Le Sabotage/05
CHAPITRE V
L’obstructionnisme
L’obstructionnisme est un procédé de sabotage à rebours qui consiste à appliquer avec un soin méticuleux les règlements, à faire la besogne dont chacun a charge avec une sage lenteur et un soin exagéré.
Cette méthode est surtout usitée dans les pays germaniques et une des premières et importantes applications en a été faite en 1905, en Italie, par les travailleurs des chemins de fer.
Il est inutile d’insister pour démontrer qu’en ce qui concerne spécialement l’exploitation des voies ferrées, les circulaires et les règlements chevauchent les uns sur les autres ; il n’est pas difficile non plus de concevoir combien leur scrupuleuse et stricte application peut apporter de désarroi dans le service.
Le gâchis et la désorganisation furent, en Italie, lors de l’Obstruction des « Ferrovieri » fantastiques et formidables. En fait, la circulation des trains fut presque suspendue.
L’évocation de ce que fut cette période de résistance passive fera saisir toute l’ingéniosité de cette tactique de lutte ouvrière. Les reporters qui vécurent l’obstruction nous en donnèrent des récits qui ont une saveur que n’aurait pas un exposé théorique. Laissons-leur donc la parole :
Le règlement veut qu’on ouvre le guichet pour la distribution des tickets trente minutes avant l’heure du départ du train et qu’on le ferme cinq minutes avant.
On ouvre donc les guichets. La foule se presse et s’impatiente. Un monsieur offre un billet de 10 francs pour payer un ticket de 4 fr. 50. L’employé lui lit l’article qui impose aux voyageurs de se présenter avec leur argent, compté jusqu’aux centimes. Qu’il aille donc faire de la monnaie. L’incident se répète pour huit voyageurs sur dix. Contre tout usage, mais selon le règlement, on ne rend pas la monnaie, fût-ce un franc. Après vingt-cinq minutes, une trentaine de personnes à peine ont pris leurs billets. Les autres arrivent, essoufflées, avec leur monnaie. Mais le guichet est fermé, parce que le délai réglementaire est écoulé.
Ne croyez pas, toutefois, que ceux qui ont pu prendre leurs billets ne soient pas à plaindre. Ils ne sont qu’au début de leurs peines. Ils sont dans le train, mais le train ne part pas. Il doit attendre que d’autres trains arrivent, d’autres trains qui sont en panne à cinq cent mètres de la gare. Car, d’après le règlement, on a accompli là des manœuvres qui ont déterminé un arrêt interminable. Des voyageurs impatientés, sont même descendus pour gagner à pied la gare ; mais les surveillants les ont arrêtés et leur ont dressé procès-verbal.
D’ailleurs, dans le train qui doit partir, il y a des tuyaux de chauffage à surveiller, et une inspection minutieuse peut durer jusqu’à deux heures. Enfin, le train s’ébranle. On pousse un soupir de soulagement. On croit toucher au but. Illusion !
À la première gare, le chef de train examine toutes les voitures et donne les ordres opportuns. On vérifie notamment si toutes les portières sont bien fermées. On devrait s’arrêter une minute ; c’est un quart d’heures au moins qu’il faut compter…
Ces incidents, qui se produisent au premier jour, à Rome et un peu partout, ne donnent qu’une image, imparfaite encore, de la situation. Pour les manœuvres dans les gares et pour la formation des trains de marchandises, les choses étaient bien plus compliquées.
Et tout cela entremêlé d’incidents grotesques ou joyeux à faire pâmer d’aise les mânes de Sapeck.
À Milan, un train s’était formé péniblement après une heure et demie de travail. Le surveillent passe et voit, tout au milieu, une de ces vieilles et horribles voitures que, par avarice, les Compagnies s’obstinent à faire circuler. « Voiture hors d’usage », prononce-t-il. Et tout de suite, il faut détacher la voiture et reformer le train.
À Rome, un chauffeur doit reconduire sa machine au dépôt. Mais il s’aperçoit que, derrière le tender on n’a pas placé les trois lanternes réglementaires. Il refuse donc de bouger. On va donc chercher les lanternes ; mais au dépôt, on refuse de les livrer, car on réclame un mot écrit du chef de gare. Cet incident prend une demi-heure.
