qu’elle l’avait voulu ainsi. Dans sa lettre il blâmait les liaisons avec les femmes, désignant indirectement le consul Fufius, ami intime de Livie, mais dont la causticité avait souvent lancé sur Tibère ces railleries piquantes que les souverains n’oublient jamais.
Depuis cette mort, le despotisme fut plus violent et plus oppresseur. Du vivant de Livie, il restait un asile ; Tibère avait toujours eu des égards pour sa mère, et Séjan n’osait les combattre. Libres enfin, et comme déchaînés, ils s’élancèrent sur l’État.
Dans le temps où les amis même de Séjan[37] se défendaient de l’avoir été, M. Terentius, chevalier romain, qu’on en accusa, eut le courage d’en convenir, et tint au sénat ce discours : « Je risquerais peut-être moins à nier mon prétendu crime qu’à l’avouer ; mais, quoi qu’il en arrive, je déclare que j’ai été l’ami de Séjan, empressé de l’être, et charmé de l’être devenu. Je l’avais vu commander avec son père les prétoriens, et depuis maître de Rome et des armées. Ses proches, ses alliés étaient comblés d’honneurs ; les plus aimés de Séjan l’étaient de César, et ceux qu’il haïssait, tremblans ou méprisés. Sans nommer personne, je défendrai à mes seuls périls ceux qui comme moi ont ignoré ses complots. Non, César, ce n’était point Séjan de Vulsinie que nous honorions, c’était l’allié des maisons Claudia et Julia, votre gendre, votre collègue dans le consulat et dans le gouvernement. Nous ne jugeons ni les objets, ni les motifs de vos grâces. Les dieux, en vous donnant le pouvoir suprême, nous ont laissé le mérite de l’obéissance. Nous ne voyons que ce qui frappe nos yeux, ceux à qui vous donnez les richesses, les honneurs, le pouvoir de servir ou de nuire ; et l’on ne peut nier que Séjan n’ait joui de ces avantages. Quant aux sentimens et aux desseins secrets du prince, la prudence et le devoir obligent de les ignorer. Sénateurs, ne pensez point au dernier jour de Séjan, mais à seize ans de faveur. On respectait jusqu’à Satrius et Pomponius. On tenait à honneur d’être connu de ses affranchis et de ses portiers ; mais cette apologie sera-t-elle sans distinction, sans discernement et sans bornes ? non. Punissez les complices de ses desseins contre l’État et contre vos jours ; ceux qui, comme vous, César, n’ont été que ses amis, seront absous. »
La fermeté de ce discours, où chacun retrouvait ses sentimens secrets, fit tant d’impression, que les accusateurs, déjà chargés d’autres forfaits, subirent la mort ou l’exil.
Sext. Marius, le plus riche particulier d’Espagne, fut accusé d’inceste avec sa fille, et précipité du roc Tarpéien. Mais de peur qu’on ne doutât que ses richesses eussent causé sa perte, Tibère s’empara de ses mines d’or, quoique confisquées à l’État. Sa cruauté, irritée par les supplices, ordonna le meurtre de tous les prisonniers accusés de liaisons avec Séjan. Rome fut jonchée de morts, hommes, femmes, enfans, grands et petits, entassés ou dispersés ; les parens, les amis n’osaient les consoler, les pleurer, et presque les voir ; partout des gardes épiaient la douleur publique, et ne quittaient les cadavres qu’aux bords du Tibre, où ils les jetaient ; si le flot les ramenait, on craignait de les brûler, de les toucher. L’humanité cédait à la terreur, et la pitié à la barbarie (86).
Dans ce même temps, C. César, qui avait accompagné Tibère à Caprée, épousa Claudia, fille de Silanus ; il couvrait sa férocité d’une feinte modération, ayant vu condamner sa mère et exiler son frère sans ouvrir la bouche, étudiant chaque jour l’air et les discours de Tibère pour s’y conformer. Aussi applaudit-on beaucoup à l’orateur Passienus, qui l’appelait le meilleur des esclaves, et le pire des maîtres.
Je ne dois point oublier la prédiction de Tibère à Galba, pour lors consul ; il le fit venir, et l’ayant sondé sur plusieurs objets, finit par lui dire en grec : Galba, vous jouirez aussi un instant de l’Empire, lui annonçant par l’astrologie son élévation tardive et passagère. Tibère avait étudié cet art à Rhodes sous Trasylle, dont il avait mis le talent à l’épreuve que voici.
Lorsqu’il consultait quelque astrologue, c’était toujours au haut de sa maison bâtie sur la cime d’un rocher. Un affranchi, ignorant et vigoureux, seul dans la confidence, conduisait par des sentiers escarpés celui dont Tibère voulait éprouver le savoir : si l’astrologue avait paru indiscret ou fourbe, il le précipitait dans la mer en le reconduisant, et ensevelissait le secret du prince. Trasylle, conduit par les mêmes rochers, et interrogé par Tibère, l’intéresse habilement, lui prédit l’empire et tout ce qui l’attendait. Tibère lui demande s’il saura faire aussi son propre horoscope, et dire ce qui lui reste de temps à vivre. Trasylle calcule l’aspect et la position des astres, hésite d’abord, tremble ensuite ; plus il examine, plus il marque d’étonnement et de frayeur : enfin il s’écrie qu’en cet instant même il est menacé d’une fin prochaine. Tibère l’embrasse, le félicite sur tant de sagacité, le rassure, le prend pour un oracle, et en fait son ami.
Ce fait, et d’autres semblables, me font douter si les choses humaines dépendent du hasard ou d’un destin nécessaire et inévitable. Les anciens philosophes et leurs sectateurs sont partagés là-dessus. Plusieurs pensent que les dieux ne s’intéressent ni à la naissance, ni à la vie, ni à la mort des hommes ; qu’il y a par cette raison tant d’honnêtes gens malheureux, et de scélérats fortunés. D’autres croient que la destinée règle les événemens, non par le cours des astres, mais par l’enchaînement des causes naturelles ; que cependant le choix de notre situation dépend de nous ; mais que, le choix fait, tout ce qui doit nous arriver est fixé ; que le vulgaire se trompe sur les biens et les maux ; qu’on peut être heureux dans l’infortune, si on la supporte avec fermeté, et malheureux dans l’opulence, si l’on en abuse. La plupart croient que le sort de chacun est attaché à sa naissance, mais que l’ignorance des astrologues rend souvent leurs prédictions trompeuses ; ce qui décrédite un art dont la réalité paraît démontrée par des exemples anciens et modernes. En effet, le fils du même Trasylle promit aussi l’empire à Néron, comme je le raconterai dans le temps.
Cette même année, on sut qu’Asinius Gallus était mort de faim ; on ignora si c’était de force ou volontairement. Tibère, sollicité pour ses funérailles, ne rougit pas de les permettre, et de se plaindre du destin, qui avait enlevé le coupable avant la conviction ; comme si trois années entières n’avaient pas suffi pour faire le procès à ce vieillard consulaire, père de tant de consuls. Drusus[38] périt ensuite, après s’être misérablement nourri pendant neuf jours de la bourre de son lit. On prétendit que Macron[39] avait ordre, en cas que Séjan prît les armes, de tirer Drusus du palais où il était enfermé, et de le mettre à la tête du peuple ; mais le bruit ayant couru que l’empereur se réconciliait avec sa belle-fille et son petit-fils, Tibère préféra la cruauté au repentir.
Il outragea même Drusus après sa mort, l’appelant infâme débauché, ennemi des siens et de l’État, et fit lire le journal de ses actions et de ses paroles. On frémit de l’atrocité qui avait tenu, durant tant d’années, auprès du jeune prince, des espions de sa contenance, de ses pleurs, et même de ses murmures secrets. À peine croyait-on que son aïeul eût pu entendre, lire et publier ces horreurs ; mais les lettres du centurion Actius et de l’affranchi Didyme nommaient les esclaves qui avaient maltraité ou menacé Drusus lorsqu’il sortait de sa chambre. Le centurion même racontait, comme pour s’en vanter, ses discours barbares, et les dernières paroles de Drusus, qui d’abord, paraissant en délire, avait maudit Tibère, et bientôt, sûr de mourir, l’avait accablé d’imprécations réfléchies, souhaitant que ce meurtrier de sa belle-fille, de son neveu, de ses petits-fils, qui avait inondé de sang toute sa maison, satisfît par son supplice au nom illustre de ses ancêtres et à la postérité. Le sénat murmurait, détestant en apparence ces discours, mais en effet pénétré d’horreur de voir que Tibère, qui, autrefois dissimulé, commettait dans l’obscurité ses crimes, eût enfin l’audace de montrer comme à découvert son pelit-fils sous les coups ignominieux d’un centurion et d’une troupe d’esclaves, demandant en vain les alimens les plus nécessaires.
On pleurait encore cette mort, lorsqu’on apprit celle d’Agrippine. Après le meurtre de Séjan, l’espérance lui fit prolonger ses jours ; mais ne voyant point la cruauté de Tibère s’adoucir, elle se laissa mourir de faim ; peut-être la priva-t-on d’alimens en publiant qu’elle les avait refusés. L’empereur déchira sa mémoire, l’accusant d’impudicité , d’adultère avec Asinius Gallus, et de n’avoir pas osé lui survivre. Mais Agrippine avide de dominer, et ne voulant point d’égaux, avait renoncé aux vices des femmes pour les passions des hommes.
On donnait pour sûre cette lettre de Gétulicus à l’empereur : « Qu’il avait cherché l’alliance de Séjan, non par goût, mais par le conseil de Tibère ; qu’il pouvait se tromper ainsi que le prince ; qu’il n’était pas juste que la même erreur fût sans conséquence pour un seul, et fatale aux autres ; que jusqu’alors fidèle, il continuerait de l’être tant qu’il ne courrait point de risque ; mais qu’un successeur serait pour lui un arrêt de mort ; qu’il proposait à Tibère, comme une espèce de traité, de le laisser dans son gouvernement, et de garder le reste. » Son audace, quoique surprenante, parut vraisemblable, quand on le vit resté seul de la famille de Séjan, et puissant même auprès de Tibère, qui se voyait détesté, affaibli par l’âge, et plus maître en apparence qu’en effet.
Peu de temps après, entrèrent en charge les derniers consuls du règne de Tibère, Acerronius et Pontius ; déjà le pouvoir de Macron était énorme. N’ayant jamais négligé la faveur de Caïus César[40], il la recherchait plus ardemment de jour en jour. Après la mort de Claudia, femme de ce prince, il avait engagé Ennia, son épouse, à le séduire, et à tirer de lui une promesse de mariage, persuadé que Caïus se prêterait à tout pour devenir le maître ; car, malgré son naturel violent, il avait appris dans le sein de son aïeul la dissimulation et la fausseté.
Tibère, qui le connaissait, balançait sur le choix d’un successeur, et d’abord entre ses petits-fils. Le fils de Drusus lui était plus cher et plus proche, mais encore enfant. Le fils de Germanicus, dans la force de la jeunesse, avait pour lui les vœux du peuple ; raison pour Tibère de le haïr. Il eut quelques vues sur Claude, d’un âge mûr et porté au bien ; mais l’esprit faible de ce prince l’arrêta. En cherchant un successeur hors de sa maison, il craignait pour la mémoire d’Auguste et la famille des Césars ; car il avait moins à cœur l’avantage (89) présent des peuples que la vanité de perpétuer son nom. Dans cette incertitude, trop malade pour se décider, il s’en remit au hasard, laissant néanmoins échapper quelques mots pour se montrer prévoyant dans l’avenir. Il reprocha sans détour à Macron, de tourner le dos au couchant et le visage au levant, et prédit à C. César, qui dans une conversation se moquait de Sylla, qu’il n’en aurait que les vices (90) ; puis embrassant, les larmes aux yeux, le plus jeune de ses petits-fils : Tu l’égorgeras, dit-il à Caïus, qui lançait des regards féroces, et un autre t’égorgera. Mais, quoiqu’il empirât à vue d’œil, il ne relâchait rien de ses débauches, jouait la force en cachant ses souffrances (91), se moquait de la médecine, et de ceux qui, passé trente ans, avaient recours aux autres pour connaître ce qui était utile ou nuisible à leur santé.
Cependant Arruntius, Domitius et Marsus furent accusés d’inmpiété envers l’empereur. Domitius et Marsus évitèrent la mort en feignant, l’un de méditer sa défense, l’autre de se laisser mourir de faim. Les amis d’Arruntius lui conseillaient de gagner aussi du temps ; il leur répondit : « Que l’honneur ne parlait pas de même à chacun ; qu’il avait assez vécu, et ne regrettait que d’avoir traîné entre le péril et le mépris une vieillesse agitée, haï d’abord de Séjan, ensuite de Macron, et toujours de quelque scélérat en crédit, sans autre crime que leurs forfaits ; qu’il pouvait sans doute échapper à un prince qui dans peu de jours ne serait plus ; mais comment se dérober à la jeunesse du tyran qui allait régner (92) ? Que si les écueils du trône avaient perdu (93) Tibère malgré sa longue expérience, on ne devait pas mieux attendre de Caïus César, à peine sorti de l’enfance, ignorant ses devoirs, nourri dans le vice, et conduit par Macron, qui, plus méchant que Séjan, et par cette raison choisi pour le perdre, avait opprimé l’État avec plus de scélératesse ; qu’il prévoyait un redoublement d’esclavage , et fuyait à la fois le passé et l’avenir. » Après cette espèce de prédiction, il se fit ouvrir les veines.
Tibère perdait ses forces et sa substance ; sa dissimulation lui restait. Se roidissant contre ses maux, il s’efforçait en vain de cacher son dépérissement, tantôt parla fermeté de sa contenance et de ses discours, tantôt par une douceur étudiée. Il avait auprès de lui un médecin habile, nommé Chariclès, qui, sans le gouverner dans ses maladies, l’aidait de ses conseils. Cet homme, feignant de prendre congé de l’empereur pour ses affaires, et lui baisant la main comme par respect, lui tâta le pouls adroitement. Tibère s’en aperçut ; mais (94), cachant d’autant plus sa colère qu’il se croyait offensé, il ordonne un grand festin , et reste à table plus qu’à l’ordinaire , comme par égard pour un ami qui le quittait. Cependant Chariclès assura à Macron que l’empereur tirait à sa fin, et ne passerait pas deux jours. On intrigue alors à la cour ; on dépêche des courriers aux généraux et aux armées. Le 16 mars, il perdit tout à coup la respiration : on le crut mort ; déjà C. César sortait au milieu d’une cour nombreuse pour prendre possession de l’Empire ; tout à coup on apprend que Tibère avait recouvré la vue et la voix, et demandait à manger pour réparer ses forces. Tous tremblent et se dispersent ; les uns jouent la douleur, les autres l’ignorance. C. César, dans un silence morne, voyait la mort au lieu du trône. Macron intrépide, étouffe le vieillard à force de couvertures, et fait sortir tout le monde. Ainsi finit Tibère dans la soixante-dix-huitième année de son âge.
Ses mœurs furent différentes suivant les temps. Simple particulier ou commandant sous Auguste, il jouit d’une réputation méritée ; caché et rusé pendant la vie de Germanicus et de Drusus, il feignit des vertus : jusqu’à la mort de sa mère, il fut mêlé de bien et de mal ; tant qu’il aima ou craignit Séjan, il fit horreur par sa cruauté, mais cacha ses débauches ; abandonné enfin à son caractère, et n’ayant plus ni honte ni crainte, il se précipita dans le crime et dans l’infamie.La facilité de l’adultère en dégoûtait Messaline[41], et l’entraînait à des débauches d’un genre nouveau ; Silius même[42], soit aveuglement funeste, soit qu’il crût n’échapper au danger qu’en s’y précipitant, lui persuada de lever le masque : « Que la vieillesse de l’empereur les ferait trop attendre ; que si l’innocence délibérait sagement, le crime avéré se sauvait par l’audace ; qu’ils trouveraient des complices dans leurs compagnons de crainte ; qu’il était sans femme, sans enfans, et prêt à l’épouser, en adoptant Britannicus[43] ; qu’elle conserverait plus sûrement son pouvoir s’ils prévenaient Claude, peu en garde contre les complots, mais prompt à s’irriter. » Elle reçut froidement cette offre, non par amour pour son mari, mais par la crainte que Silius, devenu le maître, ne méprisât une femme adultère, et ne mît à son prix un crime que le péril lui aurait fait partager. Cependant elle désira le nom d’épouse, pour combler son infamie ; dernier plaisir, quand on n’a plus d’honneur à perdre. Elle n’attendit que le moment où Claude allait à Ostie pour un sacrifice, et elle célébra solennellement ses noces.
On regardera sans doute comme fabuleux, que dans une ville qui savait et disait tout, un citoyen, même obscur, à plus forte raison un consul désigné, ait eu l’audace d’épouser à jour marqué, devant témoins, et par contrat, la femme de l’empereur ; qu’elle ait consulté les auspices, sacrifié aux Dieux, donné un festin, reçu et rendu des baisers lascifs, enfin consommé pendant la nuit le plaisir conjugal. Mais ce n’est point ici un fait imaginé pour surprendre ; c’est ce que nos vieillards ont dit et écrit.
Toute la maison de Claude frémissait ; ceux entre autres à qui leur pouvoir faisait craindre une révolution, ne se bornant plus à des entretiens secrets, disaient hautement : « Que lorsqu’un histrion avait souillé le lit de l’empereur, il n’y avait eu que du déshonneur sans péril ; mais que la naissance, l’esprit, la jeunesse, la beauté, l’espérance prochaine du consulat, annonçaient dans Silius des desseins funestes, et qu’après son mariage il ne lui restait plus qu’un pas à faire. » Ils craignaient cependant le pouvoir de Messaline sur l’imbécile Claude, et se rappelaient tous les meurtres qu’elle avait ordonnés ; mais la faiblesse même de l’empereur leur redonnait l’espérance de le subjuguer par l’énormité de l’accusation, et de faire condamner Messaline sans autre forme. Il importait surtout d’empêcher qu’elle ne se défendît, et de fermer l’oreille de Claude à l’aveu même du crime.
D’abord Calliste, dont j’ai déjà parlé à l’occasion du meurtre de C. César, Narcisse, l’auteur de la mort d’Appius, et Pallas, qui jouissait alors du plus grand crédit, pensèrent à détacher Messaline de Silius par de secrètes menaces, en dissimulant tout le reste. Mais bientôt, craignant de se perdre, Pallas abandonna tout par lâcheté ; et Calliste, parce que l’expérience de la cour lui avait appris que la prudence y assurait mieux le pouvoir que la violence. Narcisse persista, avec la précaution de ne laisser pressentir à Messaline ni l’accusation, ni l’accusateur. Saisissant donc l’occasion du long séjour de l’empereur à Ostie, il s’adresse à deux courtisanes dont Claude avait souvent joui, et les engage à la délation par présens, par promesses, et par l’espoir de la faveur que la mort de Messaline leur assurait.
Calpurnia, l’une de ces femmes, admise auprès de l’empereur, se jette à ses genoux, et s’écrie que Messaline a épousé Silius. Elle demande à Cléopâtre, sa compagne, qui se tenait là à dessein, si elle ne l’avait point ouï dire ; et sur son aveu, elle prie qu’on appelle Narcisse (95). Celui-ci demande pardon à l’empereur du passé, de lui avoir caché Vectius et Plautius[44] ; qu’il ne parlerait point des adultères de Messaline, pour ne pas lui faire perdre ses esclaves, sa maison et sa fortune ; qu’elle pouvait jouir de tout (96) ; mais qu’elle rendît à l’empereur une épouse, et rompît son nouveau mariage. « Vous seul, dit-il à Claude, ignorez-vous votre déshonneur ? Le peuple, le sénat, les soldats, ont vu les noces de Silius ; et si vous tardez d’agir, le nouvel époux est maître de Rome. »
Claude appelle ses principaux confidens, Turranius, intendant des vivres, Geta, chef des prétoriens, et les interroge sur ce fait. Ils le confirment ; les courtisans s’écrient qu’il faut aller au camp s’assurer des prétoriens, songer à se défendre avant de se venger. Claude fut, dit-on, si effrayé qu’il demanda plusieurs fois s’il était encore le maître ou Silius à sa place ? Cependant Messaline, plus débordée que jamais, représente, au milieu de l’automne, des vendanges dans sa maison ; les pressoirs jouaient, des ruisseaux de vin coulaient, et des femmes, couvertes de peaux, dansaient comme des Bacchantes dans le sacrifice ou dans la fureur. Messaline, les cheveux épars, secouait un thyrse ; et près d’elle Silius, couronné de lierre et chaussé de brodequins, branlait la tête (97) ; un chœur de musique lascive les entourait. Vectius Valens étant monté pendant cette débauche sur un arbre fort élevé, on lui demanda ce qu’il voyait : Un orage affreux venant d’Ostie, répondit-il ; soit qu’il crût le voir, soit qu’on ait fait un présage de ce mot dit au hasard.
Bientôt la nouvelle certaine se répand que Claude sait tout, et accourt pour se venger. Messaline se sauve dans les jardins de Lucullus, et Silius, pour dissimuler sa crainte, se montre au Forum. Leurs complices se dispersent ; des centurions les mettent aux fers partout où ils les trouvent, soit dans les lieux publics, soit dans leurs retraites ; Messaline (98), quoique le péril lui eut troublé la tête, prit un assez bon parti, qui lui avait réussi souvent, de se montrer à son mari : elle envoya Britannicus et Octavie[45] se jeter au cou de leur père , et pria Vibidie , la plus ancienne des vestales, d’aller demander grâce au souverain pontife[46]. Alors, accompagnée seulement de trois personnes (car sa cour avait tout à coup disparu), elle traverse Rome à pied, et prend le chemin d’Ostie dans un tombereau destiné à enlever les immondices des jardins ; l’horreur de ses forfaits empêchait de la plaindre.
Claude, de son côté, tremblait ; il ne se fiait pas à Geta, préfet du prétoire, également prêt au bien ou au mal. Narcisse, de concert avec ceux qui partageaient sa frayeur, dit que l’unique salut de César était de mettre pour ce seul jour un de ses affranchis à la tête des soldats. Il offre de s’en charger ; et pour empêcher que Claude, pendant sa route vers Rome, ne fût fléchi par Vitellius et Cecina, il demande et prend place dans la voiture du prince.
L’empereur, irrésolu, tantôt se déchaînait contre les crimes de sa femme, tantôt se rappelait son mariage et ses enfans en bas âge. Vitellius ne prononçait que ces mots : 'O crime ! ô forfait ! Narcisse le pressait de parler vrai et sans détour ; mais ne put arracher que des réponses vagues et susceptibles du sens qu’on voudrait : Cecina en fit autant. Déjà Messaline, sous les yeux de son mari, lui criait d’écouter la mère d’Octavie et de Britannicus ; mais l’accusateur murmurait les mots de Silius et de mariage ; et pour détourner les yeux de l’empereur, lui faisait lire le mémoire des débauches de sa femme. Un moment après, à l’entrée de Rome, on présenta à Claude ses enfans : Narcisse les fit éloigner ; mais il ne put écarter Vibidie, qui conjurait l’empereur de ne pas se rendre odieux, en sacrifiant une épouse, sans l’entendre. Narcisse répondit que Claude permettrait et écouterait les défenses de Messaline ; que la vestale retournât à ses fonctions sacrées.
Claude gardait un silence étrange ; Vitellius feignait d’ignorer tout ; l’affranchi resta le maître ; il fait ouvrir la maison de Silius, y conduit l’empereur, lui montre, dès le vestibule, l’image de Silius le père, que le sénat avait ordonné d’abattre, ensuite toutes les richesses des Drusus et des Nérons, devenues le prix de l’infamie. Claude, irrité et menaçant, est présenté par Narcisse aux soldats assemblés dans le camp : sa harangue, dictée par l’affranchi, fut courte ; car la honte étouffait sa juste douleur. Les cohortes demandent à grands cris le nom et la punition des coupables. Silius, traîné devant le tribunal, ne chercha pas même à se défendre, et pria qu’on hâtât sa mort. D’illustres chevaliers Romains demandèrent la même grâce avec le même courage.
Le seul Mnester retarda son supplice, déchirant ses habits, montrant les coups qu’il avait reçus, et rappelant à l’empereur ses ordres d’obéir en tout à Messaline ; « que les autres coupables étaient gagnés par des présens ou des promesses ; lui forcé de l’être, et que Silius, devenu empereur, l’aurait fait périr le premier. » Claude, ébranlé, penchait vers la clémence (99) ; mais ses affranchis lui persuadèrent de ne pas épargner un histrion, après avoir fait mourir tant de citoyens distingués ; qu’il importait peu s’il avait commis de force ou de gré un si grand crime. On n’écouta pas même dans sa défense Traulus Montanus, chevalier romain, jeune homme d’ailleurs sage, mais d’une grande beauté, que Messaline avait appelé et renvoyé dans la même nuit ; aussi portée au dégoût, qu’effrénée dans ses désirs. On fit grâce de la vie à Plautius Lateranus, à cause du grand mérite de son oncle ; et à Suilius Cesoninus par le mépris qu’il inspirait, s’étant prostitué comme une femme dans cette fête abominable.
Cependant Messaline, dans les jardins de Lucullus, composait, pour sauver sa vie, une requête à l’empereur, espérant quelquefois, et quelquefois furieuse, tant il lui restait d’orgueil dans son malheur ! Si Narcisse n’eût hâté sa mort, la délation le perdait lui-même : car Claude étant retourné chez lui, et ayant (100) avancé l’heure de son repas, ordonna dès que le vin l’eut échauffé et radouci, qu’on allât dire à cette malheureuse (on prétend qu’il l’appela ainsi) de venir le lendemain se justifier. Narcisse, voyant la colère s’éteindre et l’amour renaître, craignit que, s’il perdait un moment, la nuit et la chambre ne retraçassent une épouse. Il sort aussitôt, ordonne, de la part de l’empereur, au tribun et aux centurions de la mettre à mort, et leur joint l’affranchi Evodus pour faire exécuter cet ordre. Celui-ci part en hâte, et trouve Messaline dans le jardin, couchée par terre ; elle avait auprès d’elle sa mère Lepida, qui, brouillée avec elle dans le temps de sa fortune, partageait alors son malheur et ses larmes, et lui conseillait de ne pas attendre l’exécuteur, de ne plus songer à vivre, et de mourir avec courage. Mais cette âme flétrie par la débauche n’avait plus aucun sentiment honnête. Elle continuait en vain ses plaintes et ses gémissemens, lorsque les assassins enfoncent la porte et vont à elle, le tribun sans rien dire, l’affranchi en l’accablant d’injures grossières.
Alors, se voyant perdue, elle prit le fer qu’elle approcha en tremblant et en vain, d’abord de sa gorge, ensuite de son cœur, où le tribun l’enfonça. On laissa son corps à sa mère. Claude était encore à table lorsqu’on lui apprit que Messaline était morte, sans lui dire si c’était de sa main ou de celle d’un autre ; il ne s’en informa point, demanda à boire, et acheva à l’ordinaire son repas. Les jours suivans, ni la joie des accusateurs, ni les pleurs de ses enfans ne lui arrachèrent aucun signe de haine, de satisfaction, de colère, de tristesse, enfin de quelque sentiment que ce fût.
Mithridate[47], vaincu sans ressource, ne sachant de qui il implorera la pitié, va trouver Eunones, et se jetant à ses genoux : Voilà dit-il, ce Mithridate que les Romains ont cherché si long-temps par mer et par terre. Le fils du grand Achemènes, c’est le seul titre quils m aient laissé, se remet à votre merci. Livré par les siens et conduit à Rome par Junius Cilo, intendant de Pont, il montra devant Claude une fierté au-dessus de son malheur. Je suis, lui dit-il publiquement (101), revenu et non renvoyé à toi : si tu en doutes, renvoie-moi, et cherche-moi. Il conserva même un visage intrépide, lorsqu’on le fit voir au peuple près de la tribune, environné de gardes.
Les cœurs les moins sensibles furent touchés du sort de Britannicus[48]. On le priva même peu à peu des esclaves qui le servaient : aussi se moquait-il des soins affectés de sa belle-mère, dont il sentait la fausseté ; car on assure qu’il ne manquait pas de caractère ; soit qu’en effet il en eût, soit que l’intérêt inspiré par ses malheurs lui ait valu un éloge peu mérité.
Si ma modération dans les succès eût égalé mon rang et ma fortune, vous me verriez ici comme ami, non comme captif, et daigneriez peut-être traiter avec un prince illustré par ses aïeux, puissant par ses États. Mon malheur, humiliant pour moi, est glorieux pour vous. J’avais des chevaux, des soldats, des armes, des trésors, devais-je les perdre sans combattre ? et si Rome veut asservir l’univers, faut-il que l’univers y consente ? En me livrant volontairement à vous, ni moi, ni mes vainqueurs n’auraient eu de gloire. Mon supplice ferait oublier le coupable, ma grâce immortalisera votre clémence.
Néron se justifia, par un édit, d’avoir hâté les funérailles de Britannicus[50] : c’était, disait-il, un ancien usage d’écarter des yeux du peuple les morts précipitées (102), sans les lui retracer par un éloge ou par une pompe funèbre ; il ajoutait, qu’ayant perdu le secours de son frère il n’avait d’espoir que dans la république ; que le sénat et le peuple devaient redoubler d’intérêt pour un prince, seul reste d’une famille née pour l’empire du monde.
Il combla ensuite de largesses ses plus chers courtisans. Quelques uns d’eux, qui affectaient des mœurs sévères, essuyèrent le reproche d’avoir partagé, comme un butin, les maisons d’un prince empoisonné (103) ; d’autres les y croyaient forcés par l’empereur, qui, sentant l’atrocité de son crime, en espérait le pardon, en s’attachant par des grâces les personnes accréditées. Pour Agrippine, aucun présent ne put l’adoucir : elle embrassait Octavie[51], et tenait de fréquens conseils avec ses confidens ; naturellement avare, elle amassait, de tous côtés de l’argent, comme pour s’en servir au besoin ; caressait les centurions et les tribuns, accueillait les hommes de mérite qui restaient encore parmi les nobles, semblait enfin chercher un parti et un chef : Néron en étant instruit, lui ôta la garde romaine qu’elle avait eue d’abord comme épouse et ensuite comme mère du prince, et la garde germaine qu’on y avait jointe par honneur. Pour la priver de sa cour il se sépare d’elle et la fait passer dans la maison qu’avait habitée Antonia. Il n’allait l’y voir qu’environné de centurions, l’embrassait froidement et la quittait.
Rien au monde n’est moins assuré et moins durable qu’un pouvoir qui n’a qu’un appui étranger. Agrippine fut abandonnée à l’instant. Personne ne la consola, personne ne la vit, excepté quelques femmes, soit par attachement, soit par haine.
Néron effrayé, et pressé de faire mourir sa mère, ne différa que sur la parole de Burrhus, qu’elle périrait si elle était convaincue ; mais qu’il devait à tout citoyen, encore plus à une mère, la liberté de se défendre ; qu’elle n’avait point d’accusateurs, mais un délateur unique, organe d’une famille ennemie...
Ce discours calma Néron ; dès qu’il fut jour, il envoie dire à Agrippine qu’elle est accusée, et doit se justifier ou être punie. Burrhus portait l’ordre ; Sénèque l’accompagnait, et quelques affranchis étaient présens pour épier la réponse. Burrhus exposa l’accusation, nomma les délateurs, et prit un ton menaçant. Agrippine, toujours fière, répondit : « Je ne m’étonne point que Silana, qui n’a jamais eu d’enfans, ignore les sentimens de mère ; on ne change pas de fils comme d’amans. Parce qu’Iturius et Calvisius, après s’être ruinés, servent, pour dernière ressource, cette vieille débauchée par leurs délations, dois-je être chargée d’un parricide infâme, ou Néron en subir les remords (105) ? Je remercierais Domitia[52] de me haïr, si elle. disputait avec moi de tendresse pour mon fils ; mais elle invente des fables tragiques avec son amant Atimetus, et l’histrion Paris. Tandis qu’elle s’occupait à Baïes de ses piscines, Néron par mes soins était déjà adopté, déclaré proconsul, désigné au consulat, mis enfin dans le chemin de l’Empire. Qu’on ose m’accuser d’avoir voulu gagner les troupes ou soulever les provinces, d’avoir corrompu la fidélité des esclaves ou des affranchis. Je pouvais conserver ma vie (106) sous l’Empire de Britannicus ; mais si Plautus[53] ou quelque autre devient le maître, manquerai-je de délateurs pour m’accuser, non de quelques paroles d’impatience échappées à la tendresse, mais de forfaits dont un fils seul peut m’absoudre ? » Les assistans touchés cherchant à l’apaiser, elle demande à voir Néron. Sans lui parler, ni de son innocence, comme si elle eût craint, ni de ses bienfaits, comme pour les lui reprocher, elle obtint le supplice de ses accusateurs, et des récompenses pour ses amis. Silana fut exilée, Calvisius et Iturius éloignés de Rome (107), Atimetus mis à mort ; Paris, nécessaire aux débauches du prince, évita le supplice.
Cette année, commencèrent les plus grands maux de l’État, par la passion infâme de Néron pour Poppée. Rien ne manquait à cette femme, qu’une âme honnête. Sa mère, la plus belle personne de son temps, lui avait donné la beauté et la noblesse ; ses richesses étaient assorties à sa naissance, sa conversation aimable, son esprit naturel ; un air de modestie couvrait ses débauches ; elle sortait peu, et toujours le visage à demi voilé, pour ne pas rassasier les regards, ou parce qu’elle était mieux ainsi (108). Peu jalouse de son honneur, un amant était pour elle un mari ; incapable d’attachement, insensible à celui des autres, où elle voyait son intérêt, elle y transportait ses faveurs.
Sous le consulat de Vipsanius et de Fonteius, Néron consomma le crime qu’il méditait depuis long-temps. Enhardi aux forfaits par un long règne, il s’enflammait de plus en plus pour Poppée, qui désespérait de faire répudier Octavie[54] et de lui succéder tant qu’Agrippine vivrait. Aux accusations fréquentes elle joignait des plaisanteries sur le prince ; l’appelant un pupille, qui, soumis aux ordres d’autrui, attendait non-seulement le trône, mais la liberté. Car « pourquoi différait-il de l’épouser ? était-ce mépris de sa beauté, de ses ancêtres et de leurs triomphes, ou de sa fécondité et de sa tendresse ? Craignait- il qu’une épouse ne lui fit connaître les murmures du sénat (109), et la fureur du peuple contre l’orgueil et l’avarice de sa mère ; qu’on la rendît à Othon son époux, si Agrippine ne pouvait souffrir de belle-fille qui ne détestât son fils ; qu’elle irait au bout du monde apprendre l’avilissement de l’empereur, plutôt que d’en être témoin et de partager ses périls ? » Ces discours artificieux, appuyés par des larmes, faisaient une impression que personne ne détruisait ; on désirait l’abaissement d’Agrippine, mais on ne pouvait prévoir que son fils portât la haine jusqu’à l’assassiner.
Cluvius assure que par le désir effréné de se maintenir, elle allait jusqu’à se présenter, au milieu du jour, à son fils échauffé par le vin et la bonne chère, l’invitant à l’inceste aux yeux des courtisans par sa parure, par des baisers lascifs, par des caresses qui préparaient le crime ; que Sénèque, pour opposer la séduction d’une femme à celle d’une autre, s’était servi de l’affranchie Acté, qui, feignant d’être inquiète pour elle-même, et sensible au déshonneur de Néron, lui apprit que sa mère se vantait d’inceste avec lui, et que les soldats ne voudraient plus d’un empereur infâme. Selon Fabius Rusticus, ce ne fut pas Agrippine qui désira l’inceste, ce fut Néron, et la même Acté l’en dégoûta. Mais les autres historiens s’accordent avec Cluvius ; et c’est l’opinion publique ; soit, qu’Agrippine eut conçu cet horrible dessein, soit qu’on crût capable de ces excès une femme qui, dès l’enfance, s’était prostituée à Lepidus par l’espérance de régner, que cette passion avait rabaissée jusqu’aux désirs de Pallas, et que son mariage avec son oncle[55] avait accoutumée à tous les crimes (110).
Néron commença donc par éviter ses entretiens secrets ; quand elle se retirait dans ses jardins, ou dans sa terre de Tusculum ou d’Antium, il la louait d’aller chercher le repos. Enfin la trouvant à charge quelque part qu’elle fût, il résolut de la faire mourir. Il hésitait entre le poison, le fer, ou quelque autre moyen. D’abord il choisit le poison ; mais s’il le faisait donner à sa table, on ne pouvait accuser le hasard, Britannicus ayant péri de la sorte ; comment s’adresser d’ailleurs aux domestiques d’une femme que l’habitude du crime avait rendue défiante, et qui s’était prémunie par des antidotes ? Si on l’égorgeait, nul moyen de le cacher ; et Néron craignait un refus de la part de ceux qu’il choisirait pour un tel attentat. L’affranchi Anicetus, commandant de la flotte de Misène, qui avait élevé Néron, qui haïssait Agrippine, et qu’elle détestait, fournit un expédient ; il propose de construire un navire, qui s’entr’ouvrant tout à coup en mer, la ferait périr brusquement ; « qu’une foule d’accidens arrivaient en mer : et qui serait assez méchant, si Agrippine perdait la vie dans un naufrage, pour appeler crime la faute des vents et des flots ? Que Néron lui donnerait, après sa mort, un temple, des autels, et d’autres marques d’honneur et de tendresse. »
Ce projet fut goûté ; les circonstances même le favorisèrent, Néron étant à Baïes pendant les fêtes de Minerve. Il y attire sa mère, disant qu’il fallait souffrir et apaiser (111) l’humeur de ses parens. Par là il comptait annoncer sa réconciliation, et la persuader à Agrippine, les femmes croyant aisément ce qui les flatte. Néron va donc au devant d’elle sur le rivage, comme elle venait d’Antium, lui présente la main, l’embrasse, et la mène à Baules, maison de campagne baignée de la mer entre le promontoire de Misène et le lac de Baies. Là, parmi plusieurs vaisseaux, il y en avait un très-orné, destiné pour Agrippine, qui avait coutume d’aller à Baïes dans une galère conduite par des rameurs de la flotte. Son fils l’avait invitée à souper, pour couvrir son crime de l’obscurité de la nuit. On assure que le secret fut trahi, et qu’Agrippine avertie, et ne sachant qu’en croire, se fit porter en chaise à Baies. Là Néron la rassure par ses caresses et par son accueil, la plaçant au-dessus de lui. Il traîne le festin en longueur par des discours tantôt gais et familiers, tantôt sérieux sans affectation ; enfin il reconduit Agrippine, baisant ses yeux et son sein ; soit pour combler sa perfidie, soit que les adieux d’une mère qui allait périr, émût un moment cette âme féroce.
Les dieux, comme pour la conviction du crime, donnèrent une belle nuit et une mer calme. Le navire avait fait peu de chemin ; Agrippine était accompagnée de deux personnes de sa cour, Crepereius Gallus qui se tenait près du gouvernail, et Aceronia, qui couchée aux pieds de la princesse, lui rappelait avec joie le repentir et les caresses de son fils. Tout à coup, à un signal donné, le haut du vaisseau, chargé de plomb, tombe et écrase Crepereius. Agrippine et Aceronia furent garanties par la partie qui était au-dessus de leur tête (112), et qui se trouva trop forte pour céder au poids ; de plus le navire ne se brisait point ; et, dans ce trouble général, ceux qui ignoraient le complot y nuisaient. On ordonna donc (113) aux rameurs de peser d’un côté, et de submerger ainsi le vaisseau ; mais ils ne s’étaient point concertés pour cette manœuvre, et les autres ayant fait le contre-poids, le navire coula plus doucement à fond (114). Aceronia criant imprudemment qu’elle est Agrippine, et qu’on sauve la mère de l’empereur, est assommée à coups de rames, de crocs, et de tout ce qui s’offre aux assassins. Agrippine se tut, pour n’être point reconnue ; elle reçut néanmoins une blessure à l’épaule ; enfin ayant nagé vers des barques qui survinrent, elle gagne le lac Lucrin, et sa maison de campagne.
