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Le Bossu/II/II/5

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Le Bossu — 5e partie
A. Dürr (p. 67-87).


V

— L’invitation. —


Passepoil regardait son noble ami avec une admiration mêlée d’attendrissement.

À peine Cocardasse était-il au début de sa menterie que cet honnête Passepoil s’avouait déjà vaincu dans la sincérité de son cœur.

Douce et bonne nature, âme modeste, sans fiel ! Presque aussi recommandable par ses humbles vertus que Cocardasse junior lui-même avec toutes ses brillantes qualités.

Les courtisans de Gonzague échangèrent des regards étonnés. Il y eut un silence, coupé de longs chuchotements.

Cocardasse redressait superbement les crocs gigantesques de sa moustache.

— Monseigneur m’avait donné deux commissions, reprit-il, et d’une !… j’arrive à l’autre… Je m’étais dit en quittant Passepoil : Cocardasse, ma caillou, réponds avec franchise : où trouve-t-on les cadavres ?… Le long de l’eau… Va bien !… Avant de chercher mes deux bagassas, j’ai fait un petit tour de promenade le long de la Seine… il faut être matinal : le soleil était déjà sur le Châtelet ; rien au bord de la Seine… Eh donc ! la rivière ne charriait que des bouchons !… Pécaïre ! nous avions manqué le coche !… Ce n’était pas tout à fait de ma faute, mais c’est égal, capédébiou ! Je me suis dit comme cela : Cocardasse, ma fille, tu périrais de honte si tu revenais vers ton illustre maître comme oun’pigeoun, sans avoir rempli ses petites instructions… Va bien ! quand on a le fil, les ressources ne manquent pas, non !… j’ai passé le Pont-Neuf, tout en me promenant les mains derrière le dos… et je dis : Tron de l’aër ! que la statue d’Henri IV y fait bien là où elle est… j’ai monté le faubourg Saint-Jacques… Hé ! Passepoil !

— Cocardasse ?

— Te souviens-tu, mon bon, de ce petit couquin de Provençal ? le rousseau Massabiou de la Cannebière, qui tirait les manteaux au tournant Notre-Dame ?

— Il a été pendu !

— Non pas, vivadiou !… Joli garçon !… bon vivant !… Massabiou gagne sa vie à vendre aux chirurgiens de la chair fraîche…

— Passez ! dit Gonzague.

— Eh ! donc ! monseigneur !… il n’y a pas de sot métier… mais si j’abuse des instants de monseigneur, sandiéou ! me voilà muet comme un brochet !…

— Arrivez au fait, ordonna Gonzague.

— Le fait, c’est que j’ai rencontré le petit Massabiou qui descendait le faubourg vers la rue des Mathurins… Adieu, Massabiou, petit, que j’ai dit. — Adieu Cocardasse, qu’il a fait. — La santé, clampin ? — Tout doucement… Et toi ? — Tout doucement… et d’où viens, petit ? — De l’hôpital là-bas porter de la marchandise…

Cocardasse fit une pause. Gonzague s’était retourné vers lui.

Chacun écoutait avidement.

Passepoil avait l’envie de fléchir les genoux pour adorer un petit peu son noble ami.

— Vous entendez, reprit Cocardasse, sûr désormais de son effet ; la caillou revenait de l’hôpital… et il avait encore son grand sac sur l’épaule… Va bien, mon bon, j’ai dit… et pendant que Massabiou descendait, moi j’ai continué de monter jusqu’au Val-de-Grâce.

— Et là ?… interrompit Gonzague ; qu’as-tu trouvé ?

— J’ai trouvé maître Jean Petit, le chirurgien du roi, qui disséquait, pour l’instruction de ses élèves, le cadavre vendu par l’ami Massabiou…

— Et tu l’as vu ?

— De mes deux yeux, sandiéou !