Au guichet se présente un voyageur avec un billet à prix réduit. Au moment de timbrer, l’employé demande :
— Vous êtes bien M. Untel, dont le nom figure sur le billet ?
— Certainement.
— Vous avez des papiers constatant votre identité ?
— Non, pas sur moi.
— Alors, soyez assez bon pour trouver deux témoins qui me garantissent votre identité…
Toujours au guichet : un député se présente.
— Ah ! vous êtes l’honorable X… ?
— Parfaitement.
— Votre médaille ?
— Voici.
— Veuillez me donner votre signature.
— Avec plaisir. Un encrier.
— Je n’en ai malheureusement pas.
— Alors, comment puis-je signer ?
Et l’employé, placide et imperturbable de répondre :
— Je crois qu’au buffet…
Le correspondant d’un grand journal parisien narra, à l’époque, son burlesque voyage au temps d’obstruction :
Je me fis conduire à la gare des Termini (à Rome), où j’arrivai juste à l’heure du départ réglementaire du train Civita-Vecchia, Gênes, Turin et Modane. Je me présentai au guichet, qui était libre.
Suis-je encore à temps pour le train de Gènes ? demandai-je à l’employé.
Celui-ci me regarde un moment d’un air étonné ; puis il me répond avec flegme, en scandant les syllabes :
Certainement, le train de Gênes n’est pas encore parti.
Donnez-moi donc un billet d’aller et retour pour Civita-Vecchia, dis-je en lui passant ma monnaie comptée à l’avance.
L’employé prend ma monnaie, observe minutieusement et une à une chaque pièce, chaque sou ; il les palpe, les fait sonner pour les vérifier, le tout avec une lenteur telle que je lui dis, feignant l’impatience :
Mais vous allez me faire manquer mon train !
Bah ! Votre train ne part pas encore…
Comment ! comment ! fis-je.
Oui… On dit qu’il y a une petite chose de détraquée dans la machine.
Eh bien ! on la changera !
Chi lo sa ? …
Je laisse cet homme impassible, et gagne le quai dont la physionomie est anormale. Plus de ces allées et venues fébriles, de facteurs, d’employés ; ceux-ci sont répartis en petits groupes, parlant posément entre eux, ce pendant que les voyageurs font les cent pas devant les portières du train ouvertes. Partout règne le calme d’une petite gare de province.
Je m’approche d’une voiture de première classe. Une dizaine de manœuvres astiquent les poignées de cuivre, nettoient les vitres, ouvrent et ferment les portières pour s’assurer qu’elles jouent bien, époussettent les coussins, éprouvent les robinets d’eau et les boutons de lumière électrique. Une vraie rage de propreté, fait inouï dans les chemins de fer italiens ! Huit minutes ont passé et la voiture n’est pas prête encore.
Dio mio ! s’écrie soudain un des manœuvres. Voilà de la rouille sur les poignées de cette portière !
Et il frotte la rouille avec une ardeur sans pareille.
Est-ce que vous allez nettoyer ainsi toutes les voitures ? lui dis-je.
Toutes ! me répond cet homme consciencieux d’une voix grave. Et il y en a quinze à nettoyer encore !
Cependant, la locomotive n’est pas encore là. Je m’enquiers. Un employé complaisant m’assure que le mécanicien est entré au dépôt à l’heure réglementaire, mais il lui a fallu beaucoup de temps pour mettre sa machine en état, car il a voulu peser les sacs de charbon, compter une à une les briques d’aggloméré, enfin, inquiet sur certains appareils, il a dû prier son chef de venir discuter avec lui, — conformément au règlement !
J’assiste au dialogue suivant entre un sous-chef de gare et le chef de train :
« — Écoutez, dit le sous-chef de gare, vous savez bien que si vous exigez que le train soit formé suivant les règlements, on ne partira plus.
