La Réforme orthographique et le Rapport de M. Gréard
LA
RÉFORME ORTHOGRAPHIQUE
ET LE RAPPORT DE M. GRÉARD
De ce rapport j’espère qu’on peut enfin parler avec calme. Depuis trois mois, les brochures, les articles de journaux ne cessent de se succéder. Si l’intention du rapporteur était de ranimer une discussion qui paraissait près de s’éteindre, de remettre en présence des adversaires qui se retiraient peu à peu de la lutte, on doit avouer qu’il a réussi, peut-être même au delà de son désir. Il est vrai que, par elle-même, cette note ne tranche aucune question ; elle se contente de soulever des doutes, de poser des interrogations. Mais cela a suffi : il n’en a pas fallu plus pour que la querelle orthographique reprît de plus belle.
Il y a toutefois, ce semble, un changement dans la situation. Jusqu’à présent l’opinion penchait du côté des réformateurs : on éprouvait un certain plaisir à mettre l’Académie en demeure ; on lui mettait sous les yeux les erreurs et les contradictions qu’elle avait pu laisser échapper ; on prenait en pitié ceux qui pâlissaient sur les mystères de l’orthographe. Mais soudain les choses ont changé de face. Depuis qu’il a appris que l’Académie est officiellement saisie de la question et que la réforme est sérieusement à l’étude, le public commence à regarder du côté du Palais Mazarin avec un sentiment de malaise. Que va-t-il sortir de ces délibérations ? Devrons-nous retourner à l’école ?… L’orthographe, outre qu’elle est le bien commun de la nation, est un peu la propriété de chacun. On s’est assez donné de peine pour avoir le droit de la défendre. De là ces lettres venant un peu de partout qu’on peut lire dans la presse ; de là ces appréciations en sens divers de la note, désormais fameuse, de M. Gréard.
À vrai dire, la plupart s’en tiennent à un jugement d’ensemble. On approuve en bloc, ou bien l’on condamne. D’examen motivé, prenant une à une les modifications proposées, il n’y en a pas eu à ma connaissance. Et cependant en cette matière le détail est l’important. En d’autres circonstances, je n’aurais pas songé à demander l’attention du lecteur pour une enquête où quelques-uns des points controversés sont de valeur microscopique ; mais il en est un peu des minuties orthographiques comme des infiniment petits dans la nature : chacune en particulier n’est rien ; ce qui en fait l’importance, c’est leur nombre. Parlons-en donc une fois pour toutes, et parlons-en avec sérieux : c’est peut-être pour en avoir trop plaisanté que beaucoup de gens se trouvent aujourd’hui pris au dépourvu.
Je dirai d’abord qu’il faut approuver M. Gréard d’avoir ramené l’Académie vers un objet qu’elle avait un peu oublié, et qui, grâce à l’abandon où elle l’avait laissé, s’en allait à l’aventure aux mains du premier venu. Il semble qu’un corps ne doive jamais se détacher entièrement des obligations pour lesquelles il a été primitivement établi. Même alors que des devoirs d’une autre sorte et d’espèce plus relevée viennent se surajouter à la destination première, la marque d’origine doit subsister. C’est ainsi que chez les nations où la tradition n’a pas subi de trop fortes secousses, les dignitaires de l’État, autrefois simples serviteurs du souverain, remplissent encore à l’occasion l’utile et modeste emploi pour lequel leur charge avait été créée.
Un autre avantage qu’on peut trouver à ce rapport, c’est que la discussion sait enfin où se prendre. Nous n’avons plus affaire à quantité de propositions diverses, partant au hasard de tous les coins de l’horizon, bourrées d’idées hétéroclites. C’est l’Académie Française elle-même, représentée par un de ses membres les plus considérés, qui prend la parole et qui met à l’étude un certain nombre de principes, sur lesquels elle se déclare prête à accepter le débat. Aux lieu et place d’un meeting anarchiste, nous avons une discussion réglée et dirigée.