— Lagardère ?…

— Oui bien ! As pas pur !… en propre original… ses cheveux blonds… sa taille…

— Sa figure…

— Le scalpel était dedans. — Mais le coup de couteau ! reprit-il en montrant son épaule d’un geste terrible de cynisme, parce qu’il voyait le doute assombrir les visages ; le coup !… Pour nous autres, les blessures sont aussi reconnaissables que les visages.

— C’est vrai, cela, dit Gonzague.

On n’attendait que cela. Un long murmure de joie s’éleva parmi les courtisans.

— Il est mort ! bien mort !

Gonzague lui-même poussa un long soupir de soulagement, et répéta :

— Bien mort !

Il jeta sa bourse à Cocardasse qui fut entouré, interrogé, félicité.

— Voilà qui va donner du montant au champagne ! s’écria Oriol ; tiens, brave, prends ceci !

Et chacun voulut faire quelque largesse au héros Cocardasse. Celui-ci, malgré sa fierté, prenait de toute main…

Un valet descendit les degrés du perron. Le jour était déjà bas. Le valet tenait un flambeau d’une main, de l’autre un plat d’argent sur lequel il y avait une lettre.

— Pour monseigneur, dit le valet.

Les courtisans s’écartèrent. Gonzague prit la lettre et l’ouvrit.

On vit son visage changer, puis se remettre aussitôt.

Il jeta sur Cocardasse un regard perçant. Frère Passepoil eut la chair de poule.

— Viens ça ! dit Gonzague au spadassin.

Cocardasse s’avança aussitôt.

— Sais-tu lire ? demanda le prince qui avait aux lèvres un sourire amer.

Et pendant que Cocardasse épelait :

— Messieurs, reprit Gonzague, voici des nouvelles toutes fraîches !

— Des nouvelles du mort ! s’écria Navailles ; abondance de biens ne nuit pas.

— Que dit le défunt ? demanda Oriol transformé en esprit fort.

— Écoutez, vous allez le savoir… Lis tout haut, toi, prévôt !

On fit cercle. Cocardasse n’était pas un homme très-lettré, mais il savait lire en y mettant le temps. Néanmoins, en cette circonstance, il lui fallut l’aide de frère Passepoil qui n’était pas beaucoup plus savant que lui.

— Accousta, mon bon ! dit-il, j’ai la vue trouble !

Passepoil s’approcha et jeta les yeux sur la lettre à son tour. Il rougit, mais en vérité, on eût dit que c’était de plaisir.

On eût dit également que Cocardasse junior avait grand peine à s’empêcher de rire.

Ce fut l’affaire d’un instant. Leurs coudes se rencontrèrent. Ils s’étaient compris.

— Voilà une histoire ! s’écria le candide Passepoil.

As pas pur ! il faut le voir pour le croire ! répondit le Gascon qui prit un air consterné.

— Qu’est-ce donc ? qu’est-ce donc ? cria-t-on de toutes parts.

— Lis, Passepoil, la voix me manque !… Eh ! donc ! j’appelle cela un miracle.

— Lis, Cocardasse, j’en ai la chair de poule !

Gonzague frappa du pied. Cocardasse se redressa et dit au domestique :

— Éclaire !

Quand il eut le flambeau à portée, il lut d’une voix haute et distincte :

« Monsieur le prince, pour régler d’une fois nos comptes divers, je m’invite à votre souper de ce soir… Je serai chez vous à neuf heures… »

— La signature ! s’écrièrent dix voix en même temps.

Cocardasse acheva sa lecture :

« Chevalier Henri de Lagardère. »

Chacun répéta ce nom qui désormais était un épouvantail.

Un grand silence se fit.

Dans l’enveloppe qui avait contenu la lettre, un objet se trouvait. Gonzague l’avait pris. Personne n’en avait pu reconnaître la nature. C’était un gant.

C’était le gant que Lagardère avait arraché à Gonzague chez M. le régent.

Gonzague le serra. Il reprit la lettre des mains de Cocardasse.