« — Pardon, chef, réplique l’autre avec calme. Il faut d’abord faire respecter l’article 293 qui exige que les voitures à tampons fixes alternent entre les voitures à tampons à ressort. Puis, il y a tout le train à reformer, car aucun des tampons ne coïncide exactement avec son contraire, comme il est prescrit à l’article 236, lettre A. Les chaînes de sûreté manquent en partie à certaines voitures qu’il faudra par conséquent réparer, comme l’exige l’article 326, lettre B. De plus, la formation du train n’est pas faite comme il est prescrit, parce que les voitures pour…
« — Vous avez parfaitement raison, s’écrie le sous-chef de gare. Mais pour faire tout cela, il faut une journée !
« — Ce n’est que trop vrai, soupire le chef de train, goguenard. Mais, que vous importe ? une fois en route la responsabilité pèse toute sur moi. J’insiste donc pour que le règlement soit respecté… »
Finalement, un coup de sifflet annonce que la locomotive s’avance, s’arrêtant longuement à chaque aiguillage pour une longue discussion entre le mécanicien et l’aiguilleur. En arrivant sur la voie où notre train l’attend, le mécanicien s’arrête encore une fois avec prudence : avant d’aller plus loin et d’aborder la tête de son train, il veut savoir si les freins des voitures sont en bon état, s’il n’y a pas de lampistes ou d’autres agents sur les toits des wagons… Un accident est si vite arrivé ! Enfin, le mécanicien se déclare satisfait et il amène sa locomotive à l’amarrage.
Nous allons partir ?… Allons donc ! Le manomètre de la machine doit marquer 5 degrés et il en marque 4. D’habitude, on part quand même et la pression monte en route. Mais le règlement exige les 5 degrés au départ et notre mécanicien ne partirait pour rien au monde à 4, 9 dixièmes ce soir.
Nous finissons par démarrer avec une heure et demie de retard. Nous sortons de la gare avec une sage lenteur, sifflant à toutes les aiguilles, longeant six trains en panne à deux kilomètres de Rome et dont les voyageurs pestent à qui mieux mieux, et… nous voici sous la coupe des contrôleurs qui passent leur temps à faire signer les voyageurs munis de permis, de demi-permis et de billets circulaires.
Cependant, première station. Des voyageurs montent. Les employés vérifient lentement la fermeture de toutes les portières, qu’ils ouvrent et ferment. Dix minutes se perdent encore. Malgré tout, le chef de gare siffle pour le départ.
Momento ! lui crie le chef de train. Momento !
Qu’y-a-t-il ? demande le chef de gare.
Je vais fermer la vitre de ce compartiment, là bas, comme le prescrit l’article 676 du règlement.
Et il le fait comme il l’a dit !
On repart… À la gare suivante, nouvelle comédie.
Il y a là des colis à prendre, neuf malles et cinq valises que le chef de train tient à vérifier avant de les admettre — comme il est prescrit par l’article 739 du règlement.
Et nous sommes arrivés enfin à Civita-Vecchia, à minuit 40, avec près de trois heures de retard, sur un parcours qui, d’ordinaire, se fait en deux heures…
Voilà ce qu’est l’obstructionnisme : respect et application, poussés jusqu’à l’absurde, des règlements ; accomplissement de la besogne dévolue avec un soin excessif et une non moins excessive lenteur.
Ceci exposé, il n’est pas inutile de connaître l’appréciation portée sur cette tactique de lutte par le Congrès International des Ouvriers du Transport qui se tint à Milan, en Juin 1906. Le rapporteur était un délégué autrichien, le citoyen Tomschick :
Il est très difficile de dire, déclara-t-il : le Congrès recommande aux travailleurs des chemins de fer de se mettre en grève ou d’employer la résistance passive. Par exemple, ce qui est bon et possible en Autriche, peut être mauvais et impossible à exécuter dans les autres pays…
Quant à la résistance passive : Elle est ancienne, elle a été appliquée déjà en 1895. Les camarades italiens ont employé la résistance passive bien maladroitement, en l’étendant également aux trains de voyageurs. Ils ont ainsi excité la population et c’était absolument inutile, car la circulation des voyageurs n’est pas la partie la plus importante du commerce, elle ne vient qu’en deuxième ligne. Pour les chemins de fer c’est surtout la circulation des marchandises qui entre en considération et il faut frapper les chemins de fer par son arrêt. Si les camarades italiens avaient fait ceci, ils auraient sans doute obtenu de grands avantages. Plus les marchandises s’accumulent, plus l’entière circulation est arrêtée et la conséquence en est que les voyageurs protestent parce qu’ils doivent rester en dehors et attendre en vain leur transport. Dans ces cas les réclamations des voyageurs ne s’adresseront pas aux travailleurs des chemins de fer, mais aux administrations. En Italie, on a pu constater le contraire : la population était contre les travailleurs des chemins de fer.