Là elle fait réflexion, que c’est donc pour cela qu’on l’a attirée par des lettres perfides, et comblée d’honneurs ; que le navire, à peine hors du rivage, sans être ni agité par les vents, ni poussé contre un rocher, a manqué par le haut (115) comme une machine faite pour la terre ; qu’Aceronia est assassinée, qu’elle-même est blessée, et ne peut échapper à la trahison qu’en paraissant l’ignorer : elle envoie donc Agerinus, un de ses affranchis, pour apprendre à Néron que, par la bonté des dieux, et par l’heureux destin de son fils, elle venait de se sauver d’un grand péril ; elle le priait, quelqu’effrayé qu’il pût être du danger d’une mère, de ne point venir sur-le-champ, et de lui laisser un moment de repos. Tranquille en apparence, elle fait panser sa blessure, use de remèdes, fait aussi chercher le testament d’Aceronia, et mettre le scellé chez elle ; sur ce point seul elle ne dissimula pas.
Néron, qui attendait la nouvelle du succès du crime, apprend que sa mère s’est sauvée avec une légère blessure, et n’ayant couru de danger que ce qu’il fallait pour dévoiler l’auteur. Pénétré d’effroi, il s’écrie « qu’elle va venir la vengeance en main, ou armer les esclaves, ou soulever les soldats, ou lui reprocher devant le sénat et le peuple son naufrage, sa blessure et le meurtre de ses amis ; et qu’il est perdu, si Burrhus et Sénèque ne lui trouvent quelque ressource. » Il les avait fait venir ; on ne sait s’ils étaient instruits du complot. Tous deux se turent long-temps, soit pour ne pas faire de remontrances inutiles, soit qu’ils vissent par l’état des choses, que Néron périrait s’il ne prévenait sa mère. Enfin Sénèque s’enhardit jusqu’à regarder Burrhus (116) comme pour lui demander (117) si l’on ordonnerait aux soldats le meurtre d’Agrippine ? Burrhus répond « que les prétoriens sont trop attachés à la maison des Césars et à la mémoire de Germanicus, pour oser rien contre sa fille ; qu’Anicelus achève ce qu’il a promis. » Celui-ci, sans balancer, demande à consommer son crime. Néron s’écrie qu’il commence de ce jour à régner, et doit un si grand bien à un affranchi ; qu’Anicetus se hâte, et prenne les gens les plus propres à lui obéir. L’affranchi apprenant qu’Agerinus venait de la part d’Agrippine, prépare un prétexte à son attentat ; tandis qu’Agerinus parle, il lui jette une épée entre les jambes, et le fait mettre aux fers comme un assassin, afin qu’il parût qu’Agrippine avait voulu faire tuer l’empereur, et voyant son forfait découvert, s’était donné la mort.
Le bruit s’étant répandu qu’Agrippine avait couru par hasard un grand danger, chacun court au rivage ; ceux-ci montent sur les jetées, ceux-là dans des barques, d’autres s’avancent le plus qu’ils peuvent, dans la mer même, quelques uns tendent les mains. Tout le rivage retentit de vœux et de gémissemens ; les uns font des questions, les autres y répondent sans en être instruits. Une foule immense accourt avec des flambeaux : dès qu’ils savent qu’Agrippine est vivante, ils se préparent à l’en féliciter. La troupe d’Anicetus, armée et menaçante, les disperse. Il investit la maison, enfonce la porte, se saisit des esclaves qu’il rencontre, arrive près de la chambre, où il ne trouve que peu de personnes, l’irruption des soldats ayant dissipé le reste. Il n’y avait dans la chambre même qu’une faible lumière et une suivante. Agrippine s’effrayait de plus en plus de ne voir arriver personne de la part de son fils, pas même Agerinus ; le changement qu’elle voyait autour d’elle, l’abandon où elle était, le bruit qui frappait ses oreilles, tout lui annonçait son malheur. La suivante s’en allait : Vous m’abandonnez aussi, dit-elle ; à l’instant elle aperçoit Anicetus, accompagné d’Herculeus , commandant de galère, et d’Oloaritus, centurion de la flotte. Elle lui dit « d’annoncer sa guérison à l’empereur, s’il venait de sa part ; mais que si c’était pour un parricide, elle ne pouvait croire que son fils l’eût ordonné. » Les assassins entourent le lit, le centurion tire son épée pour l’en percer : Frappe mon ventre (118), s’écria-t-elle ; alors Herculeus lui donna le premier un coup de bâton sur la tête, et plusieurs blessures l’achevèrent.
On s’accorde sur ces faits. Quelques uns ajoutent que Néron voulut voir le cadavre de sa mère, et en loua la beauté ; d’autres le nient. Elle fut brûlée la même nuit sur un lit de table, et sans pompe. Tant que Néron fut le maître, on n’éleva ni terre sur ses cendres, ni enceinte autour ; mais dans la suite ses domestiques lui érigèrent un petit mausolée sur la route de Misène, près la maison du dictateur César, qui domine sur la mer. Le bûcher étant allumé, Mnester, un de ses affranchis, se perça de son épée, soit par amour pour sa maîtresse, soit par crainte du supplice. Agrippine, plusieurs années auparavant, avait appris sans s’émouvoir sa fin tragique ; des devins qu’elle consulta sur Néron, lui répondirent qu’il régnerait et tuerait sa mère : Qu’il me tue, répondit-elle, pourvu qu’il règne.
Néron ayant consommé son crime, en sentit l’énormité. Tout le reste de la nuit, tantôt sans voix et sans mouvement, tantôt se levant avec frayeur et hors de lui-même, il attendait le jour comme devant lui apporter la mort. Les centurions et les tribuns, conseillés par Burrhus, le rassurèrent les premiers par leurs flatteries , baisant ses mains, et le félicitant d’avoir échappé à un danger imprévu, et au crime de sa mère. Bientôt ses courtisans allèrent dans les temples ; et à cet exemple les villes de Campanie les plus proches témoignèrent leur joie par des sacrifices et des députations. Pour lui, par une fausseté opposée, il se plaignait de vivre, et pleurait sa mère ; mais les lieux ne changent pas de face ainsi que les hommes de visage, le spectacle de la mer et de la côte le tourmentait, on croyait même entendre dans les collines voisines le bruit d’une trompette, et des plaintes sortant du tombeau d’Agrippine ; il se réfugia donc à Naples, et manda en substance au sénat :
« Qu’Agerinus, le plus fidèle affranchi de sa mère, avait été surpris avec un fer assassin, et qu’elle avait porté la peine d’un parricide médité. Il rappelait d’anciens et nombreux griefs ; qu’elle avait voulu s’associer à l’Empire, forcer les prétoriens d’obéir à une femme, et avilir de même le sénat et le peuple ; que frustrée de cet espoir, elle avait pris en haine les soldats, le peuple et le sénat, détourné l’empereur de faire des libéralités au peuple et aux troupes, et cherché à perdre des citoyens illustres. Quelle peine n’avait-il pas eue à l’empêcher
d’entrer de force au sénat, et de répondre aux nations étrangères ? » Il tombait aussi indirectement sur le règne de Claude, dont il attribuait à Agrippine toutes les horreurs, appelant sa mort un bien pour l’État ; il racontait même son naufrage. Mais qui pouvait être assez stupide pour croire que ce fût l’effet du hasard, ou qu’une femme échappée à ce danger, eut envoyé un homme seul pour égorger l’empereur au milieu de ses gardes et de sa flotte ? Aussi ce n’était pas Néron dont l’atrocité passait tous les murmures, c’était Sénèque qu’on accusait d’avoir consacré par un tel discours l’aveu du parricide (119).Depuis long-temps Néron (120) brûlait de mener un char dans la lice, et montrait un désir non moins vil de chanter sur la harpe, durant ses repas, des chansons comiques ; il prétendait que c’était l’usage des rois et des généraux anciens, célébré par les poëtes, et consacré à l’honneur des dieux ; qu’Apollon présidait aux chants, et que ce dieu, révéré par ses oracles, était représenté avec une harpe, non-seulement dans les villes grecques, mais dans les temples des Romains. Sénèque et Burrhus, trop faibles contre ces deux passions réunies, favorisèrent la moins abjecte, pour le détourner de l’autre. On fit dans la vallée Vaticane une enceinte où il dressait des chevaux ; on n’y admit d’abord que des spectateurs choisis, mais bientôt après tout le peuple qui l’accablait d’éloges ; car l’empressement de la multitude pour les plaisirs devient ivresse quand c’est le prince qui les lui donne. Aussi cet avilissement public, bien loin de le dégoûter, comme on l’espérait, augmenta son ardeur. Croyant effacer son déshonneur en le partageant, il paya des jeunes gens nobles et pauvres pour monter sur le théâtre ; quoique morts, je ne les nomme point par respect pour leurs ancêtres : d’ailleurs la honte du vice est à celui qui le récompense au lieu de le réprimer. Il força de même, par de grands présens, des chevaliers romains connus à s’engager pour les combats de l’arène ; des présens sont un ordre, quand ils viennent de celui qui peut commander.
Cependant, pour ne pas se prostituer sur le théâtre public, il institua des jeux de la jeunesse, où l’on s’inscrivit en foule ; ni la noblesse, ni l’âge, ni les charges qu’on avait possédées, n’empêchaient d’exercer l’art d’un histrion grec ou latin, de jouer et de chanter jusqu’aux rôles les plus indécens ; des femmes de qualité se dégradèrent même. Alors la corruption et l’infamie furent au comble, et nos mœurs déjà si dépravées furent totalement perdues par ce ramas de bateleurs. La pudeur se conserve à peine dans des professions honnêtes ; comment, dans cette joute de tous les vices, pouvait-il subsister quelque honneur, quelque modestie, quelque reste de vertu ? Enfin Néron monta lui-même sur la scène, s’étudiant à bien jouer de la harpe, et ayant pour spectateurs ses courtisans, une cohorte de soldats, des centurions, des tribuns, et Burrhus qui louait d’un air triste.
Jaloux de briller ailleurs qu’au théâtre, il marquait aussi beaucoup de goût pour les vers, rassemblant tous ceux qui avaient quelque talent en ce genre. Il donnait même, en sortant de table, quelque temps aux philosophes, qu’il se plaisait à faire disputer ; et plusieurs, malgré la tristesse de leurs discours et de leurs visages (121), aimaient à se montrer au milieu des plaisirs de la cour.
Peu de temps après, un esclave de Pedanius Secundus, gouverneur de Rome, l’assassina, parce qu’il ne pouvait en obtenir la liberté après être convenu du prix, ou qu’il trouvait en son maître le rival odieux d’une passion infâme. On allait envoyer au supplice, suivant l’usage, tous les esclaves qui habitaient la maison : le peuple prenant la défense de tant d’innocens, s’attroupa ; on craignit une sédition ; plusieurs sénateurs même se refusaient à cet excès de rigueur, mais le plus grand nombre était pour la loi. Parmi ces derniers, C. Cassius opina en cette sorte :
« Sénateurs, j’ai souvent vu proposer ici de nouvaux décrets, contre les lois et les coutumes anciennes ; je ne m’y suis point opposé, pour n’être pas taxé d’un attachement superstitieux à ces lois, bien persuadé néanmoins que nos pères ont en toutes choses mieux vu que nous, et qu’en s’écartant d’eux on fera plus mal. Je craignais aussi que trop de contradictions ne détruisissent le peu de crédit qui me reste, et je le réservais pour les affaires où l’État en aurait besoin. C’est ce qui arrive aujourd’hui. Un consulaire est assassiné par un de ses esclaves, sans avoir été ni averti ni défendu par aucun, quoique le décret du sénat, qui les menaçait tous de la mort, subsistât en son entier : faites-leur grâce ; quelle personne en place sera désormais en sûreté , puisque le gouverneur de Rome ne l’est pas ? qui se reposera sur le nombre de ses esclaves ? Pedanius a péri au milieu de quatre cents ; quel maître comptera sur leurs secours ? la crainte même ne les rend pas vigilans. L’assassin, ose-t-on dire, a vengé son injure ; tenait-il de ses pères l’argent qu’il avait promis, ou l’esclave qu’on lui enlevait ? En ce cas, prononçons que l’assassinat du maître était juste. »
« Pourquoi chercher des raisons, après la décision de nos sages ancêtres ? Mais si l’on veut en trouver, croira-t-on qu’un esclave qui veut assassiner son maître, ne laisse échapper aucune parole menaçante ou téméraire ? Il a, dira-t-on, caché son dessein et son poignard : mais comment, sans être vu, a-t-il pu percer les gardes, ouvrir la chambre, y porter de la lumière, enfin consommer l’assassinat ? mille indices découvrent un crime aux esclaves. S’il y en a de fidèles, la crainte des autres est notre sauve-garde ; du moins, s’il faut périr, notre mort sera vengée ; nos ancêtres se sont défiés des esclaves, même lorsque naissant dans nos campagnes et nos maisons, ils recevaient avec la vie un sentiment d’affection pour leurs maîtres. Aujourd’hui, qu’ils sont de mille nations différentes, d’une religion étrangère, ou même sans religion, la crainte est l’unique frein pour cette lie de l’humanité. Mais nous ferons périr des innocens ? et quand on décime une armée défaite, le sort respecte-t-il la valeur ? C’est une sorte d’injustice nécessaire au bien général, que le sacrifice de quelques têtes pour un grand exemple. »
Personne n’osa contredire Cassius en face ; mais un murmure confus lui opposait le nombre, l’âge, le sexe et l’innocence de tant de malheureux ; cependant l’avis du supplice l’emporta. Le peuple attroupé, armé de torches et de pierres, arrêtait l’exécution. Néron le contint par un édit, et fit garnir de soldats le chemin par où les accusés devaient aller au supplice. Cingonius Varron avait proposé de bannir d’Italie les affranchis même qui s’étaient trouvés dans la maison. L’empereur ne voulut pas outrer la rigueur d’une loi que la pitié n’avait osé adoucir.
Les maux publics empiraient, et les remèdes diminuaient. Burrhus mourut alors, soit de maladie, soit de poison. Quelques uns le croyaient mort de maladie, parce qu’il avait été suffoqué d’une enflure à la gorge ; la plupart disaient que Néron, sous prétexte de le guérir, lui avait fait frotter le palais d’une drogue empoisonnée ; que Burrhus s’en aperçut, et que l’empereur l’étant venu voir, il détourna les yeux avec cette seule réponse, Je suis bien (122). Il fut très-regretté, tant pour sa vertu qu’à cause des deux successeurs que Néron lui donna dans le commandement des prétoriens ; Fenius Rufus, d’une probité sans vigueur, et Tigellinus souillé de crimes et d’adultères. Le premier, intendant des vivres, sans part dans les profits, avait pour lui la faveur publique ; le second, son impudicité et son infamie. Ils furent ce que leurs mœurs annonçaient (123). Tigellinus eut la confiance du tyran dont il servait les débauches, Rufus l’estime du peuple et des soldats, par où il déplut à Néron.
La mort de Burrhus fit perdre à Sénèque son crédit ; les gens de bien, réduits à un chef, n’eurent plus le même appui (124), et Néron leur préférait les scélérats (125). Ils chargeaient Sénèque d’accusations ; d’accumuler des richesses énormes pour un particulier, de se faire un parti, de surpasser l’empereur même en magnificence et en recherche dans ses maisons de campagne et dans ses jardins ; « qu’il était jaloux de passer seul pour éloquent ; et faisait plus souvent des vers depuis que Néron les aimait ; qu’ennemi déclaré des plaisirs du prince, il rabaissait son adresse à mener un char, et se moquait de sa voix quand il chantait ; qu’il était temps qu’on cessât de lui attribuer tout ce qui se faisait de louable (126) ; que Néron n’était plus un enfant, mais dans la force de la jeunesse ; qu’il secouât donc le joug de son maître, n’ayant de leçons à prendre que de ses aïeux (127). »
Sénèque, averti de ces accusations par des courtisans à qui il restait quelque probité, et par le refroidissement de l’empereur, demanda audience, et l’ayant obtenue, parla ainsi : « Il y a quatorze ans, César, que je suis attaché à votre personne, et huit que vous régnez. Dans cet intervalle, vous m’avez tellement comblé d’honneurs et de biens, qu’il ne manque à mon bonheur que d’avoir des bornes. Je vous rappellerai d’illustres exemples, trop grands pour moi, mais faits pour vous. Auguste, votre bisaïeul, permit à Agrippa de se retirer à Mitylène, et à Mécène, de vivre seul et comme étranger dans Rome ; l’un, compagnon de ses victoires, et l’autre, de ses soins pénibles dans le gouvernement, avaient reçu des récompenses considérables sans doute, mais bien méritées. Quel a pu être en moi l’objet de vos dons, que des talens exercés pour ainsi dire à l’ombre ? Je leur dois l’honneur d’avoir eu quelque part à votre éducation, récompense au-dessus de mon mérite. Vous y avez joint la faveur la plus flatteuse et des richesses immenses ; aussi me dis-je à moi-même : Homme nouveau comme je le suis, sorti de l’ordre des chevaliers et du fond d’une province[56] , devrais-je être un des premiers de Rome, et à côté des citoyens illustrés par leur noblesse ? Où est cette philosophie qui se contente de peu ? est-ce elle qui construit de si beaux jardins, habite de si agréables maisons, possède de si grandes terres, et fait un si vaste commerce ?
Un seul motif m’excuse ; je n’ai pas dû résister à vos dons. Mais nous avons tous deux comblé la mesure, vous, de ce qu’un prince peut donner à son ami, moi, de ce qu’un ami peut recevoir d’un prince. L’excès irriterait l’envie ; elle ne peut, comme tout ce qui est mortel, atteindre jusqu’à vous ; mais elle me menace, m’avertit de songer à moi. Comme un soldat ou un voyageur fatigué demandent du soulagement (128), ainsi, dans ce voyage de la vie, incapable par mon âge des moindres soins, et accablé de mes richesses, j’implore votre secours. Faites gouverner mon bien par vos intendans, et regardez-le comme à vous. Sans me réduire à l’indigence, j’abandonnerai ce superflu qui m’importune (129), et mon esprit profitera du temps que je donnais à des jardins et à des maisons. Vos talens et l’expérience d’un long règne vous suffisent ; souffrez que vos vieux amis se reposent. Ce sera pour vous une nouvelle gloire d’avoir élevé des hommes qui sauront soutenir la médiocrité. »
Néron fit à peu près cette réponse : « Si je réplique sur le champ à ce discours médité, c’est d’abord à vous que je le dois ; préparé ou non, j’ai appris de vous à parler facilement. Agrippa et Mécène, après de longs travaux, obtinrent d’Auguste leur retraite ; mais l’âge de ce prince justifiait tout ce qu’il pouvait faire à leur égard. Cependant il n’ôta ni à l’un ni à l’autre ce qu’il leur avait donné. Ils avaient couru avec Auguste les dangers de la guerre durant sa jeunesse ; votre bras m’aurait servi de même , si j’avais pris les armes ; mais vous avez éclairé mon enfance et ma jeunesse de vos avis et de vos lumières ; c’est tout ce que les circonstances demandaient de vous. Je jouirai toute ma vie de vos bienfaits ; ce que vous tenez de moi, vos jardins, vos biens, vos maisons, tout est sujet aux coups du sort ; et quelque riche que vous paraissiez, combien d’hommes l’ont été davantage dont le mérite n’approchait pas du vôtre ? J’ai honte que des affranchis vous surpasent en opulence, et que le premier des citoyens dans ma faveur ne le soit pas aussi par sa fortune.
« Mais vous êtes aussi dans la force de l’âge, capable de services, digne de récompenses, et je ne fais que commencer à régner. Me croiriez-vous inférieur à Claude (130), et vous à ce Vitellius qu’il a fait trois fois consul ? Ma libéralité même ne peut accumuler sur vous ce que Volusius a su amasser par une longue épargne. D’ailleurs, si la jeunesse m’égare, vous me remettrez dans la route, et fortifierez par vos conseils les lumières que je tiens de vous. On ne parlera ni de votre modération, si vous renoncez à vos biens, ni de votre retraite, si vous m’abandonnez ; on craindra et l’on décriera ma cruauté et mon avarice. Et quand on louerait votre philosophie, est-il digne d’un sage de chercher la gloire en avilissant son ami ? » À ces discours, Néron ajouta les embrassemens les plus tendres, cachant sa haine par caractère et par habitude, sous des caresses perfides. Sénèque le remercia ; c’est par là qu’on finit toujours avec un maître (131). Il renonça à toutes les marques de sa faveur, écarta sa cour, son cortège, et se montrait peu, comme retenu chez lui par la maladie ou par l’étude.
« L’expérience nous apprend, sénateurs, que les gens de bien savent tirer des fautes d’autrui de sages lois et de bons exemples. La loi Cincia est née de la licence des orateurs ; la loi Julia, de la brigue des candidats ; la loi Calpurnia , de l’avarice des juges ; car le délit précède la punition , et l’on ne se corrige qu’après une faute. Opposons donc à ce nouvel orgueil des provinces une résolution digne de la sagesse et de la vigueur romaine ; nos alliés, sans perdre notre protection, apprendront que chacun de nous a pour juges ses seuls concitoyens.
Autrefois on envoyait non-seulement un consul, un préteur, mais de simples particuliers, pour visiter les provinces et nous rendre compte de leur fidélité ; elles redoutaient ce rapport. Aujourd’hui nous les flattons, nous les caressons ; leur volonté dicte nos accusations ou nos remercîmens. Que les accusations leur restent comme une faible marque de leur crédit ; mais réprimons les louanges fausses et bassement exprimées, comme nous ferions la cruauté ou l’injustice.
On a plus souvent tort en obligeant qu’en offensant le peuple ; il déteste même quelques vertus, la sévérité inflexible, la fermeté inexorable à la faveur. Aussi nos magistrats, d’abord irréprochables, fléchissent à la fin, ambitionnant les suffrages comme des candidats ; qu’on anéantisse ces suffrages, les gouverneurs seront plus justes et plus fermes ; l’accusation de péculat a mis un frein à l’avarice ; la suppression de ces actions de grâces en mettra un à l’ambition . »
L’année des consuls Nerva et Vestinus vit naître et grossir en peu de temps une conjuration, où des sénateurs, des chevaliers, des soldats, et jusqu’à des femmes, entrèrent à l’envi, par haine pour l’empereur, et par intérêt pour Pison. Issu de la maison Calpurnia, et tenant, du côté paternel, à un grand nombre de familles illustres, Pison, par des qualités réelles ou apparentes, s’était fait un nom parmi le peuple. Servant les citoyens de son éloquence, libéral envers ses amis, honnête et affable pour les indifférens même, il possédait jusqu’aux dons du hasard, une figure agréable et une taille avantageuse ; mais, déréglé dans ses mœurs et dans ses plaisirs, il s’abandonnait à la mollesse, à la dépense, et quelquefois au luxe. Il n’en était que plus cher à la multitude, à qui la douceur du vice fait haïr un maître austère et rigoureux.
Ce ne fut point l’ambition du chef qui donna naissance à la conjuration ; il est même difficile de démêler, parmi tant de complices, le premier instigateur. Les plus ardens, à en juger par leur mort courageuse, furent Subrius Flavius, tribun d’une cohorte prétorienne, et Sulpicius Asper, centurion ; le poëte Lucain, et Plautius Latéranus, consul désigné, s’y portèrent avec une haine violente ; Lucain, par ressentiment contre Néron, qui le privait de sa gloire de poëte (132), lui défendant, par jalousie, de publier ses vers ; Latéranus, sans motif de vengeance, mais par amour pour l’État. Les sénateurs Flavius Scevinus et Afranius Quintianus entrèrent les premiers dans ce terrible complot, contre l’idée qu’on avait d’eux ; car Scevinus, énervé par le luxe, était comme engourdi dans le sommeil. Quintianus, livré à des débauches infâmes, et déchiré par Néron dans une satire, cherchait à se venger.
Les discours qu’ils tenaient entre eux et leurs amis sur les crimes de Néron, sur la chute prochaine de l’Empire, et la nécessité de faire un choix pour le relever, attirèrent bientôt Tullius Sénécion, Cervarius Proculus, Vulcatius Araticus, Julius Tigurinus, Munatius Gratus, Antonius Natalis, Martius Festus, chevaliers romains. Sénécion s’exposait le plus, comme courtisan de l’empereur, et feignant encore de l’aimer ; Natalis était le confident de Pison : l’espérance d’un changement animait les autres. Outre Subrius et Sulpicius, que j’ai nommés, d’autres hommes de guerre s’y joignirent, Granius Silvanus et Statius Proximus, tribuns des cohortes prétoriennes ; Maximus Scaurus et Paulus Venetus, centurions. Mais les conjurés mettaient leur principale force dans Fenius Rufus, préfet du prétoire, qui jouissait de l’estime publique ; Tigellinus, plus cher à l’empereur par sa cruauté et ses débauches, le noircissait auprès de Néron, à qui même il le faisait craindre, comme ayant été l’amant d’Agrippine, et désirant de la venger. Assurés d’un tel complice par sa propre bouche, les conjurés pensèrent au temps et au lieu de l’exécution. On assurait que Subrius Flavius s’était offert de poignarder Néron lorsqu’il chanterait sur le théâtre, ou lorsqu’ayant mis le feu au palais, il courrait la nuit sans gardes. Ici la facilité de l’égorger sans témoins, là au contraire l’honneur d’en avoir un grand nombre, agitaient cette âme courageuse ; mais le désir de l’impunité l’arrêtait ; obstacle éternel des grandes entreprises.
Tandis que les conjurés flottaient de l’espérance à la crainte, une femme nommée Épicharis, jusqu’alors peu honnête, instruite, on ne sait par quel moyen, les encourage et les presse ; lasse de leurs lenteurs, et se trouvant en Campanie, elle tâche d’ébranler et d’attirer les commandans de la flotte de Misène. Le chiliarque Volusius Proculus, l’un des assassins d’Agrippine, ne se trouvait pas assez payé d’un si grand forfait. Connu d’Épicharis, ou lié récemment avec elle, il se plaignit d’avoir servi Néron en pure perte, et parut disposé à s’en venger dans l’occasion. Épicharis se flatta de le gagner, et plusieurs autres avec lui ; la flotte offrait des occasions fréquentes et favorables, parce que Néron aimait à se promener en mer près de Pouzzoles et de Misène. Épicharis s’ouvre donc à Proculus, lui rappelle tous les crimes de l’empereur, lui dit que le sénat pensait à délivrer l’État de ce monstre ; qu’on lui demandait son secours et ses plus braves soldats, et qu’il en serait dignement récompensé. Elle lui cacha cependant les noms des conjurés ; ce qui rendit inutile la délation de Proculus, quoiqu’il eut révélé à Néron tout ce qu’il savait. Épicharis arrêtée, et confrontée à un accusateur sans témoins, le confondit aisément. Néron la fit pourtant mettre en prison, soupçonnant qu’on lui disait vrai, quoique sans preuves.
Les conjurés, craignant d’être trahis, furent d’avis de se hâter, et d’aller à Baies tuer l’empereur, qui, attiré par la beauté du lieu, y venait souvent, chez Pison, manger et se baigner, sans gardes et débarrassé de sa grandeur. Pison s’y opposa, sous prétexte qu’il serait odieux de violer l’hospitalité par le meurtre même d’un tyran ; qu’il était plus honorable de rendre ce service à l’État au milieu de Rome, soit en public, soit dans cet infâme palais bâti des dépouilles des citoyens. Mais sa vraie raison était la crainte que Lucius Silanus, d’une naissance illustre, élevé par C. Cassius dans les plus hautes prétentions, ne s’emparât de l’Empire, porté par tous ceux qui n’auraient point trempé dans la conjuration, ou à qui l’assassinat de Néron inspirerait de l’horreur. Pison appréhendait aussi, disait-on, que le consul Vestinus, homme ardent, ne criàt à la liberté, ou ne choisît quelque autre pour lui donner l’Empire ; aussi n’était-il instruit de rien ; mais Néron, qui le haïssait, saisit ce prétexte pour le perdre.
On choisit enfin pour l’exécution le jour des jeux du cirque, consacré à Cérès. L’empereur ne sortait de son palais ou de ses jardins que pour voir ces jeux ; et dans la gaieté du spectacle il était plus facile de l’approcher. Ils convinrent que Lateranus, grand et vigoureux, se jeterait aux genoux de Néron comme pour lui représenter ses besoins, le renverserait brusquement, se jetterait sur lui, et que les centurions, les tribuns, les plus hardis conspirateurs regorgeraient avant qu’il pût se relever. Scevinus demandait à porter le premier coup ; il avait pris un poignard dans le temple de la déesse Salus, en Étrurie, ou, selon d’autres, dans celui de la Fortune, à Ferentum, et le portait comme destiné à un grand sacrifice ; Pison devait attendre le succès au temple de Cérès, d’où le préfet Fenius et les autres le porteraient au camp, accompagné, pour se concilier le peuple, d’Antonia, fille de l’empereur Claude. L’historien Pline m’apprend ce fait, que je ne veux ni taire ni garantir ; car il est peu vraisemblable, ou qu’Antonia ait risqué de prêter son nom sur un vain espoir, ou que Pison, amoureux de sa femme, ait voulu s’unir à une autre, à moins que la soif de régner n’étouffe toutes les passions.
Ce qui doit surprendre, c’est que le secret ait été si long-temps gardé entre tant de personnes d’âge et de sexe différens, grands et petits riches et pauvres ; enfin il se trouva un traître chez Scevinus. Celui-ci, la veille de l’exécution, ayant conféré longtemps avec Natalis, de retour chez lui, cacheté son testament, tire du fourreau le poignard dont j’ai parlé, le trouve hors d’état de servir, charge Milicu, son affranchi , d’en aiguiser la pointe ; donne à ses amis un festin somptueux, la liberté aux esclaves qu’il aimait le plus, et de l’argent aux autres : cependant il paraissait triste et occupé d’un grand dessein, quoique par des discours vagues il affectât de la gaieté. Il ordonne enfin au même Milicus de préparer des bandages et tout ce qui étanche le sang ; peut-être lui avait-il tout dit, comptant sur sa fidélité ; peut-être cet ordre, comme la suite le fit croire (133), éclaira-t-il Milicus sur ce qu’il ignorait ; car dès que ce cœur lâche eut songé au prix de sa perfidie, l’espoir d’un argent et d’un crédit immense lui fit oublier l’honneur, le salut de son patron, et la liberté qu’il lui devait. Tel fut aussi le conseil que sa femme lui donna ; conseil de femme, et d’une âme vile. Elle l’intimida en lui représentant que plusieurs esclaves et affranchis avaient vu les mêmes choses ; que le silence d’un seul serait en pure perte, et toutes les récompenses pour le premier dénonciateur.
Milicus va donc dès le point du jour aux jardins de Servilius ; on lui refuse l’entrée : il annonce une grande et terrible nouvelle : les gardes de la porte le conduisent à Epaphrodite, affranchi de Néron, et celui-ci à Néron même, à qui il apprend la conjuration qui menaçait sa tête, et tout ce qu’il avait pu savoir et conjecturer. Il lui montre même le poignard destiné pour lui, et demande d’être confronté à l’accusé. Scevinus, enlevé par des soldats, osa se défendre. « Le poignard qu’on lui représente, dit-il, est un héritage de ses pères qu’il conservait avec soin, et que son affranchi lui a volé ; il a souvent travaillé à son testament sans distinction de jours ; plus d’une fois il a donné la liberté et de l’argent à ses esclaves ; mais en ce moment plus qu’à l’ordinaire, parce que son bien étant fort diminué, et ses créanciers en grand nombre, il n’ose compter sur son testament ; sa table a toujours été délicate, sa vie voluptueuse, et peu approuvée des juges sévères ; il n’a point demandé de bandages ; mais à des calomnies évidentes, le délateur ajoutait ce mensonge pour les attester. » À ce discours il joignit tant d’assurance, et traita d’un air et d’un ton si ferme son affranchi de scélérat et d’infâme, que l’accusateur était confondu, si sa femme ne lui eût rappelé que Natalis avait eu avec Scevinus un entretien long et secret, et que tous deux étaient amis de Pison.
On fait donc venir Natalis ; on les interroge à part sur l’objet de cet entretien ; le peu d’accord de leurs réponses fait naître des soupçons ; on les met aux fers. L’appareil de la torture les effraie. Natalis, plus au fait de la conjuration et des moyens de charger ses complices, nomme d’abord Pison ; il y joint Sénèque, soit qu’il eût été négociateur entre l’un et l’autre, soit pour obtenir sa grâce de Néron, qui, haïssant Sénèque, cherchait tous les moyens de le perdre. Scevinus, instruit des aveux de Natalis, et soit par faiblesse comme lui, soit dans l’idée que tout est su, et le silence inutile, dénonce les autres ; Lucain, Quintianius et Sénécion nièrent long-temps. Séduits enfin par l’impunité qu’on leur promit, et voulant comme excuser leur long désaveu, Lucain nomma Acilia sa mère, Quintianus et Sénécion, leurs amis intimes, Glicius Gallus et Asinius Pollion.
Cependant Néron se rappelle qu’Epicharis est arrêtée sur la déposition de Proculus ; et croyant qu’une femme ne résisterait pas à la torture, la lui fait donner cruellement. Mais ni le feu, ni les fouets, ni l’acharnement de ses bourreaux, irrités de se voir bravés par une femme, ne lui arrachèrent un aveu. C’est ainsi qu’elle résista le premier jour ; traînée le lendemain au même supplice, et portée sur une chaise (car ses membres disloqués ne pouvaient la soutenir), elle ôta sa ceinture (134), l’attacha en forme de corde au haut de la chaise, y passa le cou, et s’étranglant par le poids de son corps, rendit le peu de vie qui lui restait ; bel et inutile exemple donné par une affranchie, à qui d’affreux tourmens ne pouvaient faire trahir des complices qu’elle connaissait à peine, tandis que des hommes distingués, sénateurs, chevaliers, chargeaient, sans attendre la question, ce qu’ils avaient de plus chers ; car Lucain, Sénécion et Quintianus révélaient tout à Néron qui tremblait de plus en plus, quoiqu’il eût doublé sa garde.
Il mit, pour ainsi dire, Rome entière en prison, remplissant de troupes les remparts, le Tibre, et jusqu’à la mer. Des soldats à pied et à cheval, mêlés de Germains, qu’il croyait plus sûrs comme étrangers, parcouraient les places, les maisons, les campagnes, les villes municipales voisines ; ils traînaient sans cesse aux portes des jardins de Servilius, des troupes d’accusés chargés de chaînes, qui entraient pour être interrogés ; on les déclarait coupables s’ils paraissaient amis des conjurés, leur avoir dit un mot, s’être trouvés au spectacle ou à table avec eux. Questionnés avec rigueur par Tigellinus et Néron, ils étaient encore vexés par Fenius Rufus, qui, craignant la dénonciation, se préparait, par cette atrocité, à la démentir. Il contint même Subrius Flavius, qui, témoin de l’interrogatoire, lui faisait signe qu’il allait poignarder Néron, et avait déjà la main sur la garde de son épée.
Plusieurs se voyant découverts, exhortèrent Pison, tandis que Milicus parle et que Scevinus hésite, à marcher droit au camp, ou à la tribune, et à tâter le peuple et les soldats : « Que s’il était secondé par ses complices, il s’y en joindrait de nouveaux, animés par l’idée seule d’une grande entreprise, si propre à faciliter des révolutions ; que Néron n’avait point prévu ce coup d’éclat, capable de déconcerter même une âme ferme, à plus forte raison un vil comédien, qui, entouré de Tigellinus et d’infâmes prostituées, n’oserait recourir aux armes ; qu’un peu d’audace faisait réussir ce qui paraissait impossible aux lâches ; qu’en vain on comptait sur la fidélité, le silence, le courage de tant de complices ; que les récompenses ou les tourmens découvraient tout ; que lui-même à la fin serait chargé de fers, et périrait d’un supplice honteux ; qu’il mourrait plus honorablement en plaidant la cause de l’État et de la liberté, dût-il se voir abandonné du peuple et des soldats ; qu’il ferait du moins une fin mémorable, et digne de ses ancêtres. » Peu touché de ces conseils, Pison s’étant montré un moment, se renferma chez lui pour se préparer à mourir ; bientôt arrive une troupe de soldats : Néron les avait choisis jeunes et nouveaux, craignant l’attachement des autres pour Pison. Il se fit ouvrir les veines, et, par faiblesse pour son épouse Arria Galla, laissa un testament plein de basses flatteries pour Néron ; cette femme sans honneur n’avait de louable que la beauté ; il l’avait enlevée à son ami Domitius Silius : la lâcheté du premier mari, et l’infamie de sa femme, mirent le comble au déshonneur de Pison.
Néron, pressé de se défaire de Plautius Lateranus, consul désigné, ne lui permit ni d’embrasser ses enfans, ni de choisir son genre de mort. Traîné dans le lieu destiné au châtiment des esclaves, et là égorgé par le tribun Statius, il garda courageusement le silence et ne lui reprocha pas même d’être son complice.
Ce meurtre fut suivi de celui de Sénèque, sans aucune preuve qu’il eût conspiré ; mais le tyran fut ravi de s’en délivrer par le fer, le poison n’ayant pas réussi. Natalis seul avait fait cette déposition légère : « Que, Pison l’avait envoyé à Sénèque malade, pour se plaindre de ce qu’il lui refusait l’entrée de sa maison, et l’engager à entretenir leur amitié par un commerce intime ; à quoi Sénèque avait répondu, que des entretiens fréquens et secrets nuiraient à l’un et à l’autre ; qu’au reste sa conservation dépendait de celle de Pison. » Granius Sîlvanus, tribun d’une cohorte, est chargé d’aller demander au philosophe s’il convenait du discours de Natalis et de sa réponse. Sénèque, soit à dessein, soit par hasard, était revenu ce jour-là de Campanie, et se reposait dans une de ses maisons à quatre milles de Rome ; il y était à table sur le soir avec Pauline son épouse, et deux amis, lorsque le tribun arriva, fit investir sa maison, et lui porta les ordres de l’empereur.
Sénèque répondit : « Que Pison lui avait envoyé Natalis pour se plaindre de ce qu’il refusait de le voir ; qu’il s’en était excusé sur sa santé et son amour pour le repos ; qu’il n’avait aucun sujet d’attacher sa conservation à celle d’un particulier, et que Néron, à qui il avait plus souvent parlé en homme libre qu’en esclave, savait mieux que personne qu’il n’était point flatteur. » Le tribun ayant rapporté ce discours au prince devant Poppée et Tigellinus, son conseil de cruauté, il demande si Sénèque songe à se donner la mort. Le tribun répond qu’il n’a remarqué ni crainte ni tristesse sur son visage ni dans ses paroles. On lui ordonne de repartir et d’annoncer la mort à Sénèque. Fabius Rusticus dit qu’il alla par un autre chemin trouver le préfet Fenius, lui fit part des ordres de l’empereur, lui demanda s’il obéirait, et que Fenius le lui conseilla ; tant une lâcheté fatale glaçait tous les cœurs ! car Silvanus était un des conjurés, et contribuait à grossir les crimes qu’il avait promis de punir. Cependant il n’eut pas la force de voir Sénèque, et lui fit annoncer par un centurion qu’il fallait mourir.
Sénèque, sans se troubler, demande à finir son testament (135) ; le centurion l’ayant refusé, il se tourne vers ses amis et leur dit : « Que puisqu’on l’empêchait de leur témoigner sa reconnaissance, il leur laissait le seul bien, mais le plus précieux qui lui restât, l’image de sa vie ; que le souvenir qu’ils en conserveraient honorerait leurs sentimens et rendrait leur amitié mémorable. » Ils fondent en larmes : Sénèque tantôt les console, tantôt leur reproche leur faiblesse, en leur demandant avec fermeté : « Qu’étaient devenus les préceptes de la sagesse, et les réflexions qui depuis tant d’années avaient dû les prémunir contre ce qui les menaçait ? Si la cruauté de Néron n’était pas trop connue, et si, après avoir tué sa mère et son frère, il ne lui restait pas à y joindre le meurtre de son gouverneur et de son maître ? »
Après ces discours généraux, il embrasse son épouse, et son courage faisant place à la tendresse, il la conjure de modérer sa douleur, d’y mettre des bornes, et de chercher dans le souvenir de la vie et des vertus de son époux un soulagement honorable au malheur de le perdre. Pauline répond qu’elle veut aussi mourir, et demande l’exécuteur. Sénèque ne voulant pas lui ravir cette gloire, et craignant d’ailleurs de laisser ce qu’il aimait en butte aux outrages : « Je vous montre, lui dit-il, ce qui peut vous adoucir la vie ; vous préférez l’honneur et l’exemple de mourir ; je ne vous l’envierai point : périssons tous deux avec un égal courage, et vous avec plus de gloire que moi. » Aussitôt ils se font ouvrir les veines des bras. Sénèque, qui, affaibli par la vieillesse et par un régime austère, ne perdait son sang qu’avec lenteur, se fait aussi couper les veines des jarrets et des jambes. Souffrant alors des douleurs cruelles, et craignant d’accabler son épouse par le spectacle de ses maux, ou d’être accablé lui-même par la vue de son épouse mourante, il l’engage à passer dans une autre chambre ; et toujours éloquent jusqu’au dernier soupir, il fit appeler des secrétaires à qui il dicta ces paroles si connues, auxquelles je m’abstiens de toucher.
