Monsieur des Lourdines/Chapitre II
Ce jour-là, comme d’habitude, il sortit. Il sortit en même temps que Célestin qui, debout dans sa charrette, emmenait un veau, trois moutons et tout un grouillis de petits cochons.
C’était le lendemain grande foire à Poitiers. Célestin devait aussi acheter une vache.
« Prends un pis bien écussonné, bien jaune… et choisis-la de poil rouge… Madame y tient… et c’est toujours plus sûr !… »
Célestin appuya sa réponse d’un grand coup de fouet et partit vers la droite, à remonter la côte de la Crêneraie, tandis que M. des Lourdines descendait la route, à l’opposé.
Sa tenue suffisait à prouver qu’il ne pensait point à rendre visite à ses voisins : des bottes de roulier dont les tirants pendaient, une lévite d’un vert bouteille défraîchi, un carnier en bandoulière, et sa fourchetine sous le bras. Contre sa jambe trottinait son chien « Lirot », un fort mâtin à museau aigu, à poil d’hyène, hérissé de piquants noirs de l’échine au panache.
De temps en temps se rencontraient les yeux bleus du maître et les yeux fauves du chien.
Le ciel était d’un gris léger, semé de petits nuages de pluie.
M. des Lourdines aimait la marche, ce rythme régulier d’où lui montaient, comme d’un fléau, des poussières de pensées et de rêves. Et puis, sur toutes les saisons, celle-ci lui plaisait ; car, alors, la nature le pénétrait plus avant, lui touchait vraiment la peau, avec son humidité, ses brouillards, son odeur et ses grands feux qu’on allume.
« Hein, Lirot, allons-nous faire bonne chasse ? »
Et, chemin faisant, il regardait les lointains, les toitures restées rouges parmi les arbres qui n’étaient plus verts ; et il cherchait des yeux la forêt, savourant à l’avance le plaisir de n’en pas sortir avant le soir.
Depuis quelque temps, régulièrement, il avait dirigé ailleurs ses promenades ; mais c’était par un raffinement, pour la surprendre d’un seul coup dans toute sa splendeur d’automne.
À mesure qu’il en approchait, il se sentait plus léger, il oubliait l’ormeau, il avait envie de chanter ; et, quand il l’aperçut, fanée à pleines collines, le cœur lui battit et il hâta le pas.
Maintenant, il y pénétrait, doucement, comme dans un sanctuaire, sans bruit !…
« Ah ! murmurait-il… que cela est beau et bon !… »
La tête levée, il ne bougeait plus, il regardait, il écoutait.
L’atmosphère ne s’était pas éclaircie depuis le matin. Un brouillard captif de la forêt baignait les frondaisons jaunies, les troncs plus noirs, les branches développées en bras gigantesques, en cous cabrés, en serpents tordus. L’une d’elles, brisée, pendait, prête à tomber dans le vide. En des reculs de brume s’ébauchait le cône vaporeux des sapins ; et sous cet épanouissement des fûts en une nef déchirée du jour blafard, sous cette haute mêlée de palmes mordues de la dent sournoise des froids, se pressait, plus basse, une autre forêt, fouillis pluvieux de bourdaines et de viornes, marié à la pourpre des noisetiers et au safran des érables. L’eau frangeait les ramures, alourdissait les fils d’araignée, imbibait les écorces gluantes, et des feuilles tombaient, çà et là, en tournant, dans le tranquille égouttement, dans le grand calme profond. Et l’on sentait que cet égouttement, que ce calme se prolongeaient plus loin et plus loin encore, car elle était immense, cette forêt de Vouvantes, et sombre et creusée de gorges sauvages, une vraie forêt de l’ancienne Gaule. Quarante ans à peine venaient de s’écouler depuis que, dans ses broussailles, s’étaient fauchées les dernières bandes de la Chouannerie. Actuellement, deux routes militaires la prenaient en croix, percées sur l’ordre prévoyant de Napoléon Ier ; mais ces routes, comme encore frappées de terreur, ne voyaient guère passer que la diligence de Poitiers à Nantes, et parfois de ces roulottes qui vont de bourg en ville, sous l’escorte de leurs chiens boiteux.