Je vous dis que la résistance passive est bien plus difficile à exécuter que la grève. Lors de la résistance passive les travailleurs des chemins de fer sont toujours sous le fouet des supérieurs, à chaque quart d’heure ils doivent se défendre contre toute sorte de commandements et, à cause du refus de travail, ils peuvent être congédiés à chaque moment.
Prenez tous les fonctionnaires : tout au plus dix sur cent savent les instructions, car les employés ne sont pas instruits par leurs chefs. Vous pouvez alors vous imaginer combien il est difficile d’éclairer et d’informer les travailleurs des chemins de fer lors d’une résistance passive.
Et puis il y a encore une circonstance importante qu’il ne faut pas oublier : lors de la résistance passive on surcharge de travail les hommes indifférents, ils doivent courir continuellement, ils ont peu de repos et par la perte de la rémunération kilométrique ils ont en même temps une diminution de leur gain. C’est pourquoi, nous y insistons encore une fois, l’exécution de la résistance passive n’est point une tâche facile…
Le Congrès ne désapprouva d’ailleurs pas l’Obstruction : il ne se prononça pas entre les deux moyens, — la résistance passive et la grève, — laissant aux intéressés le soin d’user de l’une ou de l’autre, selon qu’ils le jugeraient préférable.
Ces réserves du Congrès, au sujet de la résistance passive, en étaient si peu une condamnation que, l’année suivante, en octobre 1907, les cheminots autrichiens avaient recours à ce moyen de lutte : l’obstruction se continua durant une quinzaine de jours et les compagnies furent obligées de capituler.
Depuis, en maintes circonstances, l’obstructionnisme a été pratiqué dans les pays autrichiens : entre autres corporations qui y ont eu recours, citons celles des employés des postes et des typographes.
Ajoutons, avant de conclure, que ce procédé de lutte a acquis droit de cité en Allemagne : à l’approche du jour de l’an 1908 les employés des grandes maisons d’édition de Leipzig ont usé de ce sabotage à rebours qu’est l’Obstructionnisme. Un journal corporatif exposa les faits comme suit :
Ces employés qui, malgré la cherté des vivres, devaient travailler à des conditions excessivement précaires, avaient soumis un projet de tarif aux patrons demandant un minimum de salaire de 110 marks par mois. Les patrons comptant sur le manque d’union des employés (il existe 5 syndicats différents, dont 1 socialiste), auraient bien voulu traîner les pourparlers en longueur pour arriver à la morte-saison et ainsi pouvoir faire fi des revendications ouvrières. Mais ils avaient compté sans la vigilance du syndicat socialiste qui convoqua tous les employés à une réunion, où il fut décidé d’adopter le sabotage pour forcer les patrons à donner une solution. Le lendemain, les employés entrèrent dans la résistance passive, c’est-à-dire qu’ils travaillèrent consciencieusement, sans trop se presser, recomptèrent plusieurs fois les factures avant de les expédier, mettant le plus grand soin aux emballages, etc., et le résultat fut que quantité de ballots de livres ne purent être expédiés. Les patrons, voyant les choses tourner de cette façon, accordèrent dès le lendemain l’augmentation demandée.
Il nous reste à observer que si l’Obstructionnisme a fait ses preuves en Allemagne, il n’a pas encore, — sauf erreur, — été pratiqué en France. Cependant, il n’est pas improbable qu’il s’y acclimate… il n’est besoin pour cela que de l’occasion, de circonstances propices.