Peyrolles voulut lui parler, il le repoussa.

— Eh bien ! fit-il en s’adressant aux deux braves, que dites-vous de cela ?

— Je dis, répliqua doucement Passepoil, que l’homme est sujet à faire erreur… j’ai rapporté fidèlement la vérité… d’ailleurs ce pourpoint est un témoignage irrécusable.

— Et cette lettre, la récusez-vous ?…

As pas pur ! s’écria Cocardasse, moi je dis que lou couquin de Massabiou peut certifier si je l’ai rencontré dans la rue Saint-Jacques !… qu’on le fasse venir !… Maître Jean Petit est-il chirurgien du roi, oui ou non ? J’ai vu le corps !… j’ai reconnu la blessure…

— Mais cette lettre !… fit Gonzague dont les sourcils se froncèrent.

— Il y a longtemps que ces drôles vous trompent ! murmura Peyrolles à son oreille.

Les courtisans de Gonzague s’agitaient et chuchotaient.

— Ceci passe les bornes ! disait le gros petit traitant Oriol ; cet homme est un sorcier !

— C’est le diable ! s’écria Navailles.

Cocardasse dit tout bas, contenant la fièvre qui lui faisait battre le cœur :

— C’est un homme, capédébiou ! pas vrai, mon bon !

Passepoil lui serra la main à la dérobée et murmura :

— C’est Lagardère !

— Messieurs, reprit Gonzague d’une voix légèrement altérée, il y a là-dessous quelque chose d’incompréhensible… nous sommes trahis… par ces hommes sans doute…

— Ah ! monseigneur ! protestèrent à la fois Cocardasse et Passepoil.

— Silence ! le défi qu’on m’envoie, je l’accepte.

— Bravo ! fit Navailles faiblement.

— Bravo ! bravo ! répétèrent les autres à contre-cœur.

— Si monseigneur me permet un conseil, dit Peyrolles, au lieu du souper projeté…

— On soupera, de par le ciel ! interrompit Gonzague qui releva la tête.

— Alors, insista Peyrolles, portes closes, à tout le moins.

— Portes ouvertes… portes grandes ouvertes !…

— À la bonne heure ! dit encore Navailles.

Il y avait là de vigoureuses lames : Navailles lui-même, Nocé, Choisy, Gironne, Montaubert et d’autres. Les financiers étaient l’exception.

— Vous portez tous l’épée, messieurs, reprit Gonzague.

— Nous aussi ! murmura Cocardasse en clignant de l’œil à l’adresse de Passepoil.

— Saurez-vous vous en servir à l’occasion ? demanda le prince.

— Si cet homme vient seul…, commença Navailles sans prendre souci de cacher sa répugnance.

— Monseigneur ! monseigneur ! dit Peyrolles ; ceci, croyez-moi, est affaire à Gautier-Gendry et à ses cousins !

Gonzague regardait ses affidés, les sourcils froncés et la lèvre tremblante.

— Sur ma vie ! s’écria-t-il au dedans de lui-même ; ils y viendront !… Je les veux esclaves !… ou la Sainte-Barbe sautera !

— Fais comme moi, dit tout bas Cocardasse junior à Passepoil ; c’est le moment !

Ils s’avancèrent tous deux, solennellement drapés dans leurs manteaux de bravaches et vinrent se camper au devant de Gonzague.

— Monseigneur, dit Cocardasse, trente ans d’une conduite honorable, je dirais même chevaleresque, militent en faveur de deux braves que les apparences décevantes semblent accuser… ce n’est pas en un seul jour qu’on ternit ainsi le lustre de toute une existence !… Regardez-nous et regardez M. de Peyrolles, notre accusateur…

Il était superbe, ce Cocardasse junior en disant cela. Son accent ultra-gascon prêtait je ne sais quelle saveur à ces paroles choisies. Quant à frère Passepoil, il était toujours bien beau de modestie et de candeur.