Lirot s’était jeté dans le taillis. M. des Lourdines y entra à son tour. Lentement il s’avançait, ouvrant l’enlacement serré des tiges, au bruissement, sous ses pieds, à l’odeur des feuilles foulées, épaisses et tièdes. Des branches basses lui fouettaient les épaules, et il allait toujours, dans le brûlis des fougères, dans les ronces, le dos ployé, les yeux grands ouverts.
Lirot aboya, appelant son maître.
Celui-ci ne sembla pas l’entendre. Dans l’épaisseur du fourré, arrêté de nouveau, il contemplait, il écoutait…
Chaque fois, sous cette voûte, au sein de ce silence, il commençait par se sentir tout petit ; puis, peu à peu, l’envahissait en face de ces arbres le sentiment d’une mystérieuse solidarité. Il n’était plus Timothée des Lourdines, il n’avait plus d’âge ; dans sa chair circulait la sève des châtaigniers et des hêtres ; et son esprit, détaché de sa propre pensée, libre, immense, épousait toutes les formes, tous les murmures de la forêt.
Il les connaissait si bien, tous ces arbres, depuis trente-huit ans qu’il vivait, au milieu d’eux ! Le souvenir des premières joies qu’il leur devait le reportait à l’époque où, élargi enfin du lugubre collège de Poitiers dont son père, vieil émigré fantasque et aigri, lui avait fait une prison jusqu’à ses vingt ans, il était rentré orphelin au Petit-Fougeray, timide, un peu farouche, ignorant et gauche dans ses rapports avec les hommes. Était-ce le fruit de son éducation ? Jamais, depuis, il n’avait su reconquérir ses aises dans ce qu’on appelle le monde. Il le craignait même et, le craignant, il ne l’aimait pas. C’est alors que, ses relations réduites au strict indispensable, il avait eu des arbres pour amis. Il leur devait des minutes divines. Les harmonies délicates et tendres qu’il percevait d’eux différaient tellement du vain bruit des salons ! Ici, parfois, un craquement, un aboi de chien, tout au plus un heurt de charrette, très loin, et c’était tout !…
Mais les hommes eux-mêmes, il ne les entendait pas ! Leurs visages, au milieu de ces grands bois, n’avaient guère plus de réalité que ces formes embryonnaires composées et défaites par le caprice des nuages ; et, chose curieuse, ces visages prenaient dans le recul de sa pensée une teinte fanée, morte, comme une couleur de vieux buis !… À part quelques figures dont il tenait à se souvenir encore, figures balayées depuis longtemps de son existence par les événements, par la mort, toutes les autres ne lui remémoraient qu’impressions de gêne et d’ennui. Et voilà pourquoi, aux hommes qui n’étaient pas des simples, il préférait la forêt, qui n’a pas d’esprit, qui ne finasse pas, qui est pleine d’amour, qui n’agite pas ces étranges petites mains tracassières et rapetissantes.
Cette fois, Lirot aboyait furieusement…
« Ah ! s’éveilla M. des Lourdines, bien !… bien !… j’y vais. »
À l’arrivée de son maître, Lirot, couché à l’arrêt, se tut, et ses yeux se bridèrent en coulisse. M. des Lourdines se baissa et ramassa un cèpe magnifique qui s’arrondissait entre les pattes de l’animal.
« C’est bien, dit-il en le flattant d’une caresse à la tête, cherche encore ! »
Il retourna le champignon, l’examina, le sentit, trancha avec son couteau la partie du pied piquée des vers, chassa la terre qui y adhérait d’un souffle aussi précautionneux que s’il eût débarrassé d’un moucheron la joue d’un enfant, et le glissa dans son carnier.
