Les Malthusiens
LES
MALTHUSIENS
PAR
P.-J. PROUDHON.
Le docteur Malthus, un économiste, un Anglais, a écrit ces propres paroles :
« Un homme qui naît dans un monde déjà occupé, si sa famille n’a pas le moyen de le nourrir, ou si la société n’a pas besoin de son travail, cet homme, dis-je, n’a pas le moindre droit à réclamer une portion quelconque de nourriture : il est réellement de trop sur la terre. Au grand banquet de la nature il n’y a point de couvert mis pour lui. La nature lui commande de s’en aller, et ne tardera pas à mettre elle-même cet ordre à exécution. »
En conséquence de ce grand principe, Malthus recommande, sous les menaces les plus terribles, à tout homme qui n’a pour vivre ni travail ni revenu, de s’en aller, surtout de ne pas faire d’enfans. La famille, c’est-à-dire l’amour, comme le pain, sont, de par Malthus, interdits à cet homme-là.
Le docteur Malthus était, en son vivant, ministre du saint Évangile, de mœurs douces, philanthrope, bon mari, bon père, bon bourgeois, croyant à Dieu autant qu’homme de France. Il mourut, le ciel lui fasse paix ! en 1834. On peut dire qu’il a le premier, sans s’en douter, réduit à l’absurde toute l’économie politique, et posé la grande question révolutionnaire, la question entre le travail et le capital.
Chez nous, où la foi à la Providence est restée vive, malgré l’indifférence du siècle, le Peuple dit, par manière de proverbe, et c’est en cela que nous nous distinguons de l’Anglais : Il faut que tout le monde vive ! — Et notre Peuple, en disant cela, croit être aussi bon chrétien, aussi conservateur des bonnes mœurs et de la famille, que feu Malthus.
Or, ce que le Peuple dit en France, les économistes le nient ; les gens de loi et les gens de lettres le nient ; l’Église, qui se prétend chrétienne, et de plus gallicane, le nie ; la presse le nie, la haute bourgeoisie le nie, le gouvernement, qui s’efforce de la représenter, le nie.
La presse, le gouvernement, l’Église, la littérature, les économistes, la grande propriété, tout, en France, s’est fait anglais, tout est malthusien. C’est au nom de Dieu et de sa sainte Providence, au nom de la morale, au nom des intérêts sacrés de la famille, qu’on soutient qu’il n’y a point de place, dans le pays, pour tous les enfans du pays, et qu’on insinue à nos femmes d’être moins fécondes. En France, malgré le vœu du Peuple, malgré la croyance nationale, le boire et le manger sont réputés privilége, le travail privilége, la famille privilége, la patrie privilége.
M. Antony Thouret disait l’autre jour que la propriété, sans laquelle il n’est ni patrie, ni famille, ni travail, ni moralité, serait irréprochable le jour où elle cesserait d’être un privilége. C’était dire assez clairement que pour abolir tous les priviléges, qui mettent, pour ainsi dire, hors la loi, hors l’humanité, une partie du Peuple, il fallait, avant tout, supprimer le privilége fondamental et changer la constitution de la propriété.
M. Antony Thouret s’exprimait en cela comme nous-mêmes, comme le Peuple. L’État, la presse, l’économie politique ne l’entendent pas ainsi : ils s’accordent à vouloir que la propriété, sans laquelle, au dire de M. Thouret, point de travail, point de famille, point de république, demeure ce qu’elle a toujours été, — un privilége.
Tout ce qui se fait, qui se dit, qui s’imprime aujourd’hui et depuis vingt ans, se fait, se dit et s’imprime en conséquence de la théorie de Malthus.
La théorie de Malthus, c’est la théorie de l’assassinat politique, de l’assassinat par philanthropie, par amour de Dieu. — Il y a trop de monde au monde : voilà le premier article de foi de tous ceux qui, en ce moment, au nom du Peuple, règnent et gouvernent. C’est pour cela qu’ils travaillent de leur mieux à diminuer le monde. Ceux qui s’acquittent le mieux de ce devoir, qui pratiquent avec piété, courage et fraternité les maximes de Malthus, sont les bons citoyens, les hommes religieux ; — ceux qui protestent, sont des anarchistes, des socialistes, des athées.
Le crime inexpiable de la révolution de février est d’avoir été le produit de cette protestation. Aussi, on lui apprendra à vivre à cette révolution qui promettait de faire vivre tout le monde. — La tache originelle, indélébile de la République, c’est d’avoir été proclamée par le Peuple, anti-malthusien. C’est pour cela que la République est si particulièrement odieuse à ceux qui furent et qui veulent redevenir les complaisans et les complices des rois, grands mangeurs d’hommes, disait Caton. On la monarchisera votre République, on lui fera dévorer ses enfans !
Là est tout le secret des souffrances, des agitations et des contradictions de notre pays.
