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Le Satanisme et la magie/Préface

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (p. v-xxvii).


PRÉFACE
PAR
J.-K. HUYSMANS


Pendant plusieurs siècles, les démonologues confondirent certains épisodes de la grande hystérie avec les phénomènes du Satanisme. Aujourd’hui, les médecins attribuent à la grande hystérie des accidents qui relèvent exclusivement du domaine des exorcistes.

On a jadis brûlé pas mal de gens qui n’étaient nullement possédés par l’Esprit du Mal ; maintenant, on noie sous les douches ceux qui le sont. Nous diagnostiquons au rebours du moyen âge ; tout était diabolique dans ce temps-là, maintenant tout est naturel.

La vérité semble surgir entre ces deux excès ; mais, il faut bien l’attester sans ambages, rien n’est plus malaisé que de tracer une ligne de démarcation entre les attaques variées de la grande névrose et les états différents du Satanisme.

Il est bien évident, en effet, que l’ignorance de la médecine et, disons-le aussi, du sacerdoce, en ces matières, n’est pas faite pour nous aider à résoudre l’embarrassant problème. Comment distinguer, comment trier, par exemple, dans le pêle-mêle d’une Salpêtrière ou d’une Sainte-Anne, des gens qui sont des hystéro-épileptiques ou des aliénés de ceux qui sont des énergumènes ou des possédés ? On traite ceux-là comme des fous ; au lieu de leur administrer des remèdes liturgiques, de les traiter par des adjurations et des prières, on les soumet au supplice glacé des bains ; on leur fait ingérer des potions préparées avec des extraits de solanées ou des vins d’opium ; puis, après que tous ces névrotropiques ont raté, on finit par ne plus s’occuper d’eux, par les reléguer dans les salles oubliées des incurables.

Une seule exception à cette règle s’est affirmée, il y a de cela deux ans. À Gif, une jeune fille, exilée de sa propre personne par le Démon, fut examinée par des aliénistes qui conclurent à son internement immédiat dans un asile. La famille refusa. Des prêtres, délégués par l’évêque de Versailles, scrutèrent la malade, à leur tour ; ils reconnurent les symptômes de l’emprise infernale, pratiquèrent les exorcismes et la guérirent.

L’on peut citer ce cas, ainsi que l’un des cas très rares de la clairvoyance d’un prélat et de certains membres du clergé, à notre époque.

Mais ceci n’est que l’un des côtés de cette question complexe du Satanisme. En voici un autre :

Des gens qui ne sont nullement enfermés, nullement toqués, des gens qui se portent très bien, que l’on rencontre dans la rue, qui sont semblables à tout le monde, en somme, se livrent en secret aux opérations de la Magie noire, se lient ou essaient du moins de se lier avec les Esprits de Ténèbres, pour assouvir leurs désirs d’ambition, de haine, d’amour, pour faire, en un mot, le Mal.

Et c’est à propos de ceux-là que tant de personnes inquiètes vous interrogent : mais êtes-vous sûr que ces actes soient possibles, croyez-vous que des associations diaboliques se réunissent, avez-vous des preuves que le Satanisme n’est pas un leurre ?

Avouons-le, tout d’abord, la question démoniale est actuellement une des plus emmêlées et des plus obscures qui soit, et cela se comprend.

Le Satanisme bénéficie de la difficulté très réelle où nous sommes de le montrer nettement au public. Et, en effet, si les accès démoniaques et les manigances de la sorcellerie ont été considérés pendant plusieurs siècles comme des crimes et traqués et poursuivis et clairement révélés par les débats de laborieux et de bruyants procès, il n’en est plus de même aujourd’hui. La Magie ne constitue plus un crime et le sacrilège est rayé des codes ; les magistrats ne s’en occupent point et par conséquent la publicité des assises et de la presse manque.

Et cependant, si l’on suivait attentivement les discussions de certaines causes contemporaines, si l’on regardait de très près, par exemple, le procès d’Eloclie Menétrey, connu sous le nom de crime de Villemomble, ou bien encore si l’on se reportait aux interrogatoires de ce Mathias Hadelt qui assassina, en 1891, un trappiste d’Aiguebelle, l’on discernerait, en se donnant la peine de lire entre les lignes des dépositions, l’influence, l’intercession même du Très-Bas, dans ces affaires.