Et, aussi lui, il chercha.
Les champignons, c’était la chair même de la forêt, une chair dont la saveur tenait de l’arbre et de la terre. Ils ne manquaient point aujourd’hui, car il n’est rien de tel qu’une pluie de huit jours pour les faire pousser.
Or, tout en cherchant, M. des Lourdines calculait que deux bons kilomètres de forêt le séparaient du hêtre qu’une roue de charrette avait dernièrement écuissé. Il tenait à revoir cet arbre ; de sorte qu’après avoir, avec profit d’ailleurs, battu çà et là les feuilles mortes, il se trouva dans le chemin qui y conduisait.
De son petit train de promenade, il allait, furetant du regard les taillis ; et quand Lirot aboyait, il se rendait à son appel. Il faut dire que les connaissances cryptogamiques de Lirot, dressé par son maître, se bornaient à trois variétés : sa voix annonçait toujours soit un cèpe, soit un potiron, ou encore de ces petites oreillettes blanchâtres qui dégagent une forte senteur de farine. Il arrivait bien aussi au brave chien d’arrêter sur de beaux champignons multicolores, d’aboyer à ces jolis parasols de pourpre et d’or qui semblent abriter le charmant visage d’une fée lilliputienne, mais alors il était grondé.
Creusé par les charrois, le chemin fuyait, bleuâtre, entre les futaies. Un ramier s’échappait des cimes, de petits oiseaux gazouillaient une timide chanson d’automne, et, çà et là, traînaient, abandonnées, de ces tiges de bourdaines que les tresseurs de paniers n’ont pas trouvées assez droites, ou assez saines, après les avoir coupées.
En passant devant une clairière où s’alignaient des bois écorcés, mis en tas, il aperçut, dans de la fumée, près d’un feu de brousse, deux bûcherons ; l’un d’eux, accroupi, activait la flamme, en agitant au-dessus son chapeau.
« Tiens !… tiens !… bonjour, mes amis !… dit M. des Lourdines, en enjambant les souches… Mais vous allez mettre le feu à la forêt !… sûrement ! »
Le plus âgé, grand barberousse à la figure argileuse, répondit : « Pas de danger, notre monsieur !… on veille ! »
C’était de celui-là même que M. des Lourdines tenait, sans le savoir, le sobriquet de « Taille-Copeaux », à force d’avoir été vu, dans la forêt, taillant d’un air distrait de petits morceaux de bois.
« On veille !… et puis ça débarrasse le chantier ! On en profite aussi pour faire la soupe… Allons, mets à bouillir, Théophile !
– Et quelle soupe allez-vous donc faire là, mes bons amis ? une soupe aux choux ? »
Théophile ricana et regarda son compagnon ; celui-ci, sans répondre, alla prendre dans son bissac, jeté parmi les bourdaines, un gros oiseau tout plumé.
« Voilà », dit-il, et son regard rapide embrassa les hauteurs de la futaie.
« Ah ! ah ! un corbeau !
– Oui !… c’est tout plein de bouillon !… Mais, notre monsieur, ajouta malignement Théophile, on vous voit avec votre carnassière !… c’est-il que vous avez fait bonne chasse ? Il y a un lièvre, là, dans le bas des Chézines !…
– Allons ! Théophile, protesta, bonhomme, M. des Lourdines, je vois que tu aimes toujours la plaisanterie !… tu sais bien que je ne chasse point le lièvre !… que je suis bien plus chasseur de morilles que de lièvres !… j’en ai trouvé plus haut quelques-unes… voulez-vous que je vous en donne ?
– Dame, dans le bouillon, dis, Barbechat… ça n’aurait peut-être point mauvais goût ?
– Pour sûr ! »
Alors M. des Lourdines ramenait en avant sa carnassière, et, un à un, déposait ses champignons dans la blouse de Barbechat.