Les économistes ont les premiers parmi nous, par un inconcevable blasphème, érigé en dogme de Providence la théorie de Malthus. Je ne les accuse pas plus que je ne les calomnie. Les économistes sont en cela de la meilleure foi, comme de la meilleure intention du monde. Ils ne demanderaient pas mieux que de faire le bonheur du genre humain ; mais ils ne conçoivent pas comment, sans une organisation quelconque de l’homicide, l’équilibre entre la population et les subsistances pourrait exister.
Demandez à l’Académie des sciences morales. Un de ses membres les plus honorables, que je ne nommerai pas, bien qu’il s’honore de ses opinions, comme doit faire tout honnête homme, étant préfet de je ne sais quel département, s’avisa un jour, dans une proclamation, de recommander à ses administrés de ne plus faire autant d’enfans à leurs femmes. Grand scandale parmi les curés et les commères, qui traitèrent cette morale académique de morale de cochons ! Le savant dont je parle n’en était pas moins, comme tous ses confrères, un défenseur zélé de la famille et de la morale. — Mais, observait-il, avec Malthus, au banquet de la nature, il n’y a pas de place pour tout le monde.
M. Thiers, membre aussi de l’Académie des sciences morales, disait dernièrement au comité des finances, que s’il était ministre, il se bornerait à traverser courageusement, stoïquement, la crise, se renfermant dans les dépenses de son budget, faisant respecter l’ordre, et se gardant avec soin de toute innovation financière, de toute idée socialiste, telle que notamment le droit au travail, comme de tout expédient révolutionnaire. Et tout le comité d’applaudir.
En rapportant cette déclaration du célèbre historien et homme d’État, je n’ai nulle envie, on le sent bien, d’incriminer ses intentions. Dans la disposition actuelle des esprits, je ne réussirais qu’à servir l’ambition de M. Thiers, s’il lui en restait. Ce que je veux faire remarquer, c’est que M. Thiers, en s’exprimant de la sorte, témoignait, peut-être sans y penser, de sa foi à Malthus.
Entendez bien ceci, je vous prie. — Ce sont deux millions, quatre millions d’hommes qui périront de misère et de faim, si l’on ne trouve moyen de les faire travailler. C’est un grand malheur assurément, et nous en gémissons tous les premiers, vous disent les malthusiens : mais qu’y faire ? Il vaut mieux que quatre millions d’hommes périssent que de compromettre le privilége ; ce n’est pas la faute du capital, si le travail chôme : au banquet du crédit, il n’y a pas de place pour tout le monde.
Ils sont courageux, ils sont stoïques, les hommes d’État de l’école de Malthus, quand il s’agit de sacrifier les travailleurs par millions. — Tu as assassiné le pauvre, disait le prophète Élie au roi d’Israël, et puis tu t’es emparé de son héritage. Occidisti et possedisti. Il faut aujourd’hui renverser la phrase, et dire à ceux qui possèdent et qui gouvernent : — Vous avez le privilége du travail, le privilége du crédit, le privilége de la propriété, comme dit M. Thouret ; et c’est parce que vous ne voulez pas vous en dessaisir, que vous répandez comme l’eau la vie du pauvre : Possedisti, et occidisti !
Et le Peuple, sous la pression des baïonnettes, se consume lentement ; se meurt sans soupir et sans murmure : le sacrifice s’accomplit dans le silence. Courage ! travailleurs ; soutenez-vous les uns les autres : la Providence finira par vaincre la fatalité. Courage ! vos pères, les soldats de la République, étaient encore plus mal que vous aux siéges de Gênes et de Mayence.
M. Léon Faucher, combattant pour le cautionnement des journaux, pour le maintien des douanes sur la presse, raisonnait aussi comme Malthus. — Le journal sérieux, disait-il, le journal qui mérite considération et estime, est celui qui s’établit au capital de 4 à 500,000 fr. Le journaliste qui n’a que sa plume est comme l’ouvrier qui n’a que ses bras. S’il ne trouve moyen de faire acheter ses services ou créditer son entreprise, c’est signe que l’opinion le condamne ; il n’a pas le moindre droit à prendre la parole devant le pays : au banquet de la publicité, il n’y a pas place pour tout le monde.
Écoutez Lacordaire, ce flambeau de l’Église, ce vase d’élection du catholicisme. Il vous dira que le socialisme est l’Antechrist. — Et pourquoi le socialisme est-il l’Antechrist ? — Parce que le socialisme est l’ennemi de Malthus, et que le catholicisme, par une transformation dernière, s’est fait malthusien.
L’Évangile nous dit, s’écrie le tonsuré, qu’il y aura toujours des pauvres : Pauperes semper habebitis vobiscum ; et qu’en conséquence la propriété, en tant qu’elle est privilége et qu’elle fait des pauvres, est sacrée. Le pauvre est nécessaire à l’exercice de la charité évangélique : au banquet d’ici-bas, il ne saurait y avoir place pour tout le monde.
Il feint d’ignorer, l’infidèle, que pauvreté, dans la langue sainte, signifie toute espèce d’affliction et de peine, et non pas chômage et prolétariat. Et comment celui qui allait partout dans la Judée, criant : Malheur aux riches ! eût-il pu l’entendre autrement ? Malheur aux riches ! dans la pensée de Jésus-Christ, c’était malheur aux malthusiens.