Ajoutons que, dès qu’un stigmate infernal paraît, on l’étouffe ; il semble que, d’un commun accord, la magistrature et le clergé soufflent les lumières et se taisent quand le Démon passe ; dans ces conditions, la preuve à administrer du Satanisme devient presque impossible.

Il existe néanmoins des faits — que l’on n’a pu cacher, ceux-là — et qui mènent par les déductions que l’on en peut tirer à cette conséquence, que la réalité du Satanisme est indéniable.

C’est de ceux-là que je voudrais parler.

Je prends le plus connu de tous : le mardi de la semaine de Pâques de l’an dernier, à Notre-Dame de Paris, une vieille femme, tapie dans une chapelle placée sous le vocable de saint Georges et située, à droite du chœur, dans l’abside, profite d’un moment où les suisses sont égarés, où la cathédrale est quasi vide, pour se ruer sur le tabernacle et emporter deux ciboires contenant, chacun, 50 hosties consacrées, plus la custode des secours.

Cette femme avait certainement des complices, car elle devait tenir, caché sous un manteau, un ciboire dans chaque main et, à moins d’en déposer un sur le sol et de risquer ainsi d’être aperçue, elle ne pouvait, elle-même, ouvrir l’une des portes de sortie, pour s’échapper de l’église.

D’autre part, il est évident que cette femme a commis ce vol pour s’emparer des hosties, car les ciboires ne représentent plus maintenant, dans la plupart des grandes villes, une valeur suffisante pour tenter les gens. Chacun sait, en effet, qu’ils sont en bronze doré, en cuivre, en aluminium, que l’intérieur seul de la coupe est en vermeil. Disons encore que, pour les vendre, sans crainte d’être découvert, le recéleur qui les achète est obligé de les tordre ou de les fondre, de les solder au poids ; et alors, quelle somme peut-il bien offrir de ces matières mortes à des escarpes qui sont forcés de recourir à sa médiation et par conséquent d’être exploités par lui, pour s’en défaire ?

D’ailleurs, dans les vols effectués en province où parfois le trésor des églises a conservé d’anciennes pyxides et de vieux vases d’argent ciselé ou d’or, toujours le larron qui les déroba, pour leur métal, s’est débarrassé des hosties parce qu’elles le gênaient et pouvaient le trahir, en s’essaimant, le long du chemin, pendant sa fuite.

J’ai compulsé les récits d’un grand nombre de ces larcins, et toujours j’ai remarqué que le voleur qui ne s’attaquait qu’aux objets de prix versait le contenu des ciboires, soit sur la nappe de l’autel, soit sur le sol ; une seule fois, depuis plusieurs années, dans un rapt qui eut lieu, au mois de décembre 1894, à La Pacaudière, dans la Loire, le dévaliseur s’est avisé de jeter les saintes Oblates dans les latrines.

Or, aucune hostie ne fut laissée à Notre-Dame, ni sur l’autel, ni dans les lieux, ni sur les dalles ; toutes furent enlevées ainsi que les récipients dont la valeur était nulle, mais qui pouvaient ajouter, par leur bénédiction, un piment sacrilège de plus au crime.

Et ce fait de Notre-Dame n’est pas un fait isolé. J’ai depuis longtemps déjà récolé dans les Semaines religieuses les dols Eucharistiques qui furent opérés, en France, dans les églises.

Ils ont atteint depuis quelques années un développement incroyable. L’an dernier, pour ne pas remonter plus haut, ils se sont multipliés dans tous les coins les plus éloignés du territoire. Dans la Nièvre, dans le Loiret, dans l’Yonne, les tabernacles sont forcés et les célestes Apparences prises. Treize églises sont spoliées dans le diocèse d’Orléans et les déprédations s’aggravent à un tel point dans le diocèse de Lyon, que l’archevêque invite, par un communiqué, les curés de ses paroisses à transformer les tabernacles en coffres-forts.