Un grondement errait dans les sapins, des mésanges chantaient, on ne savait pas où ; et dans la fumée, qui, légère sous le chapeau de Théophile, se répandait odorante et bleue dans les taillis, commençaient à danser de petites flammes.
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« Ah ! ils l’ont bien arrangé ! s’indignait M. des Lourdines, arrivé près du hêtre qu’il désirait revoir, ils l’ont bien arrangé !… C’est cela, la charrette se sera présentée de biais, sûrement !… et pourtant… la place ne manquait pas ! »
Son regard remontait le long de l’arbre, redescendait, plein de pitié, vers la plaie où déjà s’étaient mis les insectes. Alors, retirant de son carnier une boîte en fer-blanc, il y recueillit au bout d’un pinceau de la cire liquéfiée, dont il se mit à badigeonner la blessure.
« Allons, Lirot, laisse !… ce n’est point pour toi ! disait-il au chien venu flairer l’enduit, qui retombait en longues coulures gommeuses et sucrées… ce n’est point pour toi !… Là !… Ah ! comme cela… mon pauvre vieux !… un peu ici !… na !… tu pourras peut-être encore vivre ton siècle ! »
Le brouillard s’était peu à peu dissipé. La tache du soleil brillait dans les arbres, livide et triste. Les corbeaux ne remontaient pas encore de la plaine, le soir n’était pas venu. C’était pourtant le moment où, aux yeux exercés de ceux-là qui vivent en plein air, se révèle dans une nuance infime la première estompe du crépuscule. M. des Lourdines connaissait cet instant fugitif et lui trouvait un grand charme. Alors, plus discret, le chant du rouge-gorge se dissimule au fond du fourré, une légère brise rend les feuilles horizontales ; de la nature entière, baignée d’une lueur plus pâle, émane cette même tendre mélancolie qui se dégage du commencement de tous les déclins.
La carnassière, maintenant bien remplie, pesait à ses épaules le poids de deux forts lièvres. D’ailleurs, le chasseur qui a tué deux forts lièvres, et, par là-dessus, fait coup double sur des perdrix rouges, ne se sent pas plus en train, plus fier, que ne l’était de son fardeau M. des Lourdines.
Avec la pointe de sa fourchetine il fit tomber la lourde terre collée à ses semelles, mêlée de fragments de feuilles et de bogues de châtaignes.
Il songeait aux deux bûcherons…
« Sont-ils heureux !… se disait-il… Voilà des hommes heureux ! » Il est vrai qu’un tourneur de rouet, bien enclos dans sa chaumine, qu’un rempailleur de chaises, à l’étroit dans sa cabane de roseaux, lui inspiraient la même envie : « Est il heureux, celui-là !… Voilà ce qui s’appelle un homme heureux ! »
Un grand nuage de pluie passa sur la forêt ; les bouleaux s’enlevèrent plus blancs sur le gris de plomb du ciel, une flamme rosée modela la carcasse d’un châtaignier mort. Il regardait tout cela, et la fraîcheur de l’air lui caressait la figure, et la fraîcheur de la terre lui montait aux jambes.
« Ah ! disait-il en s’en allant, quand il faudra mourir !… Les arbres morts restent debout !… Il semble même qu’ils continuent à se sentir des arbres !… Mais ne plus voir, ne plus entendre !… enfin !… J’ai bien encore, je suppose, vingt ans à vivre !… Ai-je bien encore vingt ans à vivre ? »
Il montait par un chemin creux, pierreux, fauve comme les loups, bordé de ces arbres de coupe dont les puissantes racines ongulaires font corps avec le talus. Il marchait tout doucement en faisant sonner ses semelles sur les escaliers de roc. Les longs et souples genêts, aux gousses noires, le frôlaient, et lui-même frôlait les souches, creuses, éventrées, que la nuit habite, frôlait les troncs déchaussés, pleins de suies humides et de déchiquetures poreuses. Autour de lui se multipliaient les gibbosités en profil de sanglier, les exostoses en contours de bêtes étranges, les rondeurs en silhouettes d’épaules humaines.