Néron n’ayant aucun sujet de haïr Pauline, voulut empêcher une mort qui rendait sa cruauté trop odieuse. Des soldats pressent les esclaves et les affranchis d’arrêter son sang et de bander ses plaies ; on ne sait si elle s’en aperçut : car, comme on croit aisément le mal, on prétendit que tant qu’elle avait cru Néron implacable, elle avait cherché l’honneur de mourir avec son mari ; mais que des espérances plus favorables lui étant offertes, elle avait cédé a la douceur de vivre. Elle vécut encore quelques années, conservant avec honneur le souvenir de son époux, et montrant par la pâleur de ses membres et de son visage, combien elle avait perdu de vie par ses blessures.
Cependant les douleurs de Sénèque amenant lentement la mort, il pria Statius Annæus, habile médecin et son ami, de lui faire apporter un poison qu’il gardait depuis long-temps, et qu’Athènes donnait aux criminels. Il le but, mais en vain, ses membres étant déjà froids, et le poison n’ayant plus d’effet sur lui ; enfin il entra dans un bain chaud, et jetant de l’eau sur les esclaves les plus proches : Je fais, dit-il, cette libation à Jupiter Libérateur (136). De là il fut porté dans une étuve dont la vapeur l’étouffa : on le brûla sans aucune pompe ; il l’avait demandé par un codicile, s’occupant de sa fin dans le temps même de son crédit et de son opulence.
On assure que Subrius Flavius, dans un conseil secret tenu avec les centurions (ce que Sénèque n’ignorait pas), avait décidé qu’après s’être défait de Néron par les mains de Pison, ils se déferaient de Pison même, et donneraient l’Empire à ce philosophe, appelé au trône par l’éclat seul de ses vertus : et comme Néron jouait de la harpe et, Pison la tragédie, Flavius disait hautement : « Que l’Etat restait déshonoré en chassant un joueur de harpe pour prendre un comédien. »
Flavius répondit d’abord à ses accusateurs, qu’un homme de guerre comme lui n’aurait pas tramé un tel complot avec des hommes sans armes, efféminés, et de mœurs trop contraires aux siennes ; se voyant pressé, il prit le parti honorable de l’aveu. Néron lui demanda pourquoi il avait trahi ses sermens : « Je te haïssais, dit-il ; aucun soldat ne t’a été plus fidèle tant que tu as mérité d’être aimé : ma haine pour toi a commencé quand je t’ai vu parricide de ta mère et de ta femme, cocher, bateleur et incendiaire. » Je rapporte ces paroles parce qu’elles ne sont pas aussi connues que celles de Sénèque, et que le discours sans art, mais vigoureux, de cet homme de guerre, mérite aussi d’être conservé. Rien, dans cette conjuration, ne choqua davantage les oreilles du prince, aussi déterminé au crime, que peu fait à se l’entendre reprocher. Le tribun Veianus Niger, chargé du supplice de Flavius, fit creuser dans un champ voisin une fosse, dont Flavius se moqua, comme trop petite et trop étroite : On ne fait plus même une fosse dans les règles, dit-il aux soldats qui l’entouraient ; et l’exécuteur lui ayant dit de présenter sa tête avec courage (137), il répondit : Frappe de même.
Le centurion Sulpicius Asper imita sa fermeté. Néron lui demandant pourquoi il avait conspiré, il répondit que c’était le seul moyen de mettre fin à tant de crimes, et alla au supplice.
L’empereur, sachat combien le consul Vestinus le détestait, s’attendait qu’il serait accusé ; mais les conjurés avaient tout caché à Vestinus : les uns étaient depuis long-temps mal avec lui, les autres le croyaient trop violent pour se l’associer. La haine de Néron pour lui avait commencé par un commerce intime ; Vestinus, d’un caractère dur et connaissant à fond la bassesse du prince, lui laissait voir son mépris ; Néron en avait souvent essuyé ces railleries amères qui laissent un ressentiment profond lorsqu’on y sent la vérité. Il le haïssait encore comme venant d’épouser Statilia Messalina, et n’ignorant pas que l’empereur était un de ses amans.
Ne pouvant donc, comme juge, condamner sans accusation, il usa de violence comme prince. Vestinus avait une maison qui dominait sur le Forum et des esclaves jeunes et bien faits ; l’empereur envoie le tribun Gerelanus, à la tête d’une cohorte, prévenir la révolte du consul, s’emparer de la citadelle qu’il appelait sa maison, et s’assurer de la jeunesse qui l’environnait. Ce jour même Vestinus avait vaqué à toutes ses fonctions ; il était à table avec ses amis, tranquille ou feignant de l’être ; les soldats entrent et lui annoncent le tribun. Il se lève aussitôt, s’enferme, appelle le médecin, se fait ouvrir les veines, est plongé tout vivant encore dans un bain chaud, et expire sans un mot de plainte Ses convives furent enveloppés, et relâchés enfin bien avant dans la nuit. Néron se représentant la frayeur qu’ils avaient eue de voir succéder la mort au festin, dit, en plaisantant, qu’ils étaient assez punis de leur repas consulaire.
Il ordonne ensuite le meurtre de Lucain. Ce poëte voyant couler son sang et conservant encore la force et la chaleur de l’imagination lorsque la vie abandonnait successivement tous ses membres, répéta la description qu’il avait faite en vers d’un soldat blessé et périssant du même genre de mort : ce furent ses dernières paroles.
DE VETUS, DE PÉTRONE ET DE THRASEA.
L. Vetus périt aussi très-courageusement avec Sextia sa belle-mère et Pollutia sa fille. Néron les haïssait parce que leur vie semblait lui reprocher la mort de Rubellius Plautus, gendre de Vetus. Ils furent dénoncés par Fortunatus, affranchi, qui, après avoir ruiné son maître, fournit les moyens de le perdre. Il se joignit Claudius Demianus, que Vetus, étant proconsul d’Asie, avait fait arrêter pour ses crimes, et que Néron relâcha pour prix de la délation. Vetus apprenant qu’on le mettait aux prises avec un affranchi, se retire à sa terre de Formies ; des soldats l’y assiègent secrètement. Avec lui était sa fille, tourmentée par le danger présent et par le souvenir cruel de Plautus son époux ; elle croyait voir encore ses assassins et embrasser sa tête sanglante, conservait les habits teints de son sang, et, toujours dans le deuil et les larmes (138), ne prenait d’alimens que pour se conserver à son père (139). Il l’engage à se rendre à Naples. Elle ne put pénétrer jusqu’à Néron, mais l’assiégeait dès qu’il sortait et lui criait, tantôt en gémissant, tantôt avec une force au-dessus de son sexe, d’écouter l’innocence et de ne pas sacrifier à un affranchi son ancien collègue dans le consulat. Néron fut également sourd aux prières et aux reproches.
Elle déclare donc à son père qu’il faut renoncer à l’espérance et mourir. Vetus apprend en même temps que le sénat se dispose à le juger sévèrement. On lui conseillait de laisser à l’empereur une grande partie de ses biens, pour conserver le reste à ses petits-fils : il se refusa à cette bassesse pour ne point déshonorer, en mourant, une vie glorieuse et libre ; donna à ses esclaves ce qu’il avait d’argent, leur dit de partager entre eux tout ce qu’ils pourraient emporter, et de ne lui laisser que trois lits de mort. Alors tous trois, dans la même chambre et avec le même fer, se font ouvrir les veines, et, couverts d’une manière décente, sont portés ensemble dans le bain ; le père regardait sa fille, l’aïeule sa petite-fille, et celle-là l’un et l’autre, chacun priant les dieux de hâter son dernier soupir pour ne pas voir expirer ce qu’il aimait. L’ordre de la nature fut conservé ; les plus âgés s’éteignirent d’abord. Ils furent accusés après leur sépulture et condamnés au supplice. Néron s’y opposa et leur laissa le choix de leur mort. C’est ainsi qu’après le meurtre il insultait ses victimes.
Pétrone mérite qu’on dise un mot de lui. Il donnait le jour au sommeil, la nuit aux devoirs et aux plaisirs. Sa paresse lui avait fait un nom, comme l’adresse ou le mérite en fait un (140) aux autres. Ce n’était point un de ces dissipateurs qui se ruinent en viles débauches, mais un voluptueux raffiné. Une aisance naturelle et une sorte de négligence dans ses discours et dans ses actions lui donnait l’air et les grâces de la simplicité. Devenu cependant proconsul de Bithynie et ensuite consul, il se montra homme de tête et capable d’affaires ; revenu par goût au vice ou à ce qui ressemblait au vice (141); il fut admis dans la petite cour de Néron, et devint l’arbitre de ses fêtes. Rien n’était galant, délicieux et magnifique sans l’approbation de Pétrone. Tigellinus, jaloux d’un rival qui le surpassait dans la science des voluptés, eut recours, pour le perdre, à la cruauté de l’empereur, sa plus violente passion : il accusa Pétrone de liaison avec Scevinus, corrompit un esclave pour le dénoncer, et fit emprisonner les autres pour lui ôter les moyens de se défendre.
Néron partit alors pour la Campanie, et Pétrone l’ayant suivi jusqu’à Cumes y fut arrêté. Aussitôt, sans prolonger l’espérance ou la crainte, il se fit ouvrir les veines ; mais pour ne pas quitter brusquement la vie, il les fit refermer et rouvrir à plusieurs reprises, entretenant ses amis de bagatelles et ne cherchant pas même à braver la mort. On lui parlait, non de l’immortalité de l’âme et des maximes des philosophes, mais de chansons et de petits vers. Il récompensa quelques esclaves, en fit châtier d’autres, se promena, se laissa même aller au sommeil, afin que sa mort, quoique forcée, eût l’air naturel. Il ne flatta pas, comme tant d’autres, dans son testament de mort, Néron, ou Tigellinus, ou quelqu’un des courtisans ; mais ayant écrit, sous des noms empruntés, l’histoire des débauches du prince les plus recherchées et les plus infâmes, il l’envoya cachetée à Néron, et brisa son cachet de crainte qu’il ne servît à perdre quelqu’un.
L’empereur, après le massacre de tant d’hommes illustres, souhaita enfin de faire périr la vertu même dans la personne de Pœtus Thrasea et de Barea Soranus. Depuis long-temps il les haïssait, et surtout Thrasea, parce qu’il était sorti du sénat dans l’affaire d’Agrippine, comme je l’ai rapporté, et qu’il ne s’était point prêté aux spectacles de la cour ; crime d’autant plus grand qu’il avait joué la tragédie dans les jeux du Ceste, établis à Padoue sa patrie, par le troyen Antenor : de plus, le jour que le préteur Antistius allait être condamné à mort pour des satires contre Néron, Thrasea avait ouvert et fait passer un avis plus doux ; et lorsqu’on décernait à Poppée les honneurs divins, il s’était absenté pour ne point paraître aux funérailles. Cossutianus insistait sur tous ces griefs ; scélérat de profession et de plus ennemi personnel de Thrasea, dont le crédit l’avait fait succomber dans une accusation de péculat intentée par les Ciliciens.
Il reprochait à Thrasea : « Qu’au commencement de l’année il évitait de prêter serment ; qu’il ne se trouvait jamais, quoique du collège des Quindécenivirs, aux prières pour l’empereur ; qu’il n’avait jamais fait de sacrifices pour la conservation du prince et de sa voix divine ; que cet homme, autrefois si infatigable et si assidu, qui prenait parti avec chaleur dans les moindres affaires, n’avait point paru au sénat depuis trois ans ; qu’en dernier lieu chacun accourant à l’envi pour condamner Silanus et Vetus, il avait préféré de vaquer aux affaires de ses cliens ; qu’un esprit si marqué de révolte n’attendait que des complices pour faire la guerre. Autrefois on comparait César et Caton ; aujourd’hui, Néron, c’est vous et Thrasea. Dans cette ville avide de troubles, il a des partisans, ou plutôt des satellites, qui, n’osant encore imiter l’insolence de ses discours, l’imitent au moins dans son extérieur, tristes et rigides comme lui, pour vous reprocher vos plaisirs. Lui seul ne prend aucun intérêt à votre conservation et à vos talens ; insensible au bonheur du prince (142), peut-être même n’est-il pas rassasié de vos chagrins et de vos larmes ? C’est par le même principe qu’il nie la divinité de Poppée, et refuse de jurer sur les actes de César et d’Auguste. Il méprise le culte public (143), se met au-dessus des lois (144) : les annales du peuple Romain ne sont tant lues dans les provinces et dans les armées, que pour apprendre ce que Thrasea n’a point fait. Ou imitons-le, s’il le mérite, ou enlevons aux esprits remuans leur chef et leur modèle. Cette secte a déjà produit des Tubérons et des Favonius, noms odieux aux anciens Romains. Pour renverser l’Empire, ils vantent la liberté ; s’ils réussissent, ils attaqueront la liberté même. En vain Cassius est banni (145), si vous laissez vivre et se multiplier les imitateurs de Brutus. Au reste, n’écrivez rien vous-même sur Thrasea ; laissez-nous le sénat pour juge. » Néron anima par ses éloges la fureur de Cossutianus, et lui associa Marcellus Eprius, orateur violent.
Ostorius Sabinus, chevalier romain, avait déjà accusé Barea Soranu, revenu de son proconsulat d’Asie, ou il avait offensé l’empereur par sa justice et son mérit, ayant fait ouvrir le port d’Ephèse, et laissé impunis les habitans de Pergame, qui avaient empêché Acratus, affranchi de l’empereur, d’enlever leurs tableaux et leurs statues. On lui faisait surtout un crime de sa liaison avec Plautus, et d’avoir cherché, dans l’affection de la province, un appui à ses desseins.
Le temps où Tiridate vint recevoir la couronne d’Arménie fut destiné par Néron à ces exécutions, soit pour couvrir, par un spectacle étranger, l’assassinat de ces illustres citoyens, soit pour montrer sa grandeur par ce crime de prince.
Toute la ville étant donc sortie pour aller au devant de l’empereur et voir le roi, Thrasea reçut ordre de rester chez lui : sans perdre courage il écrit à Néron, demande quel est son crime, et la permission de s’en justifier. Néron ouvrit la lettre avec empressement, se flattant que Thrasea, dans un moment de crainte, y aurait glissé quelques flatteries, et fait une tache à sa gloire ; mais n’y trouvant rien, et craignant la fierté et la liberté qu’inspirerait à Thrasea son innocence, il fit assembler le sénat. Alors Thrasea délibéra avec ses proches, s’il tenterait ou dédaignerait de se justifier : les avis furent partagés.
Ceux qui lui conseillaient d’aller au sénat, disaient : « Qu’ils étaient sûrs de son courage ; que sa défense ajouterait à sa gloire ; que c’était aux hommes faibles et timides à cacher leurs derniers momens ; que le peuple verrait (146) un grand homme s’offrant à la mort ; que le sénat entendrait ses discours plus qu’humains, et comme inspirés ; que ce prodige pourrait ébranler Néron même ; et que si la cruauté l’emportait, la postérité distinguerait au moins sa fin glorieuse, de celle de tant de lâches qui périssaient en silence. »
Ceux qui lui conseillaient de rester chez lui convenaient de son courage, mais lui représentaient qu’il serait le jouet et la fable de l’assemblée ; « Qu’il devait détourner ses oreilles des clameurs et des injures ; que Cossutianus et Eprius n’étaient pas les seuls méchans ; qu’on oserait peut-être porter les mains sur lui ; que la crainte entraînerait jusqu’aux gens de bien ; qu’il épargnât tant d’infamie à un corps dont il avait été l’ornement, et laissât douter du parti que le sénat aurait pris en voyant Thrasea vis-à-vis de ses délateurs ; qu’en vain on comptait sur les remords de Néron ; qu’il fallait craindre plutôt que sa fureur ne s’étendît sur l’épouse de Thrasea, sur ses enfans, sur ce qu’il avait de plus cher ; qu’ainsi, jusqu’alors sans bassesse et sans tache, il imitât, par une mort glorieuse, ceux qui avaient été les modèles de sa vie. » Rusticus Arulenus, jeune homme impétueux, présent à ce discours, offrait, par un vain désir de gloire (147), de s’opposer, comme tribun du peuple, au décret du sénat. Thrasea réprima son zèle inutile pour l’accusé, funeste pour le défenseur. Il ajouta : « Qu’il avait vécu, et ne devait point renoncer au plan qu’il s’était fait depuis tant d’années ; que Rusticus, nouveau magistrat, était encore à temps de prendre un parti, et fît réflexion aux tristes circonstances où il entrait dans le gouvernement (148). » Quant au sénat, il se chargea de décider s’il lui convenait de s’y rendre (149).
Le lendemain, deux cohortes prétoriennes, sous les armes, assiégèrent le temple de Vénus. L’entrée du sénat fut entourée d’un gros de soldats, qui laissaient voir des épées sous leurs robes, on en dispersa d’autres dans les places et les lieux publics : les sénateurs entrèrent au milieu de ces visages menaçàns.
Néron, dans un discours qu’il fit prononcer par son questeur, se plaignit, sans nommer personne, que d’autres sénateurs abandonnassent les affaires publiques, et donnassent aux chevaliers romains l’exemple de l’oisiveté ; qu’il n’était point étonnant qu’on ne vînt plus des provinces éloignées, puisque la plupart des consulaires et des prêtres se livraient à la mollesse dans leurs jardins. Ce fut comme un trait que les accusateurs saisirent.
Cossutianus commença ; Marcellus s’écria plus violemment : « Que la république était à deux doigts de sa perte ; que l’insolence des sujets avait lassé la clémence du maître ; que les sénateurs, jusqu’alors trop indulgens, se laissaient impunément braver par le rebelle Thrasea, par son gendre Helvidius, complice de ses fureurs ; par un Agrippinus, héritier de la haine de son père pour les Césars ; par un Curtius Montanus, auteur de chansons infâmes ; que Thrasea reparût au sénat comme consulaire, aux prières comme prêtre, au serment comme citoyen, si, par un mépris public des lois et des cérémonies anciennes, il ne voulait pas se déclarer traître ; qu’accoutumé à jouer le sénateur et à protéger les calomniateurs du prince, il vînt dire ce qu’il trouvait à corriger ou à reprendre ; moins odieux s’il blâmait en détail, que s’il condamnait tout par son silence. Est-ce la paix dont jouit toute la terre qui lui déplaît ? Sont-ce tant de victoires sans aucune perte ? Sénateurs, cessez de favoriser l’orgueil d’un homme que le bien public afflige, qui déserte les tribunaux, les théâtres, les temples, et menace de s’exiler d’une ville où il ne trouve plus ni sénat, ni magistrats, ni Rome. Qu’il se délivre pour toujours de cette patrie, depuis long-temps éloignée de son cœur, et aujourd’hui même de ses yeux. »
Ce discours, qu’il prononçait avec fureur, d’un air menaçant, les yeux égarés, le visage en feu, ne produisit point dans les sénateurs cette tristesse à laquelle l’oppression les avait accoutumés, mais une terreur nouvelle et plus profonde, augmentée par les soldats qu’ils voyaient en armes. En même temps ils se représentaient le visage vénérable de Thrasea ; leur compassion s’étendait sur Helvidius, qu’on punissait injustement de lui être allié ; sur Agrippinus, à qui l’on imputait les malheurs d’un père innocent, et victime de Tibère ; sur Montanus enfin, jeune homme vertueux et sage dans ses écrits, menacé de l’exil pour ses talens.
Cependant Ostorius Sabinus, délateur de Soranus, entra, et commença par l’accuser de liaison avec Rubellius Plautus, et d’avoir songé, dans son proconsulat d’Asie, à se faire un nom aux dépens de l’État, en fomentant les séditions des peuples. À ces anciens griefs il ajoutait, que la fille de Soranus avait partagé les crimes de son père en donnant de l’argent à des devins. Servilia (c’était son nom), par tendresse filiale, et par l’imprudence de son âge, avait en effet consulté les devins, mais seulement pour savoir si sa famille trouverait Néron inexorable, et le sénat résolu de la perdre. Elle fut donc appelée au sénat ; et l’on vit devant le tribunal des consuls, d’un côté le père avancé en âge, de l’autre la fille dans sa vingtième année, pleurant Annius Pollion, son mari, que l’exil venait de lui ravir, et n’osant même jeter les yeux sur son père, dont elle semblait aggraver le péril .
L’accusateur lui ayant demandé si elle avait vendu son collier et ses présens de noces pour payer des sacrifices magiques, elle se jeta par terre, et versa long-temps des larmes sans répondre ; puis embrassant les autels (150) : « Je n’ai invoqué, dit-elle, aucune divinité funeste ; le seul motif de mes prières malheureuses était que vous, César, et vous sénateurs, vous me rendissiez ce père si chéri. J’ai donné mes habits, mes pierreries, mes bijoux, comme s’il m’eût fallu racheter mon sang et ma vie (151). Ces hommes, jusqu’alors inconnus pour moi, savent quel nom ils invoquent (152), quelle profession ils exercent ; j’ai toujours parlé du prince avec le respect qu’on doit aux dieux ; mais si je suis coupable, je le suis seule, et ce père infortuné l’ignore. »
Soranus l’interrompt, et s’écrie : « Qu’elle n’a point été avec lui en Asie, qu’elle est trop jeune pour avoir connu Plautus, n’a point été accuse avec son mari, n’est coupable que d’un excès de tendresse ; qu’on ne la confonde point avec lui, quelque sort qu’il doive attendre. » Alors le père et la fille coururent dans les bras l’un de l’autre ; les licteurs, se jetant entre deux, les arrêtèrent. Les témoins parurent ensuite, et la compassion qu’avait excitée la méchanceté des accusateurs, fit place à l’indignation contre P. Egnatius. Ce client de Soranus, qui vendait la vie de son bienfaiteur, se parait de l’air imposant d’un stoïcien. Affectant, dans son extérieur, l’air de la vertu, il cachait au fond de son cœur la perfidie, la fourberie, l’avarice et la débauche. L’argent décela tous ces vices, et apprit à se défier non-seulement des fourbes décriés et déshonorés, mais des fausses vertus et des amis perfides.
Néanmoins ce jour même offrit un bel exemple dans Cassius Asclepiodotus, l’homme le plus riche de la Bithynie. Il avait aimé et cultivé Soranus dans la prospérité, il ne l’abandonna pas dans le malheur ; aussi fut-il dépouillé de ses biens et banni : tant la justice des dieux discerne la vertu (153) d’avec le crime !
Thrasea, Soranus et Servilia eurent le choix de leur mort. Helvidius et Paconius furent bannis d’Italie. Montanus fut rendu à son père, mais déclaré incapable des charges ; Eprius et Cossutianus eurent chacun cinq raille grands sesterces[58], et Ostorius douze cents[59] avec les ornemens de la questure.
On envoya sur le soir un questeur du consul à Thrasea retiré dans ses jardins. Il y avait rassemblé plusieurs personnes distinguées des deux sexes, et s’entretenait avec Demetrius, philosophe cynique : on jugeait, à leur attention et à quelques mots qu’ils laissaient entendre, qu’ils parlaient de la nature de l’âme et de sa séparation d’avec le corps. Enfin Domitius Cœcilianus, un de ses intimes amis, vint lui annoncer le décret du sénat. Les assistans s’abandonnèrent aux plaintes et aux larmes ; Thrasea les pria de se retirer, et de ne point ajouter à sa mort (154) le spectacle de leur péril ; Arria, son épouse, voulait, à l’exemple de sa mère, périr avec son mari ; il la supplia de vivre, et de ne pas priver leur fille du seul appui qui lui restait.
Ensuite il s’avança vers son portique, y trouva le questeur, et témoigna quelque joie d’apprendre que son gendre Helvidius n’était qu’exilé d’Italie ; ayant reçu le décret, il entra dans sa chambre avec Helvidius et Demetrius, et se fit ouvrir les veines des deux bras : alors priant le questeur d’approcher, et répandant à terre une partie de son sang : « Faisons, dit-il, une libation à Jupiter Libérateur. Regarde, jeune homme, et que les dieux détournent de toi ce présage ; mais tu es né dans un temps où le courage même a besoin de grands exemples.... »
Je commencerai cet ouvrage par le second consulat de Galba et celui de Vinius. L’histoire des sept cent vingt premières années (155) de Rome a été suffisamment écrite dans ces temps mémorables où l’éloquence et la liberté célébraient la gloire du peuple romain. Après la bataille d’Actium[61], le bien de la paix ayant demandé que le pouvoir fût transmis à un seul, les grands écrivains disparurent. La vérité fut alors étouffée par différens motifs, par indifférence pour l’État, par flatterie, par haine du gouvernement ; ainsi nos historiens, ulcérés ou vendus, ont compté pour rien la postérité. Sans doute elle se défiera des éloges, mais recevra avidement les calomnies et les satires ; elles ont un faux air de liberté, et les louanges une tache d’esclavage. Pour moi, ni Galba, ni Othon, ni Vitellius ne m’ont fait ni bien ni mal. Vespasien, je l’avoue, a commencé ma fortune ; Tite l’a augmentée ; Domitien y a mis le comble : mais qui fait vœu de dire la vérité, doit être sourd à l’amitié comme à la haine. Si je vis, je destine à l’occupation et à la consolation de ma vieillesse l’histoire intéressante et paisible de Nerva et de Trajan : temps heureux et rares, où il est permis de penser et de parler.
Je vais raconter de nombreux malheurs, des combats cruels, des troubles, des séditions, des désastres au sein même de la paix ; quatre princes égorgés ; trois guerres civiles, plusieurs au dehors, et souvent les unes et les autres à la fois ; des succès en Orient, en Occident des revers ; l’Illyrie troublée, la Gaule chancelante, la Bretagne conquise et aussitôt perdue ; l’irruption des Sarmates et des Suèves ; les Daces illustrés par nos défaites et par nos victoires même ; les Parthes soulevés au nom d’un faux Néron ; l’Italie assiégée par des fléaux inouis, ou inconnus depuis plusieurs siècles ; les plus belles villes de la Campanie englouties ou renversées ; Rome en proie aux incendies ; les anciens temples consumés, le Capitole brûlé par les citoyens même, la religion profanée, l’adultère en honneur, la mer couverte d’exilés, les rochers souillés de sang : des cruautés plus atroces dans la capitale ; la noblesse, les biens, les honneurs, le refus des honneurs même tenant lieu de crime, la mort assurée à la vertu, les récompenses des délateurs aussi odieuses que leurs personnes ; le sacerdoce, le consulat, le gouvernement intérieur et extérieur devenus leurs dépouilles, et l’État leur victime ; les esclaves, soit par haine, soit par crainte, accusant leurs maîtres, les affranchis leurs bienfaiteurs ; et ceux qui n’avaient point d’ennemis, sacrifiés par leurs amis.
Ce temps, si stérile en vertus, en montra pourtant quelques unes ; des mères qui fuirent avec leurs enfans, des femmes qui s’exilèrent avec leurs époux, des gendres et des proches pleins de fermeté, des esclaves dont la fidélité brava les tourmens, d’illustres malheureux supportant et quittant la vie avec un égal courage (156), et des morts pareilles aux plus belles de l’antiquité ; enfin d’autres événemens plus ordinaires, des prodiges sur la terre et dans le ciel, des coups de foudre, des présages clairs, douteux, funestes, favorables. Jamais le peuple romain n’éprouva, par des malheurs plus grands et plus mérités, que les dieux ne veillent sur les hommes que pour les punir.
Mucien commandait à quatre légions et à la Syrie ; ses succès et ses revers l’ont rendu fameux. Jeune, il ambitionna la faveur des grands ; ruiné ensuite et sans appui, ayant même, dit-on, déplu à Claude, il fut relégué en Asie, aussi semblable pour lors à un exilé qu’il le fut depuis à un prince. Mêlé de bien et mal, de mollesse et d’activité, de politesse et d’arrogance, livré aux plaisirs, dans l’oisiveté, déployant au besoin des qualités rares, louable en apparence, au fond peu estimable, mais habile à séduire, par divers artifices, ses inférieurs, ses proches, ses collègues : il lui était plus facile de faire un empereur que de l’être.
Galba[62] ayant pris la main de Pison, lui parla en ces termes : « Quand je ne serais que particulier et que je vous adopterais devant les pontifes suivant les lois et l’usage, il serait honorable pour moi de faire entrer dans ma maison un descendant de Crassus et de Pompée ; et pour vous, d’ajouter à votre naissance l’illustration des Sulpitius et des Lutatius. La volonté des Dieux et des hommes m’ayant appelé au gouvernement, vos bonnes qualités et l’amour de la patrie m’engagent à vous tirer du repos, en vous offrant cet Empire que la guerre m’a donné, et que nos ancêtres se disputaient les armes à la main : ainsi Auguste plaça près de son trône son neveu Marcellus, après lui son gendre Agrippa, ensuite ses petits-fils, enfin Tibère fils de sa femme. Mais Auguste a cherché un successeur dans sa maison, et moi dans la république. Ce n’est pas que je manque de parens ou des compagnons de guerre ; mais n’ayant point accepté l’Empire par ambition, c’est pour justifier mon choix que je vous préfère à mes proches et même aux vôtres. Vous avez un frère, votre égal en naissance, votre aîné, et digne de l’Empire, si vous ne l’étiez davantage. Vous êtes d’un âge ou le feu des passions est amorti, et votre vie est à l’abri de la censure. Jusqu’ici vous n’avez éprouvé que les rigueurs de la fortune. La prospérité est pour l’âme une épreuve plus dangereuse ; le bonheur corrompt ceux qui ont supporté le malheur. Votre caractère vous portera à conserver la probité, la liberté, l’amitié, ces biens si précieux de l’homme ; de vils courtisans chercheront à vous les ravir ; les flatteurs vous assiégeront, poison le plus funeste des âmes honnêtes ; l’intérêt sera leur règle. Nous nous entretenons aujourd’hui avec franchise ; les autres parleront à notre rang plutôt qu’à nous ; car il est difficile de donner à un prince de bons conseils ; mais, quel qu’il soit, on le flatte sans l’aimer.
Si le corps immense de l’Empire pouvait conserver son équilibre sans avoir de chef, je méritais que la république recommençât à moi (157). Mais depuis long-temps les besoins de l’État sont tels que ma vieillesse ne peut donner rien de mieux au peuple romain qu’un bon successeur, ni votre jeunesse rien de mieux qu’un bon prince. Sous Tibère, Caïus et Claude, Rome a été comme l’héritage d’une seule famille ; nous sommes les premiers qu’on ait élus ; c’est déjà une sorte de liberté. La maison des Claudes et des Jules étant éteinte, l’adoption donnera l’Empire aux plus vertueux. Descendre et naître d’un prince est un hasard, et ne laisse point de choix à faire ; l’adoption en donne la liberté, et la voix publique le désigne. Rappelez-vous le sort de Néron fier d’une longue suite d’empereurs ses aïeux ; ce n’est ni Vindex qui gouvernait une province désarmée, ni moi qui commandais une seule légion, mais sa cruauté et ses débauches qui en ont délivré le genre humain. C’est le premier prince condamné à mort. La guerre et la voix publique nous ont appelés ; l’envie ne nous ôtera pas cette gloire. Ne soyez pourtant pas étonné, après ce violent ébranlement de l’univers, de voir deux légions remuer encore. Le trouble agitait l’Etat quand j’en ai pris les rênes ; et ma vieillesse, le seul reproche qu’on me fait, disparaîtra par votre adoption. Néron sera toujours regretté par les scélérats ; c’est à vous et à moi d’empêcher qu’il ne le soit par les gens de bien. De plus longs avis seraient hors de saison, et vous n’en avez pas besoin, si j’ai fait un bon choix. La règle de conduite la plus utile et la plus simple pour vous c’est de penser à ce que vous souhaiteriez ou craindriez dans un autre prince ; car il n’en est pas de cette nation comme des autres où une maison règne et le reste obéit. Vous allez commander à des hommes qui ne savent être ni tout-à-fait
libres, ni tout-à-fait esclaves. »Galba, ignorant son malheur, fatiguait par des sacrifices les dieux d’un Empire qui n’était plus le sien. Il apprend par le bruit public que les soldats ont mis un sénateur à leur tête, et bientôt on lui nomme Othon. Chacun accourt de toutes parts ; les uns exagèrent le péril, les autres le diminuent, songeant encore à flatter. Après avoir délibéré on prit le parti de sonder la cohorte qui gardait l’empereur et d’y employer un autre que Galba, dont on ménageait l’autorité pour dernière ressource. Pison ayant donc appelé les soldats devant les degrés du palais, leur parla ainsi : « Il y a six jours, chers compagnons, que j’ai été déclaré César, ignorant ce qui en arriverait, et si ce nom était à désirer ou à craindre. Ma destinée et celle de l’Etat sont entre vos mains. Ce n’est pas que je craigne pour moi les malheurs du sort, ayant déjà éprouvé l’adversité, et regardant l’élévation comme aussi dangereuse ; mais je plains mon père, le sénat et l’Empire, s’il faut, ou que nous recevions la mort, ou, ce qui n’afflige pas moins des cœurs vertueux, que nous la donnions. Nous étions consolés des derniers mouvemens, en les voyant terminés sans trouble, sans effusion de sang ; et Galba, par mon adoption, semblait avoir prévenu tout prétexte de guerre après sa mort.
Je ne vanterai ni ma noblesse ni ma conduite ; il n’est pas question de vertus quand on se compare à Othon. Les vices où il met sa gloire ont fait le malheur de l’Etat, lors même qu’il semblait ami du prince. Mériterait-il l’Empire par son maintien, par sa démarche, par sa parure efféminée ? Sous le masque de libéralité son luxe en impose. Il saura perdre et ne saura pas donner. Occupé de débauches, de festins et du commerce des femmes, il regarde comme le prix du commandement ce qui est plaisir pour lui seul, honte et infamie pour les autres. Jamais on n’exerce avec honneur un pouvoir acquis par le crime. Le consentement de l’univers a donné l’Empire à Galba ; Galba et vos suffrages me l’ont donné. Si la république, le sénat et le peuple ne sont plus que de vains noms, il vous importe au moins de ne pas laisser faire un empereur à des scélérats. On a quelquefois vu des légions révoltées contre leur chef ; jusqu’ici votre fidélité et votre nom ont été sans tache ; Néron même n’a pas été abandonné par vous, mais vous par lui. L’Empire sera-t-il donné par moins de trente déserteurs ou transfuges, qu’on ne laisserait pas choisir un centurion ou un tribun ? Recevrez -vous cet exemple, et partagerez-vous leur forfait en le souffrant ? Cette licence gagnera les provinces ; nous périrons par le crime et vous par la guerre. On vous offre autant pour faire votre devoir que pour assassiner votre empereur ; et nous récompenserons votre fidélité comme d’autres votre révolte. »
Je ne sais, chers compagnons, sous quel nom je me montre à vous : appelé par vous à l’Empire, mais voyant régner un autre, je ne suis ni particulier ni prince. Vous-même, quel nom prendrez-vous, ignorant si vous avez ici l’ennemi ou le chef de l’État ? N’entendez-vous pas demander votre supplice et le mien ? Tant il est vrai que nous devons périr ou vivre ensemble ! Peut-être ce Galba si doux a-t-il déjà promis notre mort, lui qui a, de son plein gré, immolé tant d’innocens. Je me rappelle avec horreur sa funeste entrée dans Rome, et son ordre, après une seule victoire, de décimer publiquement ceux qui s’étaient rendus à lui. Quel camp, quelle province n’a-t-il pas souillés de sang, ou, comme il le dit, châtiés et corrigés : ce que d’autres appellent crime, il le nomme remède ; sa barbarie, sévérité ; sa lésine, économie ; votre avilissement et vos supplices, règle et discipline. Vinius[63] vous eut montré moins d’avarice et d’insolence s’il avait régné lui-même ; mais il nous opprime comme ses sujets, et nous méprise comme ceux d’un autre.
Galba, pour nous faire craindre son successeur même, rappelle de l’exil l’homme qui lui ressemble le plus par sa dureté et son avarice : vous avez vu par quel affreux orage les dieux ont condamné cette funeste adoption. Le sénat, le peuple romain pensent de même ; ils comptent sur votre courage qui affermira la bonne cause, mais sans lequel elle est perdue. Je ne vous appelle ni à la guerre ni au péril ; toute l’armée est avec nous ; une seule cohorte, qui reste à Galba, le défend moins qu’elle ne l’arrête. Dès qu’elle vous verra, qu’elle recevra mon signal, elle ne disputera plus avec vous que de zèle pour moi. Hâtons-nous de porter un coup qui ne peut être loué qu’après le succès.
Ainsi finit Galba à l’âge de soixante-treize ans, ayant échappé à cinq empereurs, et plus heureux sujet que souverain (158). Sa noblesse était ancienne, ses biens immenses, son esprit médiocre ; plutôt sans vices que vertueux, il n’eut ni mépris ni avidité pour la gloire ; avare des deniers publics, et ménageant son bien sans désirer celui d’autrui ; supportant sans peine (159) les vertus de ses amis et de ses affranchis, quand ils en avaient, et ignorant aussi leurs vices avec une indifférence coupable. Mais sa naissance, honneur alors très-dangereux, fit donner à cette indolence le nom de sagesse. Dans la vigueur de l’âge il se distingua en Germanie par ses talens militaires ; proconsul, il gouverna l’Afrique avec modération, et l’Espagne, dans sa vieillesse, avec la même équité ; supérieur en apparence à l’état privé jusqu’à ce qu’il en fut sorti, et digne de l’Empire, au jugement de tout le monde, tant qu’il ne régna pas.
Rome témoigna une grande joie en obtenant la mort de Tigellinus. Né de parens obscurs, infâme dès son enfance et jusque dans sa vieillesse, il acquit, par ses vices, le commandement des gardes et du prétoire, et les autres récompenses que la vertu obtient plus lentement ; bientôt, livré à la cruauté, à l’avarice, à tous les crimes des scélérats, il corrompit profondément Néron, osa même quelques forfaits à son insu, et finit par le trahir. Aussi ceux qui détestaient ou qui regrettaient ce tyran, demandaient avec la même ardeur la perte de Tigellinus. Il fut sauvé, sous Galba, par le crédit de T. Vinius, dont il avait sauvé la fille, non par humanité (qu’il avait immolée en tant d’endroits), mais pour s’assurer un asile ; car les méchans, peu sûrs de leur crédit, et toujours en crainte, se préparent contre la haine publique la faveur privée ; ils sauvent, innocent ou coupable, celui qui pourra les sauver un jour. Le peuple, doublement animé par son ancienne horreur pour lui et sa haine récente pour Vinius, accourant de toutes parts au palais, au Forum, surtout au cirque et au théâtre, siège de la licence, criait avec fureur qu’on l’immolât. Tigellinus apprit, aux bains de Sinuesse, qu’il fallait périr. Il traîna lâchement sa fin dans les bras de ses concubines et s’égorgea avec un rasoir, ajoutant à l’opprobre de sa vie et la lenteur et la honte de sa mort.
Je ne viens, chers compagnons, ranimer ni votre zèle pour moi, ni votre courage, car l’un et l’autre sont à leur comble ; mais vous prier de les modérer. Le dernier tumulte n’a pour cause ni la cupidité ni la haine qui ont troublé tant d’armées, ni même la crainte et la fuite du péril, mais votre affection plus vive que prudente ; car souvent la vertu même échoue, si la sagesse l'abandonne. Les soldats doivent savoir certaines choses, en ignorer d’autres. S’ils demandent raison de chaque ordre, le commandement et l’obéissance n’existent plus. Vitellius et les satellites vous inspireraient-ils, s’ils en avaient le choix, d’autre esprit que celui de sédition et de discorde ? Une armée a bien plus de succès en se soumettant à ses chefs qu’en les interrogeant, et la plus tranquille, avant le combat, est la plus brave quand il se donne. Vitellius a pour lui quelques nations et une ombre de troupes ; mais le sénat est avec nous. D’un côté est l’Etat, de l’autre ses ennemis. Croyez-vous que cette grande ville ne soit qu’un amas de maisons et de pierres ? Ces corps muets et sans âme se détruisent et se réparent ; l’éternité de l’Empire, la paix des nations, votre salut et le mien tiennent à la conservation du sénat. Rendons-le à nos descendans tel que nous l’avons reçu de nos ancêtres. C’est de lui que nos princes sont tirés comme les sénateurs le sont d’entre vous.