Ce malheureux Peyrolles semblait fait tout exprès pour servir de point de comparaison. Depuis vingt-quatre heures sa pâleur chronique tournait au vert-de-gris. C’était le type parfait de ces audacieux poltrons qui frappent en tremblant, qui assassinent avec la colique.

Gonzague songeait. Cocardasse reprit :

— Monseigneur, vous qui êtes grand, vous qui êtes puissant, vous pouvez juger de haut. Ce n’est pas d’aujourd’hui que vous connaissez vos dévoués serviteurs… souvenez-vous des fossés de Caylus où nous étions ensemble…

— La paix ! s’écria Peyrolles épouvanté.

Gonzague, sans s’émouvoir, dit en regardant ses amis :

— Ces messieurs ont déjà tout deviné… s’ils ignorent quelque chose, on le leur apprendra… Ces messieurs comptent sur nous comme nous comptons sur eux. Il y a entre nous réciprocité d’indulgence… Nous nous connaissons les uns les autres.

M. de Gonzague appuya sur ces derniers mots. Y avait-il un seul de ces roués qui n’eût quelque péché sur la conscience… Quelques-uns d’entre eux avaient eu déjà besoin de Gonzague dans leurs démêlés avec les lois ; en outre, leur conduite de cette nuit les faisait complices. Oriol se sentait défaillir… Navailles, Choisy et les autres gentilshommes tenaient les yeux baissés.

Si l’un d’eux eût protesté, tout était dit, les autres eussent suivi. Mais nul ne protesta.

Gonzague dut remercier le hasard qui avait éloigné le petit marquis de Chaverny.

Chaverny, malgré ses défauts, n’était point de ceux qu’on fait taire. Gonzague pensait bien se débarrasser de lui cette nuit et pour longtemps.

— Je voulais seulement dire à monseigneur, reprit Cocardasse, que de vieux serviteurs comme nous ne doivent point être condamnés légèrement… Nous avons, Passepoil et moi, de nombreux ennemis, comme tous les gens de mérite… Voici mon opinion que je soumets à monseigneur avec ma franchise ordinaire ; de deux choses l’une : ou le chevalier de Lagardère est ressuscité, ce qui me paraît invraisemblable, ou cette lettre est un faux, fabriqué par quelque coquin pour nuire à deux honnêtes gens… J’ai dit.

— Je craindrais d’ajouter un seul mot, dit frère Passepoil, tant mon noble ami a rendu éloquemment ma pensée.

— Vous ne serez pas punis, prononça Gonzague d’un air distrait ; éloignez-vous !

Ils n’eurent garde de bouger.

— Monseigneur ne nous a pas compris ! fit Cocardasse avec dignité.

Le Normand ajouta, la main sur son cœur :

— Nous n’avons pas mérité d’être ainsi méconnus !

— Vous serez payés !… fit Gonzague impatienté, que voulez-vous de plus ?…

— Ce que nous voulons, monseigneur !… c’était Cocardasse qui parlait et il avait dans la voix ce tremblement qui vient du cœur, ce que nous voulons, c’est la preuve pleine et entière de notre innocence !… As pas pur ! je vois que vous ne savez pas à qui vous avez affaire !

— Non ! dit Passepoil qui avait les larmes aux yeux tout naturellement et par infirmité, non !… oh ! non !… vous ne le savez pas !

— Ce que nous voulons, c’est une justification éclatante… et pour y arriver, voici ce que je vous propose : cette lettre dit que M. de Lagardère ira vous trouvez cette nuit jusque chez vous… nous prétendons, nous, que M. de Lagardère est mort… Que l’événement soit juge ! nous nous rendons prisonniers… si nous avons menti et que Lagardère vienne, nous consentons à mourir… n’est-il pas vrai, Passepoil ?

— Avec joie ! répondit le Normand, qui, pour le coup, fondit en larmes.