Une belette traversa le chemin ; Lirot fit un bond.
« Hé ! Lirot, tu n’as droit qu’aux champignons, tu oublies ! »
Il le retenait par son collier, le laissant aboyer, donnait à la petite bête le temps de s’enfouir dans un creux du talus. Puis il reprit sa route, car maintenant, au haut de la montée, dans l’ovale des frondaisons, s’embrunissait la perle humide et dorée du soir.
D’une toiture de vieilles tuiles, perdue au milieu des labours, dans un creux profond de la forêt, s’élevait une petite fumée bleue. M. des Lourdines ne passait jamais ici sans regarder, du haut du coteau, fumer cette Charvinière, une ferme qui dépendait du Petit-Fougeray depuis quatre générations. C’était là que ses parents, partant pour l’émigration, l’avaient mis en nourrice : il y était même resté jusqu’à l’époque de son entrée au collège.
Exquis souvenirs que ceux de cette enfance où son parler ne différait pas du patois des petits paysans ! Mille faits de ce temps lui remplissaient la mémoire, comme un jour, d’avoir, à pleines mains, dévoré en cachette toute une « moche » de beurre ! Mais ce qu’il revoyait surtout, c’étaient des champs de colzas fleuris, jaunes, jaunes à perte de vue, dans lesquels, charmé, ébloui, il n’osait plus bouger. Ses yeux s’étaient à jamais empreints de ce ravissement, et la Charvinière, comme elle-même son enfance, c’était toujours pour lui des colzas fleuris, jaunes, jaunes à perte de vue !…
Hélas ! depuis quelques années, depuis sept ans, la Charvinière, c’était aussi autre chose ! Et ce soir, devant cette fumée se déroulant si paisible dans le bleu des bois, il songeait à son fils, lequel avait quitté le pays et vivait à Paris maintenant, sans presque jamais donner de ses nouvelles.
C’était une triste histoire.
Il lui suffisait de revoir la Charvinière pour y penser plus amèrement encore ; ce qui ne l’empêchait pas de revenir sans cesse à cet endroit, d’où on la voyait si bien !
Ils avaient eu cet enfant après deux ans de mariage. Quelle joie alors ! quel amour ! quelle fierté ! chez la mère surtout, folle de gloire d’avoir donné naissance à un garçon, à un homme ! Les tendresses les moins raisonnées, les complaisances les plus soumises furent prodiguées à cet héritier. Rien n’était assez bon pour sa petite bouche, assez beau pour ses petites mains. Qui l’eût contrarié eût commis le crime le plus noir.
Un jour qu’il y avait des asperges sur la table, « Je veux des asparges », dit Anthime ; la mère rectifia « asperges », dis : « des asperges, ou tu n’en auras pas – Je veux des asparges ! – Écoute, quand tout le monde sera servi, tu n’en auras qu’à la condition de prononcer le mot comme il faut. Eh bien, petit ? – Je veux des asparges », ricana Anthime. Alors la mère rit et lui remplit son assiette.
Naturellement le collège lui fut épargné ; il eut pour précepteur un jeune prêtre timide et doux.
Adulé, adonisé – à dix ans on l’affublait d’un chapeau de forme haute, d’une veste à brandebourgs et de bottes à la Souvarov, pour que déjà il eût l’air d’un homme ! – prévenu dans toutes ses fantaisies, pas une fois même ne lui fût laissée l’occasion de manifester la hauteur et la dureté qui si souvent dénoncent l’enfant gâté. D’ailleurs, né bon, serviable, d’humeur enjouée, il fallut que sous le manteau déférent de l’abbé et les encouragements inconscients de la mère se développât dans sa folle et faible tête un amour effréné du plaisir. Personne n’y prenait garde ; sa qualité de fils unique légitimait tous ses écarts, on ne savait rien lui refuser ; et tout un Pérou coulait de ses mains.
