Müller-Simonis - Du Caucase au Golfe Persique/Chap-03
CHAPITRE III
TIFLIS ET SES ENVIRONS
Tiflis est bâtie sur les deux rives du Kour[1], dans le site le plus sauvage et le plus désolé qui se puisse imaginer.
La partie principale de la ville est sur la rive droite de la rivière et s’étend jusqu’au pied d’une montagne schisteuse et pelée, sur laquelle est bâti le monastère de Saint-David[2]. Au Sud-Est du monastère un éperon rocheux, la colline de Sololaky se détache de la montagne et, s’avançant vers le fleuve dans la direction Est, rétrécit la ville de ce côté. Elle porte les ruines de la forteresse de Narikala. Du haut de ces ruines, le panorama de Tiflis est fort beau. Par delà le fouillis des toits le regard se perd sur des steppes ondulés, gris et monotones, qu’anime parfois l’un ou l’autre pic neigeux du Caucase émergeant dans le lointain. Le quartier persan s’appuie à cette colline, la contourne même, et occupe avec le jardin botanique une partie de son revers sud. Ce quartier persan est un des plus anciens de Tiflis ; sa population, ses ruelles étroites et contournées, ses bazars, tout a gardé intacte la physionomie orientale. L’Avlabar, avec son ancienne citadelle, fait face au quartier persan sur la rive gauche du Kour. Entre les deux quartiers la rivière est très resserrée et profondément encaissée entre de hautes falaises ; un pont reliait dès l’origine la forteresse de Narykala aux fortifications de la rive gauche.
On peut assez exactement dire que le vieux Tiflis groupait ses masures sur les deux rives du Kour, à l’abri des fortifications du Sololaky et de la citadelle d’Avlabar, tandis que le Tiflis moderne est bâti en amont de ces quartiers ; la rive droite est plus spécialement le quartier gouvernemental ; la rive gauche est préférée des colons allemands ; c’est aussi là que se trouve la station du chemin de fer.
Tiflis n’était à l’origine qu’une tête de pont fortifiée. En 455 de l’ère chrétienne, Vakhtan-Gourgaslan fonda le Tiflis actuel, et son fils Datchi transféra sa résidence de Mtzkhèt à Tiflis en 499. Mtzkhèt resta toutefois le centre religieux de la Géorgie et ne perdit que longtemps après son titre de capitale.
Tiflis tomba successivement aux mains de tous les conquérants qui ravagèrent l’Asie. « Le nom de Tiflis, dit Brosset, rappelle quarante générations héroïques, tantôt élevées au faîte de la gloire où peut atteindre un petit peuple doué d’énergie ; tantôt disparaissant dans l’abîme des catastrophes où s’engloutit tout son passé. Saccagée par les sauvages alliés de l’Empereur Héraclius, deux fois brûlée par Djelal-ed-din, puis dévastée par les Mongols sous Tamerlan ; dépouillée de ses nouveaux ornements par les Persans et par les Turcs ; aujourd’hui même se relevant à peine de ses cendres, il n’est pas étonnant que rien dans son enceinte ne réponde à la haute antiquité de son histoire[3]. » Le dernier siège que Tiflis eut à supporter fut peut-être le plus terrible ; le 11 septembre 1795, Agha-Mohamed-Shah s’emparait de la ville, la réduisait en cendres et emmenait 30 000 captifs. Les Russes occupent Tiflis depuis 1799.
Actuellement c’est une des grandes villes de l’Empire, car le recensement de 1886 lui donne 104 000 habitants.
C’est le rendez-vous des populations les plus diverses d’origine ; les Arméniens y forment un élément très important ; les Géorgiens n’y figurent qu’en seconde ligne comme nombre ; beaucoup des habitants de Tiflis ne sont que des oiseaux de passage, Lazes, Chaldéens ou autres, qui travaillent pendant quelques années à amasser un pécule pour le dissiper ensuite chez eux ; la plupart ne sont pas mariés, ou du moins n’ont point emmené leurs femmes ; aussi l’immoralité est-elle fort grande et le tripot à l’ordre du jour.