Othon[64], décidé sur son sort, attendait la nouvelle du combat sans la craindre. Les premiers bruits le préparent à son malheur ; bientôt les fuyards le lui apprennent. L’ardeur des soldats prévint ses discours ; ils l’exhortèrent à ne point perdre courage, se trouvant encore la force de tout oser et de tout souffrir. Ce n’était point flatterie ; animés, comme par instinct, à défier la fortune, ils brûlaient avec fureur de combattre. Les plus proches embrassaient ses genoux ; les plus éloignés lui tendaient les mains. Plotius Firmus, capitaine des gardes, se distingua. « Il supplia le prince de ne pas abandonner une armée fidèle et qui l’avait bien servi ; il lui dit qu’il y avait plus de courage à supporter à l’adversité qu’à y succomber ; que le désespoir, dans le malheur, était la fin des lâches, et l’espérance la ressource des grandes âmes. » Pendant ce discours, Othon, attendrissant et affermissant tour à tour ses regards, excitait des cris de joie ou des gémissemens. Non-seulement les prétoriens, ses propres soldats, mais d’autres, arrivés de Mésie, l’assuraient que l’armée qui les suivait avait la même ardeur, et que ses légions étaient déjà dans Aquilée. On s’attendait à voir renouveler une guerre longue, cruelle, funeste aux vaincus et aux vainqueurs ; mais Othon avait résolu de la terminer.
« Exposer plus long-temps, leur dit-il, votre zèle et votre courage, ce serait mettre un trop grand prix à ma vie. Plus vous me montrez d’espérance, si je veux vivre, plus ma mort sera belle. Nous nous sommes éprouvés la fortune et moi ; et ne croyez pas que cette épreuve ait trop peu duré ; il n’en était que plus difficile d’user modérément d’un bien que je m’attendais à perdre. C’est Vitellius qui a commencé la guerre civile ; c’est la première fois que nous combattons pour l’Empire ; ce sera la dernière : donnons à l’univers cet exemple : que la postérité juge par-là d’Othon. Vitellius jouira de son frère, de son épouse, de ses enfans. Pour moi, je n’ai besoin ni de consolation, ni de vengeance. D’autres princes auront régné plus long-temps ; aucun n’aura mieux fini. Pourrais-je voir une si brillante armée, l’élite de la jeunesse romaine, immolée de nouveau et enlevée à la république ? J’emporte en mourant l’espérance que vous m’auriez sacrifié vos jours (160). Mais vivez, et ne nous opposons plus, moi à votre conservation, vous à mon courage. C’est une espèce de lâcheté que de parler long-temps de sa mort. Jugez, puisque je ne me plains de personne, si je suis résolu de finir ; car c’est quand on veut vivre qu’on se plaint des dieux ou des hommes. »
Après ce discours, il entretint avec douceur ses officiers, chacun selon sa dignité et son âge, ordonna aux plus jeunes, et conjura les vieillards de le quitter promptement pour ne point aigrir le vainqueur : sa tranquillité et sa fermeté leur reprochaient des larmes inutiles ; il leur fit donner des vaisseaux et des voilures pour leur retraite ; brûla des écrits injurieux à Vitellius ou flatteurs pour lui ; distribua de l’argent, mais sans profusion, comme s’il n’eût pas résolu de mourir. Consolant ensuite Salvius Cocceianus, fils de son frère, dont l’extrême jeunesse aissait voir sa douleur et sa crainte, il loua l’une et lui reprocha l’autre. « Croyez-vous (161), lui dit-il, que Vitellius, dont j’ai conservé toute la famille, soit assez ingrat et assez cruel pour ne pas vous épargner ? Ma prompte mort adoucira le vainqueur. Ce n’est point en désespéré, c’est à la tête d’une armée qui veut combattre que j’épargne à la république le coup mortel. La gloire de mon nom suffit à mes descendans et à moi. J’ai porté dans une famille peu ancienne la couronne des Jules, des Claudes et des Servius. Supportez-donc la vie avec courage et n’oubliez jamais que vous fûtes neveu d’Othon, mais sans trop vous en souvenir (162) »
S’étant retiré après ce discours, il se fit apporter deux poignards, les essaya, en mit un sous son chevet. Assuré du départ de ses amis, il passa une nuit tranquille ; on assure même qu’il dormit. A la pointe du jour il se perça le cœur. On hâta ses funérailles ; il l’avait demandé instamment, craignant que l’ennemi ne coupât et n’insultât sa tête. Les prétoriens portèrent son corps, le louaient en pleurant, baisaient sa blessure et ses mains. Quelques soldats se tuèrent au pied du bûcher, non par repentir ou par crainte, mais pour partager la mort glorieuse d’un prince qu’ils aimaient. Plusieurs les imitèrent à Bedriaque, à Plaisance, et dans les autres armées. On lui éleva un tombeau simple et durable (163).
Vespasien, tremblant et irrésolu, était ranimé par ses lieutenans et ses amis ; Mucien, après plusieurs entretiens particuliers, lui parla ainsi publiquement : « Quand on forme une grande entreprise, on doit voir si elle est utile à l’État, glorieuse pour soi, d’une exécution prompte ou du moins facile ; et de plus, si celui qui la conseille s’expose ; enfin, pour qui sera la gloire du succès. Vespasien, après les dieux, l’Empire est entre vos mains ; je vous y appelle pour le salut de l’État et pour votre élévation. Ne craignez pas ici l’ombre de flatterie ; il y a presque du déshonneur à être élu après Vitellius[65]. Nous n’avons à combattre ni le génie perçant d’Auguste, ni la vieillesse rusée de Tibère, ni les maisons de Caïus, de Claude et de Néron, affermies sur le trône ; vous avez cédé même aux images de Galba ; ce serait une lâcheté de rester endormi plus long-temps, et de laisser l’Etat se perdre et s’avilir, quand l’esclavage serait aussi sûr que honteux. Le temps n’est plus où vous n’étiez que suspect d’aspirer au trône [[#ancrage (164)[nosup|(164)[nosup]] ; sauvez-vous donc en y montant. Corbulon[66] n’a-t-il pas été égorgé (165) ? Son origine, je l’avoue, était plus illustre que la nôtre ; mais Néron était aussi fort au-dessus de Vitellius par la naissance. On est assez grand pour ceux dont on est craint. Vitellius, élevé par haine pour Galba, sans mérite et sans services, sait par lui-même que l’armée peut élire un empereur. Il a fait regretter et célébrer cet Othon que son lâche désespoir a perdu, et non l’habileté ou les troupes de son rival. En dispersant les légions, en désarmant les cohortes, il jette tous les jours de nouvelles semences de guerre. Ce qui reste à ses troupes d’ardeur et d’audace, l’ivrognerie, la débauche et son exemple l’anéantissent. Vous commandez à neuf légions entières de Syrie, de Judée et d’Égypte, qu’aucun combat n’a détruites, qu’aucune dissension n’a corrompues ; à des soldats bien disciplinés, et vainqueurs dans les guerres étrangères ; vous avez des flottes, une cavalerie, des cohortes redoutables, des rois alliés et fidèles, et, avant tout, votre expérience.
Je ne demande rien pour moi, que de n’être pas mis après Valens et Cécina[67] ; mais, sans craindre en Mucien un rival, ne dédaignez pas de vous l’associer. Je vous préfère à moi, moi à Vitellius. Votre maison est illustrée par des triomphes ; vous avez deux fils, dont l’un est déjà capable de régner, et s’est distingué en Germanie dès sa première campagne. Il serait absurde de na pas céder l’Empire à celui dont j’adopterais le fils, si je régnais. Au reste, nous ne partagerons pas également les succès et les revers ; si nous sommes vainqueurs, j’aurai la fortune que vous me laisserez ; le péril et le malheur seront pour vous comme pour moi. Faites plus, commandez ici l’armée, et laissez-moi les risques de la guerre et des combats. Supérieurs par la discipline aux vainqueurs, que la désobéissance et l’orgueil ont énervés, la colère, la haine et la vengeance animent les vaincus[68]. La guerre même rouvrira et envenimera les plaies mal fermées du parti victorieux. Je ne compte pas moins sur l’indolence, l’ineptie et la cruauté de Vitellius, que sur votre vigilance, votre économie et votre sagesse. La guerre est d’ailleurs plus sûre pour nous que la paix ; car on est déjà rebelle quand on délibère. »
Vitellius, voyant Rome prise, se fait porter en chaise par les derrières du palais chez sa femme, sur le mont Aventin, dans le dessein de s’enfuir à Terracine vers son frère et ses cohortes, s’il pouvait encore se cacher un jour. Bientôt, par l’effet naturel de la crainte, inquiet, effrayé de tout, il se repent du parti qu’il a pris, revient au palais, et n’y voit qu’un vaste désert ; les moindres esclaves avaient disparu, ou l’évitaient. La solitude et le silence l’épouvantent. Il ouvre les lieux fermés, et frissonne quand il se voit seul. Las enfin d’errer misérablement, il se cache dans un réduit sale, d’où il est arraché par Julius Placidus, tribun de cohorte. On le traîne honteusement en spectacle, les habits déchirés, les mains liées derrière le dos ; plusieurs l’insultent ; personne ne pleure ; l’ignominie de sa mort étouffait la pitié. On le force avec la pointe des épées de lever la tête, et de l’offrir aux outrages, de voir ses statues renversées, la tribune aux harangues, le lieu du meurtre de Galba. On le pousse enfin jusqu’aux Gémonies, où il avait fait jeter le corps de Flavius Sabinus[69]. Il ne montra de courage que par ce seul mot au tribun qui l’insultait : J’ai pourtant été ton empereur. Enfin il tomba percé de coups, et la populace le déchira après sa mort aussi indignement qu’elle l’avait flatté pendant sa vie.
Il était dans sa cinquante-septième année. Sans mérite, et parla réputation de son père, il obtint le consulat, le sacerdoce, un rang et un nom entre les premiers citoyens. Ceux qui relevèrent à l’Empire ne le connaissaient pas. Il fut par son indolence plus cher aux soldats que bien d’autres par leurs vertus. Il avait pourtant de la simplicité et de la libéralité, qualités funestes pour qui les porte à l’excès. Croyant se faire des amis plutôt par des largesses que par un caractère ferme, il en mérita plus qu’il n’en eut. Sa chute importait sans doute à la république ; mais ceux qui le livrèrent à Vespasien ne pouvaient se faire un mérite de cette perfidie, puisqu’ils avaient trahi Galba. Sa mort finit la guerre sans donner la paix (166).
Helvidius avait dès sa première jeunesse cultivé ses rares talens par des études profondes, non pour voiler comme tant d’autres son oisiveté du titre de sage, mais pour servir courageusement l’État dans les temps malheureux. Il embrassa cette secte de philosophes qui ne voient de bon que ce qui est honnête, de mauvais que ce qui est honteux, et pour qui le pouvoir, la naissance, tout ce qui est hors de l’homme, ne sont ni bien ni mal. A peine sorti de la questure, et choisi par Thrasea pour gendre, il puisa surtout l’esprit de liberté dans les mœurs de son beau-père (167). Citoyen, sénateur, époux, gendre, ami, fidèle à tous les devoirs, méprisant les richesses, inflexible dans le bien, et inaccessible à la crainte, on l’accusait de trop aimer la gloire ; car cette passion est la dernière qui s’éteint chez les sages mêmes.
L’avis d’une députation à Vespasien excita une vive querelle entre Helvidius et Marcellus[70]. Helvidius voulait que les députés fussent élus, sous serment, par des magistrats ; Marcellus, qu’on les tirât au sort ; et c’était l’avis du consul désigné. Marcellus insistait vivement, craignant la honte d’être rejeté si l’on faisait une élection. La dispute s’échauffant peu à peu, finit par des harangues violentes. « Pourquoi, disait Helvidius, ce Marcellus si éloquent et si riche redoute-t-il le jugement des magistrats, sinon par le remords de ses forfaits ? Le sort ne prononce point sur les mœurs ; c’est le suffrage et l’estime du sénat qui apprécient la conduite et la renommée. Le bien de l’État, l’honneur de Vespasien, exigent pour députés les plus honnêtes sénateurs, les plus propres à lui parler de vertu. Il fut l’ami de Thrasea, de Soranus, de Sentius ; si l’on épargne leurs accusateurs, au moins qu’on ne les lui montre pas. Le sénat lui désignera par ce jugement ceux qu’il doit estimer ou craindre. Des amis vertueux sont la vraie caution d’un bon gouvernement. Que Marcellus se contente d’avoir fait égorger par Néron tant d’hommes de bien. Impuni et même récompensé, qu’il laisse Vespasien aux honnêtes gens. » Marcellus répondit : « Qu’on attaquait l’avis du consul et non le sien ; que l’usage étant de tirer au sort les députés pour arrêter les intrigues et les haines, rien n’obligeait de l’abolir, ni d’outrager personne pour honorer l’empereur ; que tous étaient propres à cet hommage, excepté ceux dont la violence pouvait irriter le nouveau prince, encore inquiet et attentif à tous les discours, à tous les usages ; qu’il se souvenait du temps où il était né, et de la forme de gouvernement instituée par ses ancêtres, admirait le passé, se soumettait au présent, désirait de bons princes, et tolérait les autres ; que le sénat et non pas lui, avait condamné Thrasea ; que ces sacrifices étaient les jeux de Néron, dont l’amitié lui était à charge comme l’exil aux proscrits ; qu’Helvidius égalât par son courage et sa fermeté les Caton et les Brutus ; que pour lui il n’était qu’un membre de ce sénat, jadis esclave ; qu’il conseillait pourtant à Helvidius de ne pas parler trop haut et trop en maître à Vespasien, vieux, triomphant, et père de deux jeunes princes ; que les méchans empereurs aimaient le pouvoir arbitraire, et les meilleurs une liberté mesurée. »
Curtius Montanus accusa Régulus d’avoir donné de l’argent pour assassiner Pison après Galba : « Néron, dit-il, n’a point exigé de vous cette barbarie pour vous laisser la vie ou vos dignités ; passons cette défense à ceux qui n’ont pu se sauver qu’en perdant les autres : un tyran mort n’avait rien à désirer ni à craindre de vous. Les méchans, même sans réussir, trouvent des imitateurs ; que sera-ce s’ils sont puissans et accrédites ? Croyez-vous, sénateurs, que Néron soit le dernier de vos maîtres ? Ceux qui avaient échappé à Tibère et à Caïus se flattaient de même ; leur successeur a été plus infâme et plus barbare. L’âge et la modération de Vespasien nous rassurent ; mais les exemples subsistent plus long-temps que les mœurs (168). La langueur nous a énervés ; nous ne sommes plus ce sénat qui, après s’être défait de Néron, condamnait ses ministres et les délateurs à la mort. Le meilleur jour, après la tyrannie (169), c’est le premier. »
Jamais, en vous parlant, je n’ai été plus inquiet sur votre sort, et plus tranquille sur le mien. J’apprends sans peine que vous me destinez la mort ; elle finira mes maux : mais je suis honteux et consterné pour vous, qui n’avez pas même ici un ennemi à combattre ; c’est un Classicus qui espère vous armer contre le peuple romain, et vous attacher, par un noble serment, à l’empire des Gaulois.
Si la fortune et le courage nous manquent à ce point, oublierons-nous aussi l’exemple de nos ancêtres ? Combien de fois les légions romaines ont-elles préféré la mort à l’abandon de leur poste ? Nos alliés mêmes, excités seulement par le zèle et par l’honneur, ont péri, eux, leurs femmes, leurs enfans, sous les ruines de leurs villes embrasées ; des légions romaines, inaccessibles à la terreur et aux promesses, soutiennent ailleurs, en ce moment, un siège et la famine. Nous avons des armes, des hommes, un camp fortement retranché, des blés et des vivres pour une longue guerre. On vous a même donné des gratifications ; qu’elles viennent, à votre gré, de Vespasien ou de Vitellius, du moins vous les tenez d’un empereur romain.
Tant de fois vainqueurs de l’ennemi, tant de fois triomphans, vous seriez même des lâches en redoutant le combat ; mais, fortifiés comme vous l’êtes, vous pouvez attendre que les provinces voisines envoient une armée à votre secours ? Voulez-vous un autre général ? choisissez-le parmi les lieutenans, les tribuns, les centurions, les soldats même ; mais que l’univers ne voie point avec étonnement l’Italie menacée par un Civilis et un Classicus, quoique défendue par vous. Attaquerez-vous donc la patrie, si les Gaulois et les Germains vous mènent à Rome ? Je n’envisage ce forfait qu’avec horreur. Recevrez-vous le signal d’un Batave ? serez-vous la recrue des troupes germaniques ? Qu’attendrez-vous de votre crime, quand vous aurez en tête des légions romaines ? Deux fois déserteur, deux fois traîtres, vous allez errer sous la foudre céleste, entre vos anciens et vos nouveaux sermens.
Bienfaisant et puissant Jupiter, que, durant huit cent vingt ans, nous avons tant honoré dans nos triomphes ; et vous, Romulus, père de notre patrie, si vous voulez qu’un autre que moi maintienne cette armée dans la fidélité et dans l’honneur, au moins ne souffrez pas qu’un Tutor, un Classicus la déshonorent ! Accordez aux soldats romains, ou l’innocence, ou un prompt et salutaire repentir.
Nous vous félicitons d’être enfin libres avec nous. Jusqu’ici les Romains, pour nous écarter les uns des autres, nous avaient fermé les fleuves, les terres, et, pour ainsi dire, le ciel même, ou, ce qui est plus honteux à des nations guerrières, nous ne pouvions nous voir que sans armes, presque nus, avec des gardes, et à prix d’argent. Mais pour rendre notre alliance éternelle, abattez les murs de Cologne, ces monumens d’esclavage ; les bêtes féroces même perdent leur courage, si on les emprisonne ; massacrez les Romains dans tout votre pays ; la liberté ne souffre point de maîtres auprès d’elle. Osons, comme nos ancêtres, habiter également les deux bords du Rhin. La nature, qui a donné à tous les hommes la vie et la lumière, offre toute la terre aux gens de cœur. Reprenez les mœurs de vos pères, et renoncez à ces plaisirs qui vous ont plus soumis aux Romains que leurs armes : rétablis ainsi, et abjurant sincèrement l’esclavage, vous serez nos égaux, et commanderez à d’autres.
Peu exercé dans l’éloquence, je ne vous ai fait connaître que par les armes la valeur du peuple romain ; mais puisque les paroles ont tant d’effet sur vous, puisque vous jugez des biens et des maux par les seuls discours des séditieux, je vais vous dire en peu de mots ce qui vous importe plus qu’à moi, la guerre étant finie.
Les généraux romains sont entrés dans votre pays, non pour l’envahir, mais à la prière de vos ancêtres, las de leurs funestes divisions, et du secours même des Germains, qui opprimaient également leurs ennemis et leurs alliés. Croyez-vous être plus chers à Civilis et aux Bataves, que vos pères ne l’ont été aux leurs ?
Le même appât attirera toujours les Germains dans les Gaules, la cupidité, l’avarice, le désir d’une autre habitation ; ils quittent leurs marais et leurs déserts pour se rendre maîtres de votre beau pays et de vous-mêmes. Le nom spécieux de liberté n’est que leur prétexte ; c’est toujours ce mot qu’on répète quand on veut asservir et dominer.
La Gaule n’a eu que des tyrans et des guerres, jusqu’au moment où elle a reçu nos lois. Bravés tant de fois par vous, nous n’avons exigé, comme vainqueurs, que ce qu’il fallait pour vous maintenir en paix ; nulle part, en effet, il n’y a de paix sans armé, d’armée sans solde, de solde sans tribut. Tout le reste est commun entre nous. Souvent vous commandez nos légions ; vous gouvernez ces provinces et les autres. Rien n’est réservé pour nous, fermé pour vous. Quoiqu’éloignés, vous jouissez avec nous des bons princes ; les mauvais ne pèsent que sur ceux qui les approchent. D’ailleurs, le luxe et l’avarice d’un maître est un mal qu’il faut souffrir, comme la stérilité, les orages et les autres fléaux de la nature.
Tant qu’il y aura des hommes, il y aura des vices ; mais le vice ne dure pas toujours ; le bien succède, et le répare. Huit cents ans de travaux et de victoires ont formé la grande masse de notre Empire ; elle écraserait ceux qui la renverseraient. Aimez donc Rome, et conservez la paix, ce bien commun des vainqueurs, et des vaincus : éclairés par votre destin et par le nôtre, vous préférerez à une révolte funeste une soumission tranquille.
Pendant le séjour de Vespasien à Alexandrie, un homme du peuple , connu pour aveugle, se jette, en gémissant, à ses genoux ; et, par l’inspiration, disait-il, du dieu Sérapis, le plus révéré de cette nation superstitieuse, il supplie l’empereur de lui rendre la vue, en lui frottant de salive les joues et les yeux. Un autre, inspiré de même, et perclus de la main, conjure Vespasien de marcher dessus. D’abord il ne les écoute pas, et se moque d’eux : ces malheureux insistant, d’un côté il craint de se rendre ridicule, de l’autre, leurs instances et la flatterie des courtisans l’encouragent. Enfin il demande aux médecins si cet aveugle et ce paralytique peuvent être guéris par des hommes ; ils répondent vaguement, que l’un est encore susceptible du sentiment de lumière, si l’on détruit les obstacles qui l’en privent ; qu’une force salutaire peut rendre à l’autre l’usage de sa main ; et que peut-être les dieux ont destiné l’empereur à être l’instrument de ce prodige ; que la gloire de réussir sera pour lui, et le ridicule d’échouer, pour ces misérables. Vespasien ne balance plus, et croit tout possible à sa fortune : d’un visage serein, et en présence d’une multitude attentive, il fait ce qu’on lui demande ; aussitôt la main reprend ses fonctions, et l’aveugle revoit la lumière. Les témoins de ce fait l’attestent encore, quoiqu’ils n’aient plus d’intérêt à rien déguiser.
Pourrait-on quitter l’Italie, ou l’Asie, ou l’Afrique, pour la Germanie, pays sauvage, climat rigoureux, triste pour qui le voit et l’habite, si ce n’est pas sa patrie ?
Ce climat et ce pays les accoutument à endurer le froid et la faim, mais non la chaleur et la soif.
Les dieux leur ont refusé l’or et l’argent, soit par faveur, soit dans leur colère.
La naissance fait leurs rois, le courage leurs chefs. L’autorité des premiers n’est point arbitraire et sans bornes Les chefs commandent surtout par leur exemple, par l’éclat de leur valeur, par l’admiration qu’ils inspirent en combattant aux premiers rangs.
Ils croiraient blesser la majesté des dieux en les renfermant dans les murs d’un temple, ou en les représentant sous une forme humaine.
Les chefs jugent les affaires peu importantes ; les grandes sont portées à la nation, mais discutées d’abord par les chefs.
Leur liberté a cet inconvénient, qu’ils s’assemblent avec lenteur. Personne n’en donnant l’ordre, deux et trois jours y suffisent à peine. Dès qu’ils le jugent à propos, ils prennent place tout armés ; les prêtres (qui conservent même alors quelque pouvoir) font faire silence. Alors le roi, ou le chef, ou tout autre, sont écoutés selon le rang fixé par l’âge, la noblesse, la gloire des armes ou l’éloquence ; l’autorité de la persuasion est plus forte que celle du commandement.
Ils pendent les traîtres et les transfuges, et jettent dans un bourbier, sous une claie, les lâches et ceux qui ont prostitué leur corps. Leur motif, dans cette diversité de supplice, est de montrer la punition des crimes, et d’ensevelir celle des actions infâmes.
Les chefs combattent pour la victoire, les soldats pour le chef. Ils aiment mieux chercher l’ennemi et des blessures, que de labourer et d’attendre la moisson, et se croiraient fainéans et lâches de recueillir, à la sueur de leur corps, ce qu’ils peuvent enlever au prix de leur sang.
On ne plaisante point chez eux sur les vices ; être corrompu ou corrompre ne s’appelle point le train du siècle. Les bonnes mœurs y ont plus de force que les bonnes lois ailleurs.
Ils aiment les présens ; mais ils ne croient ni lier ceux à qui ils en font, ni se lier par ceux qu’ils reçoivent.
Ils arment les jeunes gens d’une lance et d’un bouclier ; c’est là leur robe virile, leur première décoration : jusqu’alors ils n’étaient qu’à leur famille, maintenant ils sont à l’État.
Ils font trembler ou tremblent, selon le caractère de leur musique guerrière. C’est moins une musique que l’accent de leur courage.
Reculer dans le combat, pour y revenir ensuite, est, chez eux, prudence, et non lâcheté. Près d’eux sont alors leurs gages les plus chers ; ils entendent les hurlemens de leurs femmes, les cris de leurs enfans ; ce sont leurs témoins les plus respectés, et leurs panégyristes les plus flatteurs.
Ils enlèvent à l’ennemi sa chevelure sanglante ; c’est alors qu’ils se croient dignes d’être nés, dignes de leurs parens et de leur patrie.
Puissent ces nations persister, sinon dans l’amour de Rome, au moins dans leurs haines mutuelles ; car la destinée chancelante de l’Empire ne nous laisse rien de plus heureux à souhaiter que la discorde entre nos ennemis.
Par un singulier contraste, ils aiment l’oisiveté et détestent le repos.
Ils ont appris de nous à recevoir de l’argent.
L’époux que leurs femmes reçoivent, objet unique de leurs pensées, de leurs désirs, ne fait avec elles qu’un corps et qu’une âme ; en lui elles chérissent moins le mari que le mariage.
S’ils ont à réconcilier des ennemis, à faire des alliances, à nommer des chefs, à traiter de la guerre ou de la paix, ils en délibèrent dans des repas ; moment où l’âme s’ouvre le plus aux sentimens naturels, et s’échauffe le plus pour les grandes choses. Dans la liberté du festin, ce peuple sans art n’a plus de secrets. Le lendemain ils pèsent les avis libres de la veille. Cette conduite est très-sage ; ils délibèrent lorsqu’ils ne sauraient feindre, et décident lorsqu’ils peuvent le moins se tromper (170).
Chez eux, dit-on, se voient les colonnes d’Hercule, soit qu’Hercule y ait été, soit que nous ayons l’habitude de lier ce grand nom à tout ce qui est merveilleux. Drusus Germanicus osa tenter de s’en éclaircir ; mais l’Océan ne laissa connaître ni lui ni Hercule : personne, depuis, n’a fait de tentatives, et on a trouvé plus respectueux de croire les actions des dieux que de les savoir.
Si nous favorisons leur ivrognerie, en leur donnant de quoi satisfaire leurs vices, nous les soumettons aussi aisément que nos armes.
Ignorant l’usure, ils s’en abstiennent bien mieux que si elle leur était défendue.
Ils dédaignent d’élever ces mausolées fastueux dont on écrase les morts. Les femmes s’honorent de les pleurer, les hommes de s’en souvenir. Leurs larmes finissent bientôt, leur affliction dure long-temps.
Une paix longue et engourdissante a nourri l’indolence des Rusques ; état plus doux que durable : car des voisins remuans et vigoureux ne laissent qu’une fausse tranquillité ; on n’est cru modéré et vertueux que lorsqu’on est vainqueur.
Les Ariens noircissent leurs boucliers, barbouillent leur corps ; l’ennemi ne peut soutenir ce spectacle nouveau et comme infernal, car, dans un combat, les yeux sont toujours vaincus les premiers.
Les Suions honorent les richesses ; c’est pour cela qu’ils ont un maître.
Les Sitons, semblables aux Suions leurs voisins, n’en diffèrent qu’en ce qu’ils obéissent à une femme : tant ils dégénèrent, non-seulement de la liberté, mais de la servitude même !
Les Fenniens, très-féroces et très-pauvres, sans armes, sans chevaux, sans maisons, ont l’herbe pour nourriture, des peaux pour vêtemens, la terre pour lit. Des flèches, que, faute de fer, ils arment d’un os pointu, sont toute leur défense. La chasse nourrit les hommes et les femmes ; car elles y vont avec eux, et partagent le gibier. Les enfans n’ont d’autre refuge contre la pluie ou les bêtes féroces que des cabanes faites de branches d’arbres ; c’est aussi la retraite des jeunes gens, et l’asile des vieillards. Ils s’y trouvent plus heureux que de gémir dans un champ (171) ou dans une maison sous le poids du travail, de tourmenter, par la crainte et par l’espérance, sa fortune (172) et celle d’autrui. En sûreté contre les hommes et les dieux, ils sont parvenus à ce rare avantage de n’avoir pas même de vœux à faire.
Nos pères transmettaient à la postérité les actions et le caractère des grands hommes : notre siècle, quoique peu sensible à ce qui l’honore, a conservé cet usage en faveur de quelques vertus du premier ordre, supérieures à l’ignorance et à l’envie, vices des grands et des petits États. Comme nos ancêtres avaient plus de zèle et de liberté pour les belles actions, ce n’était ni la flatterie ni la vanité, c’était le plaisir seul de célébrer la vertu qui animait le génie. Plusieurs même, non par orgueil, mais par cette confiance que la probité inspire, osèrent écrire leur propre vie : Rutilius et Seaurus n’en furent ni moins crus, ni moins estimés ; car plus un siècle est fécond en vertus, plus il en connaît le prix. Pour moi, je n’ose écrire l’histoire d’Agricola qu’après sa mort ; le temps où il a vécu, temps cruel et funeste à tout homme de bien, servira d’excuse à cette faiblesse.
Nous lisons que l’éloge de Thrasea par Rusticus, et celui d’Helvidius par Sénécion, furent traités de crime ; on immola et les auteurs et leurs immortels ouvrages (173), que les triumvirs furent chargés de faire brûler dans les lieux même où s’assemblait la nation. Nos tyrans croyaient sans doute étouffer dans ces flammes la voix du peuple romain, la liberté du sénat et le ressentiment de l’univers. Les philosophes furent chassés, et toutes les sciences honnêtes bannies, afin qu’il ne restât aucune trace de vertu. Que nous avons montré de patience ! Les âges précédens ont vu la liberté à son comble, et nous la servitude. Toute société même était anéantie par l’espionnage ; et nous eussions perdu jusqu’au souvenir de nos maux, si l’on était maître d’oublier comme de se taire.
L’espoir nous revient enfin. Nerva, dès le commencement de cet heureux siècle, a su réunir ce qu’on croyait incompatible, la souveraineté et la liberté ; Trajan rend de jour en jour l’autorité plus douce : nous jouissons avec une sécurité entière de cette tranquillité publique, tant attendue et tant désirée. Mais, pour le malheur de l’humanité, les remèdes ont un effet plus lent que les maux ; et comme les corps sont long-temps à croître et se détruisent en un moment, il est aussi plus facile d’étouffer la lumière et le courage que de les rendre. La douceur de l’indolence séduit d’ailleurs insensiblement ; on commence par haïr cet état, on finit par l’aimer. De plus, durant l’espace de quinze ans, temps considérable dans la vie humaine, combien de citoyens ont disparu, plusieurs par des coups du hasard, les plus courageux par la cruauté du prince ! Réduits à un petit nombre, nous survivons, pour ainsi dire, non-seulement aux autres, mais à nous-mêmes, ayant perdu les plus belles années de notre vie, pour arriver en silence, les jeunes gens à la vieillesse, et les vieillards au bord du tombeau.
Quand j’envisage nos malheurs et les causes de la guerre, j’ai une ferme confiance que votre union fera renaître aujourd’hui la liberté dans toute la Bretagne. Échappés à l’esclavage, la terre finit ici pour nous, la mer même nous est fermée par la flotte des Romains. Ainsi le parti de combattre, honorable au courage, est ici l’asile de la lâcheté même.
Nos compatriotes, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus, nous regardaient comme leur ressource, nous, les plus distingués d’entre eux, habitant le centre de notre pays, ne voyant point les rivages esclaves, et n’ayant pas même les regards souillés par le voisinage de la servitude.
Placés à l’extrémité de la terre, dans le dernier rempart de la liberté, nous avons derrière nous les rochers, la mer, et les Romains dans notre pays. La modération, les égards ne fléchiront point leur orgueil. Dévastateurs du monde, si la terre leur manque, ils vont chercher les mers, avides quand l’ennemi est riche, oppresseurs quand il est pauvre. Ni l’Orient, ni l’Occident ne les rassasient. La rapine, le meurtre, ils l’osent appeler commandement, et nomment paix la solitude d’un pays dévasté.
La nature a rendu cher à tout homme ses enfans et ses proches. Rome les enlève ici, pour être esclaves ailleurs. Si vos femmes et vos sœurs ont échappé à la brutalité de l’ennemi, il les déshonore sous le nom d’ami et d’hôte ; on vous accable de tributs, on enlève vos blés, on excède vos forces même dans les bois et les marais, parmi les coups et les outrages. Les esclaves nés chez un maître sont nourris ou vendus par lui chaque jour ; la Bretagne achète et nourrit sa servitude : et comme les nouveaux esclaves sont le jouet des plus anciens, ainsi, dans ce vieil asservissement du monde, on veut nous anéantir comme les derniers et les plus vils.
Les tyrans haïssent la valeur et la fierté des sujets ; notre éloignement, nos retraites, en nous protégeant, nous font redouter. Ainsi, n’espérant point de pardon, que le soin de votre salut et de votre gloire vous ranime. Les Brigantes, commandés par une femme, ont osé brûler une colonie, attaquer les Romains, et seraient libres, si le succès ne les avait amollis. Et nous, jusqu’ici intacts et indomptés, ne montrerons-nous pas, des le premier combat, quels vengeurs la Calédonie se réservait ?
Croyez-vous les Romains aussi braves à la guerre que débordés à la paix ? Forts de nos troubles et de nos dissensions, les vices de l’ennemi font la gloire de leurs armées, ce ramas de nations si diverses, que le succès seul tient ensemble, et que les revers dissiperont. Car pensez-vous que ces Gaulois, ces Germains, et, j’ai honte de le dire, la plupart de ces Bretons qui vendent leur vie à des tyrans étrangers, mais qui ont été plus long-temps ennemis qu’esclaves, puissent leur être attachés ? La crainte est un faible lien ; qu’on le brise, et la haine prendra sa place.
Tout nous anime à la victoire. Les Romains n’ont point ici de femmes qui les encouragent, de parens qui leur reprocheront la fuite ; la plupart sont sans patrie, ou en ont une autre. En petit nombre, tremblans, ignorant le pays, ne voyant qu’un ciel, une terre, une mer inconnus, les dieux les ont enfermés et liés ici pour nous les livrer.
Ne craignez pas ce vain éclat d’or et d’argent, qui ne peut ni blesser ni défendre. Dans l’armée ennemie même nous retrouverons nos troupes. Les Bretons reconnaîtront leurs intérêts, les Gaulois se rappelleront leur ancienne liberté, les Germains déserteront. Dès ce moment plus de crainte ; leurs forteresses sont dégarnies, leurs colonies pleines de vieillards, leurs villes municipales toujours remuantes sous ces maîtres injustes et mal obéis. Ici seulement ils ont un général et une armée (174) ; ailleurs des peuples écrasés d’impôts, et des esclaves opprimés. Ce champ de bataille va décider si ces tyrans seront éternels, ou enfin punis ; ainsi, en marchant au combat, pensez à vos ancêtres et à vos descendans.
Il y a huit ans, chers compagnons, que le génie invincible du peuple romain a dompté la Bretagne par votre courage et par vos armes. Tant de campagnes, tant de combats exigeaient et la vigueur contre l’ennemi, et une patience qui bravât la nature même ; le soldat et le chef ont été contens l’un de l’autre. Arrivés vous et moi beaucoup plus loin que les autres armées et les autres généraux, nous voici enfin, non sur de vaines assurances, mais réellement, aux confins de la Bretagne, dans notre camp et sous les armes ; elle est à la fois découverte et subjuguée.
Durant ces marches, que retardaient sans cesse les montagnes, les marais, les fleuves, j’entendais crier les plus braves : Quand verrons-nous l’ennemi ? quand combattrons-nous ? Chassé de sa lanière, il vient s’offrir à votre valeur et à vos vœux ; vainqueurs, tout vous sera facile, vaincus, tout vous sera contraire. Plus il a été glorieux pour vous d’avoir franchi tant de chemins, pénétré tant de forêts, traversé tant d’inondations, plus la fuite rendrait dangereux ces obstacles si heureusement surmontés. Nous n’avons, comme l’ennemi, ni la connaissance des lieux, ni l’abondance des vivres ; nos bras et nos armes, voilà notre espoir. Je suis convaincu depuis long-temps qu’une lâche retraite n’est sûre ni pour le général ni pour l’armée. Préférons donc une mort honorable à une vie honteuse. Ici sont attachés notre salut et notre gloire ; il sera beau même de tomber où finissent le monde et la nature.
Si vous aviez affaire à des ennemis nouveaux et inconnus, je vous encouragerais par l’exemple des autres armées. Aujourd’hui ne pensez qu’à vos exploits ; ouvrez les yeux. Voilà ces hommes que vos seuls cris mirent en fuite l’année dernière, quoiqu’ils eussent surpris, à la faveur de la nuit, une légion. S’ils ont survécu aux autres barbares, c’est qu’ils ont fui plus vite.
Au fond des forêts, l’animal courageux défend sa vie, le faible et le timide est chassé par le bruit seul. Ainsi les plus braves des Bretons ont péri depuis long-temps ; le reste n’est qu’une troupe lâche et tremblante : vous les trouvez enfin, non parce qu’ils vous ont attendus, mais parce qu’il n’y en a plus d’autres. La terreur les a fixés en ce lieu pour vous donner une victoire complète et mémorable. Couronnez donc, par ce dernier exploit, cinquante années de gloire, et prouvez à la république que ni la durée de cette guerre, ni les révoltes des vaincus, ne peuvent vous être reprochées.
Quoiqu’Agricola, dans ses dépêches, rendît compte de sa victoire sans ostentation, Domitien, suivant sa coutume, reçut cette nouvelle la joie sur le visage et l’amertume dans le cœur. Il savait qu’on s’était moqué d’un faux triomphe sur les Germains, où il venait de montrer comme prisonniers des esclaves achetés exprès ; tandis que la renommée célébrait la victoire réelle d’Agricola, fatale à tant de milliers d’ennemis. Il voyait avec crainte qu’un particulier était plus loué que lui ; qu’en vain il étouffait au barreau les talens paisibles, si on lui enlevait la gloire des armes ; qu’un empereur devait surtout être général, et qu’on exigeait moins sévèrement le reste (175). Tourmenté par cette inquiétude, et (ce qui annonçait un dessein funeste) se nourrissant de son fiel en silence (176), il crut devoir laisser reposer sa haine jusqu’à ce que l’enthousiasme public et l’amour des soldats fussent ralentis ; car Agricola était encore en Bretagne.
Il lui fit donc décerner par le sénat les ornemens du triomphe, l’érection d’une statue, et tout ce qui se donne au lieu du triomphe (177), en l’accablant d’éloges : il fit aussi courir le bruit qu’il lui destinait le gouvernement de Syrie.
Agricola partit, laissant à son successeur une province soumise et tranquille ; mais de crainte que l’empressement de ses amis et l’affluence des grands et du peuple à sa rencontre ne rendissent son arrivée trop brillante, il entra, suivant l’ordre de Domitien, de nuit à Rome et au palais. L’empereur l’embrassa froidement sans rien dire, et le laissa disparaître dans la foule des esclaves. Cependant Agricola, voulant tempérer par d’autres vertus l’éclat de ses exploits, choquant pour des hommes oisifs, rendit sa retraite plus rigoureuse ; simple dans ses vêtemens, dans ses discours, sans autre cortège qu’un ou deux amis. La multitude, qui n’estime (178) que par vanité les grands hommes, cherchait sa réputation dans son extérieur ; peu l’y démêlaient.