À quinze ans, mis en possession d’un « deux roues » et d’un petit cheval, il faillit cent fois se rompre le cou. Un jour même qu’il voiturait, pour son plaisir à lui, le curé du village, il fit tant et si bien que le pauvre homme, dans le fossé, se cassa trois doigts. Il est vrai qu’aussitôt rentré chez lui, Anthime prenait cinq cents francs dans sa cassette et les envoyait au blessé pour ses pauvres. À vingt ans, il demanda un cheval de pur sang : on lui acheta, pour cinquante mille francs, le propre petit-fils du « Prince Caradec », illustre favori des derbys d’Angleterre, et appelé le « Comte Caradec », du nom de sa famille, selon la coutume anglaise. Anthime, sur les champs de courses, monta lui-même ce cheval, lequel du reste existait encore au Petit-Fougeray, tout perclus de vieillesse.
Cette époque marqua son entrée dans la grande vie. Le turf lui avait ouvert toutes les carrières du plaisir. Ne revint-il pas un jour de Poitiers le chapeau rempli de pièces d’or gagnées au jeu, tandis que de l’un à l’autre il allait, des domestiques aux paysans ses voisins, disant : « Allons, prends !… prends donc ! »
Bref, cinq ans plus tard, le père payait aux divers fournisseurs de son fils la somme de deux cent mille francs !
Ce fut un soir terrible. Personne, jusque-là, n’avait vu M. des Lourdines se mettre en colère. On raconte que, pendant la scène qui eut lieu, Mme des Lourdines, affolée, se cacha dans un coffre à bois.
Peu de temps après, et malgré les prières de ses parents, se prétendant blessé par certaines paroles, Anthime quitta le Petit-Fougeray et alla habiter Paris, où lui fut assurée une pension mensuelle de mille francs.
Mais, de cette brutale secousse, se ressentit bientôt la santé de Mme des Lourdines : une hémiplégie se déclara, se compliqua ; la pauvre femme devint énorme. Depuis, elle se traînait de crise en crise.
L’un et l’autre souffraient beaucoup. Que de jours passés dans un silence où se glissait entre eux l’ombre de l’absent ! Prononcer son nom, c’était ouvrir une fois de plus, toujours, la plaie de leur amour-propre trahi, naïf et cher amour qui avait embrassé tant d’avenir !
Pourtant Mme des Lourdines ne perdait pas confiance, n’ayant jamais pu prendre sur elle de donner tort à son fils. Et les raisons qu’elle découvrait de justifier la conduite d’Anthime naissaient si abondamment, si naturellement, de son aveugle tendresse, qu’à force, son mari, soucieux de ne la point contrarier, avait presque fini par penser comme elle. En tout cas, le même ardent désir les possédait tous deux de le voir enfin rentrer au pays, s’y marier, y prendre la place à laquelle le désignaient sa fortune et son nom.
Or, ce retour de l’enfant prodigue, M. des Lourdines se laissait y rêver, mais il n’y croyait pas.
Et, ce soir, tristement, il regardait fumer la Charvinière, où, par attachement à ses propres souvenirs, il avait voulu qu’Anthime fût aussi lui mis en nourrice. Il regardait, bordant là-bas le petit sentier, les peupliers jaunis dont il apercevait, sans l’entendre, le frémissement : une corde à puits grinçait, le point blanc d’un bonnet se dirigeait du côté des étables. Toutes ces choses-là, rêvait-il, avaient trente ans de moins ; et tout à l’heure il allait reconnaître la petite voix joyeuse de l’enfant fuser, cristalline, dans la paix du soir…
Il ne l’entendit pas ; il entendit un bruit de pieds ferrés sur les cailloux, dans le chemin : seul et sage, sous une charge de sacs de farine, un petit cheval blanc arrivait.
Heureux de cette rencontre qui venait le détourner de la pente de sa tristesse, M. des Lourdines s’en fut au-devant de l’animal, qui s’arrêta et avec douceur se laissa flatter l’épaule.