Et du sud au nord, les attentats se croisent. J’en relève à quelques mois de distance, dans l’Aude, dans l’Isère, dans le Tarn, dans le Gard, dans la Haute-Garonne, dans la Nièvre, dans la Somme, dans le Nord.

Quelques années auparavant, c’était le Dauphiné qui paraissait être la région spécialement choisie pour servir de foire d’empoigne à ces bourreaux d’un Dieu ; et cela fait rêver si l’on songe que cette ancienne province est celle où foisonnent le plus de sanctuaires voués à la Vierge. En sus de la Salette, on y trouve, en effet, Notre-Dame de Chalais, d’Esparron, de Casalibus, des Croix-de-l’Isle, de la grotte du Mont, d’Embrun, de Laus, de Beauvoir, de Bon-Secours, de Grâce, de Lumière, des Anges, de Pitié, de Fontaine-Sainte de Voiron,… et j’en passe.

Il semble donc qu’il y ait eu une irruption diabolique dans ce fief de la Mère du Sauveur, un défi du Démon portant l’attaque dans les douaires mêmes de la Vierge.

Ajoutons que ces abominations ne sont pas particulières à la France. Cette année même, aux approches de la Semaine sainte qui est l’époque partout attendue par les Sataniques pour commettre les souverains méfaits, toutes les hosties du monastère de Notre-Dame des Sept Douleurs, à Rome, ont disparu ; et il en fut de même à l’église paroissiale de Varèse de Ligurie et au couvent des religieuses de Santa Maria délie Grazie, à Salerne.

Eh bien, a-t-on recherché, a-t-on découvert tous ces gens qui dévalisèrent les tabernacles ? — Nulle part je ne vois trace d’un jugement, d’une arrestation, d’une poursuite.

Au fond, ces larcins laissent la justice et le clergé presque inertes ; l’on récite en chaire une amende honorable, puis l’on fait une ou plusieurs cérémonies de réparation, comme celles que prescrivit Mgr Richard, à propos du sacrilège de Notre-Dame, et c’est une affaire enterrée, finie ; jamais plus l’on n’en parle.

Pour que l’Église, pour que la Justice, pour que la Presse consentent à s’émouvoir, il faut qu’elles se heurtent à des crimes monstrueux, tels que ceux-ci :

Il y a plusieurs années, à Port-Louis, un sieur Picot se lie par un pacte avec l’Enfer et mange le cœur encore chaud d’un enfant qu’il assassine. L’an dernier, au mois de janvier, dans la même ville, un sorcier du nom de Diane cherche à acquérir les faveurs des Puissances infernales, en coupant le cou d’un garçon de sept ans, dont il suce, à même de la plaie, le sang[1].

Mais, je le répète, sauf pour ces cas de démonomanie furieuse, aucun indice n’est livré au public sur les sentes de plus en plus prolongées, sur les sapes de plus en plus profondes du Satanisme dans nos mœurs. La question se pose maintenant de savoir pourquoi des gens dérobent les Espèces saintes.

Aucune réponse n’est possible, si l’on n’admet pas que les hosties sont emportées pour être employées à des stupres divins, à des œuvres de magie noire.

Que voulez-vous, en effet, qu’un libre-penseur fasse de ces oublies ? Ce sont des azymes sans valeur pour lui ; il n’achèterait pas vingt-cinq centimes le lot soustrait à Notre-Dame. Il faut donc que ceux qui les acquièrent croient que ces particules ne sont plus des rondelles de pain, mais la Chair même du Christ.

Or, comme cette Chair ne peut, dans ces conditions, être utilisée que pour des actes d’exécration, que pour des apprêts de cantermes et de philtres, que pour des cérémonies infernales, nous sommes forcément amenés, par ce seul fait qu’on La vole, à conclure à l’existence certaine du Satanisme.

Une autre question se présente encore. Sont-ce des gens isolés ou des associations démoniaques qui commandent ces forfaits ou en profitent ? Avons-nous affaire à des Lucifériens ou à des Sataniques ?