Le nom géorgien de Tiflis, Tphilis ou Tphilis-Kalaki, signifie ville chaude ; ce nom lui vient sans doute de ses sources thermales, mais Tiflis mériterait déjà d’être appelée ainsi par les chaleurs qu’il y fait parfois en été. Nous n’eûmes heureusement pas trop à en souffrir ; mais dans un terrain absolument nu, entouré d’un cirque de montagnes schisteuses, la chaleur se concentre, et parfois la température s’élève à 41° centigrades à l’ombre[5]. Pendant les mois de Juillet, Août et Septembre le thermomètre oscille longtemps entre 28° et 35°. L’hiver et le printemps y sont, dit-on, assez agréables. Le vent du Nord-Ouest y est très violent et, comme il chasse devant lui des nuages de poussière qui s’insinuent partout, très redouté ; les secousses de tremblements de terre n’y sont pas rares[6].
Comme Tiflis est la dernière ville où nous pourrons trouver les ressources européennes, il faut tout prévoir et acheter encore quelques objets indispensables. Nous sommes ainsi amenés à faire plus ample connaissance avec le Bazar. Il n’est pas aussi étroitement groupé que dans la plupart des villes d’Orient, ce qui lui enlève son cachet. On y trouve de fort beaux ouvrages en niellure ; cette industrie qui emploie d’ailleurs les procédés les plus primitifs, est une des plus développées du pays ; elle est vraiment une industrie nationale.[7].
Non loin du Bazar sont les bains chauds de Tiflis. Ils sont très fréquentés ; leur température varie de 43° à 46° centigrades. Comme pour les bains on emploie l’eau au sortir même des sources, la première sensation du baigneur en y entrant, est horriblement désagréable ; pour achever de désorienter le pauvre malheureux, un masseur, lui mettant violemment la main sur la tête, le force à disparaître complètement sous l’eau ; cette précaution est, paraît-il, indispensable pour éviter les coups de sang. Après le bain, vous subissez un massage en règle, et vous sortez de là parfaitement réconforté. Il y a plusieurs établissements de bain, et il est bon de prendre ses renseignements à l’avance, car quelques-uns d’entre eux peuvent paraître suspects au point de vue de la moralité.
Parmi nos achats, l’un des plus utiles fut celui d’une outre en peau de mouton (tyky), remplie d’un excellent vin de Kakhétie. Soit pour couper l’eau souvent malsaine, soit comme réconfortant après une grosse fatigue, notre vin, savamment ménagé, nous rendit longtemps de bons services. Une outre plus petite fut remplie de wodky[8].
Rien de plus curieux que les caves où nous fîmes ces achats : pas trace de tonneaux ; mais le long des murs, couchés sur leur dos, une longue file d’outres en peau de buffle (bourdyouky). Elles se succédaient dans toutes les dimensions possibles. Le vin se vend au poids.
Dans le quartier du bazar se trouve la cathédrale géorgienne de Zion (ou Sion).
La première restauration de cette église date du vie siècle[9] ; mais de l’ancienne Zion il ne doit plus rester que le souvenir et quelques pierres. Au xiie siècle Djelal-ed-din l’avait découronnée de sa coupole et jeté un pont aérien sur les toits de l’église pour avoir le plaisir de fouler aux pieds à son gré un temple chrétien. L’extérieur a été entièrement remis à neuf et couvert d’un revêtement de belles pierres de taille, aux assises de couleurs différentes. L’église est assez petite et l’intérieur en est richement décoré ; mais nous n’avons pu la visiter en détail, car on y célébrait un office solennel.
Hyvernat vient d’apprendre qu’il doit se trouver une inscription cunéiforme dans les ruines du vieux château de Séri-Zamok, aux environs de Tiflis, dans la vallée de Khrâm. Cette vallée joue un rôle important dans l’histoire de Géorgie. Des Touraniens, venus sous le règne de Cyrus s’y établirent comme alliés des Kartliens. Leurs chefs, les Orboulk ou Orbeliani, d’origine chinoise, étaient établis à Orpeth sur le Khrâm ; ils furent pendant longtemps les seigneurs les plus puissants du Kartli, et possédaient plus de la moitié de la Géorgie.[10] La plupart des ruines de la vallée du Khrâm, entre autres le château en question, sont les restes de leurs anciennes possessions. L’excursion est immédiatement décidée ; notre guide est un polonais, une de nos connaissances de chemin de fer, M. C…ki ; on le dit quelque peu « mâtiné de chevalier d’industrie ».