Ayant quitté la cour, il y fut souvent accusé, et le prince forcé de l’absoudre. Sans reproche et sans aucun tort avec personne, il avait contre lui sa gloire, la haine de l’empereur pour la vertu, et des ennemis d’autant plus méchans, qu’ils le louaient. Bientôt nos disgrâces firent parler de lui. Une longue suite de malheurs, et chaque année marquée par de sanglantes défaites, forçaient de demander Agricola pour général : on comparait son expérience, sa fermeté, son courage, avec la lâcheté et la négligence des autres. Ce cri vint jusqu’aux oreilles de l’empereur. Tous ses affranchis appuyant la voix publique, les plus vertueux par attachement pour lui, les plus méchans par envie et par malignité, fortifiaient également son penchant au crime. Ainsi les vertus d’Agricola et la malice de ses ennemis le menaient à la gloire par un précipice.
Il était à la veille de tirer au sort le proconsulat d’Asie ou d’Afrique ; le meurtre récent de Civica lui servait d’avis, et à Domitien d’essai. Quelques confidens du prince vinrent, comme d’eux-mêmes, demander à Agricola s’il accepterait un gouvernement. D’abord ils se bornèrent à louer son amour pour le repos : ils s’offrirent ensuite de faire agréer son refus ; enfin levant le masque, et mêlant les menaces aux conseils, ils le traînèrent devant Domitien. L’empereur, préparé à feindre, entendit avec une hauteur étudiée les raisons de son refus, les approuva, et souffrit ses remercîmens sans rougir d’une grâce si odieuse. Quoiqu’il eût donné à d’autres la gratification d’usage pour les proconsulaires, il l’en priva, choqué peut-être de ce qu’elle n’était pas demandée, ou craignant de paraître acheter ce qu’il exigeait. On hait ceux qu’on a blessés ; tel est le cœur humain. Cependant la férocité de l’empereur, plus implacable lorsqu’elle se montrait moins, était adoucie par la prudence et la modération d’Agricola ; car il ne cherchait point, par une vaine ostentation de liberté et d’audace, la renommée et la mort. Il apprenait aux admirateurs de la licence que, sous un tyran, il peut y avoir de grands hommes ; qu’une soumission décente, et une conduite mesurée, quoique ferme, est bien plus louable qu'une vertu remuante, qui fait mourir avec orgueil, mais inutilement pour la patrie.
Sa perte, déplorable pour nous, triste pour ses amis, n’a pas même été indifférente aux inconnus et aux étrangers. Tous, jusqu’à cette multitude occupée d’autres objets, venaient s’informer de son état ; tous en parlaient, soit en public, soit dans les cercles. Personne n’eut de joie de sa mort ; personne même ne l’oublia aussitôt. Le soupçon très-répandu de poison rendait sa fin plus touchante. Je ne garantis point ce fait ; mais, pendant toute sa maladie, l’empereur, soit inquiétude, soit curiosité cruelle (179), lui députa ses premiers affranchis et ses médecins de confiance plus fréquemment qu’un souverain n’envoie de pareils messages (180). Des courriers répandus sur la route rendaient compte au prince de ses derniers momens ; et personne ne crut affligeant pour lui ce qu’il était si pressé d’apprendre. Cependant il feignit une sorte de douleur (181), tranquille désormais sur l’objet de sa haine, et cachant mieux sa joie que sa crainte. On assure qu’ayant lu le testament d’Agricola, qui le nommait héritier avec une digne épouse et une fille chérie, il en fut flatté comme d’une marque d’estime. Aveuglé et corrompu par des flatteries continuelles, il ne sentait pas que le prince est un tyran dès qu’un bon père le fait son héritier (182).
Agricola était né sous le troisième consulat de Caïus, le treize de juin. Il mourut dans sa cinquante-sixième année, le vingt-trois août, sous le consulat de Collega et de Priscus. Son extérieur, si la postérité s’y intéresse, était noble sans fierté ; son visage (183), toujours serein, était de plus très-agréable : on le croyait aisément un homme de bien, et volontiers un grand homme. Quoiqu’enlevé au milieu de sa course, il a vécu très-long-temps pour sa gloire : il a joui des vrais avantages de la vertu, et, après les honneurs du consulat et du triomphe, que pouvait y ajouter la fortune ? Son bien était honnête sans être excessif. Heureux de n’avoir point survécu à son épouse et à sa fille, il l’est encore d’avoir joui de son mérite, de sa gloire, de ses proches et de ses amis, et d’être échappé à l’avenir qui le menaçait. Car si d’un côté il désirait de voir Trajan régner, et de jouir avec nous de ce siècle heureux qu’il n’a fait que présager et qu’entrevoir ; de l’autre, il se consolait d’une mort prématurée, qui le dérobait à ces temps cruels, où Domitien ne laissant plus respirer l’État par intervalles, l’engloutit comme d’un seul coup.
Agricola n’a point vu le sénat assiégé et bloqué de gens armés, tant de consulaires égorgés, tant de femmes du premier rang exilées ou fugitives. Le délateur Metius n’avait encore eu qu’un succès ; les discours cruels de Messallinus étaient renfermés dans le palais du tyran ; et l’on accusait encore Massa Bebius. Bientôt nous traînâmes de nos propres mains Helvidius en prison ; nous vîmes condamner Mauricus et Rusticus ; Sénécion nous couvrit de son sang innocent. Néron du moins détournait les yeux, et ordonnait les crimes sans les voir : la présence de Domitien était plus cruelle que les supplices même ; nos soupirs étaient comptés, et le visage du tyran, enflammé par le crime et inaccessible à la honte (184), rendait plus touchante la pâleur de tant de mourans. Heureux Agricola, et d’avoir vécu avec tant de gloire, et d’avoir fini si à propos ! Ceux qui ont reçu vos dernières paroles assurent que vous avez quitté la vie avec courage et sans regret, comme pour justifier ou absoudre le prince autant qu’il était en vous (185). A la perte cruelle que nous avons faite votre fille et moi[73], se joint la douleur de n’avoir pu adoucir votre maladie par notre présence et par nos soins, jouir de vos regards et de vos embrassemens. Nous eussions recueilli vos instructions et vos dernières volontés pour en conserver profondément le souvenir ; cette privation amère nous perce le cœur ; une longue et malheureuse absence nous avait fait perdre depuis quatre ans le meilleur de tous les pères. Vous avez reçu sans doute, par les soins d’une tendre épouse, tous les honneurs qui vous étaient dus : mais trop peu de larmes ont coulé sur votre tombeau, et vos yeux, en se fermant, ont cherché les nôtres (186).
S’il y a pour les mânes des gens de bien un lieu de retraite ; si leur âme, comme le pensent les sages, ne s’éteint pas avec le corps, jouissez du plus doux repos ; calmez notre douleur, et ranimez notre faiblesse en nous offrant l’image de vos vertus : ce n’est point en les pleurant que nous les louerons comme elles le méritent, c’est en les admirant et en tâchant de les imiter. Tel est l’hommage que vous doit notre tendresse. J’exhorte votre épouse et votre fille, à honorer la mémoire de leur époux et de leur père, en se rappelant toutes vos actions, toutes vos paroles, et à jouir de votre gloire et de votre âme plus encore que de votre image. Ce n’est pas que je désapprouve ces monumens d’airain ou de marbre ; mais les statues des héros s’altèrent et périssent comme leurs traits ; ceux de leur âme sont éternels, et peuvent être exprimés et conservés, non par un art et un modèle étranger, mais en retraçant leurs mœurs par les siennes. Tout ce que nous avons admiré d’Agricola, tout ce que nous en avons aimé, subsiste, et subsistera dans le cœur des hommes, dans l’éternité des temps, dans les annales de l’univers. Plusieurs anciens héros, inconnus et sans gloire, sont ensevelis dans l’oubli : Agricola, par son histoire, vivra dans la postérité.
- ↑ Les Annales de Tacite contenaient depuis la fin du règne d’Auguste jusqu’à la fin du règne de Néron. Une partie en est perdue.
- ↑ Sextus Pompée, fils du grand Pompée.
- ↑ Petit-fils d’Auguste par Julie, fille de ce prince. Auguste, par faiblesse pour sa femme Livie, avait relègue Agrippa dans l’île de Planasie.
- ↑ Tibère était fils de Claudine Néro et de Livie, qui fut depuis femme d’Auguste, et qui engagea ce prince à adopter Tibère.
- ↑ Nom que les soldats romains donnaient à leurs généraux après une victoire signalée.
- ↑ C’est-à-dire, pour César, qui l’avait adopté.
- ↑ M. Brutus, l’assassin de César, et Decimus Brutus, un des conspirateurs.
- ↑ Sœur d’Auguste.
- ↑ Ce nom était aussi celui de Livie. Voyez' le commencement du cinquième livre des Annales. D’ailleurs, Tacite a dit plus haut qu’Auguste, par son testament, avait adopte Livie dans la maison des Jules.
- ↑ Les séditieux avaient délivré des soldats prisonniers.
- ↑ Ce prince, fils de Tibère par sa première femme Vispsania Agrippina, avait été envoyé par l’empereur pour son père pour apaiser les soldats.
- ↑ Femme de Germanicus et mère de la fameuse Agrippine.
- ↑ Agrippine, femme de Germanicus, était fille de Julie, fille d’Auguste, et par conséquent ses enfans étaient arrière-petits-fils de ce dernier prince. Elle était belle-fille de Tibère, par l’adoption que Tibère avait fait de Germanicus.
- ↑ Germanicus était fils de Drusus, frère de Tibère : ainsi il était neveu de Tibère par le sang , et son fils par adoption.
- ↑ Le fils de Ségeste s’était d’abord sépare de son père, qu’il avait rejoint ensuite.
- ↑ On peut voir dans Tacite le détail du combat et de la victoire de Germanicus.
- ↑ Environ cent mille livres. D’autres évaluent cette somme au double (Voyez les différentes dissertations publiées sur la valeur du sesterce.)
- ↑ Environ vingt mille livres.
- ↑ Voyez ci-dessus, page 44, le meurtre d’Agrippa, exécuté par ordre de Tibère dans l’île de Planasie, où ce malheureux prince était exilé.
- ↑ Germanicus mourut en Syrie, à Épidaphné, faubourg d’Antioche. On croit que Tibère, jaloux de sa gloire, l’avait fait empoisonner par Pison, et que Plancine, femme de Pison, était complice.
- ↑ Père de Germanicus, frère de Tibère, et fils de Livie.
- ↑ Prêtres de Mars.
- ↑ Fils de Tibère, et frère de Germanicus par l’adoption que Tibère avait faite du dernier.
- ↑ Frère de Germanicus ; il fut empereur depuis, et succéda à Caligula.
- ↑ Fille de Marc-Antoine et d’Octavie, sœur d’Auguste ; elle avait épousé Drusus, frère de Tibère, de qui elle eut Germanicus.
- ↑ Elle était fille d’Agrippa et de Julie, fille d’Auguste.
- ↑ Il avait été défait par Sentius, et forcé de se rendre à Rome.
- ↑ Ce fils de Tibère venait de partir pour l’Illyrie.
- ↑ Lieux où l’on jetait les corps des malfaiteurs.
- ↑ Environ cinq cent mille livres.
- ↑ Général des Germains, qui avait combattu les Romains avec succès. (Voyez plus haut.)
- ↑ Roi des Suèves, ennemi d’Arminius.
- ↑ On appelait ainsi le petit triomphe.
- ↑ Ce C. César était fils aîné d’Agrippa et de Julie, fille d’Auguste. Il ne faut pas le confondre avec C. César, fils de Germanicus, autrement appelé Caligula.
- ↑ Fils de Germanicus.
- ↑ Fils de Germanicus, autrement appelé Caligula. Il succéda à Tibère.
- ↑ Ce favori de Tibère avait été disgracié, et puni de mort.
- ↑ Fils de Germanicus.
- ↑ Affranchi de Tibère, qui avait succédé à la faveur de Séjan.
- ↑ Caligula, fils de Germanicus : il devait succéder à Tibère, et lui succéda en effet, comme nous l’avons déjà dit.
- ↑ Première femme de l’empereur Claude, successeur de Caligula.
- ↑ Amant de Messaline.
- ↑ Fils de l’empereur Claude et de Messaline
- ↑ Deux amans que Messaline avait eus avant Silius.
- ↑ Enfans de Claude et de Messaline.
- ↑ L’empereur était souverain pontife.
- ↑ Ce prince régnait près du Bosphore. Il avait voulu reconquérir le royaume de Pont, où le fameux Mithridate avait régné. Eunones était un prince voisin, allié de Rome,
- ↑ Agrippine, fille de Germanicus et femme de Claude, après la mort de Messaline, avait fait adopter Néron son fils par l’empereur, au préjudice de Britannicus, héritier légitime de l’Empire.
- ↑ Roi barbare, et prisonnier.
- ↑ Tout le monde sait de quelle manière Néron fit périr Britannicus. On connaît la tragédie de Racine sur ce sujet.
- ↑ Sœur de Britannicus.
- ↑ Tante de Néron, et sœur de Domitius, premier mari d’Agrippine. Elle avait trempe dans l’accusation intentée contre Agrippine par Silana.
- ↑ On accusait Agrippine d’avoir voulu élever à l’empire Rubellius Plautus, qui par les femmes était au même degré que Néron par rapport à Auguste.
- ↑ Sœur de Britannicus, que Néron avait épousée.
- ↑ L’empereur Claude, frère de Germanicus, dont Agrippine était fille, l’avait épousée ; et les Romains regardaient un tel mariage comme incestueux.
- ↑ Sénèque était né à Cordoue en Espagne.
- ↑ Le Crétois Timarchus était accusé d’avoir dit qu’il dépendait de lui de faire rendre grâce par le sénat aux gouverneurs romains de l’île de Crète.
- ↑ Environ cinq cent mille livres.
- ↑ Environ cent vingt mille livres.
- ↑ L’Histoire de Tacite, composée avant les Annales, contenait depuis le règne de Galba, successeur de Néron, jusqu’à la fin du règne de Domitien. Une grande partie en est perdue.
- ↑ Cette bataille fut donnée l’an de Rome 732.
- ↑ Galba avait succédé à Néron.
- ↑ Favori de Galba.
- ↑ Vitellius, qui disputait l’Empire à Othon, successeur de Galba, venait de livrer bataille aux généraux d’Othon, et les avait défaits.
- ↑ Vitellius venait de succéder à Othon, à qui il avait enlevé l’Empire, comme Othon l’avait enlevé à Galba.
- ↑ Fameux général romain que Néron fit mourir par la jalousie et la crainte que lui inspirait son mérite.
- ↑ Généraux de Vitellius
- ↑ Il parle des troupes d’Othon, qui, après leur défaite, avaient passé au service de Vespasien.
- ↑ Frère de Vespasien, que Vitellius avait fait mourir.
- ↑ Accusateur de Thraesa.
- ↑ Nation Germanique, voisine du Rhin.
- ↑ Général des Bretons, qui allait combattre Agricola.
- ↑ Agricola était beau-père de Tacite.
(1). Soumise à des rois. Cette expression, soumise, me paraît indiquée et même exigée par le texte, reges habuêre ; le mot habuêre semble marquer le despotisme, en effet três-réel, des rois de Rome, qui regardaient l’État comme leur bien, et traitaient leurs peuples en esclaves. Gouvernée par des rois, n’aurait été, si je ne me trompe, ni aussi juste, ni aussi fidèle.
(2). On créait au besoin des dictateurs passagers. Dictaturœ ad tempus sumebantur. Il me semble que les mots ad tempus sumebantur renferment les deux choses que j’ai tâché d’exprimer ; savoir que les dictateurs étaient créés quand les circonstances l’exigeaient, et qu’ils n’avaient de pouvoir que pour un temps.
(3). Les tribuns consulaires cessèrent bientôt. Le texte porte à la lettre, les tribuns militaires, revêtus du pouvoir consulaire, cessèrent bientôt. J’ai cru pouvoir abréger cette périphrase, d’ailleurs peu harmonieuse, en donnant à ces tribuns, avec quelques écrivains, le nom de tribuns consulaires. Ils furent créés à diverses reprises pendant le quatrième siècle de la fondation de Rome.
(4). Cinna et Sylla régnèrent peu. Le texte porte à la lettre : la domination de Cinna et celle de Sylla ne furent pas longues. Le tour que j’ai suivi est plus vif et plus rapide ; et il me semble que dans ce tableau raccourci de toute l’histoire romaine, la rapidité est un mérite essentiel. Il est vrai que Cinna et Sylla n’eurent point le nom de rois ; mais ils en avaient l’autorité : ainsi on peut dire proprement qu’ils régnaient. On peut au reste traduire, si l’on veut, Cinna et Sylla furent peu de temps les maîtres ; ce qui est presque aussi court, et d’une exactitude plus rigoureuse.
(5). Sous le nom de chef ; nomine principis. J’ai cru devoir traduire en cet endroit princeps par chef, et non par prince. Le nom de prince, en notre langue, désigne trop le pouvoir d’un maître ; et Auguste voulait être souverain sans en porter le nom, pour ne pas trop révolter des hommes accoutumés à la liberté et au nom de la république : c’est ce qu’on peut voir plus bas, non régno, neque dictaturâ, sed principis nomine constitutam rempublicam ; et plus bas encore Tibère est appelé caput reipuhlicæ. Princeps ne signifie proprement que le premier, le chef d’un certain nombre de personnes. Mille exemples en sont la preuve. Tacite, dans ses Mœurs des Germains, dit au chap. 11, rex, aut princeps, qu’on ne peut traduire que par ces mots, le roi, ou le chef. Le passage suivant du même ouvrage, chap. 14, est encore plus décisif. Princeps pro Victoria pugnant, comites pro principe ; où l’on voit que princeps n’est ici que le chef de ses compagnons, primus inter pares. Dans l’endroit des Annales dont il s’agit ici, Davanzati traduit princeps par principale, ce qui revient à notre traduction ; Gordon traduit prince ou chef du sénat, ce qui n’est, à mon avis, qu’une assez mauvaise périphrase ; d’ailleurs, prince du sénat ne signifie rien , ce me semble, s’il ne veut dire le chef, le premier du sénat. Enfin, du sénat n’est point dans le texte ; et assurément Tacite n’eût pas omis le mot senatûs, s’il eût été nécessaire. Pour moi, je pense qu’Auguste, lorsqu’il prenait simplement le titre de princeps, ne voulait pas se borner à être le chef du sénat, ni regardé seulement comme tel, mais à être reconnu comme chef de l’Etat, et traité en conséquence ; et que, ne voulant pas exprimer trop clairement cette prétention, il se bornait au titre vague de chef, sans y ajouter rien, afin de donner à ce mot l’étendue et le sens qu’il jugerait à propos. Nous savons de plus par les livres d’antiquités romaines, que le titre de princeps senatûs, chef ou premier du sénat, se donnait, dans le temps de la république, à celui des sénateurs que les censeurs en jugeaient le plus digne ; simple titre d’honneur qui n’aurait pas suffi à l’ambition d’Auguste, ni même à ses vues secrètes.
On nous a objecté, malgré l’évidence des remarques précédentes sur la signification du mot princeps, que les Romains avaient le terme de dux pour rendre l’idée de chef ; d’où l’on conclut que princeps ne signifie pas la même chose, suivant la judicieuse réflexion d’un journaliste ; « c’est comme si l’on disait : ensis, en latin, signifie épée, donc gladius ne le signifie pas. Horace, dans une de ses odes, appelle Auguste dux bone, ce qui prouve que le titre de princeps, adopté par Auguste, signifiait à peu près la même chose ; car un courtisan aussi fin qu’Horace, aurait-il donné à Auguste un titre au-dessous de celui que prenait cet empereur ? Que dirait-on d’un écrivain qui appellerait le roi de France comte ou marquis ? Le savant M. de Boze, dans les Mém. de l’Acad. des Belles-Lettres, tom. 26, pag. 521, traduit princeps senatûs, par le premier du sénat. En vain demanderait-on si l’on peut dire chef de Pologne, chef d’Angleterre, pour désigner les rois de ces deux nations. On ne le dit point, parce que ce n’est pas l’usage, et que ces princes prennent en effet, de l’aveu de leur nation même, le titre de rois, qu’Auguste évitait de prendre ; mais on peut très-bien dire chef de l’Etat, chef de la république, comme Tacite le dit plus bas en parlant de Tibère ; et c’est le vrai titre que prenait Auguste. »
(6). Par les guerres civiles. Voici une seconde traduction du commencement des Annales. Elle est un peu moins serrée, mais un peu plus littérale que l’autre ; le lecteur choisira entre ces deux versions, qui ont chacune leurs avantages, ou, pour les apprécier peut-être avec plus de justice, leurs défauts réciproques.
L’autorité des décemvirs ne dura que deux ans, et la puissance consulaire resta peu de temps aux tribuns des soldats ; la tyrannie de Cinna, celle de Sylla ne furent pas longues ; le pouvoir de Crassus et de Pompée céda bientôt à César, et les armes de Lépide et d’Antoine à celles d’Auguste, qui, sous le nom de chef, prit les rênes de l’Etat, fatigué de guerres civiles.
(7). Mon caractère m’en éloigne, et les temps m’en dispensent. Quorum causas procul habeo. La traduction paraîtra sans doute un peu paraphrasée ; mais ce qui précède semble prouver que Tacite a voulu renfermer dans la phrase latine les deux idées que j’ai cherché à exprimer dans la phrase française, et que je n’ai pu rendre d’une manière plus courte.
(8). Et le meurtre d’Antoine. Le texte dit, interfecto Antonio, Antoine ayant été tué. Tacite n’ignorait pas qu’Antoine s’était donné la mort à lui-même ; mais il veut sans doute faire regarder le suicide forcé de ce triumvir, comme un meurtre de la part d’Octave son ennemi, et j’ai cru devoir me conformer à cette idée.
(9). Ils préféraient la fortune qu’un maître leur assurait, au danger de refuser des chaînes : le texte dit, ac novis ex rébus aucti, tuta et præsentia, quàm vetera et periculosa mallent.
Dans les éditions précédentes, j’avais traduit ainsi : ils préféraient la fortune sûre que le nouveau gouvernement leur offrait, au danger de combattre pour la liberté ancienne. Cette traduction est plus littérale, mais moins concise, et celle que j’y ai substituée me paraît exprimer tout le sens de la phrase. Il n’y a que le mot vetera qui peut sembler n’être pas rendu ; mais il est suppléé par l’expression refuser des chaînes, qui suppose une liberté ancienne dont on veut jouir. On pourrait exprimer encore davantage le mot vetera, en traduisant au danger de se conserver libres ; mais refuser des chaînes renferme la même idée, et présente une image plus animée et plus noble. J’aurais pu traduire encore, au danger de la liberté ancienne ; mais cette phrase n’offre pas, ce me semble, un sens assez précis, et n’exprime pas d’une manière assez nette le danger que les citoyens couraient pour eux-mêmes, s’ils eussent voulu rester libres comme leurs pères.
(10). Tous, les yeux sur le prince, attendaient ses ordres. Le texte dit, jussa principis aspectare. Quelques uns lisent exspectare, et c’est d’après cette leçon que j’avais simplement traduit, dans les éditions précédentes, tous attendaient les ordres du prince. Mais le mot aspectare offrant une image très-énergique de la servitude des Romains, doit être préféré, comme plus digne de Tacite.
(11). Ils disaient qu’Agrippa, etc. J’ai mis ces discours en style indirect, et c’est ainsi que j’ai cru devoir rendre tous les endroits où l’historien fait parler le public. Cette forme, outre qu’elle est plus conforme à l’original, me paraît aussi plus naturelle et moins opposée à la vraisemblance. On ne reproche que trop aux anciens d’avoir multiplié, dans leurs histoires, les harangues directes : que n’aurait-on pas dit s’ils en avaient placé plusieurs dans la bouche de tout un peuple ? Je n’ignore pas néanmoins que, même dans les cas où Tacite raconte les jugemens du public, plusieurs traducteurs, apparemment pour éviter la répétition des que (inconvénient, ce me semble, peu considérable), ont employé le style direct ; c’est à d’autre que moi à les juger. Je me contenterai de dire qu’il est au moins quelques uns d’eux qui me paraissent avoir usé avec excès de la liberté qu’ils ont prise à cet égard.
(12). Qu’à la tyrannie du fils, la mère joindrait celle de son sexe ; accedere matrem muliebri impotentiâ ; le mot impotentiâ désigne ici le caractère impérieux et violent de Livie, comme on le voit encore au commencement du cinquième livre des Annales : mater impotens, uxor facilis ; mère impérieuse, épouse complaisante. Cependant, comme impotentiâ signifie aussi faiblesse, impuissance, le sens de ce passage pourrait être encore, que Livie voudrait régner avec son fils, malgré la faiblesse et l’incapacité de son sexe ; mais le premier sens paraît bien préférable.
Il est assez singulier que le mot impotentia désigne à la fois tyrannie et faiblesse ; cependant on peut rendre raison de cette espèce de bizarrerie, en observant que ce mot, qui signifie à la lettre impuissance, peut désigner également et l’impuissance d’agir, c’est-à-dire la faiblesse, et l’impuissance de dompter ses passions, de réprimer sa violence, qui est un des caractères et une des sources de la tyrannie.
(13). Et de deux jeunes gens qui d’abord fouleraient l’État et le déchireraient un jour. Tacite veut parler ici de Drusus fils de Tibère, et de Germanicus son fils adoptif ; et de la crainte qu’on avait que ces deux jeunes princes, après avoir foulé l’État sous le règne de leur père, ne le déchirassent pour régner après sa mort. Peut-être le mot distrahant serait-il plus exactement traduit par le mot démembrer, qui est sa signification naturelle ; mais ce démembrement emporte ici une idée de violence qu’il a fallu rendre par le mot déchirer.
La suite fit voir que ce jugement de la multitude était très-injuste, surtout à regard de Germanicus.
(14). Postumus Agrippæ. J’ai rendu ainsi les mots Postumi Agrippæ Quelques uns traduisent Agrippa Posthume, supposant apparemment que ce jeune prince (le dernier des trois enfans de Julie, fille d’Auguste, et de Marcellus, son premier mari) était né après la mort de son père : mais d’autres traduisent simplement, comme moi, Postumus Agrippa, ou Agrippa Postumus ; et j’ai cru devoir traduire ainsi, 1o. parce que Postumus était peut-être un simple pronom ou surnom, comme dans Rabitius Postumus, et dans beaucoup d’autres exemples ; 2o. parce que peut-être le nom de Postumus, qui est une espèce de superlatif de posterior, avait été donné au jeune Agrippa, non pas précisément comme posthume, mais comme le dernier des enfans de son père. En effet, on trouve dans le Dictionnaire de Gesner des exemples que Postumus signifie quelquefois simplement postremus. En vain objecterait-on que Posthumus, par un h, ne peut signifier que Posthume ; car Gesner soutient encore que Postumus doit s’écrire sans h, même dans cette dernière signification. Les enfans nés après la mort de leur père, ou simplement après son testament, s’appelaient postumi, c’est-à-dire, non pas seulement les derniers (posteriores), mais les derniers qu’il lui fût possible d’avoir.
(15). Il ne restait plus à employer que ce genre d’adulation. Ea sola species adulandi supererat. Le passage latin peut signifier, ou que c’était le seul genre d’adulation qu’on n’eût point encore imaginé, ou que c’était la seule espèce d’adulation qui pût flatter Tibère, peu louché des éloges grossiers qu’il recevait d’ailleurs. Il se peut même que Tacite ait eu les deux sens en vue, et c’est pour cela que j’ai tâché de les renfermer dans la traduction. Peut-être les exprimerait-on mieux encore en traduisant, il ne restait plus à essayer que ce genre d’adulation.
(16). Tibère y avec une orgueilleuse modestie, les en laissa maîtres. Remisit Cæsar arroganti moderatione. Quelques traducteurs donnent à ces mots un sens plus différent de celui-là qu’il ne le paraît d’abord, Tibère y consentit ; plusieurs autres ont traduit d’une manière tout opposée, Tibère le refusa, sans doute à cause des mots qui suivent. arroganti moderatione, avec une orgueilleuse modestie. Car, où aurait été la modestie, si Tibère avait consenti que les sénateurs portassent sur leurs épaules le cadavre d’Auguste ? D’un autre côté, Suétone dit expressément que les sénateurs exécutèrent en effet ce qu’ils avaient si bassement demandé ; mais leur bassesse même aurait-elle osé faire ainsi sa cour à Tibère après un refus essuyé de sa part ? Notre traduction, Tibère les en laissa maîtres, tient en quelque manière le milieu entre les deux autres ; elle s’accorde bien avec l’orgueilleuse modestie que Tibère fit paraître en cette rencontre, et de plus avec le récit de Suétone. La signification propre et primitive du mot remittere, est renvoyer ; ainsi, dans cet endroit, remisit paraît signifier, ou simplement renvoya leur demande, c’est-à-dire, n’y consentit pas, ou renvoya cette demande à la volonté des sénateurs, c’est-à-dire les en laissa maîtres. Un traducteur estimable de Tacite a rendu la phrase latine par celle-ci, Tibère eut l’arrogance d’y condescendre ; il a supprimé le moderatione, dont apparemment il a senti le peu d’accord avec le sens qu’il adoptait. Je sais que le mot remittere signifie quelquefois, même dans les bons auteurs, accorder, consentir ; mais il a aussi d’autres sens dont je crois, dans cet endroit, avoir saisi le plus vraisemblable.
Parmi ces différens sens, il en est un qui pourrait aussi mériter quelque attention, et dont nous croyons, par ce motif, devoir faire mention dans cette note. Remittere peut signifier quelquefois remettre ce qui est dû, se relâcher de ce qu’on est en droit de prétendre ; dispenser de ce qu’on peut exiger : à peu près comme la phrase arcum remittere, signifie relâcher un arc. En adoptant ici cette acception, et en supposant que l’insolent Tibère regardait comme un devoir des sénateurs de porter sur leurs épaules le cadavre de leur maître, on pourrait traduire, Tibère les en dispensa ; l’orgueilleuse modestie s’accorderait très-bien avec ce sens, mais il ne s’ajusterait pas aussi parfaitement avec le fait attesté par Suétone, que les sénateurs portèrent le corps d’Auguste sur leurs épaules. Il faut avouer cependant qu’ils pouvaient, sans craindre d’offenser Tibère, se dévouer librement à un acte de bassesse dont il les aurait dispensés : il vaudrait donc mieux supposer ici une simple dispense, qu’un refus dont ces hommes vils n’auraient peut-être pas osé s’affranchir, même pour rendre un hommage servile au tyran qu’ils redoutaient et qu’ils voulaient flatter. Mais le sens que j’ai adopté, et qui concilie tout, me semble préférable aux autres. Je m’en rapporte au jugement de littérateurs instruits ; et j’ajoute qu’il me paraît difficile de rendra ici le mot remisit (quelque acception qu’on lui donne) d’une manière qui ne laisse absolument rien à désirer, soit pour l’exactitude du sens, soit pour la justesse de l’expression. J’ai exposé les raisons pour et contre ; c’est au lecteur à prononcer.
(17). Ménagé les alliés ; il y a dans le texte modestiam apud socios ; et il me semble que modestiam se rapporte ici à Auguste qui avait traité avec douceur et modération les alliés de l’Empire, en même temps qu’il avait gouverné avec justice les citoyens, jus apud cives. D’autres traducteurs rapportent les mots jus et modestiam à cives et à socios, et traduisent qu’Auguste avait ramené la justice chez les citoyens, et la modestie chez les alliés ; vraisemblablement ils ont été déterminés à ce sujet par la proposition apud. Mais l’autre sens me paraît plus vraisemblable en sous-entendant (ce qui est très-naturel) le mot exercuit ; quelque autre équivalent, il exerça la justice à regard des citoyens, et la modération à l’égard des alliés. J’observerai de plus que, dans le cas où l’on adopterait le sens sur lequel je propose ici mes doutes, j’aimerais mieux la modération chez les alliés, que la modestie ; ce dernier mot ne présente pas, ce me semble, une idée aussi nette que celui de modération, qui indiquerait, dans le sens dont il s’agit, que les alliés, sous le règne d’Auguste, avaient été plus modérés dans leurs demandes, qu’ils ne l’étaient auparavant.
(18). De ceux qui en avaient joui. Le texte porte simplement, qui fecere, qui les avaient faites, c’est-à-dire, sans doute, qui en avaient été les exécuteurs sous les ordres d’Auguste. Mais comme les exécuteurs des ordres barbares dont il s’agit, recevaient ordinairement, en tout ou en partie, les biens des proscrits pour récompense, j’ai cru pouvoir ici exprimer cette idée : en effet, il n’aurait pas été surprenant que ceux qui auraient simplement exécuté les proscriptions pour obéir aux ordres d’Auguste, les eussent désapprouvées ; rien n’est plus naturel et plus ordinaire que de blâmer des ordres injustes donnés par un maître ; mais il était surprenant (et c’est sans doute ce que Tacite veut dire) qu’ayant profité de ces proscriptions, ils n’osassent les louer ; il fallait pour cela qu’elles fussent bien évidemment injustes, ou plutôt barbares.
(19). Et par l’espoir d’un parallèle avantageux avec ce méchant prince. Comparatione teterrima sibi gloriam quæsivisse. J’aurais pu traduire encore, à peu près comme dans les éditions précédentes. Et par le désir de la gloire que lui assurait la comparaison avec ce monstre. Mais la phrase aurait été un peu plus longue, et j’ai craint d’ailleurs, 1°. que monstre ne fût ici trop fort, malgré l’énergie du mot teterrima, qui désigne le plus détestable successeur ; 2°. que le mot même de gloire, quoiqu’il réponde au latin gloriam, ne fût ici assez impropre, la comparaison avec l’infâme Tibère ne pouvant tout au plus que faire regretter Auguste, et non lui procurer de grands éloges. C’est aussi pour cela que j’ai mis ici parallèle avantageux, au lieu de parallèle flatteur ; car il est peu flatteur d’être préféré à un méchant prince. Si, par ces raisons, on croyait que le mot gloriam est ici employé par Tacite avec une sorte d’ironie, ce qui n’est pas sans vraisemblance, on pourrait traduire, en conservant cette ironie ; et par l’espoir d’un glorieux parallèle avec ce méchant prince : car glorieux parallèle renferme un sens ironique, que parallèle glorieux n’indiquerait pas.
(20). Sur son extérieur, sa parure et sa conduite ; de habitu cultuque et institutis ejus. Gordon traduit par trois mots anglais qui reviennent à ceux-ci : sur son caractère, sa conduite et ses mœurs ; mais il me semble que le vrai sens des mois latins habitus et cultus est celui que je leur ai donné. D’ailleurs, si on adopte le sens que j’ai suivi, habitus, cultus et instituta expriment trois choses bien distinguées ; elles ne le font pas de même si on adopte le sens de Gordon ; et ce n’est pas l’usage de Tacite d’employer trois mots différens, pour exprimer à peu près la même idée.
(21). Il n’y avait dans ce discours qu’une fausse noblesse ; le texte porte à la lettre : il y avait dans ce discours plus de noblesse que de bonne foi. Et c’est ainsi que j’avais traduit dans les éditions précédentes ; mais comme cette noblesse de Tibère, dans le relus qu’il faisait de l’Empire, n’était que dissimulation et mensonge, j’ai cru que le mot de fausse noblesse rendrait ici avec plus de précision la vraie pensée de Tacite.
(22). Il rappela à Tibère lui-même ses victoires. On voit assez que ces victoires sont celles de Tibère, et non de Gallus : l’équivoque n’est ici que dans les mots, et nullement dans le sens ; et je n’ai pas cru devoir recourir à une périphrase. Il n’y a point d’écrivain qui ne se soit permis quequelfois ces légères amphibologies que la nature de la langue française rend presque inévitables. J’aurais pu traduire, pour éviter cette équivoque grammaticale, il rappela les victoires même de Tibère ; mais le texte dit qu’il s’adressait à Tibère, et non au Sénat, Tiberium admonuit ; excès grossier de flatterie, qui m’a paru ne devoir pas être supprimé.
(23). Les uns voulaient l’appeler mère de la patrie. Le texte dit, alii parentem, alii matrem patriæ appellandam. Il y a apparence ; que les deux mots parentem et matrem se rapportent également à patriæ ; mais ces deux mots, différens en latin, ne peuvent être traduits en français que par le seul mot de mère : j’ai donc été obligé de supprimer cette nuance. On pourrait néanmoins aussi rapporter parentem au mot sous-entendu patrum ou senatûs, et traduire mère du sénat ou leur mère, comme je l’avais fait dans les éditions précédentes. D’autres ont traduit simplement le mot parentem par celui de la mère ; ce qui ne présente pas, ce me semble, une idée assez nette : est-ce la mère de l’État ou la mère de l’empereur, ou était-ce un titre de distinction qu’on voulait donner à Agrippine, comme on donne, en France, le titre unique de Monsieur à l’aîné des frères du roi ? La phrase paraît susceptible de ces divers sens ; le lecteur choisira.
(24). Vous avez violé même ce que l’ennemi respecte, le droit des gens et des ambassadeurs. Hostium jus, et sacra legationis, et fas gentium. Il y a dans ces mots latins, jus, sacra et fas, une nuance qu’il est difficile de bien rendre en français sans une longue et insipide périphrase. Dans les éditions précédentes nous avions mis simplement le droit des gens, des ambassadeurs et des ennemis, ou, ce qui serait plus énergique et moins rapide, le droit sacré des ambassadeurs, celui des nations, celui même des ennemis : mais la nouvelle manière dont nous traduisons ici, nous paraît encore plus précise et plus rigoureusement conforme au sens de l’auteur. Divus Julius… divus Augustus. Nous ne pourrions rendre en notre langue le mot divus que par une périphrase. Il signifie reçu parmi les dieux, mis au rang des dieux ; et cette périphrase, surtout étant répétée presque deux fois de suite, énerverait entièrement la traduction. Le mot divin ne suffirait pas, et serait d’ailleurs équivoque, ce mot s’appliquant, en notre langue, à toutes les personnes ou à toutes les choses dont on veut louer l’excellence. Cependant j’ai traduit un peu plus bas, tua, dive Auguste, cælo recepta mens, par votre âme qui habite des cieux, ô divin Auguste ! parce qu’il me semble qu’en cet endroit le sens du mot divin est déterminé par les mots qui précèdent, et qui rappellent l’apothéose d’Auguste.
(25). Qu’en ce lieu seul on massacre les centurions, etc. ; hîc tantum interfici centuriones, etc. D’autres traducteurs ont donné à ce passage un sens différent : Qu’on ne fait ici que massacrer les centurions, etc. J’avoue que je ne puis être de leur avis. Un journaliste très-éclairé, qui d’abord n’avait pas pensé comme moi, est revenu ensuite à ma traduction : voici les raisons qui l’y ont déterminé ; raisons qu’il a pris la peine de m’écrire, et auxquelles je n’ai rien à ajouter. « Indépendamment, dit-il, de cette nuance qui est dans votre sens : ce n’est plus dans les combats que périssent les centurions, ce n’est plus qu’ici, ce n’est plus que dans le camp même qu’on les massacre, etc. ; j’y vois encore celle-ci, que vous ne désavouerez pas, à ce que je crois : Mon père reçoit d’heureuses nouvelles de toutes les provinces, ce n’est qu’ici, ce n’est que dans l’armée commandée par son fils qu’on massacre les centurions, etc. Cela tient à tout dans le texte ; d’abord cela tient intimement au læta omnia aliis e provinciis audienti. De plus, cela est préparé par le trait de Jules-César, par celui d’Auguste, par le nos… ex illis ortos, par le si Hispaniæ Syriæve miles, par le illa signis a Tiberio acceptis, tu tot præliorum socia, tot prœmiis aucta ; cela est encore confirmé après coup par le meque precariam animam inter infensos trahere. Toutes ces horreurs sont donc uniquement réservées à Germanicus, au fils de Drusus, au fils adoptif de Tibère ? Ce sens est beaucoup plus beau et plus juste que celui auquel vous le préférez. »
(26). Et que je traîne ici ma vie à la merci des factieux. Neque precariam animam inter infensos trahere : littéralement, et que je traîne ici moi-même une vie précaire au milieu de mes ennemis. C’est ainsi que j’avais traduit dans les éditions précédentes ; et de bons juges avaient approuvé cette phrase. La seule objection dont elle est susceptible, c’est que le mot précaire ayant différentes significations (voyez le Dictionnaire de l’Académie Française) n’est peut-être, eu cet endroit, ni assez précis, ni assez clair pour le commun des lecteurs.