Les présomptions seraient plutôt pour la première de ces sectes ; je m’explique :

Tout le monde sait que le domaine du Déchu, sur cette terre, se divise en deux camps :

L’un, celui du Palladisme, de la haute franc-maçonnerie, des Lucifériens qui englobe le vieux et le nouveau monde, qui possède un anti-pape, une curie, un collège de cardinaux, qui est, en quelque sorte, une parodie de la cour du Vatican.

Le général Pike fut, pendant quelques années, le vicaire du Très-Bas, le pontife installé dans la Rome infernale, à Charleston ; celui-là est mort ; maintenant c’est Adriano Lemmi, un filou condamné pour vols en France, qui est le Saint-Père noir. Il ne réside plus comme son prédécesseur en Amérique, mais bien à Rome.

De nombreux renseignements ont été fournis sur le Palladisme. Les plus sûrs, ceux auxquels on peut se reporter, sans crainte de se perdre dans des divagations singulièrement louches et dans des histoires à dormir debout, sont ceux qui nous ont été donnés par Mgr Meurin, archevêque-évêque de Port-Louis, en un livre approuvé par Léon XIII et qui porte ce titre : « La Franc-Maçonnerie, synagogue de Satan. »

Ils ont été confirmés, tout récemment d’ailleurs, par le témoignage même des Lucifériens dont un groupe dissident aux accointances plus que suspectes, a fait paraître sous la direction de miss Diana Vaughan, une revue de propagande le « Palladium ».

L’on y trouvera, exposés tout au long, la profession de foi et le credo des Palladistes ; l’on y pourra subodorer aussi le plus fétide bouquet qui soit d’outrages à la Vierge, et de blasphèmes. Seul, le Léo Taxil de « À bas la Calotte » et des « Bouffe Jésus » a fait, dans ce genre, mieux.

L’autre camp se compose d’associations éparses ou de gens isolés, travaillant seuls ou avec l’aide de quelques voyantes, poursuivant un but personnel, ne s’occupant pas spécialement, ainsi que les groupes Lucifériens, d’abattre le Catholicisme partout où il fléchit et de préparer le règne attendu de l’Antéchrist ; l’on pourrait dire d’eux, de même que de certains anarchistes, qu’ils sont des solitaires. En tout cas, il ne semble pas y avoir de relations entre l’armée des Lucifériens et les déicides esseulés ou les petits cénacles du Satanisme.

D’ailleurs, leurs idées diffèrent. Pour les Palladistes, Lucifer est l’égal d’Adonaï ; il est le Dieu de lumière, le Principe du bien, tandis qu’Adonaï est le Dieu de ténèbres, le Principe du mal ; il est, en un mot, Satan même. Aussi est-ce pour eux une injure que d’appeler Lucifer par ce nom.

C’est donc le christianisme retourné, le catholicisme à rebours ; et cette religion à ses fervents et ses dévotes ; l’on peut en juger par la prière suivante ; je l’extrais de l’immonde revue dont j’ai parlé :

« Ô Dieu de bonté, ô Père le plus aimant des Pères, ô Lucifer très haut et plus haut, grand et plus grand, tout-puissant et plus puissant, nous nous prosternons devant ta divine majesté. Du fond de mon âme, je te crie : à toi, Seigneur, je suis à toi, toute à toi ! Qu’Adonaï soit conspué ! nous le rejetons, nous l’exécrons et que les baptisés par l’eau le renient ! Éclaire, éclaire. Saint des Saints, Flambeau qui porte la lumière, foyer de la vie des mondes, intelligence bénie, éclaire, éclaire, ô Lucifer Dieu bon[2] ! »

En somme on peut définir aussi cette doctrine : un nouveau surgeon du vieux Manichéisme qui, après avoir rampé à travers les âges, repousse dans le fumier de ce temps, ses monstrueuses tiges.

Les Sataniques, au contraire, ont la même croyance que nous. Ils savent parfaitement que Lucifer, que Satan est l’Archange proscrit, le grand Tenancier du Mal ; et c’est en connaissance de cause qu’ils pactisent avec lui et qu’ils l’adorent.