Le petit cheval blanc du moulin de la Bigne faisait ainsi tous les lundis le tour des villages, recevant des uns un sac de blé à moudre, et rapportant aux autres leur dû de belle farine moulue. Toujours précédant son maître, il se passait à merveille qu’on lui indiquât son chemin. Si, baguenaudant quelque part, le meunier négligeait de pousser le « Ouoh ! » qui arrête les chevaux sur leurs quatre pattes, le petit cheval poursuivait sa route, et c’était l’autre alors que l’on rencontrait au galop dans les chemins creux, lançant en travers de grands coups de fouet sonores, de l’air du monde le plus rassuré.
En effet, un coup de fouet retentit sous les châtaigniers, et Suire accourut, blanc comme sa bête, avec sa face plate couleur de levain, et le rire béat de sa bouche démeublée ; une vraie tête de meunier, sous le bonnet de coton qui ne laissait retomber que sa mèche.
« Bien le bonjour, notre monsieur.
– Bonjour, Suire, et d’où viens-tu comme cela ? »
La lourde main du meunier, se plaquant sur un des sacs, fit voler un petit nuage du froment dont sa toile était saturée ; et il dit :
« De la Taupinaie, où j’ai pris ce beau sac de blé… celui-là vient du Purdeau… les autres viennent de Fouchaut, des fermes qui sont toutes votre appartenance, notre monsieur…
– Ah ! tu viens de Fouchaut ?… eh bien, mais sais-tu que le blé est beau, cette année ?
– Darne ! il est pesant !…
– Puisque tu t’en retournes au moulin, déclara M. des Lourdines en jetant un dernier regard du côté de la Charvinière, nous allons faire route ensemble… c’est aussi mon chemin pour rentrer au Fougeray. »
Suire enfourcha son fouet à son cou, et tous deux, l’un près de l’autre causant, suivirent la longère de la forêt.
Dans les labours ensommeillés frémissaient, pendus à des gaules fichées en terre, des cadavres déchiquetés d’alouettes, épouvantails contre les pilleurs de grains ; et, devant eux, sous les branches basses, « ploc-plac », faisant sonner les pierres, « plac-ploc », le petit cheval blanc dans l’ombre, balançait son cou, balançait sa croupe, balançait ses sacs.
Et comme ils arrivaient :
« Nous pourrions p’t’être bien, dit Suire, trinquer au logis ? »
Le moulin, juché sur une éminence au milieu des arbres, dominait toute la forêt de ses ailes qui, repliées, immobiles, dessinaient dans le ciel une grande croix.
« Regardez, dit Suire, il y a longtemps, notre monsieur, que vous n’étiez venu chez nous ! »
Et il indiquait des constructions, poulaillers, pigeonniers, hangars, massées en contrebas du moulin.
« Hein ?… c’est moi qui ai bâti tout cela !
– Ces murs ?
– Bien sûr, ces murs ! tous ces murs-là, avec de la pierre, de la terre et de la paille, il n’en faut pas plus… mais voyez-moi, ici, ces cailloux… il y a là une carrière… je viens de l’acheter : deux cents francs… j’ai donné cinquante francs d’acompte… j’en tire tous les jours… calculez : deux sous le mètre cube… et en voilà quarante mètres dehors !… »
Coiffée d’une capuche noire et empaquetée de gros droguet, sorte de moine laboureur, la femme de Suire, tandis que son mari parlait, débridait le petit cheval ; puis elle le retint par le toupet ; elle riait, d’un regard un peu perdu, étrange ; elle riait sans qu’on l’entendît. Soudain, s’adressant à M. des Lourdines, elle se toucha le front avec l’index, en clignant de l’œil du côté de son mari ; et elle semblait dire : « Il ne faut pas l’écouter, non… Ah ! si vous l’écoutez !… »
« Seulement, continuait Suire, voilà qu’après l’achat, le père Pagis est venu me prétendre qu’il avait des hypothèques sur la moitié du terrain. “C’est nul… c’est nul, qu’il m’a dit… la loi est là…” Oui… oui, mais allez ! c’est un farceur… il n’y a pas d’hypothèques !… ni rien !… Je sais bien ce qu’il veut !… Aussi, demain que c’est foire à Poitiers, nous nous trouverons tous les deux devant le juge… et alors je lui dirai, au juge : “ J’ai acheté, j’ai acheté…” Ça aussi c’est la loi… hein ?… J’lui dirai, j’lui dirai, j’lui dirai, bredouilla-t-il avec force… Allons, notre monsieur, voulez-vous venir au cellier ?… j’ai là du petit vin doux de l’année… et puis regardez le sauvageon… regardez-le donc !