Cette harangue de Germanicus à ses soldats séditieux semble imitée, en plusieurs endroits, de celle que Scipion, dans Tite-Live, fait en Espagne à son armée séditieuse. La ressemblance paraîtra surtout frappante dans ces mots de la harangue de Scipion : Quos ne quo nomine quidem appellare debeam, scio. Cives ? qui a patria vestra discistis. An militis ? qui Imperium auspiciumque abnuistis, sacramenti religionem rupistis, etc. Je ne sais de quel nom vous appeler ; Citoyens ? vous qui trahissez votre patrie. Soldats ? vous qui ne connaissez plus ni chefs, ni discipline, ni sermens, etc. On peut comparer les deux harangues, toutes deux très-belles ; mais celle de Tacite est plus courte et serrée, suivant le caractère de cet historien.
(27). S’étendit sur les vertus de son fils avec trop d’étalage, pour paraître sincère. Multaque de virtute ejus memoravit, magis in speciem verbis adornata, quam ut penitus sentire crederetur. On pourrait traduire aussi, débita sur les vertus de son fils un discours trop étudié pour qu’on le crût sincère ; ce qui serait un peu plus long, mais un plus littéral. Je crois pouvoir me permettre de proposer quelquefois dans ces notes différentes manières de traduire, qui m’ont paru avoir chacune leur avantage, et entre lesquelles j’ai hésité sur la préférence.
(28). Que ces jeunes princes seraient d’ailleurs excusables de renvoyer quelques demandes à leur père. Adolescentibus excusatum, quœdam apud patrem rejicere. On peut, ce me semble, traduire aussi, que ces jeunes princes pourraient d’ailleurs s’excuser de quelques refus sur les ordres de leur père. Ce sens me paraît autorisé par le mot rejicere, et par la phrase immédiatement suivante : resistentesque Germanico aut Druso, posse a se mitigari vel infringi. Au reste, ces deux sens paraissent assez proches l’un de l’autre pour qu’on puisse les adopter indifféremment.
Un peu plus hau, ligne 2 de la même page, j’ai traduit, multa quippe et diversa augebant, par ces mots, toujours hésitant et en suspens. On pourrait objecter que cette phrase paraît contredire la précédente, Tibère persista fermement à rester dans Rome ; mais elle s’accorde très-bien, et avec le texte, et avec ce qui suit, sur l’embarras où était Tibère par rapport à son voyage aux deux armées ; embarras qui le détermina à ne point partir. Cependant si cette contradiction prétendue n’était pas du goût des lecteurs, on pourrait traduire, et peut-être aussi bien, les mots multa quippe et diversa augebant, par ceux-ci, différentes idées l’agitaient.
(29). Trop peu de ressources dans les lois. Quia parum subsidii in legibus erat. Ces mots, in legibus, se rapportent-ils aux lois romaines ou à celles des Germains ? Il me paraît assez difficile de le décider. J’ai donc cru devoir laisser dans ma traduction l’incertitude du texte, ce qui est ici sans inconvénient, puisqu’il s’agit, en cet endroit, des lois (quelles qu’elles fussent) d’après lesquelles la querelle d’Arminius et de Ségeste devait être jugée.
(30). Ce Crispinus ouvrit une route, etc. Le qui, qui est dans le latin immédiatement après le mot Hispone, paraît se rapporter a Hispo ; mais la suite fait voir, ce me semble, que c’est à Crispinus Cépio qu’il se rapporte : car ce qui se rapporte évidemment (comme le texte le démontre) à celui que Tacite va faire parler ; or celui qu’il va faire parler est Cépio ; Hispo ne parle qu’après, addidit Hispo ; en effet, suivant le récit même de Tacite, Crispinus est ici le principal accusateur, Hispo ne l’est qu’en second, subscribente romano Hispone. Ces sortes d’amphibologies ne sont pas rares dans Tacite, mais elles ne sont pas à imiter. Je dois avouer cependant que plusieurs traducteurs, forcés sans doute par la construction grammaticale, ont rapporté à Hispo ce que je rapporte à Crispinus ; chacun de ces deux sens peut, à la rigueur, être adopté, et il importe assez peu de choisir ici l’un ou l’autre.
(31). La cruauté du maître ; sævitiæ principis. Je traduis ici principis par maître, et non par chef ; parce qu’il ne s’agit plus ici du titre que l’empereur prenait, mais de ce qu’il était réellement. J’ai même quelquefois mis ce terme de prince dans la bouche de Tibère, pour abréger la périphrase chef de l’État ; mais j’avertis ici le lecteur, que dans les lettres et les discours de Tibère, soit au sénat, soit au peuple, le mot prince ne doit jamais avoir que cette dernière signification, au moins apparente et littérale, quoique dans l’intention de l’empereur, et même de fait, il signifiât souverain et maître.
(32). Pour l’honneur de l’État. Peut-être les mots dedecus publicum peuvent-ils aussi s’entendre du déshonneur qu’un mauvais choix aurait fait à Tibère. C’est même ainsi que j’avais traduit dans les autres éditions. Ce qui précède m’a déterminé au sens que j’adopte ici, quoiqu’il ne me paraisse pas indubitable. Si l’on préférait l’autre sens, on pourrait traduire, il craignait de se repentir d’un bon choix, et de se déshonorer par un choix infâme, ou bien, il craignait d’être éclipsé par des gens de bien, et déshonoré par des scélérats.
(33). Il poussa enfin l’indécision jusqu’à faire rester dans Rome des gouverneurs qu’il avait nommés. Les mots non erat passurus, qui sont dans le texte, peuvent signifier, ce me semble, ou que Tibère était résolu de ne pas laisser partir ces gouverneurs, ou que, relativement à l’idée bonne ou mauvaise qu’il avait d’eux, et qui les lui faisait craindre ou mépriser, il n’aurait pas dû les laisser partir, quoiqu’à force d’incertitude il les eût nommés ; et ces deux sens, dont j’avais adopte le second dans les éditions précédentes, peuvent, si je ne me trompe, être appuyés l’un et l’autre par ce qui précède. Cependant, comme le premier sens me paraît le plus simple et le plus naturel, je le préfère aujourd’hui, avec d’autres traducteurs. La phrase latine et équivoque, non erat passurus, répond assez exactement à cette phrase française, il ne devait pas permettre, phrase qui renferme un double sens ; car cette proposition, je dois faire telle chose, peut signifier (suivant les circonstances), ou simplement je ferai telle chose, ou il faut que je la fasse (soit par devoir, soit par besoin, soit par intérêt, etc.). Ainsi, en traduisant, il poussa l’indécision jusqu’à nommer des gouverneurs qu’il devait retenir dans Rome, on exprimerait les deux sens ; mais cette amphibologie serait un défaut, à moins qu’on ne prétende, ce qui pourrait être, que Tacite, qui renferme beaucoup de choses en peu de paroles, avait en vue les deux sens à la fois. J’ai cru devoir traduire d’une manière qui renfermât implicitement les deux sens, mais sans équivoque dans l’expression.
(34). En souffrant ou mettant eux-mêmes le royaume des Arsacides au rang des provinces romaines. Jam inter provincias romanas, solium Arsacidarum haberi darique. J’applique ici le mot dari aux Parthes mêmes, qui avaient, pour ainsi dire, fait présent de leur pays aux Romains, en demandant pour roi Vononès. Ce sens me paraît suffisamment indiqué par ce qui précède, il est d’ailleurs plus conforme à la manière de Tacite. Cependant on peut aussi traduire simplement, que déjà Rome regardait et donnait comme une de ses provinces le royaume des Arsacides.
(35). Et ne seraient que répétés par les autres. J’avais d’abord eu dessein de traduire, et auraient pour écho la multitude ; mais j’ai craint que cette phrase, avoir pour écho, ne fût ni assez noble, ni assez conforme à la manière d’écrire de Tacite ; d’ailleurs la phrase, et ne seraient que répétés par les autres, a , ce me semble, quelque chose de plus précis.
(36). Il sort par la porte augurale : egressus augurali, c’est-à-dire, par la porte de l’endroit du camp où l’on prenait les augures, et qui était toujours proche de la tente du général.
(37). A Mars, à Jupiter, à Auguste. Le texte porte, et Augusto et a Auguste, ce qui dans notre langue aurait peu d’harmonie. J’avoue cependant que j’ai regret à ne pouvoir exprimer ici la conjonction et, qui me paraît avoir une sorte de finesse, soit pour associer en apparence le nom d’Auguste à ceux de Jupiter et de Mars, et par là le traiter en quelque sorte comme un dieu, soit peut-être pour le séparer tacitement de ces dieux, et pour faire entendre qu’il avait part à l’honneur de ce monument, quoiqu’il ne fût qu’un homme. Tacite, dont le style est si court et si précis, aurait vraisemblablement supprimé en cet endroit la conjonction et, s’il ne l’avait crue nécessaire. J’avais dessein de traduire, pour conserver celle conjonction, a dressé ce monument en l’honneur de Mars, de Jupiter et d’Auguste ; mais cette phrase eût été traînante, et n’eût pas rendu exactement le mot sacrare, consacrer. Si je n’avais pas cru que l’exactitude grammaticale exigeât la répétition de la préposition à, j’aurais traduit simplement à Mars, Jupiter et Auguste ; phrase qui, après tout, est très-claire dans son sens, très-nette dans sa construction, et qui ne serait contre les règles qu’en vertu d’un usage peut-être assez arbitraire ; j’ai cru pourtant devoir m’y soumettre.
J’observerai encore ici que j’ai traduit simplement les mots debellatis inter Albim Rhenumque nationibus, par ceux-ci, victorieuse de l’Elbe au Rhin, 1°. pour éviter la longue phrase, ayant vaincu les nations qui habitent entre l’Elbe et le Rhin : 2°. parce que la phrase que j’ai adoptée renferme le même sens que la phrase latine, et me paraît l’exprimer noblement.
(38). Gallus prévenu dans son avis par une liberté apparente ; quia speciem libertatis Piso prœceperat. Tacite veut dire, ce me semble, que si Gallus eût opiné le premier, il aurait ouvert le même avis que Pison ; mais qu’opinant ensuite, il crut devoir ouvrir un avis contraire, soit pour en avoir un qui lui fût propre, soit pour contredire Pison ; je ne sais si la traduction rend cette idée assez heureusement et assez clairement. J’aurais pu traduire ainsi : gagné de vitesse par cette liberté apparente ; mais gagné de vitesse ne me paraît pas assez noble.
(39). Sénateurs. Je traduis toujours ainsi les mots patres conscripti. Je sais que la plupart des autres traducteurs se servent, pour rendre cette expression latine, des mots pères conscripts, et qu’ils sont même autorisés en cela par le Dictionnaire de l’Académie Française ; mais cette phrase, patres conscripti, ne présentant aucune idée nette, et le terme de conscripts n’étant pas même français, j’ai cru devoir préférer le simple mot sénateurs, à une façon de parler qui me paraît à la fois obscure et barbare, ; d’ailleurs le Dictionnaire déjà cité observe que l’expression patres conscripti, comme tout le monde sait, désignait le sénat de Rome.
(40). Il se dérobait à la renommée ; relinquebat famam ; on pourrait, je crois, traduire également bien, il échappait à la renommée.
(41). Le 26 de mai. Tacite, ainsi que tous les auteurs latins, compte tous les jours du mois par calendes, nones et ides. Il y a ici dans le texte septimo calendas junias, c’est-à-dire le septième jour avant le premier de juin. Voici une méthode bien simple pour réduire ce calcul au notre, qui compte par les jours du mois. Ajoutez le nombre 2 au nombre de jours du mois précédent ; c’est ici le mois de mai, qui a trente-un jours, vous aurez trente-trois jours ; retranchez de ce nombre le nombre sept qui est dans le texte latin, vous aurez le 26 mai pour le jour cherché. Cette règle s’étend à tous les mois en général ; elle est fondée sur cette raison, que le dernier de chaque mois s’appelle pridie, ou secundo calendas du mois suivant. Ainsi, le 31 de mai étant secundo calendas junias et le 30, tertio calendas junias, il est clair que, pour réduire le calcul des Romains au notre, il faut ajouter 2 au nombre des jours de notre mois.
Si le mois qui précède les calendes de celui dont il s’agit, avait seulement 30 jours, ou 28 comme février, ou 29 comme ce dernier mois dans les années bissextiles, il faudrait toujours ajouter 2 au nombre des jours de ce mois.
Par la même méthode, on réduira notre calcul à celui des anciens. Pour exprimer, par exemple, le 16 mars, on ajoutera 2 au nombre des jours de mars, qui est 31, ce qui donne 33 ; on en ôtera 16, ce qui donne 17, et l’on aura pour le 16 mars 17°. cal. apriles.
On peut faire aisément un calcul semblable pour les nones et les ides, en se souvenant, 1°. que les nones ne finissaient que le six pour les mois de mars, mai, juillet et octobre, et le quatre pour les autres ; 2°. que les ides étaient le quinze pour ces quatre mois, et le treize pour les autres ; 3°. que le calcul par 'calendes ne s’étend par conséquent que jusqu’au 15 ou au 13 du mois exclusivement, à compter de la fin du mois, et que le reste se compte par nones et par ides.
Ainsi le 3 de mars, par exemple, est 4°. nonas martias ; le 10 du même mois est 6°. martias, etc. Le 16 de mars sera 33 moins 16, ou 17°. calendas apriles. Le 14 de janvier, dont les ides sont le 13, sera de même 33 moins 14, ou 19°. calendas febr . etc.
On voit assez combien notre manière simple de compter les jours du mois, est préférable à la méthode compliquée des Romains. Cependant nous allons donner, d’après les remarques précédentes, une manière facile de compter les jours du mois romain, et de les rapporter aux nôtres, ou réciproquement.
D’abord on écrira de haut en bas, les uns sous les autres, suivant notre manière de compter, les chiffres du jour du mois, 1, 2, 3, etc., jusqu’au dernier jour inclusivement. Ensuite, remontant de bas en haut, et commençant par le dernier du mois, on écrira pridie (ou secundo) calendas (du mois suivant), et au dessus de pridie, en remontant, les chiffres 3°, 4°, 5°, etc., jusqu’au 14e du mois inclusivement, si les ides de ce mois sont le 13, et jusqu’au 16e du mois inclusivement, si les ides sont le 15 : au 13 ou 15, on mettra idus avec le nom du mois, martias, par exemple ; au dessus on écrira, en remontant de bas en haut, pridie idus, 5°, 4°, 5°, etc., jusqu’au 6 inclusivement, si les nones sont le 5, et jusqu’au 8, si les nones sont le 7 : au 5 ou au 7 on écrira nonas (du mois) ; au dessus on écrira, en remontant de bas en haut, pridie nonas, 3°, 4° ; etc., jusqu’au 2 du mois inclusivement, et au premier du mois on écrira calendas.
Exemple pour les mois qui ont les nones le 5 et les ides le 13. | Exemple pour les mois qui ont les nones le 5 et les ides le 13. | ||
Mai. | |||
Avril. | 1 | calendas maias. | |
1 | calendas | 2 | 6o. |
2 | 4o | 3 | 5o |
3 | 3o. nonas, etc. | 4 | 4o. |
4 | pridie nonas. | 5 | 3o. nonas, etc. |
5 | nonas apriles. | 6 | pridie nonas. |
6 | 8o. | 7 | nonas maias. |
7 | 7o. | 8 | 8o. |
9 | 5o. | 10 | 6o. |
10 | 4o. | 11 | 5o. |
11 | 3o. idus, etc. | 12 | 4o. |
12 | pridie idus. | 13 | 3o. idus, etc. |
13 | idus apriles. | 14 | pridie idus. |
14 | 18o. | 15 | idus maias. |
15 | 17o. | 16 | 17o. |
16 | 16o. | 17 | 16o. |
17 | 15o. | 18 | 15o. |
18 | 14o. | 19 | 14o. |
19 | 13o. | 20 | 13o. |
20 | 12o. | 21 | 12o. |
21 | 11o. | 22 | 11o. |
22 | 10o. | 23 | 10o. |
23 | 9o. | 24 | 9o. |
24 | 8o. | 25 | 8o. |
25 | 7o. | 26 | 7o. |
26 | 6o. | 27 | 6o. |
27 | 5o. | 28 | 5o. |
28 | 4o. | 29 | 4o. |
29 | 3o. calendas, etc. | 30 | 3o. calendas, etc. |
30 | pridie calendas maias. | 31 | pridie calendas junias. |
(42). On les punira quand on les croirait. Le texte porte à la lettre, 'ou ils ne seront pas crus, ou ils ne seront pas moins punis. Il me semble que la manière dont j’ai traduit dit la même chose en moins de mots. C’est aussi en faveur de cette briéveté, si précieuse quand on traduit Tacite, que j’ai rendu la phrase précédente, misericordia cum accusantibus erit, par ces mots, on s’intéressera pour les accusateurs. Peut-être néanmoins y aura-t-il des lecteurs qui préféreront la manière dont j’avais traduit dans les autres éditions : vous rendrez intéressant le personnage d’accusateur. Enfin on pourrait traduire encore, et peut-être mieux, vous intéresserez quoique accusateurs ; ou bien, on vous plaindra quoique accusateurs.
(43). Laissant dans la désolation la province entière, et les nations dont elle était environnée. J’ai essayé de rendre dans cette phrase l’harmonie lente et lugubre de la phrase latine, ingenti luctu provinciæ. et circumjacentium populorum. J’avais mis dans les éditions précédentes, toute la province et les nations voisines. Cela était plus court, mais plus sec, et plus éloigné de l’original.
(44). Inspirant le respect par ses discours et par sa présence seule : visuque et auditu juxta venerabilis. D’autres traduisent, aussi respectable de près que de loin, c’est-à-dire pour ceux qui le voyaient, que pour ceux qui entendaient seulement parler de lui. J’ai préféré le premier sens, 1°. parce que visu venerabilis signifiant évidemment respectable pour ceux qui voyaient Germanicus, auditu venerabilis me paraît signifier par la même raison, respectable pour ceux qui l’entendaient parler ; 2°. parce que la phrase suivante, qui commence par cum, et qui par conséquent sert à rendre raison de ce respect, représente Germanicus comme un prince qui n’avait que de la noblesse et de la dignité, sans hauteur et sans morgue, qualité qui devait produire son effet le plus sensible sur ceux qui le voyaient et qui l’écoutaient.
(45). Et malheureuse par sa fécondité même, qui multipliait les objets de sa douleur. Le texte porte à la lettre, et tant de fois en butte à la fortune par sa fécondité malheureuse ; et infelici fœcunditate fortunæ toties obnoxia, ce qui désigne également les malheurs passés, présens et à venir ; ceux que la fécondité d’Agrippine lui avait causés, et ceux qu’elle lui faisait alors éprouver ou craindre. J’ai tâché de renfermer toutes ces idées dans cette phrase, qui multipliait les objets de sa douleur ; elle me paraît ne pas énerver l’original.
(46). Nous presserons-nous, etc. En cet endroit le discours devient direct, d’indirect qu’il était auparavant. L’exactitude, et, si je l’ose dire, la timidité de la langue française exigerait peut-être ici, dit-il, après les mots nous presserons-nous ; mais j’ai cru pouvoir m’en dispenser, pour mieux imiter le style rapide et un peu brusque de l’original. J’ai fait la même chose en quelques autres endroits que le lecteur remarquera facilement.
(47). Cette nouvelle est aussitôt crue, aussitôt divulguée, etc. Cet endroit est un de ceux dont j’ai parlé dans les Observations sur l’Art de traduire, page 27 ; j’ai coupé le style, pour le rendre plus vif, et pour me rapprocher (autant qu’il m’a été possible) de la rapidité du texte latin.
(48). On lui destinait, parmi les orateurs, un très-grand médaillon d’or. Le texte porte clypeus, qui à la lettre signifie bouclier ; et c’est ainsi que j’avais traduit dans les éditions précédentes, le bouclier pouvant être l’emblème non-seulement du guerrier qui défend ses concitoyens avec l’épée, mais encore de celui qui les défend par son éloquence. Cependant, comme le mot clypeus se dit aussi quelquefois, suivant Gesner, d’une image faite en forme de bouclier, j’ai cru devoir traduire ici clypeus par le mot médaillon, qui renferme à peu près cette idée.
(49). Dès qu’on découvrit la flotte. Le texte dit, ubi primum ex alto visa classis. Quelques-uns traduisent ex alto par d’un lieu élevé, d’autres l’entendent du lieu de la mer le plus éloigné d’où l’on pût voir la flotte. Je préférerais ce dernier sens, altum signifiant proprement la haute mer. D’un autre côté cependant la préposition ex semble un peu plus favorable au premier sens. Ces deux raisons opposées m’ont déterminé à ne point traduire le mot ex alto, et à me servir du mot découvrir, qui renferme celui des deux sens qu’on voudra, et peut même les renfermer tous deux ensemble.
(50). Les yeux fixés en terre. C’est le sens que Gordon et beaucoup d’autres ont donné à defixit oculos ; quelques-uns l’entendent des yeux fixés sur Agrippine : mais le premier sens offre une plus belle image, et je l’ai préféré, non-seulement par cette raison, mais parce que defigere, dans son sens propre, veut aire fixer en bas ; néanmoins l’autre sens paraît aussi pouvoir être adopté.
(51). Un vaste silence : plusieurs personnes ont trouvé cette expression hasardée ; un homme d’esprit l’a justifiée par les réflexions suivantes, qu’on peut voir dans le Journal encyclopédique de février 1761.
« J’entends par vaste une étendue sans variété, indéterminée plutôt qu’infinie.
Après cette définition du mot vaste, voyons quelles sont les idées accessoires qu’il entraîne.
Partout où règne trop l’uniformité, il n’y a point beauté, agrément, etc. L’âme ne trouve point assez à exercer ses facultés, elle ne fait que voir, elle n’a point à juger, à désirer ; par conséquent il y a tristesse, ennui, sorte d’horreur, de cet étonnement qu’imprime le grand dans tout, mais qui n’est pas toujours plaisir.
Dévaster vient de vaste. Ce dérivé prouve, à ce que je crois, ma définition ; le de dans dévaster n’est point privatif : au contraire, dévaster veut dire rendre vaste. On dévaste un pays, lorsqu’on fait disparaître les habitations, les arbres, les ornemens ; lorsqu’on eu détruit ce qui en distingue les différentes parties. Le pays était divisé en villes, bourgs, villages, bois, prés, etc. : il n’a plus ces divisions, ce n’est plus qu’une vaste étendue.
La Fontaine a donné au mot vaste le même sens que dans la nouvelle traduction, il l’a même employé comme le traducteur.
O belles, évitez
Le fond des bois, et leur vaste silence.
Ce mot est très-noble, il ne rappelle aucune idée basse.
Vaste silence est commun dans les poètes latins, anglais, italiens ; mais laissons ces autorités étrangères. Nous citerons des passages pour ceux qui ne se contentent pas de bonnes raisons.
Vaste exprimant étendue uniforme, et entraînant, comme accessoires, les idées de tristesse, ennui , etc. , je crois qu’on a pu donner au silence général d’une ville immense l’épithète de vaste. La douleur n’ayant dans Rome aucune variété d’expression, cette grande ville étant dans l’accablement le plus uniforme, je crois qu’on a pu figurer comme étendu ce silence universel, pour présenter dans un mot l’image de tous ces hommes répandus dans un grand espace, que l’excès de leur tristesse empochait de se plaindre. Vaste tient à toutes les idées que rappelle la situation des Romains. Le traducteur a dû préférer vaste silence à profond silence. non-seulement comme plus littéral, mais parce que profond n’exprimant point une étendue en surface, ne peint pas le silence régnant dans une grande ville parmi une multitude de citoyens dispersés dans plusieurs lieux : il fait entendre un silence parfait, il ne peint pas un silence répandu.
Il règne dans une armée qui marche au combat, au milieu d’une grande plaine, un vaste silence : il règne dans un cercle, dans une assemblée ordinaire, un profond silence.
Cette expression vaste silence, dans le lieu où le traducteur l’a placée, me paraît énergique, pittoresque, nécessaire ; toute autre affaiblirait Tacite. »
À ces réflexions, que j’adopte dans leur entier, j’ai cru pouvoir ajouter les suivantes, qui se trouvent dans le même journal en avril 1761.
« Quelques personnes qui seraient fâchées que La Fontaine eût tort, et encore plus que j’eusse raison, diront peut-être qu’on peut appeler vaste le silence qui règne dans la grande étendue des bois ; mais non pas celui qui règne dans une grande ville livrée à une douleur profonde et muette. Telle sera vraisemblablement la ressource des critiques, qui condamnaient d’abord absolument l’expression de vaste silence, ignorant que La Fontaine l’eut autorisée, et qui aujourd’hui n’oseront plus la condamner qu’avec la modification nécessaire pour que la phrase soit bonne chez lui et mauvaise chez moi. Je n’ai qu’un, mot à leur répondre. Ils conviennent qu’on peut appeler vaste silence un silence qui règne dans une grande étendue de terrein où personne ne parle parce que personne ne l’habite ; dès lors la grande difficulté qui était fondée sur la hardiesse de l’expression, sur l’union du mot vaste au mot silence, est entièrement levée. Il ne s’agit donc plus que de savoir si l’expression vaste silence peut s’appliquer également aux lieux inhabités, d’une grande étendue, où il n’y a personne pour parler, et aux lieux habités, aussi d’une grande étendue, où tout le monde se tait. Or je n’imagine pas que cela puisse faire une question ; j’aimerais autant demander si on peut dire également bien le silence d’une grande forêt et le silence d’une grande ville, où la douleur étouffe la voix des habitans.
On me permettra d’ajouter que l’expression dont Tacite s’est servi, dies per silentium vastus, me paraît encore plus hardie que la mienne, du moins autant qu’on en peut juger lorsqu’il est question d’une langue morte, qu’on ne peut jamais savoir que très-imparfaitement. Ayant donc tout lieu de croire que l’original avait employé une expression hardie, n’étais-je pas suffisamment autorisé à en employer une qui l’est beaucoup moins, supposé même qu’elle le soit, et qui a d’ailleurs le mérite de faire image ? Il me semble, et c’est un des principes que j’ai cru pouvoir établir dans mes Observations sur l’Art de traduire, que les libertés prises par un auteur doivent encourager son traducteur à l’imiter, et que cette hardiesse des traducteurs, pourvu qu’ils en usent sagement et rarement, est un des principaux moyens d’enrichir les langues. »
(52). Dans les transports de leur douleur, ils semblaient avoir oublié leurs maîtres ; c’est-à-dire évidemment, qu’ils ne pensaient pas combien cette douleur devait déplaire à Tibère et à Livie. Ce sens me paraît si clair, et d’ailleurs si beau, que je ne vois pas par quelle raison un autre traducteur a rendu ainsi cet endroit : ils semblaient compter pour rien le reste de la maison impériale ; ce qui paraît signifier que les Romains, en pleurant si amèrement Germanicus, oubliaient même que, pour leur consolation, il leur restait encore des princes. Un tel sens me paraît non-seulement très-différent, mais presque absolument le contraire de ce que veut dire ici Tacite. Les Romains en effet n’auraient eu garde de se consoler en pensant encore aux maîtres qui leur restaient encore. Ils étaient trop affligés d’en avoir, et trop mécontens de ceux qu’ils avaient.
(53). Plusieurs censuraient la modicité de la pompe funèbre ; le texte dit fuere qui publici funeris pompam requirerent ; et l’on sait que requirere a plusieurs sens, dont le plus naturel ici est desiderare quod abest, demander ce qu’on n’a pas. C’est pour cela que j’avais traduit littéralement, dans les éditions précédentes, plusieurs demandaient une pompe funèbre ; mais comme Tibère avait en effet ordonné les funérailles de Germanicus, et qu’on les trouvait seulement trop peu magnifiques, j’ai cru devoir ici exprimer cette idée.
(54). Que la fête de Cybèle allait ramener. Le texte dit : megalenses ludi. Ces jeux se célélbraient le 4 avril , en l’honneur de la mère des Dieux, magnœ matris Deum ; c’était, comme l’on sait, le titre de Cybèle, et il y a apparence que le mot megalensis était dérivé du grec μέγας, qui signifie grand ; expression relative au titre magna mater, qu’on changeait même quelquefois en megalesiaca mater, comme on le voit dans un vers d’Ausone. C’est pour cette raison que, dans les éditions précédentes, j’avais rendu les mots megalenses ludi, par les grands jeux ; ces jeux étaient en effet très-solennels, et la fête de la mère des Dieux, une des principales de l’ancienne Rome. Dans cette édition, j’ai traduit, megalenses ludi, par la fête de Cybèle, afin de mettre les lecteurs plus au fait de la vraie signification de la phrase latine.
(55). Qui, léger d’ailleurs, sans finesse et sans expérience, n’eut pu se plier de lui-même à tant d’artifice. Le latin dit, qui, léger d’ailleurs et sans finesse, usait en ce moment des artifices d’un vieillard ; cum incallidus alioqui et facilis juventa, senilibus jam artibus uteretur. Le tour que j’ai pris renferme le même sens, exprime, ce me semble, avec plus de noblesse que n’en aurait eu (au moins dans notre langue) une traduction plus littérale ; et les mots sans expérience répondent au mot senilibus.
(56). Tibère fut prié d’évoquer l’affaire à lui. J’ai rendu ainsi les mots cognitionem exciperet. D’autres traduisent, d’instruire le procès ; sens qui peut aussi être adopté. Ce qui m’avait déterminé au premier, ce sont les mots qu’on lit un peu plus bas, qu’un seul juge voit mieux que la multitude ; et plus bas encore, que Tibère renvoya l’affaire au sénat. Remittit ; ce mot renvoyer suppose que Tibère aurait pu juger seul le procès de Pison.
(57). Qu’un corps entraîné par la prévention et la haine : odium et invidiam apud multos valere. J’avais traduit, dans l’édition précédente, qu’une multitude prévenue et soulevée. Cette traduction est peut-être plus énergique, la nouvelle est plus rigoureusement littérale.
(58). Mais qu’elle soit jugée avec le même sang-froid : cœtera pari modestia tractentur. Modestia signifie en cet endroit la modération et l’impartialité que Tibère recommande aux juges, comme il est clair par ce qui suit immédiatement, que personne n’ait égard aux larmes de Drusus, à ma douleur, aux calomnies même qu’on peut débiter contre nous.
(59). Ce qui rendait douteuse la conduite de l’empereur à son égard. Le texte porte à la lettre : quantum Cæsari in eam liceret, jusqu’où il serait permis à l’empereur de pousser l’indulgence ou la sévérité à l’égard de Plancine, in eam ; l’indulgence, par rapport à Livie qui voulait sauver Plancine ; la sévérité, par rapport au peuple qui voulait qu’elle fût punie, et que Tibère craignait de révolter. La manière dont j’ai traduit, renferme ces deux sens que Tacite me paraît avoir en vue ; car il vient de dire que Plancine était à la fois très-odieuse au peuple et fort en crédit à la cour, ce qui faisait douter (unde ambigebatur) si la haine publique l’emporterait sur le crédit, ou le crédit sur la haine publique. Je ne crois pas qu’il faille traduire avec Gordon : jusqu’à quel point il serait permis à l’empereur de sévir contre elle. Tibère n’était que trop disposé à lui pardonner, comme on le voit par tout le récit de l’historien. In eam signifie donc ici, ce me semble, envers elle, et non pas contre elle.
(60). Fermé opiniâtrement à tout ce qui aurait pu l’ébranler. Le mot perrumpere, qui est dans le texte, peut ici également signifier ou entrer ou sortir avec force ; ainsi l’on pourrait aussi traduire, étouffant avec opiniâtreté tous les sentimens (ou tous les momemens ) qui auraient pu lui échapper.
(61). Ensuite il fait son repas ordinaire : solita curando corpori exequitur. Quelques traducteurs donnent le même sens que nous aux mots curando corpori ; d’autres l’entendent, sans s’expliquer davantage, des pratiques journalières de Pison pour entretenir sa santé, c’est à dire apparemment, des bains, frictions des membres, remèdes de précaution, etc. On peut choisir entre ces deux sens, ce qui est assez indifférent ici.
(62). Plût aux dieux que la vieillesse du père eût écouté la jeunesse du fis ! Utinam ego potiùs filio juveni, quam ille patri seni cessisset ! On pourrait aussi traduire presque aussi brièvement, et plus littéralement : Que n’ai-je cru la jeunesse d’un fis, plutôt que lui la vieillesse d’un père !
(63). De réprimer la fougue de son éloquence : ne facundiam violentiâ præcipitaret. Plusieurs traducteurs entendent ainsi ce passage. D’autres croient que Tibère avertissait Fulcinius de ne pas se perdre par une éloquence trop emportée. Mais le mot præcipitaret, qui se rapporte à facundiam, c’est-à-dire, à l’éloquence, et non pas à la personne de l’orateur, me paraît décider pour le premier sens. On pourrait même entendre ici par le mot præcipitaret, la perte, la destruction de l’éloquence par l’excès de l’emportement, et traduire en conséquence de cette sorte : Tibère promit à Fulcinius son suffrage pour les charges, en l’avertissant de ne pas perdre, à force d’emportement, son talent pour la parole, ou plus brièvement, sans altérer le sens de la phrase, en l’avertissant que la fougue était la perte de l’éloquence.
(64). Et la postérité croit être instruite : et gliscit utrumque posteritate. Le sens littéral est que les faits controuvés ou altérés (utrumque) prennent également faveur dans la postérité. La phrase que j’y ai substituée me paraît renfermer le même sens, et l’exprimer d’une manière plus concise et plus énergique.
(65). Qui l’appelaient Dieu : le mot Dominum, qui est dans le latin, signifie à la lettre Maître ; mais cette expression, eu égard à l’idée précise qu’on y attache dans notre langue, m’a paru trop faible en cet endroit, surtout par rapport à ce qui précède : qui divinas occupationes, ipsumque Dominum dixerant : qui appelaient ses occupations divines, et qui lui donnaient à lui-même le nom de Dieu. Dominus, en cet endroit, doit se prendre, ce me semble, pour le Souverain Maître de toutes choses. Le sens que nous donnons ici à ce mot, peut être appuyé par le vers suivant de Martial, où il appelle avec tant de bassesse un édit infâme de Domitien, Edictum domini Deique nostri, l’édit de notre maître et de notre Dieu. Il est clair que le mot maître ne désigne pas, dans ce vers, un maître ordinaire qui ne commande qu’à quelques hommes, mais un maître semblable à la divinité, à qui tout obéit.
(66). Tant la servitude marchait par une même route étroite et glissante ! Le texte porte : adeò augusta et lubrica oratio. J’ai pris la liberté d’ajouter légèrement à l’original, pour pouvoir rendre les mots augusta et lubrica, et je crois que le lecteur me pardonnera cette liberté, qui ne défigure point, ce me semble, la pensée de l’auteur.
Quoique je n’aie pas la prétention d’embellir Tacite (et je me flatte que cet aveu sera cru sans peine), j’ai osé dire, en faveur de ceux qui ont plus de talent que moi, dans les observations qui sont à la tête des morceaux choisis de Tacite (p. 36) : « Le traducteur, trop souvent forcé de rester au-dessous de son auteur, ne doit-il pas se mettre au-dessus quand il le peut ? etc. » Je renvoie le lecteur à ce qui précède et à ce qui suit ce passage, que je rappelle uniquement ici pour me féliciter d’avoir pensé sur ce sujet comme M. l’abbé Delille dans le discours préliminaire de sa belle traduction des Géorgiques. « Le devoir le plus essentiel du traducteur, dit-il, celui qui les renferme tous, c’est de chercher à produire dans chaque morceau le même effet que son auteur. Il faut qu’il représente, autant qu’il est possible, sinon les mêmes beautés, au moins le même nombre de beautés. Quiconque se charge de traduire contracte une dette ; il faut, pour l’acquitter, qu’il paye non avec la même monnaie, mais la même somme. Quand il ne peut rendre une image, qu’il y supplée par une pensée ; s’il ne peut peindre à l’oreille, qu’il peigne à l’esprit ; s’il est moins énergique, qu’il soit plus harmonieux ; s’il est moins précis, qu’il soit plus riche, Prévoit-il qu’il doive affaiblir son auteur dans un endroit ? qu’il le fortifie dans un autre ; qu’il lui restitue plus bas ce qu’il lui a dérobé plus haut, en sorte qu’il établisse partout une juste compensation, mais toujours en s’éloignant le moins qu’il sera possible du caractère de l’ouvrage et de chaque morceau. C’est pour cela qu’il est injuste de comparer chaque phrase du traducteur à celle du texte qui y répond. C’est sur l’ensemble et l’effet total de chaque morceau, qu’il faut juger de son mérite. Mais, pour traduire ainsi, il faut non-seulement se remplir, comme on l’a dit si souvent, de l’esprit de son modèle, oublier ses mœurs pour prendre les siennes, quitter son pays pour habiter le sien ; mais aller chercher ses beautés dans leur source, je veux dire dans la nature : pour mieux imiter la manière dont il a peint les objets, il faut voir les objets eux-mêmes, et, à cet égard, c’est composer jusqu’à un certain point, que de traduire. »
Je reviens à la traduction du passage de Tacite qui a occasioné cette remarque, et je proposerai ici, en y joignant quelques observations, différentes autres manières dont on pourrait rendre ce passage. Ces observations seront peut-être de quelque utilité aux jeunes étudians, à qui mon ouvrage est principalement destiné.
1o. Au lieu des mots dans une route étroite et glissante, j’aurais pu mettre dans un sentier glissant, le mot sentier indiquant une route étroite, augusta, la phrase eût été plus courte ; mais j’ai craint que le mot augusta, qui se joint dans le texte au mot lubrica, et qui par là augmente la difficulté de la route, ne fût pas assez expressément spécifié dans cette traduction, et que l’idée principale ne portât sur le mot glissant, ce qui ne rendrait pas suffisamment la double idée angusta et lubrica ; j’aurais pu mettre sentier étroit et glissant ; mais sentier étroit aurait été, ce me semble, un pléonasme, défaut qu’on doit surtout éviter dans une version de Tacite.
2o. Dans les éditions précédentes j’avais traduit ainsi : tant la route même de la servitude était étroite et glissante sous un prince, etc. Mais ces mots, la route même de la servitude, renfermaient une espèce d’équivoque, signifiant proprement la route par laquelle on allait à la servitude, au lieu qu’il s’agit ici de la route que la servitude était forcée de suivre pour ne pas déplaire.
3o. Au lieu de la phrase, qui détestait la flatterie et craignait la liberté, j’avais mis dans les éditions précédentes, et craignait la vérité, ce qui forme peut-être un contraste plus précis de vérité avec la flatterie ; mais il y a dans le texte libertatem, qui forme aussi un très-beau contraste, et j’ai cru mieux faire en me conformant scrupuleusement au texte.
4o. J’aurais pu traduire encore ainsi, sous un prince qui repoussait à la fois la flatterie et la vérité ; mais la traduction, quoiqu’elle renfermât une image, aurait été trop éloignée de l’original.
5o. J’aurais pu traduire enfin, tant la flatterie même marchait par un chemin étroit et glissant sous un prince qui la détestait autant que la liberté. Dans cette traduction le mot flatterie aurait un peu inieux répondu (quoique très-imparfaitement) au mot latin oratio, que le mot servitude ; mais la traduction eût été, ce me semble, moins énergique au commencement de la phrase, et moins précise à la fin. Le défaut de précision et d’exactitude aurait été plus grand encore, si j’avais traduit : ainsi la flatterie même n’abordait que par un chemin étroit et glissant sous un prince qui la repoussait presque autant que la vérité ; la traduction était plus pittoresque, mais trop peu fidèle : l’infidélité serait moindre, si l’on finissait ainsi, qui la détestait sans aimer la vérité.
M. l’abbé de La Bletterie traduit : aussi rien de plus étroit et de plus glissant que l’usage de la parole sous un prince, etc.
Un autre écrivain très-estimable traduit : aussi ne restait-il à l’éloquence qu’un sentier étroit et bien glissant sous un prince, etc. Le lecteur décidera entre ces traductions et la mienne.