Or, il est à remarquer que les Sataniques ne sont pas réduits comme les Lucifériens à se procurer, par n’importe quel moyen, des hosties, car un prêtre est souvent affilie à chacun de leurs petits groupes et il peut consacrer, au fur et à mesure de leurs besoins ; je ne crois pas, en revanche, qu’il y ait beaucoup d’aumôniers dans les nombreux corps d’armée du Palladisme ; d’ailleurs, où et comment recruter assez de prêtres apostats pour desservir, en Europe et en Amérique, toutes les paroisses du Mal ?

Il semble donc que les vols se pratiquent de préférence au profit des Lucifériens qui ont, du reste, adopté l’emblème de l’Eucharistie transpercée et du calice renversé ; mais ce n’est là, il faut bien le dire, qu’une hypothèse, car il est très possible qu’un Satanique riche, qu’un solitaire, commande un vol, tel que celui de Notre-Dame ; il se peut aussi qu’un brocanteur tienne commerce d’Oubliés saintes et possède une clientèle de scélérats qui les achète ; il se peut qu’il y ait un tarif, une mercuriale des Espèces dérobées, dans ce Paris où tout se vend. Peut-être, ferait-on de bien étranges découvertes, si l’on s’engageait dans cette voie.

Dans tous les cas, ce qui n’est plus une hypothèse, mais bien une certitude, ce sont ces larcins de la Chair divine dans les églises ; c’est là qu’est la véritable piste que l’on devrait suivre, si l’on voulait trouver les vrais sacrilèges, les vrais partisans du Diable, examiner les abominations qu’ils pratiquent, savoir, une bonne fois, à quoi s’en tenir sur le pouvoir plus ou moins occulte dont ils disposent.

Et, je le répète, une fois encore, ceux qui devraient suivre ces pistes les négligent ; nous nous bornerions donc à soupeser des conjectures, si, çà et là, quelques renseignements exacts ne nous étaient donnés par des personnes mêlées à ces affaires ; si, par des vérifications, renouvelées, incessantes, sûres, nous ne savions qu’il existe, en effet, certains prêtres qui ont formé des cercles dans lesquels ils célèbrent la Messe noire.

Tel ce chanoine Docre dont le profil apparaît qulequefois dans la vitrine d’un photographe qui fait le coin de la rue de Sèvres et de la place de la Croix-Rouge. Celui-ci a constitué, en Belgique, un clan démoniaque de jeunes gens. Il les attire par la curiosité d’expériences qui ont pour but de rechercher « les forces ignorées de la nature » — car, c’est l’éternelle réponse des gens acculés, pris en flagrant délit de Satanisme ; puis il les retient par l’appât de femmes qu’il hypnotise et par l’attrait de plantureux repas ; et, peu à peu, il les corrompt et les perturbe avec des aphrodisiaques qu’ils absorbent, sous forme de noix confites, au dessert ; enfin quand le néophyte est mûr, lié et sali par de réciproques sévices, il le lance en plein sabbat, le mêle à la troupe de ses horribles ouailles.

Il faut croire pourtant que cette ignoble apostolat ne rend pas ceux qui le pratiquent heureux, car l’une des victimes de Docre me racontait l’affolement de ce prêtre tremblant d’angoisses, criant, certains soirs : J’ai peur, j’ai peur ! ne parvenant à se rassurer, à se reprendre qu’en s’entourant de lumières, en vociférant des invocations diaboliques, en commettant avec l’Eucharistie des sacrilèges.

J’en cite un, et combien d’abbés Verbicides et de dévotes proditrices des choses saintes ! — Mais laissons cela. — Pour en revenir à la question du Satanisme, une étude d’ensemble, une étude sérieuse, documentée, sur ses origines, ses filiations, sa vie dans les temps reculés, son infiltration dans les campagnes, son expansion dans les villes, à notre époque, devenait nécessaire.

C’est cette étude que Jules Bois a tentée, dans ce volume qui est certainement le plus consciencieux, le plus complet, le mieux renseigné que l’on ait encore écrit sur l’au-delà du Mal.