— Si au contraire, reprit le Gascon, M. de Lagardère ne vient pas, réparation d’honneur !… monseigneur ne refusera pas de permettre à deux bons garçons de continuer à lui dévouer leurs existences…

— Soit, dit Gonzague, vous nous suivrez au pavillon… l’événement jugera.

Les deux braves se précipitèrent sur ses mains et les baisèrent avec effusion.

— La justice de Dieu ! prononcèrent-ils ensemble en se redressant comme de vrais Romains.

Mais ce n’était pas à eux que Gonzague faisait attention en ce moment. Il contemplait avec dépit la piteuse mine de ses fidèles.

— J’avais ordonné qu’on fît venir Chaverny, dit-il en se tournant vers Peyrolles.

Celui-ci sortit aussitôt.

— Eh bien ! messieurs, reprit le prince, — qu’avez-vous donc ?… Dieu me pardonne, vous voilà pâles et muets comme des fantômes !…

— Le fait est, murmura Cocardasse, qu’ils ne sont pas d’une gaieté folle… Eh donc !

— Avez-vous peur ? continua Gonzague.

Les gentilshommes tressaillirent et Navailles dit :

— Prenez garde, monseigneur !

— Si vous n’avez pas peur, reprit le prince, — c’est donc que vous répugnez à me suivre.

Et comme on gardait le silence :

— Prenez garde vous-mêmes, messieurs mes amis ! s’écria-t-il ; souvenez-vous de ce que je vous disais hier dans la grand’salle de mon hôtel… Obéissance passive !… je suis la tête, vous êtes le bras… Il y a pacte entre nous…

— Personne ne songe à rompre le pacte, dit Taranne, mais…

— Point de mais !… je n’en veux pas !… songez bien à ce que je vous ai dit et à ce que je vais vous dire… hier, vous auriez pu vous séparer de moi, aujourd’hui, non ! vous avez mon secret… aujourd’hui, celui qui n’est pas avec moi est contre moi… si quelqu’un de vous manquait à l’appel, cette nuit…

— Eh ! fit Navailles, personne n’y manquera !

— Tant mieux ! nous sommes tout près du but… Vous me croyez entamé ; depuis hier, j’ai grandi de moitié !… votre part a doublé… vous êtes riches déjà sans le savoir autant que des ducs et pairs… Je veux que ma fête soit complète ; j’en ai besoin.

— Elle le sera monseigneur, dit Montaubert qui était parmi les âmes damnées.

La promesse contenue dans les dernières paroles de Gonzague ranimait les chancelants.

— Je veux qu’elle soit joyeuse ! ajouta-t-il.

— Elle le sera, pardieu ! elle le sera !

— Moi, d’abord, dit le petit Oriol qui avait froid jusque dans la moelle des os, — je me sens déjà tout guilleret… nous allons rire !

— Nous allons rire ! nous allons rire ! répétèrent les autres prenant leur parti en braves.

Ce fut à ce moment que Peyrolles ramena Chaverny.

— Pas un mot de ce qui vient de se passer, messieurs, dit Gonzague.

— Chaverny ! Chaverny ! s’écria-t-on de toutes parts en affectant la plus aimable gaieté, — arrive donc ! on t’attend.

À ce nom, le bossu, qui était immobile comme une pierre au fond de sa niche sembla s’éveiller. Sa tête s’encadra dans l’œil-de-bœuf et il regarda.

Cocardasse et Passepoil l’aperçurent à la fois.

— Attention ! fit le Gascon.

— On est à son affaire, répondit le Normand.

— Voilà ! voilà ! fit Chaverny.

— D’où viens-tu donc ? demanda Navailles.

— D’ici près… de l’autre côté de l’église… Ah ! cousin ! il vous faut deux odalisques à la fois ?…

Gonzague pâlit. À l’œil-de-bœuf, la figure du bossu s’éclaira, puis disparut.

Le bossu était derrière sa porte et contenait les battements de son cœur à deux mains.

Ce seul mot venait de le frapper comme un trait de lumière.