(67). Il croyait par là s’égaler aux anciens généraux, etc. Le latin dit : quâ gloriâ æquabat se ; comme cette phrase paraît absolue et non ironique, quelques traducteurs ont supposé que Tacite parlait ici sérieusement, et croyaient en effet Tibère aussi grand dans le refus qu’il fit d’empoisonner Arminius, que Fabricius l’avait été en avertissant Pyrrhus du poison qu’on lui préparait. Pour moi je pense, 1°. que les mots quâ gloriâ æquabat se, semblent indiquer que Tibère s’égalait lui-même, par un mouvement de vaine gloire, à Fabricius, et qu’il avait tort de se croire, en cette occasion, l’égal de ce vertueux Romain, qui ne s’était pas borné, comme Tibère, à refuser d’empoisonner son ennemi, mais qui l’avait averti de se tenir sur ses gardes ; d’ailleurs, en supposant que Tibère eut fait en ce moment une aussi belle action que Fabricius, il n’en avait pas plus de droit de se croire l’égal de ce respectable Romain, si distingué d’ailleurs par son amour pour la patrie, par sa frugalité, par sa simplicité et l’austérité de ses mœurs, vertus inconnues à Tibère : Tacite aurait donc eu raison de faire sentir indirectement la vanité ridicule de ce prince, qui, pour une seule bonne action, se croyait comparable à un homme dont la vie n’était qu’une suite d’actions vertueuses. On peut ajouter que notre historien, dans tout ce qu’il rapporte de Tibère, ne le voit jamais que du mauvais côté, le seul en effet que ce méchant prince offrît toujours, n’étant jamais déterminé que par des motifs d’intérêt ou de vanité, au peu de bien même qu’il pouvait faire.
(68). La vie de Lutorius est sans inconvénient : vita Lutorii in integro est. Plusieurs traduisent simplement : Lutorius vit encore ; il me semble que l’expression in integro, dit quelque chose de plus, et qu’elle est au moins susceptible du sens que j’y ai donné, surtout si l’on fait attention à la phrase suivante, et à la manière dont elle est liée à celle-ci : qui neque servatus in periculum Reipublicæ, nec interfectus in exemplum ibit.
(69). L’ennemi même de la liberté publique était fatigué d’une patience et d’une servitude si basse : tam projectæ servientium patientiæ tædebat. Racine a heureusement imité ce passage dans un beau vers de Britannicus, acte IV, scène IV.
(70). Qui succomba lui-même sous celle de son maître. Les mots iisdem artibus de l’original, étant généraux, peuvent s’entendre, ou de la finesse dont Tibère usa pour perdre Séjan, ou de l’astuce des scélérats plus adroits (comme Macron) qui parvinrent à le supplanter. J’avais adopté ce dernier sens dans les éditions précédentes ; je préfère aujourd’hui le premier, parce qu’il me semble que, dans la disgrâce de Séjan, Tibère joua le principal rôle en adresse et en dissimulation. Cependant on peut aussi s’en tenir, si l’on veut, à l’autre sens, ou même traduire en cette sorte d’une manière générale : qui fut lui-même victime d’une scélératesse plus raffinée.
(71). De chansons. Il y a dans le latin carminis. Carmen, dans Tacite et ailleurs, signifie quelquefois des vers seulement, comme dans l’endroit où Tacite parle de Lucain et de son Poème de la Pharsale, quelquefois aussi carmen signifie des chansons, comme dans l’endroit où il est question de la mort de Pétrone ; levia carmina et faciles versus. Il m’a semblé qu’en cet endroit carmen devait être traduit par chanson, d’autant que, chez les anciens, la plupart des vers étaient chantés, surtout les vers satiriques : au reste, je m’en rapporte là-dessus à des littérateurs plus habiles que moi.
(72). Dont les discours étaient pour l’ordinaire étudiés et comme à la gène : velut eluctantium verborum. Eluctari, suivant Gesner, signifie sortir avec peine et comme en luttant. Je ne sais si l’expression comme à la gêne, rend suffisamment cette double idée ; mais j’ai voulu éviter la périphrase, pour ne point trop affaiblir l’original.
(73). Et dépend d’un seul : neque alia rerum, quam si unus imperitet. Ce texte paraît corrompu, et par conséquent le sens n’est pas clair. Un traducteur moderne, qui a rendu Tacite en style bourgeois et ignoble, lit re romanâ, et traite ma traduction de cette phrase avec beaucoup de mépris ; il aurait pu, ce me semble, m’épargner ou plutôt s’épargner à lui-même ce ton injurieux, surtout n’ayant pas raison aussi évidemment qu’il le pense.
(74). Le sort des grands capitaines. Le texte dit, clari ducum exitus. J’avais traduit, dans les éditions précédentes, la mort des grands capitaines ; le mot exitus, appliqué aux personnes, a presque toujours ce sens dans Tacite. Cependant, comme il se prend aussi pour casus, je le rends ici par celui de sort, heureux ou favorable , mais toujours intéressant dans un grand capitaine : le mot de grand répond ici à clari.
(75). Si éloquent et si sage. Il y a dans le latin, eloquentiœ ac fidei prœclarus imprimis. Le mot fidei peut signifier ici, ou la fidélité et la véracité de l’historien, ou, ce qui n’est pas moins vraisemblable, eu égard à la circonstance dont il s’agit, la fidélité et l’attachement de Tite-Live pour la maison des Césars. Peut-être aussi Tacite a-t-il voulu renfermer à la fois ces deux sens dans le moi fidei ; c’est pour cela que je l’ai traduit par les mots si sage, qui expriment à la fois la sagesse de Tite-Live, comme écrivain et comme citoyen, ou plutôt comme sujet.
(76). La postérité fait justice ; et si vous me condamnez, Brutus et Cassius feront souvenir de moi. Cette traduction, dans sa brièveté, renferme, ce me semble, tout ce qu’exprimerait avec plus de mots une traduction littérale : la postérité rend à chacun l’honneur qu’il mérite ; et si vous me condamnez, non seulement on se souviendra de Brutus et de Cassius, on se souviendra encore de moi.
(77). On les cacha et on les lut : manserunt occultati et editi. D’autres traducteurs entendent par ces mots, que les livres de Cremutius furent d’abord cachés, et publiés ensuite ; mais il me semble que les deux mots occultati et editi se rapportant également à manserunt, signifient que ces livres demeurèrent tout à la fois cachés et publics, parce que chacun les lisait avec empressement, mais en secret.
(78). Qu’on rendait au sénat encore plus d’honneurs qu’à moi. Quia cultui meo veneratio senatus adjungebatur. Il me semble que, suivant la force des mots latins, veneratio dit plus que cultus ; mais il n’était peut-être pas facile de trouver en français des équivalens bien précis de ces deux mots. Je me suis donc contenté d’exprimer, d’une manière générale, la différence des honneurs que, selon Tibère, on rendait au sénat et à cet empereur. Dans les précédentes éditions, je n’avais pas fait sentir cette nuance, et j’avais traduit simplement, que le sénat partageait les honneurs qui m’étaient rendus. D’autres traducteurs ont pensé de même, et je ne prétends pas les en blâmer, la nuance dont il s’agit étant assez légère, supposé qu’elle soit réelle ; mais comme il est évident, par ce qui précède et par ce qui suit, que les mots cultus meus, et veneratio senatûs, signifient ici le culte rendu à Tibère et au sénat, il faut, je crois, éviter, dans la version française, l’équivoque que présentent ces deux mots, et ne pas traduire, qu’à mon culte se joignait celui du sénat : car on ne saurait pas exactement s’il est ici question du culte rendu à Tibère et au sénat, ou du culte rendu par l’un et l’autre à Auguste. Si quelques traducteurs avaient fait cette faute amphibologique, elle serait bien légère, et c’est pour cela que je me permets de la remarquer.
(79). Soumis aux lois de l’humanité : la phrase latine, hominum officia fungi, me paraît signifier à la fois soumis aux devoirs de l’humanité et à la condition humaine : j’ai tâché d’exprimer ces deux choses dans la traduction.
(80). Et qu’en eux le mépris de la gloire est celui des vertus. Le texte dit en général : car mépriser la gloire, c’est mépriser les vertus : mais il me semble qu’en cet endroit l’intention de l’auteur est d’appliquer surtout cette maxime aux princes. Le mépris de la gloire dans les autres hommes, et surtout dans les simples particuliers, peut être souvent une bonne qualité plutôt qu’un défaut. D’ailleurs Tacite fait tenir ce discours à ceux qui blâmaient Tibère ; il faut donc, dans la traduction, lier cette phrase à la précédente.
J’ai traduit ici le mot virtutes par les vertus, et non la vertu, parce que la vertu proprement dite ne renferme que les vertus morales, la justice, la bienfaisance, etc., et qu’on acquiert souvent de la gloire par des vertus qui ne sont pas des vertus morales, comme la valeur, l’amour du travail, la fermeté dans le malheur, etc. Ces dernières vertus sont plutôt de bonnes qualités, que des vertus proprement dites : par cette raison on ferait peut-être bien de traduire ici virtutes par grandes qualités, et dire que, dans les sciences, le mépris de la gloire est celui des grandes qualités qui y conduisent ; mais j’avoue que je n’ai pas eu le courage de rendre, par cette longue phrase, la maxime si courte et si énergique de Tacite, contemptâ famâ, contemni virutes.
(81). Si le mariage de Livie déchirait comme en deux factions la maison des Césars : Si matrimonium Liviæ, velut in partes, domum Cæsarum distraxisset. Cette phrase pourrait s’entendre encore du démembrement violent que causerait Julie dans la maison des Césars, en se mariant à un simple particulier ; d’après ce sens, on pourrait traduire : si la maison des Césars était violemment démembrée par le mariage de Julie, et peut-être le mot velut autorise-t-il ce dernier sens. Cependant l’autre est aussi vraisemblable, quoiqu’il paraisse, par le texte même, qu’indépendamment de ce mariage, il y avait déjà une grande division entre Agrippine et Julie, et que par conséquent il existait déjà en quelque manière deux partis dans cette maison. Tibère veut dire, dans le sens adopté par nous, que ces deux partis éclateraient bien plus violemment l’un contre l’autre, distraherent, par le mariage de Julie. Peut-être pourrait-on traduire, en conservant à la fois les deux sens : si la maison des Césars était démembrée et déchirée par le mariage de Julie.
(82). Ose enfin attaquer Séjan. Quelques traducteurs entendent de Latiaris ce que d’autres attribuent à Sabinus. Je pense comme ces derniers ; mais l’autre sens peut avoir aussi ses défenseurs, le texte, en cet endroit, étant assez équivoque ; car audentius peut se rapporter aussi à Latiaris, qui s’étant borné d’abord à plaindre Sabinus, l’anime ensuite à se venger. J’avais même adopté ce sens dans les éditions précédentes ; mais je crois que la marche de la phrase latine, et le nom de Latiaris qui ne s’y trouve pas, indique plus clairement Sabinus.
(83). Qu’il se préparait à ne rien respecter, en faisant ouvrir à la fois, par les nouveaux magistrats, les temples et les prisons : quœsitum meditatumque, ne quid impedire credatur, quominus novi magistratus, quomodo delubra et altaria, sic carcerem recludant. Gordon traduit ce passage par une périphrase qui revient à celle-ci : que Tibère agissait ainsi par artifice, pour ne pas paraître priver les nouveaux magistrats de leur ancien priviége d’ouvrir les prisons aussi bien que les temples ; qu’il faisait pour cette raison exécuter Sabinus, durant un jour de fête, sans emprisonnement. Indépendamment de la longueur de cette périphrase, elle ne rend point le sens, puisque Tacite dit plus haut que Sabinus fut traîné en prison, tracte in carcerem. Le sens que j’ai suivi me paraît plus naturel, plus littéral, et plus lié avec le reste du récit ; en effet, ce qui précède prouve que le premier jour de l’année était un jour respectable, durant lequel il n’était permis d’emprisonner ni défaire mourir personne. Quem enm diem pœna vacuum, si inter sacra et vota, quo tempore verbis etiam profanis abstineri mos esset, vincla et laqueus inducantur ?
(84). Il trouva très-mauvais qu’on soulevât le masque dont il se couvrait. Cette phrase paraîtra peut-être trop figurée et trop recherchée, eu égard à la simplicité de la phrase latine, recludi quæ præmeret ; cependant, comme le mot recludi, relativement à ce qui précède, ne me paraît pas signifier ici découvrir absolument, mais chercher à découvrir, à faire entrevoir, j’ai cru rendre exactement cette idée par le mot soulever, qui ne signifie pas lever entièrement, mais lever tant soit peu. J’aurais pu substituer au mot de masque celui de voile , qui serait ici plus simple, quoique toujours figuré : mais ce mot de voile, qui suppose une espèce de transparence, ne serait peut-être pas suffisant pour rendre la phrase quæ prœmeret, par laquelle Tacite exprime énergiquement le soin extrême que prenait Tibère de cacher et comme d’étouffer sa pensée.
(85). Asinius Gallus, etc. Ce qui est renfermé dans cet alinéa ne se trouve, dans le texte de Tacite, qu’à la fin de l’alinéa suivant ; mais il m’a paru qu’étant la suite naturelle de ce qui précède, il me serait permis de le transposer un peu plus haut, surtout n’ayant pas entrepris de donner une traduction entière et suivie.
(86). Le plus sage des hommes, etc. Il y a apparence que Tacite veut parler ici de Socrate, à qui l’oracle, comme l’on sait, donna ce titre.
(87). L’humanité cédait à la terreur, et la pitié à la barbarie. On pourrait traduire plus littéralement, mais avec moins de concision et d’énergie : la terreur faisait oublier les devoirs de la société, et l’excès de la barbarie étouffait la compassion : interciderat fortis humanæ commercium vi metus, quantumque sævitia glisceret, miseratio arcebatur.
(88). Vous jouirez un instant de l’empire : degustabis imperium. Je n’ai osé traduire ainsi, vous goûterez un jour de l’empire, quoique cette traduction peu noble fût la véritable. J’ai sacrifié la force du sens à la délicatesse, peut-être excessive, de notre langue. Vous essaierez de l’empire serait aussi court et moins ignoble, mais moins propre et moins exact.
(89). Ce passage et le suivant montrent que la philosophie de Tacite sur l’art des devins n’était pas bien profonde. Il croyait que l’astrologie avait quelque fondement et quelques principes ; qu’elle instruisait sur certaines choses ceux qui la cultivaient, et leur cachait le reste : tant il est difficile aux meilleurs esprits de secouer tout à la fois les préjugés de leur siècle ! Tacite n’en savait guère plus en astronomie, témoin l’explication bizarre et inintelligible qu’il donne, dans la vie d’Agricola, de la raison pour laquelle il n’y a point de nuit au solstice d’été dans les contrées fort septentrionales.
(90). Car il avait moins à cœur l’avantage présent des peuples, que la vanité de perpétuer son nom ; quippe illi non perinde curæ gratia præsentium, quam in posteras ambitio. Quelques traducteurs entendent autrement ce passage ; il signifie, selon eux, que Tibère était moins sensible à l’opinion de son siècle, qu’à ce que la postérité dirait de lui : cette manière de traduire peut avoir aussi ses partisans, surtout à cause des mots gratia præsentium ; cependant j’ai préféré avec Gordon le premier sens, qui me paraît encore plus naturel et plus relatif à ce qui précède.
(91). Qu’il n’en aurait que les vices. Le texte porte : omnia Sullæ vitia, et nullam ejusdem virtutem habituram ; à la lettre, qu’il aurait tous les vices de Sylla, et pas une de ses vertus. Le mot de vertu, auquel celui de virtus ne répond pas exactement, m’a paru trop honorable pour un monstre tel que Sylla ; celui de bonnes qualités, ou simplement qualités, m’a paru traînant ou faible, et encore assez impropre. La phrase qu’il n’en aurait que les vices, semble renfermer le sens complet du latin, et l’exprimer d’une manière convenable à notre langue. Le mot de talens aurait peut-être mieux convenu que celui de vertus ou de bonnes qualités ; car un scélérat peut avoir des talens sans avoir réellement des vertus ou même de bonnes qualités : mais talent ne rendrait pas assez bien le mot virtutem, et ne serait pas d’ailleurs assez opposé à vice.
(92). Jouait la force en cachant ses souffrances ; le texte dit : impatientia firmitudinem simulans, c’est-à-dire, montrant une patience qu’il voulait faire prendre pour de la force : cette phrase est peut-être un peu longue ; mais peut-être aussi celle que j’y ai substituée n’est-elle pas aussi énergique, quoique d’ailleurs elle présente le même sens.
(93). A la jeunesse du tyran qui allait régner ; j’ai traduit ainsi : imminentis juventam, en rendant par une phrase le seul mot imminentis ; aimerait-on mieux à la jeunesse menaçante de son successeur ? Cette traduction, plus littérale peut-être, serait peut-être aussi moins naturelle.
(94). Que si les écueils du trône avaient perdu Tibère. Le texte porte, vi dominationis convulsus et mutatus : quoique ma traduction soit plus courte, il me semble que les mots écueils et perdu, rendent toutes les idées contenues dans ces trois mots, vi, convulsus et mutatus.
(95). Cachant d’autant plus sa colère qu’il se croyait offensé. Gordon traduit : peut-être était-il offensé et n’en mettait-il que plus de soin à cacher sa colère. Cela paraît plus conforme au texte littéral, incertum an offensus ; cependant comme le mot incertum peut aussi absolument se rapporter à Tibère, j’ai cru devoir adopter l’autre sens, qui est à la vérité un peu plus affirmatif, mais qui se lie mieux avec ce qui précède et avec ce qui suit. 1°. Tacite a dit plus haut, que Tibère cherchait à cacher son état de défaillance. Il devait donc naturellement être offensé de ce que son médecin avait cherché à s’en assurer en lui tâtant le pouls, car il s’en aperçut, neque fefellit ; et Tacite nous dit ailleurs que Tibère trouvait très-mauvais qu’on soulevât le masque dont il se couvrait. 2°. Tibère reste à table plus long-temps qu’à l’ordinaire, comme par égard, dit Tacite, pour le médecin Cariclès, son ami, qui allait le quitter ; c’était donc pour cacher son ressentiment : autrement Tacite aurait dit que Tibère resta long-temps à table pour faire croire qu’il se portait bien. Voilà les raisons qui m’ont déterminé, et que je soumets au jugement du lecteur.
(96). Elle prie qu’on appelle Narcisse ; cieri Narcissum postulat. Gordon fait rapporter postulat à l’empereur même, mais sans aucune raison, ce me semble ; ce postulat, par la construction de la phrase, se rapporte naturellement à Calpurnia : d’ailleurs s’il s’agissait de l’empereur, Tacite aurait mis jubet.
(97). Quelle pouvait jouir de tout ; frueretur imo iis : je rapporte ces mots à Messaline, d’autres les rapportent à Silius ; les mots adulteria au pluriel, objecturum et reposceret m’ont déterminé pour le premier sens. Il me semble que, s’il n’eût été question que de Silius, Tacite aurait dit adulterium, et que le mot adulteria désigne les adultères passés et présens de l’impératrice ; adultères que Narcisse ne voulait pas, disait-il, lui reprocher, nec nunc objecturum, de crainte que l’empereur, son mari, ne lui redemandât tout ce qu’il lui avait donné, ne reposceret.
(98). Branlait la tête, jacere caput. D’autres traduisent battre la mesure. Il me semble que le mot jacere indique le premier sens, d’autant plus que les Bacchantes, que Messaline et Silius voulaient imiter dans cette partie de débauche, faisaient ce mouvement dans leurs orgies.
(99). Quoique la disgrâce lui eût troublé la tête ; quamquam res adversa consilium adimerent. Ce qui peut aussi s’entendre en général du caractère de Messaline, et signifier qu’elle n’avait point de tête dans le malheur : cependant il m’a paru plus naturel d’entendre ces mots de la situation présente de Messaline, et d’y restreindre le sens. On peut traduire aussi la privât de conseil, car ici le mot consilium est susceptible de ces deux acceptions.
(100). Penchait vers la clémence ; le texte, pronum ad misericordiam, peut s’entendre aussi en général du caractère de Claude, et signifier qu’il était naturellement compatissant : c’est le sens que j’avais suivi dans la première édition ; mais le sens que j’ai adopté dans celle-ci me paraît plus naturel.
(101). Ayant avancé l’heure de son repas ; tempestivis epulis. C’est le sens que le Dictionnaire de Novitius, fondé sur d’autres exemples, donne à ces mots, et que j’ai suivi par préférence au sens de Gordon, qui traduit tempestivæ epulæ par un repas de primeurs, un repas des raretés de la saison. Je ne répondrais pas au reste que tempestivis epulis ne signifiât ici (suivant le sens ordinaire et naturel du mot tempestivus) un repas que les domestiques de Claude lui furent faire à temps et à propos pour l’adoucir et le calmer.
(102). Je suis, lui dit-il publiquement ; elata vox ejus in vulgum hisce verbis. J’aurais pu aussi traduire : on répandit avec éloge dans le public ce discours que Mithridate tinta à l’empereur ; cependant, comme la signification la plus naturelle d’efferre vocem, est élever la voix, j’ai préféré le premier sens.
(103). Les morts précipitées, acerba funera. Le mot acerba peut signifier ici, ou morts prématurées, comme d’autres l’ont traduit, ou morts tragiques, comme je l’avais traduit dans les éditions précédentes. Voyez le Dictionnaire de Gesner, au mot acerbus. Le mot précipitées renferme à peu près ces deux sens, également applicables à la mort de Britannicus.
(104). Les maisons d’un prince empoisonné. Tacite dit simplement, domos villasque, id temporis, quasi prœdas divisissent. Ces mots, id temporis, et quasi prœdas, me semblent ici indiquer la succession, ou plutôt la dépouille de l’infortuné Britannicus ; et ce même sens paraît appuyé par la phrase suivante, où Tacite dit que Néron cherchait à se faire pardonner son crime par ces largesses faites à des hommes accrédités.
(105). Ou Néron en subir les remords, conscientia subeunda est. Le mot conscientia pourrait aussi s’entendre des soupçons de Néron contre Agrippine, et, dans ce cas, il faudrait traduire ou Néron m’en soupçonner ; et c’est ainsi que j’avais entendu cette phrase dans les éditions précédentes. Dans celle-ci j’ai préféré l’autre sens, parce qu’il me paraît plus indiqué par la signification ordinaire du mot conscientia. Peut-être pourrait-on traduire, toujours relativement au premier sens, ou Néron en former l’horrible projet (même sans l’exécuter) ; ce qui répondrait encore assez bien au mot conscientia.
(106). Je pouvais conserver ma vie sous l’empire de Britannicus ; quelques uns lisent poterum avec une interrogation, et traduisent : aurais-je pu conserver ma vie, etc. Mais il me semble que Britannicus étant mort dans le temps où Agrippine tient ce discours, celle interrogation offrirait un sens illusoire ; d’ailleurs le mot at, mais, qui suit, présente, ce me semble, une opposition, entre la crainte qu’Agrippine devait avoir de la domination de Plautus, et la sûreté dont Britannicus l’aurait laissé jouir. Il est vrai que ceux qui admettent l’interrogation changent at en ac ; mais je ne sais si quelque édition ou quelque manuscrit les y autorise. Quoi qu’il en soit, voici comme j’entends cet endroit de Tacite : en laissant régner Britannicus, dit Agrippine, il aurait pu me laisser vivre par reconnaissance de ne lui avoir pas préféré mon propre fils, tout adopté qu’il était par Claude ; mais si Plautus devient le maître, quel espoir me reste-t-il ? etc.
(107). Calvisius et Iturius sont éloignés de Rome, relegantur. Ce mot, selon Gesner, qui en rapporte des exemples, dit moins qu’exilé. Il me semble que relégué dirait davantage.
(108). Ou parce qu’elle était mieux ainsi, vel quia sic decebat. D’autres traduisent, ou pour avoir un air plus décent. J’ai préféré le premier sens, d’abord parce qu’il a plus de finesse, et d’ailleurs parce que le second sens me paraît un peu forcé ; car une femme peut avoir l’air très-décent et très-modeste en se montrant à visage découvert.
(109). Les murmures du Sénat, injurias Patrum… On pourrait aussi entendre le mot injurias de l’insulte faite au Sénat par les hauteurs d’Agrippine ; mais il me semble que les mots injurias Patrum se lient (avec les mots iram populi) au mot adversùs qui vient ensuite.
(110). Que son mariage avec son oncle avait accoutumée à tous les crimes. Tacite dit expressément dans un autre endroit, liv. 12 , chap. 5, qu’un tel mariage avait été jusqu’alors sans exemple chez les Romains, qui le regardaient comme une espèce d’inceste.
(111). Et apaiser l’humeur de ses parens. Le texte et placandum animum est équivoque, et peut se rapporter ou à Néron ou à sa mère ; cependant il me paraît un peu plus vraisemblable de le rapporter à Agrippine, 1°. à cause du tour de la phrase, ferendas parentum iracundias, et placandum animum, dans laquelle la conjonction et, jointe aux deux gérondifs ferendas et placandum, paraît rapporter à la fois les mots animum et iracundias au mot parentum. 2°. Parce que Néron sachant que sa mère était irritée contre lui, paraît l’appeler à sa cour, afin de l’apaiser. Si l’on veut rapporter à Néron les mots placandum animum, on pourra laisser subsister la manière dont j’avais traduit, dans les éditions précédentes, souffrir et oublier la mauvaise humeur de ses parens. Je sais que la phrase placandum animum devrait s’entendre de Néron, si elle était seule, placare animum tout court signifiant calmer son esprit, son ressentiment, sa crainte, etc. Mais ne peut-on pas dire aussi, comme je le crois, placare animum alicujus, auquel cas la phrase dont il s’agit se rapporterait plus naturellement à parentum ? D’ailleurs le mot placare ne semble-t-il pas s’employer plutôt et plus souvent, pour dire apaiser un autre, que s’apaiser soi-même ? (Voyez le Dictionnaire de Gesner, où la première de ces deux acceptions est beaucoup plus fréquente que la seconde.)
(112). Par la partie qui était au-dessus de leur tête ; eminentibus tecti parietibus. D’autres lisent lecti, ce qui signifierait par le dais du lit.
(113). On ordonna donc aux rameurs ; jussum dehinc remigibus. D’autres lisent visum, ce qui ne supposerait point d’ordre, et ce qui peut-être est plus vraisemblable. En ce cas il faudrait traduire, les rameurs prennent donc le parti de…
(114). Le navire coula plus doucement à fond ; dedêre facultatem lenioris in mare jactûs. D’autres traduisent, il fut plus aisé de se sauver à la nage ; ce sens peut aussi être adopté : la construction de la phrase latine, et ce qui précède, m’a déterminé au sens que j’adopte, sans le préférer absolument à l’autre.
(115). Avait manqué par le haut comme une machine faite pour la terre ; veluti terrestre machinamentum. Le sens de Tacite est, ce me semble, qu’il était naturel que le vaisseau manquât par le bas, qui est nécessairement la partie la plus exposée dans un bâtiment fait pour la mer.
(116). S’enhardit jusqu’à regarder Burrhus. Le texte dit hactenus promptior, respicere Burrum. Il me semble que c’est le sens du mot hactenus, qui d’ailleurs paraît signifier partout dans Tacite jusqu’à tel point, et non au-delà. On pourrait en citer plusieurs exemples. Le sens de la phrase Seneca, hactenus promptior, respicere Burrum, est donc, ce me semble, Sénèque ne se montra le plus hardi des deux que jusqu’au point de regarder Burrhus, etc.
(117). Comme pour lui demander si l’on ordonnerait aux soldats le meurtre d’Agrippine. L’édition que j’ai suivie porte, ac si scitaretur. D’autres lisent ac sciscitari, et traduisent Sénèque demanda à Burrhus ; mais cette question, ouvertement énoncée, me paraît choquante dans la bouche de Sénèque ; et d’ailleurs on dit également scitari et sciscitari. (Voyez le Dictionnaire de Gesner.) Ainsi je crois devoir préférer la leçon que j’ai suivie. D’un autre côté cependant la réponse de Burrhus semble supposer une question précise et articulée de la part de Sénèque ; mais on peut supposer que Burrhus lisait dans les regards de Sénèque la question du philosophe, préparée sans doute par tout ce que Néron venait de leur dire sur ce qu’il avait à craindre de sa mère.
Ce qu’il importe, ce me semble, bien davantage de remarquer ici, c’est la réponse que fait Burrhus à cette horrible question. Il ne se récrie pas sur l’atrocité du crime, mais sur l’impossibilité qu’il y aurait d’y faire consentir les prétoriens, trop attachés à la mémoire de Germanicus pour oser rien entreprendre contre sa fille. Ce Burrhus et son ami Sénèque étaient pourtant les deux plus honnêtes gens de la cour de Néron. Qu’on juge par là de la scélératesse des autres courtisans.
(118). Frappe mon ventre, s’écria-t-elle en le lui présentant ; protendens uterum, ventrem feri, exclamavit. Ce mot d’Agrippine est sublime. Des critiques trop délicats voudraient peut-être que j’eusse traduit, frappe mon sein, cette expression leur paraissant plus noble, mais l’autre est plus énergique et plus juste.
(119). La fin de ce récit, et la remarque que nous avons déjà faite un peu plus haut sur la réponse de Burrhus à la question réelle ou supposée de Sénèque, relativement au meurtre d’Agrippine, prouvent malheureusement, ce me semble, et malgré les éloges que Tacite donne ailleurs à Burrhus et à Sénèque, que ces deux hommes, et surtout le philosophe, n’étaient peut-être pas aussi irréprochables qu’on le croit communément ; funeste exemple des écueils que la vertu et la philosophie trouvent à la cour. Je sais qu’un de nos plus illustres philosophes, et de nos meilleurs écrivains, a récemment publié une éloquente apologie du précepteur de Néron sur les reproches qu’on peut lui faire, non d’avoir été un lâche courtisan de ce monstre, comme le prétendent ses détracteurs, mais d’avoir eu pour son indigne élève quelques complaisances blâmables dans des circonstances où il aurait dû lui résister. Je n’ose pourtant condamner avec rigueur, ni le philosophe romain, ni son estimable apologiste ; mais j’avoue qu’il me reste encore des doutes que je voudrais bien pouvoir dissiper.
(120). Néron brûlait de conduire un char… et montrait un désir non moins méprisable de chanter, etc. Les mots cura et studium, qui sont dans le latin, semblent désigner non-seulement un désir, mais l’étude, et même l’habitude actuelle. Cependant ils sont aussi très-susceptibles du sens que j’ai suivi, et qui paraît déterminé par les mots suivans, pervinceret et concedere, qui expriment le consentement de Sénèque et de Burrhus à une des deux choses que Néron désirait, de peur qu’il ne s’obstinât à l’une et à l’autre si l’on s’opposait à toutes deux. Il y a des éditions qui, au lieu de cura, portent copia ; Gesner, dans son Dictionnaire , adopte cette leçon au mot copia, et il explique ces mots, vetus illi copia erat, par olim usu didicerat ; il s’était autrefois fort exercé à conduire des chars. Mais sans discuter si c’est là le sens du mot copia, assez difficile à démêler, nous croyons devoir nous en tenir au mot cura, et y donner le sens que nous avons adopté. Ne pourrait-on pas traduire, pour conserver à la fois tous les sens dont le mot cura est ici susceptible ; depuis long-temps Néron brillait de montrer son adresse à conduire un char ?
(121). Plusieurs, malgré la tristesse de leurs discours et de leurs visages, aimaient à se montrer au milieu des plaisirs de la cour ; nec deerant, qui voce vultuque tristi inter oblectamenta regia spectari cuperent. On pourrait donner à ce passage un sens tout différent, et même opposé. Plusieurs d’entre eux désiraient qu’au milieu des plaisirs du prince, on remarquât la tristesse de leurs visages et de leurs discours. J’ai consulté sur ce double sens plusieurs gens de lettres, et les avis ont été partagés ; peut-être le premier sens est-il plus fin, et le second plus noble ; tous deux sont dignes de Tacite, ce qui rend le choix plus difficile. Le mot cuperent m’a fait pencher pour le premier sens ; mais je ne donne pas cette raison pour démonstrative ; car peut-être les mots voce tristi indiquent-ils l’autre sens.
(122). Je suis bien ; ego me bene habeo. J’ai cru devoir conserver dans la traduction la petite équivoque que les mots latins me semblent renfermer ; Burrhus ne voulant pas dire en effet qu’il se portait bien, mais qu’il se trouvait heureux de mourir, et d’être délivré d’un monstre. Les mots hactenus respondisse me paraissent signifier ici que la réponse de Burrhus ne s’étendit point au-delà de ce peu de mots, suivant le vrai sens du mot hactenus dont il a déjà été question dans une note précédente. D’autres rapportent hactenus au discours de Burrhus, comme s’il y avait hactenus ego me bene habeo, c’est-à-dire, je me porte bien maintenant que je ne te vois plus ; car Tacite vient de dire que Burrhus détourna les yeux pour ne point voir Néron. J’adopterais volontiers ce sens, qui est très-fin, et par là très-digne de Tacite, 1°. s’il me paraissait naturel de couper dans le texte la phrase supposée hactenus ego me bene habeo par le mot respondisse à l’infinitif ; 2°. si la signification de maintenant, donnée au mot hactenus, ne me paraissait pas un peu forcée, hactenus ne signifiant proprement que jusque-là.
(123). Ils furent ce que leurs mœurs annonçaient ; acque illi pro cognitis moribus fuere. Je crois que ce mot général fuere, surtout joint à la phrase qui suit, renferme à la fois deux idées, ce que Fenius Rufus et Tigellinus furent dans leur conduite, et ce qu’ils furent dans l’opinion du tyran et dans celle des citoyens. Je n’avais rendu, dans les éditions précédentes, que la seconde idée, en traduisant : ils obtinrent ce que leurs mœurs méritaient. Ici j’ai pris un tour qui exprime à la fois les deux choses. En général (et cette remarque s’applique à la manière dont j’ai rendu plusieurs autres endroits), je pense que Tacite étant un écrivain qui fait penser beaucoup, parce qu’il renferme beaucoup de choses en peu de paroles, et quelquefois en un seul mot, la meilleure manière de le traduire est de renfermer aussi, et quelquefois de sous-entendre dans une même phrase le plus d’idées qu’il est possible, pourvu que ces idées puissent subsister ensemble, et qu’il n’en résulte dans le style rien de contraire, ni à la clarté, toujours indispensable quand on écrit, ni à la concision qu’on doit toujours chercher en traduisant Tacite.
(124). Les gens de bien, réduits à un seul chef, n’eurent plus le même appui. J’avais donné un autre sens à cette phrase dans les éditions précédentes. Les conseils honnêtes n’eurent plus de crédit auprès de Néron, privé, pour ainsi dire, d’un de ses gouverneurs, et porté pour les scélérats ; et je pense qu’on peut aussi adopter ce sens-là, parce que le mot dux se rapporte plus naturellement à Néron qu’à bonis artibus, et parce que le sens dont il s’agit peut être appuyé, ce me semble, par les mots qui précèdent ou qui suivent subsidia minuebatur… infregit Senecæ potentiam… et Nero ad deteriores inclinabat. On voit encore, et par le discours suivant de Néron, et par le récit du meurtre d’Agrippine, que l’empereur accordait à Burrhus et à Sénèque une confiance au moins apparente. Je laisse au lecteur à décider si j’ai bien ou mal fait en adoptant aujourd’hui un sens différent de celui que j’avais suivi d’abord. Au reste (et cette remarque me paraît mériter attention), le sens que j’adopte aujourd’hui renferme, ce me semble, implicitement celui auquel je m’étais arrêté dans l’édition précédente ; car Tacite dit expressément qu’après la mort de Burrhus, Sénèque étant resté seul, les gens de bien n’eurent plus le même appui ; ce qui suppose qu’ils avaient au moins conservé quelque crédit lorsque Burrhus et Sénèque vivaient tous deux : or, comment pouvait-il rester encore à la vertu quelque ressource, sinon dans les conseils honnêtes que ces deux hommes vertueux (autant qu’on pouvait l’être à une pareille cour) osaient quelquefois donner à Néron, qui les considérait et les craignait, soit par un reste de l’habitude que son éducation lui avait fait contracter, soit par l’estime involontaire que la vertu inspire aux méchans mêmes ?
(125). Et Néron leur préférait les scélérats ; et Nero ad deteriores inclinabat. Le mot incliner aurait, ce me semble, été trop faible pour rendre ici la véritable signification du mot inclinabat ; car il parait assez, par tout ce qui précède, que les hommes pervers avaient déjà, et depuis long-temps, beaucoup d’accès et de crédit auprès de Néron.
(126). Qu’il était temps qu’on cessât de lui attribuer tout ce qui se faisait de louable. J’ai suivi dans cette traduction le premier sens que présentent les mots quem ad finem, jusqu’à quel terme, jusqu’à quand ? Cependant, comme finis veut dire aussi but, motif, et que même la phrase latine, ad hunc finem, signifie peut-être encore mieux pour cette fin, pour ce motif, que jusqu’à ce terme, jusqu’ici, je ne serais point étonné que d’autres entendissent différemment cet endroit, et traduisissent : par quel motif cherche-t-il à se faire attribuer tout ce qui est louable ? insinuation adroite des courtisans, pour faire craindre à Néron que Sénèque, en cherchant des prôneurs et des partisans, n’aspirât secrètement à l’Empire. Dans les éditions précédentes, j’avais traduit : comme s’il ne devait rien y avoir de louable que ce qui venait de lui, et j’avais rapporté cette phrase à celle d’auparavant, où il est question des talens de Néron, comme cocher et comme chanteur ; talens que ses courtisans mettaient sans doute au nombre de ses belles actions, exprimées par le mot clarus. Ce sens pourrait encore se soutenir, grâce à la bassesse de ces courtisans, et ne manquerait pas même de finesse, si les mots quem ad finem pouvaient aussi bien s’y adapter qu’aux deux autres sens : mais je n’avais que faiblement et imparfaitement rendu ces mots latins par les mots comme si ; c’est pour cela que j’ai suivi, dans cette édition, un autre sens, qui d’ailleurs se lie très-bien avec ce qui suit.
(127). Racine a imité tout cet endroit dans Britannicus, acte I, scène II, où Agrippine dit à Burrhus :
Néron n’est plus enfant, n’est-il pas temps qu’il règne ?
Jusqu’à quand voulez-vous que l’empereur vous craigne ?
Ne saurait-il rien voir qu’il n’emprunte vos yeux ?
Pour se conduire enfin n’a-t-il pas ses aïeux ?
(128). Comme un soldat ou un voyageur fatigué demande du soulagement. Le texte dit à la lettre, quomodo in militia aut via fessus adminiculum orarem. Fatigué d’un voyage ou du service militaire, je demanderais du repos ; de même, etc. J’ai cru devoir préférer l’autre manière de traduire, qui (en conservant le même sens) me paraît à la fois plus simple et plus noble.
(129). Qui m’importune. Le texte dit, quorum fulgore perstringor ; ce qui peut signifier, dont l’éclat me blesse, ou dont l’éclat m’attire des reproches. Le premier sens paraît plus conforme au texte ; le second l’est peut-être davantage à ce que Tacite a dit plus haut sur la jalousie que Sénèque inspirait aux courtisans. En ce cas, on pourrait traduire ce superflu si offensant par son éclat, où peut-être mieux encore, si importun par son éclat, ce qui renfermerait les deux sens.
(130). Me croiriez-vous inférieur à Claude ? Je lis ici Claudio postponis avec plusieurs traducteurs. J’avais lu auparavant præponis, comme dans quelques éditions, et j’avais tâché de trouver un sens conforme à cette leçon ; mais postponis me paraît plus naturel, et je l’ai adopté.
(131). C’est par où l’on finit toujours avec son maître. Qui finis omnium cum dominante sermonum. Quoique j’eusse fait mention de ce sens dans les notes des éditions précédentes, j’en avais préféré un plus simple, et qui me paraissait plus indiqué par ce qui suit ; mais je suis revenu à celui-ci, 1o. parce qu’il est plus beau ; 2o. parce que la phrase est en parenthèse dans le texte, ce qui indique une réflexion ; 3o. parce que le mot dominante paraît désigner un maître en général, et non pas Néron en particulier.
(132). Le privait de sa gloire de poëte. Le latin porte, famam carminum ejus premebat ; et premere peut signifier ici, ou déprimer, comme l’ont entendu d’autres traducteurs, ou étouffer, comme je l’entends, à cause de la phrase suivante : Néron empêchait Lucain de montrer ses vers. De plus, je n’ai rendu que vaguement la phrase vanus adsimulatione, qui est différemment entendue, et même différemment lue par les divers traducteurs et commentateurs. Je soupçonnerais qu’on pourrait lire adsimilatione, et j’entendrais que par la comparaison des vers de Lucain avec ceux de Néron, l’empereur ne paraissait plus qu’un poëte sans talent, et dont le vain mérite disparaissait en présence de son rival ; car il me semble que vanus pourrait ici avoir ce sens, c’est-à-dire, à peu près la signification d’evanescens. Au reste, ce n’est ici qu’une conjecture légère et hasardée, que je propose. Quelques uns lisent œmulatione, ce qui répondrait au sens que j’ai suivi dans ma traduction : lui ayant défendu, par jalousie, de montrer ses vers.