Jules Bois qui, s’il ne professe pas les idées catholiques orthodoxes est, du moins, un spiritualiste ardent et un écrivain convaincu, a laissé aux explorateurs de l’Église le soin de reconnaître les contrées Lucifériennes, de frayer les pays découverts des Palladistes, et, se dirigeant d’un autre côté, il s’est résolument avancé sur les territoires à peine connus du Satanisme. Il les a parcourus dans tous les sens, visitant leurs ruines, suivant leur histoire à travers les âges, la rejoignant à notre siècle et c’est le résultat de ces studieuses excursions, le produit de ces immenses lectures qu’il nous apporte, criblé en un fin tamis d’art, dans ce volume qu’il intitule : « Le Satanisme et la Magie. »

Toute la partie ancienne tant de fois traitée par les écrivains qui s’occupèrent d’occultisme est, en quelque sorte, rajeunie dans ce livre. Sans s’attarder sur des œuvres déjà dépouillées par d’autres, il a eu surtout recours aux liasses omises, aux textes inédits et il a tiré de curieuses notes des Archives de la Bastille, des manuscrits de la Bibliothèque nationale et surtout de ceux de l’Arsenal, si riche en grimoires, en documents sur la science spagyrique, sur la démonographie, sur les pratiques de la sorcellerie et de la nigremance.

Il a enfin, longuement, patiemment, étudié Cornélius Agrippa, le seul écrivain qui ait, en somme, consigné par écrit la vraie liturgie des cérémonies infernales, les hypocrites et les cauteleuses formules qui, lorsque Dieu le tolère, permettent à l’homme d’entrer en relations avec les Esprits du Mal.

Pour la première fois, il a traduit du latin et il a joint comme pièce justificative et comme appendice à son ouvrage, ce IVe livre de la « Philosophie occulte », dans lequel les initiés peuvent trouver toute la technique du Satanisme.

Et, ce faisant, il a, selon moi, chrétiennement agi, car le vieil axiome de la Magie « Tout secret divulgué est perdu » demeure exact. Il en est de l’infâme goétie, de même de que cette flore qui se ramifie dans les tuyaux d’égout, qui pousse, qui se développe sous le pavé de nos rues, dans l’ombre des conduits de fonte ; c’est une sorte de végétation fongueuse, de champignon, d’éponge décomposée, de teigne qui tire ses sucs d’on ne sait quel terreau, qui s’accroît dans l’humidité, s’épanouit dans la puanteur des limons et, finalement, s’étiole, se dessèche et meurt quand on la transporte dans de la véritable terre, au plein jour. Tel l’Esprit de Ténèbres qui ne se meut que dans la boue et dans la nuit des âmes et qui se paralyse et perd son efficace, dès qu’on l’éclaire. En somme, la publicité, le grand air, sont un des antidotes les plus puissants du Satanisme.

L’on peut donc espérer qu’en ébruitant cet abominable opuscule, Jules Bois gênera singulièrement les adeptes de la Magie qui se gardent bien de parler de ce IVe livre d’Agrippa dont ils se réservent les formules et les recettes pour opérer des conjurations et tenter des sorts.

Dans la partie toute moderne. Bois a nécessairement dû réunir et sérier une masse énorme de pièces. Celles qui lui ont le plus particulièrement servi proviennent de trois sources :

Du Folk-lore contemporain, des longues et patientes études de M. Tuchmann sur la « Fascination » publiées depuis cinq ou six ans dans la revue « la Mélusine » — puis des archives de Vintras qui abondent en documents sur le Satanisme, — enfin de celles de Christian père qui avait amassé les plus curieuses informations sur la magie, sur les vénéfices, sur les messes noires. Selon la méthode anglaise, Jules Bois a, en outre, fait appel au bon vouloir des gens qui possédaient des renseignements sur ces questions. Il a enfin utilisé le concours d’un des derniers sorciers de Paris qui fut, dès son enfance, initié à la pratique des sortilèges par les Bohémiens et profité d’un voyage pour s’aboucher avec la sorcière de Bretagne, avec la voyante d’Hulgoath qui lit l’avenir dans des fioles reposées d’urine.

Il a ainsi pu peindre, d’après nature, la physionomie du sorcier contemporain et de la sorcière, si facilement confondus par tout le monde avec les bateleurs et les somnambules, avec tout ce ramas d’ignorants filous qui pullulent dans le bas-fonds des villes.