— Fou ! incorrigible fou ! s’écria Gonzague presque gaiement.

Sa pâleur avait fait place au sourire.

— Mon Dieu ! reprit Chaverny, l’indiscrétion n’est pas grande !… j’ai tout simplement escaladé le mur pour faire un petit tour de promenade dans le jardin d’Armide… Armide est double… il y a deux Armides… manquant toutes les deux de Renaud !

On s’étonnait de voir le prince si calme en face de cette insolente escapade.

— Et te plaisent-elles ? demanda-t-il en riant.

— Je les adore toutes deux !… Mais qu’y a-t-il, cousin ? se reprit-il, pourquoi m’avez-vous fait appeler ?

— Parce que tu es de noce, répliqua Gonzague.

— Ah ! bah ! fit Chaverny, vraiment !… on se marie donc encore ?… Et qui se marie ?

— Une dot de cinquante mille écus.

— Comptant ?…

— Comptant.

— De beaux yeux, la cassette… avec qui ?

Son regard faisait le tour du cercle.

— Devine ! répliqua Gonzague qui riait toujours.

— Voilà bien des mines de mariés, reprit Chaverny ; je ne devine pas : il y en a trop… Ah ! si fait !… c’est peut-être moi ?

— Juste ! fit Gonzague.

Tout le monde éclata de rire.

Le bossu ouvrit doucement la porte de sa niche et resta debout sur le seuil.

Sa figure avait changé d’expression : ce n’était plus cette tête pensive, ce regard avide et profond : c’était Ésope II, dit Jonas, le ricanement vivant.

— Et la dot ? demanda Chaverny.

— La voici, répondit Gonzague qui tira une liasse d’actions de son pourpoint ; elle est prête.

Chaverny hésita un instant. Les autres le félicitaient en riant.

Le bossu s’avança lentement et vint présenter son dos à Gonzague, après lui avoir donné la plume trempée dans l’encre et la planchette.

— Tu acceptes ?… demanda Gonzague avant de signer les endos.

— Ma foi oui, répondit le petit marquis ; il faut bien se ranger.

Gonzague signa. En signant, il dit au bossu :

— Eh bien ! l’ami, tiens-tu toujours à ta fantaisie ?

— Plus que jamais, monseigneur !

Cocardasse et Passepoil regardaient cela bouche béante.

— Pourquoi plus que jamais ? demanda Gonzague.

— Parce que je sais le nom du mari, monseigneur.

— Et que t’importe ce nom ?

— Je ne saurais pas vous dire cela… Il est des choses qui ne s’expliquent point… comment vous expliquer par exemple la conviction où je suis que, sans moi, M. de Lagardère n’accomplira point sa promesse fanfaronne ?…

— Tu as donc entendu ?

— Ma niche est là tout près… Monseigneur, je vous ai servi une fois.

— Sers-moi deux fois et tu ne souhaiteras plus rien…

— Cela dépend de vous, monseigneur !

— Tiens, Chaverny, dit Gonzague en lui tendant les actions signées.

Et, se tournant vers le bossu, il ajouta :

— Tu seras de la noce, je t’invite !

Tout le monde battit des mains, tandis que Cocardasse échangeait un regard rapide avec Passepoil, en murmurant :

— Le loup dans la bergerie ! Capédébiou ! ils ont raison : nous allons rire !

Tous les courtisans de Gonzague avaient entouré le bossu. Il partageait les félicitations avec le marié.

— Monseigneur, dit-il en s’inclinant pour remercier, je ferai de mon mieux pour me rendre digne de cette haute faveur… Quant à ces messieurs, nous avons déjà jouté de paroles… ils ont de l’esprit, mais pas tant que moi… hé ! hé ! sans manquer au respect que je dois à monseigneur, j’aurai le mot pour rire, je vous le promets… vous verrez le bossu à table ; il passe pour bon vivant… vous verrez ! vous verrez !…