De Tiflis jusqu’à la plaine du Khrâm, la piste parcourt un steppe ondulé où l’on rencontre l’un ou l’autre petit lac ; pour trouver un gîte, il nous faut faire un détour de plusieurs verstes et venir coucher au moulin de Mamaï. Le lendemain la voiture peine pendant des heures au milieu de profonds fossés d’irrigation. Tout le pays est habité par des Tatars, et ces fossés arrosent leurs champs de pastèques. Les toits de leurs maisons s’élèvent seuls hors de terre ; la maison elle-même n’est qu’un trou creusé dans le sol ; aussi les villages entourés de quelques arbres, ne sont-ils visibles qu’au moment où on y touche. Les femmes sont vêtues d’une jupe rouge avec un sarrau bleu et une toque ; elles chargent leurs vêtements du plus grand nombre d’ornements métalliques possible, et le tout est fort gracieux.
Dans l’un de ces villages nous prenons pour guide un jeune Tatar à la mine éveillée, Ali. Il doit nous aider à nous tirer de ces malencontreux fossés. Nous arrivons enfin à Séri-Zamok.
Le vieux château, bâti sur un monticule isolé, à quelque distance du ruisseau de Bordjala et sur sa rive droite, domine la plaine. Il a environ 100 mètres de long et 40 à 45 mètres de large.
L’inscription cunéiforme existe ; elle est sur la face étroite du château, regardant la plaine, mais elle est inaccessible et nous n’avons pas de longue-vue assez puissante pour lire à distance son texte plus ou moins mutilé. L’intérieur de la forteresse est ruiné ; des renards seuls l’habitent.
Quelques jours avant notre départ, nous faisons la connaissance du Prince Chervachidzé, sous-gouverneur de Tiflis. C’est un neveu du glorieux vainqueur de Schamyl, du général de Nicolaï qui, au plus beau de sa carrière militaire, est allé s’ensevelir à la Grande-Chartreuse. Le général Dom-Nicolaï nous avait donné une lettre de recommandation pour son neveu ; aussi celui-ci nous reçoit-il d’une façon charmante. Il nous donne une foule de renseignements utiles et nous fait faire la connaissance des personnages les plus distingués de Tiflis. Le manque de temps ne nous permet malheureusement pas d’utiliser complètement ces occasions de nous instruire à fond. Reçus à la table du Prince, un excellent repas nous initie aux mystères de la cuisine géorgienne. On nous sert un délicieux vin de Kakhétie, qui est certes encore bien au-dessus de sa réputation. Quelques soins dans sa préparation lui donneraient facilement place parmi les rois des vins.[11].
Don Nicolaï étant mort à la Grande-Chartreuse au moment où se terminait cet ouvrage, je crois bien faire en donnant (Appendice A) une courte notice biographique de ce vaillant homme.
- ↑ Les gens du pays disent de préférence Koura ; la rivière est très poissonneuse.
- ↑ Le monastère de Saint-David est le point habité le plus élevé de Tiflis ; il est à 73 mètres au-dessus de l’ancien pont du Koura et à 537 mètres au-dessus de la mer Noire. (Brosset, 5e rapport, p. 41).
- ↑ Brosset, 5e rapport, p. 2.
- ↑ Je reproduis ce type Laze (d’après une photographie achetée à Tiflis) à cause du costume, plutôt qu’à cause du type même dont je ne saurais garantir l’authenticité.
- ↑ La chaleur de Tiflis étant sèche est cependant supportable. J’ai voyagé en Arizona par des températures sèches de 45° à l’ombre, qui me faisaient beaucoup moins souffrir que 28°–30°, accompagnés d’humidité à Philadelphie.
- ↑ Dubois de Montpéreux, III, 267 et suiv.
- ↑ Buchan Telfer, Crimea and Transcaucasia, I, 153, indique très bien les procédés employés par les nielleurs géorgiens : le dessin est gravé profondément sur la plaque d’argent ; l’on remplit les creux de la gravure d’un composé d’argent, de cuivre et d’une légère proportion de plomb. La plaque, passée au feu, est ensuite frottée au borax ; on la remet quelques instants au four, puis on la laisse refroidir doucement et on la polit ensuite.
- ↑ Le wodky est une eau-de-vie de grains qui constitue l’une des boissons favorites des Russes.
- ↑ Brosset, 5e rapport, p. 33.
- ↑ Reclus, vi, 235. Buchan Telfer, Crimea and Transaucasia, i, 183.
- ↑ Généralement les vins de Kakhétie sont faits de la façon la plus primitive et conservés dans de grandes amphores en terre cuite qui ont jusqu’à 9 pieds de haut. (Voir Dubois de Montpéreux, iv, 208–210.)