De ces monceaux de rapports, de dossiers, de lettres, des extraits aussi des travaux sur les « Pactes » édités en Allemagne et qui sont les plus sérieux et les plus complets que l’on ait entrepris sur cette matière, Jules Bois a su bâtir un livre condensé et aussi un livre d’ensemble du haut duquel le lecteur peut embrasser d’un coup d’œil tout le panorama du Satanisme.

Il a élargi les échappées ouvertes sur l’au-delà du Mal, et écrit d’éloquentes et de lyriques pages pour montrer les étapes successives des goéties, pour déceler et expliquer les opérations des charmes d’amour et de haine.

D’aucunes étonneront par les idées tout à la fois hétérodoxes et généreuses qu’elles soutiennent, celles, par exemple, où le poète des « Noces de Satan » exalte la femme jusqu’à vouloir lui faire jouer un rôle messianique dans l’avenir ; celles encore où il témoigne d’une complaisante pitié pour la face de larmes qu’il prête à l’éternel Impénitent ; celles enfin où l’offense de l’antique Gnose reparaît, lorsqu’il parle de la Rédemption par le péché « du goût du ciel que laisse après lui l’assouvissement du Mal ».

Mais si ce volume n’est pas écrit par un auteur catholique, il combat, dans tous les cas et hardiment, la Magie noire et le Satanisme. C’est cela qui me séduit dans ce livre et aussi, je me hâte de le dire, l’art dont le poète a su enrober ses savantes gloses.

Je citerai, dans la première partie, à propos du jeu de Tarot, un passage de Bohémiens à travers le monde ; puis une page ardente, emballée sur la sorcière, sur la prise de possession de la femme par le Démon ; ensuite une superbe évocation du Diable avec tout l’arsenal des grimoires dans lequel figure « un bocal de sang humain où dansent sans pouvoir s’arrêter de petites poupées en terre de pipe, comme ivres de retenir dans leurs têtes des graines de pavots » ; enfin, un très original et très intéressant chapitre sur le Saint « sans autel », sur ce saint Jude qui, je l’avoue, me hante, car tout demeure mystérieux en lui.

On ne sait, en effet, ni quand, ni comment, Jude qui est également désigné dans la Bible sous les noms de Thaddée et de Lebbée et dont le père fut Cléophas et la mère Marie, sœur de la sainte Vierge, devient l’un des apôtres du Fils. Tout en insistant pour qu’on ne le confonde pas avec Judas, — ce qui eut lieu du reste — les Évangiles se contentent de le citer comme à la cantonade et, lui-même, se tient silencieux, ne sort de son mutisme que pour poser, dans la réunion de la Cène, telle que nous la décrit saint Jean, une question au Christ. Et Jésus répond à côté, esquive sa demande, refuse de s’expliquer, en somme. Jude est aussi l’auteur d’une Épître qui présente de singulières analogies avec la deuxième Missive de saint Pierre ; enfin saint Augustin raconte que ce fut lui qui inséra le dogme de la Résurrection de la chair dans le Credo.

Si nous consultons, d’autre part, le Bréviaire romain, nous y trouvons au 2e Nocturne du 28 octobre, jour de sa fête, que saint Jude évangélisa la Mésopotamie et subit avec saint Simon le martyre en Perse. Si nous ouvrons les Bollandistes, nous y lisons que, d’après Dorothée et Nicéphore, il aurait également prêché dans l’Arabie, converti l’Idumée et qu’au moyen âge, saint Bernard, qui le révérait, porta toujours sur lui quelques-unes de ses reliques et voulut être enterré avec.

S’agit-il maintenant de relater, à l’aide d’autres documents, sa vie ? la légende intervient et les hagiographes bafouillent, le confondent aussitôt, comme Jacques de Voragine, avec un autre saint. L’iconographie ne divagife pas moins, lorsqu’elle s’en occupe. Les tableaux d’antan, les estampes, lui concèdent les attributs les plus divers. Tantôt, ils le représentent tenant à la main une palme, un livre, une grande croix, tantôt une équerre, un bâton, une hache, une scie, une hallebarde ; et, dans les souvenirs populaires, il revient plus étrange encore.