Si le Christ vivait de nos jours, il dirait aux Lacordaire et consorts : « Vous êtes de la race de ceux qui dans tous les temps ont versé le sang des justes, depuis Abel jusqu’à Zacharie. Votre loi n’est pas ma loi ; votre Dieu n’est pas mon Dieu !… » Et les Lacordaire crucifieraient le Christ comme séditieux et comme athée.
Le journalisme presque tout entier est infecté des mêmes idées. — Que le National, par exemple, nous dise s’il n’a pas toujours cru, s’il ne croit pas encore que le paupérisme, dans la civilisation, est éternel ; que l’asservissement d’une partie de l’humanité est nécessaire à la gloire de l’autre ; que ceux qui prétendent le contraire sont de dangereux rêveurs qui méritent d’être fusillés ; que telle est la raison d’état ? Car, si telle n’est pas la pensée secrète du National, si le National veut sincèrement, résolument l’émancipation des travailleurs, pourquoi ces anathèmes, pourquoi cette colère contre les socialistes purs, contre ceux qui, depuis dix et vingt ans, demandent cette émancipation ?
Qu’ils daignent aussi, afin que le Peuple les connaisse, faire leur profession de foi économique, ces bohémiens de la littérature, aujourd’hui sbires du journalisme, calomniateurs à prix fixe, courtisans de tous les priviléges, panégyristes de tous les vices, parasites vivant aux dépens d’autres parasites, qui ne parlent tant de Dieu que pour dissimuler leur matérialisme, de la famille que pour couvrir leurs adultères, et qu’on verrait, par dégoût du mariage, caresser des guenons, s’ils ne trouvaient plus de malthusiennes.
Faites des filles, nous les aimons, chantent ces infâmes, en parodiant le poète. Mais abstenez-vous de faire des garçons : au banquet de la volupté, il n’y a pas de place pour tout le monde.
Le gouvernement était inspiré de Malthus, lorsqu’ayant cent mille ouvriers disponibles auxquels il donnait un salaire gratuit, il se refusait à les employer en travaux utiles ; — lorsqu’ensuite, après la guerre civile, il demandait pour eux une loi de transportation. Avec les dépenses des prétendus ateliers nationaux, avec les frais de guerre, de procédure, de prison, de transport, on pouvait donner aux insurgés du travail pour six mois, et changer tout notre régime économique. Mais le travail est un monopole ; mais on ne voulait pas que l’industrie révolutionnaire fît concurrence à l’industrie du privilége : au chantier de la nation, il n’y a pas de place pour tout le monde.
La grande industrie ne laisse rien à faire à la petite : c’est la loi du capital, c’est Malthus.
Le commerce en gros s’empare peu à peu du commerce de détail : c’est Malthus.
La grande propriété envahit, s’agglomère les plus pauvres parcelles : c’est Malthus.
Bientôt la moitié du Peuple dira à l’autre :
La terre et ses produits sont ma propriété ;
L’industrie et ses produits sont ma propriété ;
Le commerce et les transports sont ma propriété ;
L’État est ma propriété.
Vous qui ne possédez ni réserve ni propriété : qui n’êtes point fonctionnaire public, et dont le travail nous est inutile, allez-vous-en ! Vous êtes réellement de trop sur la terre, au soleil de la République, il n’y a pas de place pour tout le monde.
Qui viendra me dire que le droit de travailler et de vivre n’est pas toute la Révolution ?
Qui viendra me dire que le principe de Malthus n’est pas toute la contre-révolution ?
Et c’est pour avoir publié de telles choses, c’est pour avoir énergiquement signalé le mal, et cherché de bonne foi le remède, que la parole m’a été ôtée par ordre du gouvernement, du gouvernement qui représente la révolution !
C’est pour cela que j’ai vu passer sur moi, muet, le déluge des calomnies, des trahisons, des lâchetés, des hypocrisies, des outrages, des désertions et des défaillances de tous ceux qui haïssaient ou qui aimaient le peuple ! C’est pour cela que j’ai été, pendant un mois entier, livré aux chacals de la presse et aux chats-huants de la tribune ! Jamais homme, ni dans le passé, ni dans le présent, ne fut l’objet d’autant d’exécration que je le suis devenu, pour ce seul fait que je fais la guerre aux anthropophages.
Calomnier qui ne pouvait répondre, c’était fusiller un prisonnier. Carnassiers de Malthus, je vous reconnais là ! Poursuivez donc ; nous avons plus d’un compte à régler encore. Et si la calomnie ne vous suffit pas, employez le fer et le plomb. Vous pouvez me tuer : nul ne peut éviter son sort, et je suis à votre discrétion. Mais vous ne me vaincrez pas : vous ne persuaderez pas au Peuple, moi vivant, moi tenant une plume, que, hormis vous, il y ait quelqu’un de trop sur la terre. J’en fais le serment devant le Peuple et devant la République !