(133). Comme la suite le fit croire ; ut plerique tradidere de consequentibus. J’ai rapporté les mots de consequentibus à tradidere, et non, comme d’autres traducteurs, à suspicionibus ; il me semble que ce sens se lie mieux avec le nam qui suit. D’ailleurs suspicionibus arreptis de consequentibus' peut-il signifier, comme ces traducteurs paraissent l’avoir cru, l’espoir de la récompense qui devait suivre la délation ? Si Tacite l’avait voulu dire, il n’aurait pas, ce me semble, employé le mot suspicio, mais celui de spes, ou quelque autre équivalent. On pourrait, au reste, sous un autre point de vue, rapporter de consequentibus à suspicionibus, et entendre que Milichus jugea, par les préparatifs que faisait son maître, de ce qui devait s’ensuivre de ces préparatifs. Ce sens est aussi à peu près renfermé dans la manière dont j’ai traduit : cet ordre éclaira Milichus sur un complot qu’il ignorait. Ainsi les deux sens qu’on peut adopter ici sont rendus à la fois dans ma traduction.
(134). Elle ôta sa ceinture et l’attacha en forme de corde. J’ai traduit. fascia par ceinture, et laqueus par corde, suivant la signification naturelle de ces mots ; le premier veut dire à la lettre bande, et le texte ajoute, quam pectori detraxerat, ce qui semble désigner une ceinture ; le second désigne ce qui sert à serrer, à étrangler, etc. D’autres traducteurs rendent fascia par lacet, et laqueus par nœud coulant, traduction qui peut aussi être admise.
(135). Demande à finir son testament. Le texte poscit testamenti tabulas pourrait signifier aussi, demanda des tablettes pour faire son testament ; mais il paraît par ce qui suit, que Sénèque avait déjà fait un codicille, dans lequel il demandait que ses funérailles se fissent sans pompe, ita codicillis præscripserat : or, un codicille suppose un testament ; peut-être au reste codicilli signifie-t-il en cet endroit un simple écrit, signification dont le mot codicilli est quelquefois susceptible, comme lorsque Tacite dit plus bas, à l’occasion de Thrasea, codicillos ad Neronem composuit.
(136). De là il fut porté dans une étuve dont la vapeur l’étouffa. Je donne ici, avec Gordon, la signification d’étuve au mot balneum, parce qu’il me paraît désigner autre chose que le bain chaud, stagnum aquæ calidæ, où Sénèque était entré d’abord ; après quoi il fut porté dans une étuve, balneo illatus, et étouffé par la vapeur, dernier mot qui semble encore indiquer l’étuve plutôt que le bain. On lit d’ailleurs plus bas, dans le récit de la mort de Vestinus, balneo infertur, calida aqua mersatur. Cette phrase semble indiquer deux choses différentes, et désigner par balneum un lieu échauffé par la vapeur de l’eau, lieu qui, dans cette dernière phrase, paraît signifier la salle même du bain, et dans l’autre un lieu très-chaud, voisin de cette salle. Telles sont mes raisons, bonnes ou mauvaises, sur lesquelles le lecteur prononcera.
(137). De présenter sa tête avec courage. Le texte porte, 'fortiter protendere cervicem, qui peut signifier aussi tendre fortement le cou, sans doute afin que l’exécuteur portât un coup plus ferme et plus sûr ; mais le sens que j’ai adopté présente une image plus noble, et me paraît préférable.
(138). Et toujours dans le deuil et les larmes. Vidua implexa luctu continuo. Luctus signifie également la douleur de la perte qu’on a faite, et le deuil qu’on en porte. J’ai cru pouvoir ici réunir les deux sens, qui forment une image plus touchante, et que la force du mot implexa semble d’ailleurs autoriser.
(139). Ne prenait d’alimens que pour se conserver à son père. Le latin porte, nullis alimentis nisi quæ mortem arcerent. Ne prenait d’alimens que ce qu’il en fallait pour ne point mourir. Comme cette veuve désolée ne pouvait avoir d’autre motif, en ne quittant pas la vie, que celui d’être utile à son père malheureux, je me suis permis d’exprimer ce motif ; la phrase suivante, liée à celle qui précède par le mot tum, semble même indiquer que c’était là l’unique but de cette fille courageuse, qui, à la prière de son père, et pour lui obtenir la vie, alla chercher l’empereur à Naples.
(140). L’adresse ou le mérite. Il y a dans le texte, industria qui renferme ces deux idées ; car ce mot signifie ici en général le savoir-faire qui mène à la réputation, soit par le mérite sans intrigue, soit par l’intrigue sans mérite, soit enfin par l’un et par l’autre.
(141). Revenu… au vice ou à ce qui ressemblait au vice. Le texte porte à la lettre revenu… aux vices ou à l’imitation des vices. Gordon entend ces paroles, comme si Tacite voulait dire que Pétrone affecta de paraître vicieux et sensuel pour plaire à Néron ; je ne crois pas que ce soit le sens : Tacite vient de dire un moment auparavant que Pétrone était, par caractère et non par affectation, sensuel et voluptueux, qu’il était ennemi de toute contrainte, et par conséquent très-éloigné, si l’on peut parler ainsi, de l’hypocrisie même du vice. Le seul mot revolutus, revenu par son propre penchant, prouve qu’il n’y avait aucune affectation dans la conduite de Pétrone. Le sens de Tacite est, ce me semble, que la vie de Pétrone était plutôt l’imitation et l’image du vice, que le vice même, ce qui est conforme d’ailleurs à la peinture que Tacite fait de Pétrone, non ganeo et profligator… sed erudito luxu.
(142). Insensible au bonheur du prince, peut-être même n’est-il pas rassasié de vos chagrins et de vos larmes ? Prosperas res principis spernit ; etiamne luctibus et doloribus non satiatur ? Pour justifier cette traduction, il faut supposer que la conjonction interrogative ne, dont le sens ordinaire exclut la négation, a dans cet endroit à peu près le sens de nonne ; et plusieurs raisons y autorisent. 1°. Dans ce passage de Virgile, Pallas ne exurere classem Argovum… potuitne ? a évidemment le sens de nônne, et par conséquent peut être supposé l’avoir ici, pourvu que cette supposition s’accorde avec le sens et la construction naturelle de la phrase, accord qui en effet a lieu ici. Il en est de même de ce long passage de la harangue de Cicéron pour Milon, n°. 38, potuit ne, etc., dont le sens est évidemment nonne potuit, comme il est aisé de le voir par ce qui précède et par ce qui suit. 2°. La conjonction an, qui répond à la conjonction ne, et qui a le même sens, se prend souvent dans Tacite pour nonne, comme dans le passage du discours de Cremutius Cordus à Tibère : an illi septuagesimum ante annum perempti… partem memoriæ apud scriptores retinent ? et dans celui-ci, du discours de Mucien à Vespasien : an excidit trucidatus Corbulo, etc. ? 3°. En donnant à ne la signification ordinaire, différente de nonne, et aux mots non satiatur, le sens naturel qu’ils présentent, il n’est point rassasié, la phrase aurait peu de sens, et se lierait très-mal avec celle qui précède, prosperas res principis spernit. En effet, supprimons d’abord la conjonction ne, et mettons : prosperas res principis spernit ; etiam luctibus et doloribus non satiatur, tout se lie et s’accorde très-bien : il est insensible à vos succès ; il n’est pas même rassasié de vos malheurs. Et si, au lieu de non satiatur, il y avait delectatur, dont le sens serait à peu près le même, les deux phrases s’accorderaient très-bien encore : il est insensible à vos succès ; il se réjouit même de vos malheurs. Mettons à présent la conjonction ne interrogative, en ne lui donnant pas le sens de nonne, et substituons, pour plus de facilité, à non satiatur, le mot delectatur, qui offre à peu près le même sens, on devrait traduire : il est insensible à vos succès ; se réjouit-il aussi de vos malheurs ? deux phrases qui ne s’adaptent nullement entre elles. C’est pour cette raison que , dans les éditions précédentes, ne croyant par alors pouvoir donner à la conjonction ne la signification de nonne, j’avais supposé qu’'etiamne… non satiatur, était ici pour nonne etiam satiatur, et que j’avais traduit en conséquence : qui sait même s’il ne se rassasie pas en secret de vos chagrins et de vos larmes ? Mais les raisons que je viens de dire m’ayant persuadé depuis que ne pouvait avoir ici la signification de nonne, je n’ai pas hésité à adopter le sens que je suis ici, et qui est celui de la plupart des autres traducteurs.
(143). Il méprise le culte public. Il y a dans le latin spernit religiones, et religiones signifie ici les honneurs qu’on rend aux dieux et aux princes traités comme des dieux. Tacite, en parlant d’Auguste, a dit qu’on lui décerna, après sa mort, un temple et des honneurs divins ; cælestes religiones.
(144). Les annales du peuple romain ne sont tant lues dans les Provinces et dans les armées, que pour apprendre ce que Thrasea n’a point fait. Cela peut avoir deux sens. Les partisans de Thrasea, dans les provinces et dans les armées, lisent avec soin les journaux du peuple romain, afin de connaître les prétendues injustices auxquelles Thrasea n’a point de part ; ou bien, les journaux du peuple romain sont lus partout, afin que personne n’ignore que Thrasea ne fait rien pour la patrie. Chacun de ces deux sens est assez beau pour pouvoir être attribué à Tacite. La phrase ut noscatur paraît indiquer le premier sens, surtout en la liant à la phrase suivante, où il est question des esprits remuans, qui regardaient Thrasea comme leur chef et leur modèle : mais le second sens paraît aussi pouvoir être adopté, parce qu’il est plus propre encore à charger Thrasea ; car le dessein de l’accusateur est évidemment de le faire paraître le plus coupable qu’il est possible. Dans les éditions précédentes, j’avais traduit en général l’histoire du peuple romain, si répandue dans les provinces et dans les armées, est l’histoire de ce que Thrasea n’a point fait ; phrase qui indique le second sens de préférence au premier : la traduction que j’y substitue aujourd’hui, sans vouloir absolument la préférer, indique davantage le premier sens. J’en laisse le choix au lecteur.
(145). En vain Cassius est banni, si vous laissez les imitateurs de Brutus vivre et se multiplier. Ce Cassius, dont il est parlé ici, descendait du fameux Cassius qui avait conjuré contre César. (Voyez le XVIe. livre des Annales, chap. 7.) Il fut exilé par un décret du Sénat, comme on le peut voir au chap. 9 du même livre. Tacite joue ici en quelque manière sur les noms, et, s’il m’est permis de le dire, cette allusion me paraît un peu froide dans un discours si véhément.
(146). Que le peuple verrait… Il y a dans le latin aspiceret populus, c’est-à-dire, à la lettre, qu’il fallait que le peuple vît. Ces deux phrases françaises, dans l’endroit de Tacite dont il s’agit ici, présentent à peu près une même idée ; et j’ai préféré la première de ces deux phrases, parce qu’elle m’a paru plus concise et d’un tour plus vif.
(147). Par un vain désir de gloire. J’ai traduit ici littéralement les mots cupidine laudis ; dans les éditions précédentes j’avais mis, par un mouvement de vanité ; traduction moins littérale, mais qui peut aussi avoir des partisans.
(148). Aux tristes circonstances où il entrait dans le gouvernement. Je lis quod iter ; d’autres lisent quod, ce qui donnerait un sens différent : il faudrait traduire alors, et qu’il songeât à la conduite que l’État exigeait de lui dans ces temps malheureux. Ce second sens ne demanderait-il pas quodnam ? c’est un simple doute que je propose.
(149). Il se chargea de décider s’il lui convenait de s’y rendre. Pour plus d’exactitude et de clarté dans la narration, Tacite aurait dû ajouter, ce me semble, que Thrasea prit le parti de rester chez lui ; car il ne le dit pas expressément, quoique, par le reste de la narration, il paraisse que Thrasea prit ce parti. Les sénateurs, dit Tacite, se représentaient (pendant le discours de l’accusateur ) le visage vénérable de Thrasea. Thraseæ venerabilis species obversabatur. Thrasea était donc absent. D’ailleurs, si on lit avec attention le discours de l’accusateur, on verra clairement que Thrasea n’était pas présent à ce discours. Enfin Tacite dit plus bas, pag. 345, qu’on envoya un questeur à Thrasea, retiré dans ses jardins, pour lui porter l’arrêt de sa mort. Tacite, accoutumé à des sous-entendus fréquens et profond dans ses pensées, s’en permet quelquefois dans sa narration même ; mais ce qui est un mérite dans les réflexions, est un défaut dans les récits, dont la première loi est de ne rien omettre d’essentiel.
(150). Embrassant les autels. Il y a dans le texte altaria et aram complexa. Ara, selon l’auteur des synonymes latins, était l’autel où l’on faisait les prières et les libations ; altare (quasi alta ara) , un autel plus élevé où l’on faisait brûler les victimes. Je n’ai pas cru nécessaire d’indiquer cette différence dans la traduction, et j’ai rendu simplement les deux mots altaria et aram par les autels.
(151). Comme s’il m’eût fallu racheter mon sang et ma vie. Gordon traduit, comme j’aurais donné mon sang et ma vie s’ils me l’eussent demandé. Mais, suivant la judicieuse observation d’un critique, si c’était là le sens, la phrase latine serait quomodo sanguinem et vitam, si poposcissent, et non pas, quomodo si sanguinem et vitam poposcissent, phrase qui équivaut évidemment à celle-ci, quomodo dedissent, si sanguinem et vitam poposcissent. D’ailleurs le sens que j’ai suivi est très-clair et très-beau. On accusait Servilia d’avoir vendu ses pierreries pour en employer l’argent à des opérations magiques ; elle répond qu’elle les a données aux dieux pour conserver la vie à son père, comme elles les eût données pour racheter sa propre vie, si ces mêmes dieux l’eussent demandée.
(152). Savent quel nom ils invoquent. Il y a dans le texte, quo nomine sint, ce qui peut signifier, ou quel nom ils portent, ou au nom de qui ils font leurs prédictions, car il est ici question des devins. Je me suis déterminé au dernier sens, 1°. parce que je le crois plus conforme à la phrase latine ; 2°. parce que les deux membres de la phrase me paraissent plus distingués l’un de l’autre, si on adopte ce sens-là ; car les deux membres, quel nom ils portent, quelle profession ils exercent, semblent dire à peu près la même chose ; 3°. parce qu’il est plus naturel de supposer que Servilia ignorait le nom invoqué par les devins, que le nom qu’ils portaient.
(153). Tant la justice des dieux discerne la vertu d’avec le crime. Cette pensée est ironique et épicurienne. Tacite, comme on le voit plus bas, ne croyait pas à la Providence, ou plutôt il ne croyait qu’à la justice divine qui punit les crimes, et non à celle qui récompense les vertus. Des gens de lettres très-estimables sont là-dessus d’un autre avis, et ont tâché de justifier la croyance de Tacite sur ce sujet important ; mais, quelque déférence que j’aie pour leurs lumières, j’avoue que leurs raisons ne m’ont point convaincu. Dans le fond, il est assez indifférent à notre religion que Tacite, qui ne la connaissait pas, crût ou ne crût point à la Providence. On sait avait quelle indécence il a parlé du peuple juif (c’est-à-dire du peuple chéri de Dieu) dans le cinquième livre de son histoire. J’ajoute que Tacite, dans l’endroit où li parle de l’astrologie, à l’occasion de la prédiction faite à Galba par Tibère, paraît regarder le dogme de la Providence comme une opinion rejetée par plusieurs sages de l’antiquité, et qu’il expose sans la combattre. En effet, combien d’hommes célèbres, dans le sein du paganisme, ont eu le malheur de croire que la Divinité ne prenait aucune part au gouvernement de ce monde ? Combien d’autres ont eu le malheur plus grand de nier et de combattre cette vérité au sein du christianisme même ? Enfin, n’était-il pas assez naturel qu’un homme aussi éclairé que Tacite, et privé des lumières de la foi, voyant, dans ce triste univers, beaucoup plus de mal que de bien, regardât le mal comme l’ouvrage des dieux, et le bien comme l’effet du hasard. Les seuls dogmes de notre religion expliquent le malheur de l’homme en ce monde, et le concilient avec la Providence.
(154). De ne point ajouter à sa mort le spectacle de leur péril. Le latin dit, neu pericula sua miscere cum sorte damnati, c’est-à-dire littéralement, de ne point s’exposer à partager son sort ; mais il me semble que le mot miscere enferme l’idée que j’ai tâché d’exprimer, et qu’elle indique la douleur qu’aurait eue Thrasea de voir ses amis partager son sort.
(155). Des sept cent vingt premières années de Rome. Plusieurs éditeurs lisent octingentos et viginti, huit cent vingt, et en apportent de très-fortes raisons ; mais, d’un autre côté, il me paraît que dans le temps qui s’écoula entre Romulus et Galba (et qui est en effet de 820 ans, à très-peu près), Tacite distingue ici l’espace de 720 ans (ou environ) qui précéda la bataille d’Actium, et où l’on écrivait avec liberté, d’avec le temps qui s’écoula depuis cette bataille jusqu’à Galba, et pendant lequel la vérité fut altérée par les historiens.
(156). D’illustres malheureux supportant et quittant la vie avec un égal courage. Il me semble que le mot supremœ nécessitates signifie ici les malheurs de la vie, et que le mot ipsa nécessitas signifie la mort. Tacite, dans un autre endroit, l’appelle necessitas ultima ; et ailleurs, il se sert des mots uti necessitate, pour dire subir la mort.
(157). Je méritais que la république recommençât à moi. J’ai traduit presque littéralement le latin dignus eram à quo republica inciperet ; ce tour me paraît plus énergique et plus noble que si j’avais simplement traduit, je méritais de faire renaître la république : à quo, dans cette phrase, peut, à la vérité, signifier à peu près également par moi et à moi ; mais à moi renferme, ce me semble, un sens plus républicain, plus digne d’un empereur vraiment romain et patriote.
(158). Et plus heureux sujet que souverain. Cette traduction est de feu M. Rousseau ; je l’ai adoptée, comme étant d’un tour plus vif et plus serré que la traduction littérale dont je m’étais contenté dans les précédentes éditions : et plus heureux sous le règne d’autrui que pendant le sien ; et alieno imperio felicior quam suo.
(159). Supportant sans peine. C’est ainsi que je traduis les mots sine reprehensione patiens, entendant par l’expression sine reprehensione , que Galba ne reprochait pas à ses amis leurs vertus ; ce qui me paraît plus naturel que de rapporter, avec d’autres traducteurs, ces mots à Galba, et d’entendre qu’il ne méritait point de reproche en supportant ses amis et ses affranchis, lorsqu’ ils étaient vertueux.
J’ai fait plusieurs retranchemens dans ce discours d’Othon, ainsi que dans un autre qui précède ; ce n’est pas qu’ils ne soient très-beaux tous deux d’un bout à l’autre, mais ne traduisant que des fragmens de Tacite, j’ai cru pouvoir me permettre de laisser même des lacunes dans les fragmens que je traduis, et de n’en conserver que les traits qui me paraissent les plus remarquables : c’est pour cette raison que j’ai cru pouvoir prendre la même liberté dans plusieurs autres discours et dans divers morceaux de cet incomparable écrivain.
(160). J’emporte, en mourant, l’espérance que vous m’auriez sacrifié vos jours. C’est le sens que j’ai cru devoir donner à ce passage : eat hic mecum animus, tanquam perituri pro me fueritis. J’entends ici par animas l’âme d’Othon, et ce sens me paraît désigné par les mots hic et mecum, surtout par le dernier. Cependant d’autres traducteurs entendent par animus le zèle des soldats d’Othon, et traduisent : que ce zèle qui vous porte à mourir pour moi, me suive dans le tombeau. Sans prétendre les condamner, il me semble que ce dernier sens est moins clair et moins précis que celui auquel j’ai cru devoir donner la préférence.
(161). Croyez-vous, lui dit-il, etc. J’ai mis ici en style direct ce qui est en style indirect dans le texte : cette licence, très-légère en elle-même, m’a paru nécessaire pour rendre le discours non-seulement plus vif, mais aussi plus clair ; l’équivoque grammaticale des il et des son, sa, ses, eût produit dans ce discours un effet désagréable.
(162). Évitez également ou d’oublier Othon, ou de trop vous en souvenir. Racine, dans son Andromaque, a rendu d’une manière très-heureuse le sens de cette pensée de Tacite ; Andromaque dit de son fils Astyanax :
- Qu’il ait de ses aïeux un souvenir modeste.
(163). On lui éleva un tombeau simple et durable. J’ai hésité longtemps si je ne traduirais pas en cette sorte : on lui éleva un tombeau dont la simplicité assurait la durée. Traduction qui, depuis l’impression de cette note, a été adoptée par d’autres ; mais j’ai préféré l’autre façon de traduire, comme plus conforme au style et à la manière de Tacite, modicum et mansurum. On pourrait traduire encore, mais, ce me semble, moins bien que de l’une ou l’autre des deux manières précédentes : on lui éleva un tombeau durable par sa simplicité, ou autrement, durable parce qu’il était simple.
(164). Le temps n’est plus où vous n’étiez que suspect d’aspirer au trône ; sauvez-vous donc en y montant : jam abiit et transvectum est tempus, quo posses videri concupisse ; confugiendum est ad imperium. On pourrait encore traduire ainsi le premier membre de cette phrase : le temps n’est plus où vous ne paraissiez que désirer le trône, ce qui fait un sens un peu différent. Dans le premier sens , Mucien dit : autrefois vous n’étiez que suspect de vouloir régner, aujourd’hui vous avez levé le masque, etc. Dans le second sens, il dit : autrefois vous paraissiez seulement désirer l’empire, aujourd’hui vous songez ouvertement à l’envahir, etc., le second membre de la phrase, le trône est donc votre seul asile, s’applique à peu près également bien à ces deux sens, mais, ce me semble, un peu mieux au premier ; c’est par cette raison que je l’ai préféré, mais je ne serais pas surpris qu’on pensât autrement que moi.
(165). Corbulon n’a-t-il pas été égorgé ? Le latin porte : an excidit trucidatus Corbulo ? Il semble que, pour répondre à notre traduction, la phrase devrait être nonne excidit ; cependant le sens que nous avons adopté paraît décidé par ce qui suit. Corbulon n’a-t-il pas perdu la vie ? Fous me direz qu’il était plus redoutable que nous par sa naissance ; mais Néron était aussi fort au-dessus de Vitellius ; et celui qui se fait craindre est toujours assez grand pour celui qui craint. Sans cette dernière phrase (qui se lie très-bien à ce qui précède), la difficulté de donner au mot an le sens de nonne, m’aurait fait adopter un autre sens que voici : Corbulon, direz-vous, quoique supérieur à nous par sa naissance, a perdu la vie ? mais Néron était aussi, par sa naissance, fort au-dessus de Vitellius. Je ne serais pas même étonné qu’on traduisît de la sorte, et qu’on supposât entre cette phrase et la suivante la liaison que voici : Vous n’êtes pas plus en sûreté que Corbulon ; car celui qui se fait craindre est toujours assez grand pour celui qui craint.
Au reste, Tacite a employé ailleurs an pour nonne, par exemple, dans le discours de Cremutius Cordus ; nous l’avons déjà observé dans une note précédente. En donnant au mot an le sens de nonne dans la phrase dont il s’agit ici, il faudrait entendre cet an avec une ellipse à peu près équivalente à celle-ci : Vous rappellerai-je ou vous souvient-il que Corbulon a perdu la vie ? J’observerai de plus, qu’en admettant cette ellipse, on peut alors en admettre une pareille pour la phrase interrogative dont il a été question dans la note déjà citée, etiamne luctibus tuis non satiatur ? La phrase aura pour lors le sens que voici, et que nous lui avons donné : Ajouterai-je même qu’il n’est pas rassasié de vos chagrins ? C’est aux gens de lettres les plus versés dans la langue latine à juger de la solidité de ces différentes observations.
(166). Sa mort finit la guerre sans donner la paix. Le texte porte à la lettre : sa mort fit plutôt cesser la guerre que commencer la paix. Interfecto Vitellio, bellum magis desierat, quam pax cœperat. Ma traduction est plus concise, et dit la même chose. Forcé souvent d’être plus long que l’original, je tâche d’être plus serré quand le sens et notre langue me le permettent : fais-je bien ou mal de ne pas traduire littéralement quand je le puis ? c’est ce que je n’ose décider. J’ai dit, il est vrai, dans les réflexions qui sont à la tête de cette traduction, que la version littérale doit, pour l’ordinaire, être préférée, quand on le peut, sans s’écarter du génie de la langue française ; mais Tacite presse et condense, pour ainsi dire, tellement ses paroles, qu’il me semble que son traducteur doit, pour se rapprocher de lui, aspirer au même but, et, aux dépens même de la lettre, se rendre le plus concis qu’il est possible, pourvu que la force du sens n’y perde pas. Cette observation peut s’appliquer à tous les endroits où je me suis écarté, sans nécessité absolue, de la traduction littérale,
(167). Il puisa surtout l’esprit de liberté dans les mœurs de son beau-père. Cette phrase, qui traduit assez exactement la phrase latine è moribus soceri nihil æque ac libertatem hausit, ne paraîtra peut-être pas assez conforme au génie, ou, si l’on veut, à la timidité de la langue française, par l’expression peu usitée, puiser dans les mœurs. Aimerait-on mieux cette traduction, moins hasardée, mais plus faible : Les mœurs de son beau-père lui inspirèrent surtout l’esprit de liberté ; ou celle-ci : il prit surtout de son beau-père l’esprit de liberté ; ou, si l’on veut, l’exemple de son beau-père lui apprit surtout à être libre ?
(168). Les exemples subsistent plus long-temps que les mœurs. C’est la traduction littérale du latin, diutius durant exempla quam mores ; mais le sens ne m’en paraît pas facile à saisir. Tacite veut dire, je crois, que les exemples de sévérité faits sur les méchans, durant le règne d’un prince vertueux et juste, continuent d’avoir leur effet, même sous un successeur vicieux. C’est pour cette raison, et pour éclaircir la pensée de l’auteur, que j’avais traduit dans les éditions précédentes, par une espèce de paraphrase : Les exemples de sévérité ont plus d’effet que les mœurs du prince ; mais, tout considéré, j’ai cru devoir rendre littéralement le texte de Tacite, auquel on attachera tel sens qu’on voudra. Peut-être même n’est-ce pas sans dessein que Tacite s’est exprimé ici d’une manière susceptible de différens sens ; peut-être voulait-il les renfermer tous dans cette même phrase ; et tous en effet peuvent être relatifs, soit à ce qui précède, soit à ce qui suit. 1°. L’exemple qu’on fait des méchans, sous un bon ou sous un méchant prince, conserve son effet, même après lui. 2°. L’exemple donné par un bon prince subsiste inutilement dans la mémoire des hommes, quand son successeur ne lui ressemble pas. 3°. L’exemple que donne, par ses mœurs, un méchant prince, lui survit, et peut enhardir ses successeurs à l’imiter. Si notre conjecture, sur le dessein de Tacite, n’est pas sans fondement, elle justifie ce qu’il peut y avoir de vague et d’indécis dans notre traduction.
(169). Le meilleur jour, après la tyrannie, c’est le premier. Le texte porte à la lettre : après un méchant prince, le meilleur jour est le premier ; et cette traduction littérale, qui se trouve dans les éditions précédentes, est aussi très-bonne ; mais l’autre m’a paru avoir quelque chose d’un peu plus vif ; c’est pour cela que je l’ai préférée.
(170). Lorsqu’ils peuvent le moins se tromper. Il y a dans le texte : lorsqu’ils ne peuvent se tromper ; dum errare non possunt. Cela ne m’a pas paru tout-à-fait juste, et j’ai cru pouvoir prendre la liberté de rectifier légèrement cette pensée.
(171). De gémir dans un champ ou dans une maison sous le poids du travail : ingemere agris, illaborare domibus. C’est là, je crois, le vrai sens de ce passage ; et Ton pourrait en citer des garans, par exemple, le Dictionnaire de Novitius, qui traduit illaborare domibus par travailler dans des maisons ; en effet, illaborare domibus paraît la même chose que laborare in domibus. Il y a pourtant des traducteurs qui entendent illaborare domibus, du travail et de la peine de construire des maisons. J’ai adopté le premier sens, non-seulement par les raisons que j’en ai déjà dites, mais encore parce qu’il me semble qu’illaborare domibus est ici analogue à ingemere agris, et qu’ingemere agris marque évidemment le travail pénible des champs. Cependant le second sens est aussi fondé en raison, et peut se développer ainsi : Tacite vient de dire que les peuples dont il s’agit ne vivent que de chasse, et n’habitent que des cabanes faites de branches d’arbres ; et il ajoute que ces peuples préfèrent cette manière de vivre et de se loger, à la peine de moissonner et à celle de bâtir.
(172). De tourmenter par la crainte et par l’espérance sa fortune et celle d’autrui. Cette expression, tourmenter sa fortune, paraîtra sans doute un peu hardie ; mais je n’ai pu rendre autrement l’énergie du latin, suas alienasque fortunas spe metuque versare.
(173). On immola et les auteurs et leurs immortels ouvrages. Le texte porte à la lettre : on sévit non-seulement contre eux, mais aussi contre leurs ouvrages. Cette phrase aurait paru trop extraordinaire dans nos mœurs ; la condamnation d’un ouvrage au feu ne nous paraît pas, comme aux anciens Romains, une flétrissure atroce et un excès de barbarie. On peut voir ce que Sénèque, père du philosophe, dit à ce sujet dans les Déclamations qui nous restent de lui. Tacite semble, en quelque manière, plus indigné de ce qu’on avait brûlé les livres de Rusticus et de Sénécius, que de la mort même à laquelle avaient été condamnés ces deux écrivains illustres : c’est que les Romains étaient élevés dans le mépris de la mort et l’amour de la gloire ; et dans un temps où l’on ne savait pas encore multiplier facilement par l’impression les exemplaires d’un ouvrage, la condamnation de cet ouvrage au feu était regardée comme un acte tyrannique, qui privait à la fois l’auteur de la gloire qu’il aurait pu acquérir de son vivant, et de l’estime de la postérité.
(174). Ici seulement ils ont un général et une armée ; ailleurs, des peuples écrasés d’impôts, etc. Hic dux, hic exercitus ibi tributa, etc. Jai rapporté les premiers mots, avec d’autres traducteurs, au général et à l’armée des Romains ; ce sens me paraît lié avec ce qui précède ; cependant je ne serais point étonné que d’autres rapportassent ces mêmes mots au général et à l’armée des Bretons, et traduisissent de cette sorte : Ici vous avez un général et une armée ; là (en montrant les Romains) vous attendent les tributs et le sort destiné aux esclaves.
(175). Et qu’on exigeait moins sévèrement le reste ; et cætera utcumque facilius dissimulari ; Gordon traduit : qu’en tout autre genre il pouvait souffrir des dégoûts (c’est-à-dire des rivaux ou même des supérieurs). Ce sens peut aussi être admis ; mais ce qui m’a déterminé au premier, qui n’en diffère pas beaucoup, c’est qu’il m’a paru plus beau et plus noble.
(176). Se nourrissant de son fiel en silence. Secreto sua satiatus. Secretum au substantif signifie également en latin un secret et un lieu de retraite. Je l’entends ici de la première manière ; d’autres traducteurs l’entendent de la seconde. Dans ce dernier cas, on pourrait traduire, se nourrissant de son fiel dans la solitude, traduction qui diffère peu de la nôtre.
(177). Tout ce qui se donne au lieu du triomphe. Tacite veut dire, ce me semble, que Domitien, qui, d’une part, voulait refuser le triomphe à Agricola, et qui de l’autre ne voulait pas paraître trop injuste, lui accorda des honneurs qui étaient censés équivalens au triomphe, mais qui n’étaient pas aussi brillans, ni par conséquent aussi flatteurs.
(178). La multitude, qui n’estime que par vanité les grands hommes. Selon la plupart des traducteurs, per ambitionem œstimare, signifie juger des hommes par l’extérieur ; mais ambitio, dans Tacite, veut dire souvent la vanité ; et d’ailleurs le sens que j’ai suivi est plus fin et plus noble : les sots n’affectent, pour l’ordinaire, de louer le mérite que par vanité, et pour faire croire qu’ils en sentent le prix. Il me semble de plus (mais c’est ici une légère conjecture) que l’autre sens demanderait ex ambitione au lieu de per ambitionem. Je sais qu’œstimare ne signifie, en bon latin , que juger, apprécier quelqu’un ou quelque chose ; mais souvent, dans Tacite, ce mot indique le jugement qui produit l’estime, comme dans le discours d’Othon : hinc Othonem posteritas æstimet ; et dans la préface de la vie d’Agricola, virtutes optimè œstimantur.
(179). Soit inquiétude, soit curiosité cruelle. J’ai traduit ainsi les deux mots cura et inquisitio ; le premier se rapporte, ce me semble, relativement à ce qui précède, au sentiment dont l’empereur devait être occupé dans le cas où il aurait en effet empoisonné Agricola, c’est-à-dire, au désir secret et inquiet qu’il devait avoir du succès de son crime ; et le second, au simple désir qu’il devait avoir, dans le cas où la mort d’Agricola eût été naturelle, de se voir délivré de cet homme vertueux. Tacite, laissant en doute si Agricola périssait ou non par le crime de Domitien, paraît exprimer ici les deux sentimens que le tyran devait éprouver, dans l’une et dans l’autre supposition, sur le sort de ce respectable citoyen : dans tous les cas, la mort d’Agricola ne pouvait qu’être agréable à ce méchant prince, en conséquence de la haine cachée qu’il nourrissait au fond de son cœur contre tant de vertus et de succès. Peut-être la traduction suivante, qui renferme à peu près les deux sens à la fois, satisferait-elle un plus grand nombre de lecteurs : Aussi cette multitude, qui n’apprécie les grands hommes qu’au gré de sa vanité, cherchait en vain l’illustre Agricola dans son extérieur : peu le démêlaient.
(180). Plus fréquemment qu’un souverain n’envoie de pareils messages. Le texte porte : Crebriùs quam ex more principatus per nuncios visentis ; mot à mot, plus fréquemment que les princes n’ont coutume de visiter par des messages. Ce passage a été différemment entendu et différemment rendu par les traducteurs ; un d’eux, entre autres, traduit simplement, trop souvent pour un prince ; ce qui ne rend, ce me semble, ni les expressions ni la pensée de Tacite. J’ai suivi le sens qui m’a paru le plus naturel et le plus indiqué par la phrase latine ; la seule difficulté qui me reste, est de savoir si, par le mot principatus, Tacite veut parler des princes en général, ou des empereurs romains en particulier, ou même, ce qui est possible, de Domitien seulement. Comme la phrase latine semble n’indiquer aucune restriction, j’ai adopté le premier de ces trois sens. Dans les éditions précédentes, j’avais traduit : Domitien lui envoya fréquemment, non de simples courriers, suivant la coutume des princes, mais ses premiers affranchis, etc. et peut-être ce sens pourrait-il aussi être adopté, en donnant au mot nuncius sa signification la plus ordinaire, d’un simple exprès, d’un simple porteur de messages ou de nouvelles.
(181). Cependant il feignit une sorte de douleur ; speciem lamen doloris animo vultuque prœ se tulit. Un traducteur croit que speciem doloris animo prœ se tulit signifie, joua la douleur à s’y méprendre peut-être lui-même. Je ne puis être de son avis ; ma raison est que Tacite dit, une ligne après, que Domitien dissimulait sa joie : or cela ne se peut dire de quelqu’un qui joue la douleur à s’y méprendre lui-même. Le sens me paraît plus simple ; il feignit (par ses discours) d’avoir l’ame triste, et prit un air affligé.
(182). Il ne sentait pas que le prince est un tyran, dès qu’un bon père le fait son héritier. Le texte dit à la lettre : qu’un bon père ne choisit pour héritier qu’un méchant prince. J’aurais traduit ainsi, si je n’avais craint que ce tour ne parût équivoque, sinon quant au sens, au moins quant à la phrase grammaticale ; mais peut-être y a-t-il aussi une légère équivoque grammaticale dans la phrase que j’y ai substituée. Aimerait-on mieux traduire : qu’un prince, nommé héritier par un bon père, est un tyran ? J’en laisse le choix au lecteur.
(183). Son visage, toujours serein y était de plus très-agréable. C’est ainsi que j’ai rendu la phrase, nihil metus in vultu, gratia oris supererat, entendant, par le premier membre, que la crainte ne paraissait jamais sur le visage d’Agricola ; ce que j’ai cru exprimer suffisamment par le mot serein. D’autres entendent que la physionomie d’Agricola n’intimidait personne ; mais l’expression latine, nihil metus in vultu, ne peut signifier, ce me semble, que nihil metus erat in ejus vultu ; et je crois que si Tacite avait voulu exprimer l’autre sens, il ne se serait pas servi de la préposition in, mais de la préposition ex, ou de quelque autre équivalente. Au reste, la phrase, toujours serein, dont je me suis servi, peut renfermer à la fois les deux sens, c’est-à-dire, que le visage d’Agricola annonçait le calme de son ame, et communiquait ce calme aux autres.
(184). Et le visage du tyran, enflammé par le crime et inaccessible à la honte. En cet endroit, je n’ai pas suivi exactement le texte ; j’en ai dit la raison dans les observations sur l’art de traduire.
(185). Comme pour justifier ou absoudre le prince, autant qu’il était en vous. Le texte porte : tanquam pro virili portione innocentiam principi donares ; mot à mot, comme pour accorder, autant qu’il était en vous, l’innocence à l’empereur. Tacite vient de dire qu’on croyait, mais sans en être sûr, Agricola empoisonné ; il ajoute que cet homme de bien parut quitter la vie sans peine, soit pour écarter le soupçon que sa mort était violente, soit pour pardonner au prince, s’il était coupable. C’est au moins le double sens qui me paraît résulter de ce qui précède, et renfermé dans l’expression innocentiam donare. Dans les éditions précédentes, je n’avais adopté que le premier sens, celui qui suppose qu’Agricola croyait sa mort naturelle ; mais Tacite présentant ce fait comme incertain, Agricola pouvait aussi avoir des soupçons à ce sujet sans les faire paraître : j’ai donc cru qu’il était bon de présenter à la fois les deux idées pour rendre toute la pensée de l’historien.
(186). Et vos yeux, en se fermant, ont cherché les nôtres ; et novissima in luce desideravere aliquid oculi tui. J’avais traduit, dans les éditions précédentes : et vos yeux, en se formant, ont désiré quelque chose ; traduction littéralement conforme au texte, et qui, par cette raison, pourrait bien valoir ce que j’y ai substitué, quoique peut-être plus tendre et plus touchant.
- ↑ Les notes suivantes sont destinées à rendre raison de la manière dont j’ai traduit certains endroits de Tacite. J’ai cru devoir me renfermer dans cet objet, ayant d’ailleurs mis au bas du texte les notes historiques absolument nécessaires.
Je ne dois peut-être pas laisser ignorer au public que cette traduction a été attaquée dans un ouvrage périodique par un écrivain anonyme ; mais, ce me semble, avec beaucoup plus d’aigreur et de mauvaise foi que d’équité. On en peut voir la preuve dans l’Observateur littéraire de M. l’abbé de La Porte, de 1758, tom. II, pag. 194, et dans le Journal encyclopédique de février 1760. Il me semble qu’à l’exception d’un onde deux endroits sur lesquels la critique de l’anonyme était juste (quoique appuyée sur d’assez mauvaises raisons), j’ai été pleinement justifié par les deux Journalistes. Au reste, la plupart des notes qu’on va lire tombent sur des endroits sur lesquels personne ne m’a fait d’objection. Ces notes sont beaucoup plus nombreuses que dans les éditions précédentes ; elles serviront du moins à prouver que si je me suis écarté plus d’une fois des autres traducteurs, ce n’a pas été sans le savoir et sans y dire déterminé par des motifs au moins plausibles, mais qui peut-être ne le paraîtront pas à d’autres autant qu’à moi. Les gens de lettres en jugeront.