Cet Élu qui fut avec saint Simon, auquel son nom est presque toujours accolé, le patron des tisserands et des mégissiers du moyen âge, est pris par tous les sorciers pour Judas et, dans les causes désespérées, les affligés l’implorent !

Jules Bois devait donc forcément s’en occuper, au point de vue de la Magie, et il nous donne l’authentique prière que les sorciers adressent à cet apôtre défiguré du Christ.

Toute la seconde partie du livre devrait être, en détail, prônée : le Sabbat dont la poète résout ingénieusement l’inquiétante énigme ; le chapitre où il avère la secrète constance de messes noires ; celui où il narre et explique une messe solitaire et nocturne, issue du terroir albigeois, l’office de la vaine observance ; puis des pages essentielles où il a pressé le suc vireux des grimoires, des pages sur les Succubes et les Incubes, sur les envoûtements et sur les Larves ; et ce volume se termine sur le remède réservé aux qu’il décrit, sur les exorcismes.

On peut le voir par cette brève énumération, cet ouvrage est, comme je l’ai annoncé plus haut, un itinéraire complet du Satanisme. J’ajouterai que son texte se renforce de portraits véridiques, tels que celui de ce médium fabricant d’hérésies en chambre, qui eut nom Vintras.

Ainsi s’affirme ce curieux livre. Il est utile de l’étudier, ne fût-ce que pour connaître les périls auxquels les gens épris de magie s’exposent, car l’on ne saurait trop le répéter, ceux-là se préparent la plus abominable existence qui se puisse voir. Ils ouvrent, en quelque sorte, les portes de leurs aîtres au Mal ; c’est, à bref délai, la perte de la personnalité et de la volonté ; leurs âmes deviennent de véritables réservoirs de larves. J’en connais qui ont tout essayé, qui ont pratiqué le rituel des maléfices, commis le sacrilège ; ils ont sans doute lassé l’indulgente pitié de Dieu, car l’expiation ne s’est pas fait attendre. Ils errent, désorbités, à moitié fous, dans la vie, ne s’appartenant plus, ne se sentant plus, eux-mêmes, que pour constater leur déchéance et pour souffrir. Ce sont de vrais possédés que manient des forces mauvaises auxquelles il leur faut, même quand ils ne le veulent plus, obéir.

Ah ! il y a pourtant assez à faire pour se défendre contre cet odieux Tentateur qui s’infond, malgré nos résistances et nos prières, en l’âme de chacun de nous. Il nous guette, il nous pénètre à chaque instant ; il nous sème de pensées mauvaises, nous laboure d’idées folles ; il moissonne et engrange nos péchés, se nourrit de nos offenses et de nos fautes ; il suce nos crimes, « nostra crimina sugit, » comme le dit, en sa langue énergique, l’abbesse Herrade. N’est-ce donc point suffisant d’être toujours aux écoutes avec soi-même, de rester constamment sur le qui-vive, pour repousser les attaques de l’Ennemi, sans vouloir encore pactiser et entrer en relations avec lui ?

Tel qu’il est montré dans ce livre, le misérable sort auquel, ici-bas, le sorcier se voue, est une avance d’hoirie sur les enfers. Je souhaite que la lecture de ce volume préserve les coquins ou les dupes qui rêveraient de pénétrer, eux aussi, dans l’au-delà du Mal.


  1. L’île Maurice paraît, à l’heure actuelle, être devenue un véritable repaire de démoniaques. Une correspondance adressée de Port-Louis à Marseille et portant la date du 29 mars 1895, nous apprend qu’en une seule nuit, neuf églises ont été pillées. À Port-Louis même, les tabernacles ont été brisés, les hosties volées ou lacérées et empuanties par des ordures, les ciboires remplis avec le sang d’un chat égorgé sur l’autel.
  2. Le recueil officiel des prières Lucifériennes vient d’être publié ; il contient des formules d’évocations infernales et des séries de dithyrambes démoniaques d’une bêtise rare.