– Quel sauvageon ?
– Mais là, sous le grillage… je l’ai pris au nid dans le sillon. »
En effet, sous le grillage, un petit lapin de garenne bondissait comme une balle, et M. des Lourdines dut rappeler Lirot.
Ils burent au cellier ; puis ils se rendirent dans l’enclos où Suire fit admirer ses carrés, les haies qu’il avait fabriquées, son pommier qui, cette année, lui avait rempli cinq barriques.
« Ah ! dame ! dit-il, il est bien consciencieux ! »
Puis, baissant la voix : « Tenez !… là-bas !… cette brousse, eh bien, il y a-t-un lièvre qui tous les matins passe par ce pertuis-là. – Il s’en vient faire son seigneur dans mes carrés, et puis s’en sort par la claie… À c’t’heure, continuat-il, rampant à terre, il fait trop noir !… sans quoi je vous aurais montré sa griffe… Mais c’est par là qu’il passe !… Voyez-vous le trou ?
Doucement il passait la main :
« Hein !… qu’est-ce que je vous disais, notre monsieur ? »
Et, entre ses gros doigts, il approcha de M. des Lourdines un petit bout de duvet dont l’air se saisit presque aussitôt.
« Va !… va ! mon luron !… quand je serai revenu de chez le juge, c’est moi qui te ferai ton affaire !… Mais vous, notre monsieur, je vous vois avec votre carnassière ; avez-vous fait bonne chasse ? »
M. des Lourdines entrouvrit son carnier.
« Ah ! mon cher ami de bon Dieu ! s’exclama Suire, c’est qu’ils ont seulement bien bonne mine !
– Eh bien, tends-moi ta blouse… »
Et tandis que Suire remerciait, M. des Lourdines pensait : « Quel homme heureux, ce Suire ! En voilà un homme heureux ! »
Mais il était grand temps de rentrer. Il tendit donc sa main, que le meunier prit et agita lourdement de droite à gauche :
« Au revoir, Suire ! »
Sur le pas de la porte, toujours riante et muette, la femme le regardait partir, et elle se tapotait le front du bout du doigt : « Il ne faut pas l’écouter, non ; ah ! si vous l’écoutez !… »
Du crépuscule il ne restait aux confins du ciel qu’une large bande violacée, semblable à des poussières de bronze répandues. Des nuages humides planaient au-dessus du cirque, d’un bleu d’abîme, au fond duquel, là-bas, dans les brouillards, se trouvait la Charvinière. Au loin, sur les hauteurs, la forêt dressait son front noir, que tranchait une route, dans le rose pâli du couchant.
Maintenant M. des Lourdines marchait dans les bois devenus obscurs, où les grosses branches ne se distinguaient plus des feuillages. Sa halte chez Suire avait détendu, refroidi ses muscles ; ses jambes commençaient à s’alourdir. Mais sa pensée, grisée d’air, allait encore de la Charvinière au moulin de la Bigne. Dans les feuilles se propageait comme un bruit d’étoffes métalliques ; et il se pressait, tandis que Lirot, jetant çà et là un regard de feu vers son maître, faisait des bonds de loup à travers les gaules.