Il est vrai qu’un long repos a eu pour suite quelque incertitude dans les premiers mouvemens de l’illustre Compagnie. Devant la tâche qu’on lui présentait, elle est restée, dit-on, un peu hésitante. Donner un avis, — un avis décisif, — sur « les voyelles composées », sur « les doubles et triples consonnes », peut-être certains membres se disaient-ils à part eux que la question n’était pas mûre. Le rapporteur lui-même, qui devait être le leader de la délibération, apportait plutôt ses qualités bien connues de modération et de prudence que des propositions fermes : on peut soupçonner qu’il s’était mis à l’œuvre par obéissance au devoir plutôt que par goût et par vocation. La discussion s’est ressentie de cet état de choses. Des votes ont été rendus ; mais, à peine les suffrages recueillis et comptés, on en a contesté l’autorité.
Cédant à une amicale invitation, je viens à mon tour donner mon avis. C’est à titre de linguiste que je dois parler ; mais, pour dire la vérité, la linguistique a peu de chose à voir dans la question. Ce que je peux faire surtout, c’est de remettre en mémoire quelques règles de conduite bien connues des académiciens d’autrefois, et que l’éloignement a fait un peu perdre de vue. Toutes les fois que l’occasion s’en trouvera, je laisserai donc la parole aux premiers auteurs du Dictionnaire. Ce seront encore les meilleurs guides : leur savoir un peu terre à terre, mais pratique, leur bon sens et leur exactitude, sont encore aujourd’hui de saison.
Il ne me reste plus maintenant qu’à prier le lecteur de s’armer de courage, car la liste des abus à corriger est longue. Après que nous l’aurons épuisée, nous examinerons les motifs donnés à l’appui de cette grande réforme. L’état de notre langue justifie-t-il ces nombreux changemens ? quelle en est l’utilité ? d’où vient ce mouvement ?
Une première remarque à faire, c’est que le rapporteur semble avoir eu l’intention de contenter des réclamans de très différentes sortes. Il commence par s’adresser à ceux qui trouvent que l’Académie n’a pas encore assez réglementé l’orthographe et que nous jouissons d’une trop grande liberté. Parmi les douze articles que comprend le rapport, il y en a deux, — les deux premiers, — qui proposent de trancher d’une façon définitive certains cas où jusqu’à présent nous allions un peu au hasard et selon l’inspiration du moment. On devine que ces cas, qui avaient échappé à l’œil des Beauzée et des d’Olivet, ne doivent pas être de très haute importance. Mais si mince que soit ce reste de liberté, il y a, paraît-il, des gens que cela embarrasse.
Il s’agit d’abord des lettres majuscules. Nous citons le rapport : « Est-ce par une série de fautes d’impression que, pour certains mots, le Dictionnaire porte tantôt une majuscule, tantôt une minuscule ? qu’il écrit : « La Bourse de Paris est un beau monument » et « La bourse de Paris est périptère » ; — « Le Théâtre-Français » et « La Comédie française » ; — « Hérodote est le père de l’histoire, François Ier est le Père des Lettres » ?
On pourrait répondre que c’est la preuve d’une lecture bien attentive du Dictionnaire et que ces variations n’ont pas beaucoup gêné le commun dos hommes qui écrivent. On ne voit guère que les compositeurs d’imprimerie qui aient intérêt à être fixés sur la matière. Cependant, puisque la question est soulevée, essayons d’y répondre. Disons donc que la majuscule paraît indiquée du moment qu’il s’agit d’un nom ou d’un ensemble de noms pouvant être assimilés à un nom propre, qu’on ait à parler d’un personnage véritable ou d’une personne morale. On écrira donc : la Comédie-Française, le Palais de Justice, la Chambre des Députés, le Gaz Parisien, le Bon Marché. Ces majuscules contribuant à la clarté, il n’y a aucune raison pour s’en priver.
Mais sous ce chapitre des majuscules, la note de M. Gréard comprend un second point bien différent. Je continue de citer : « N’est-il pas inconséquent de dire : « Ce ministre est le Mécène des « poètes » et : « Ce vieillard est le mentor de la famille » ? Dans l’un et l’autre cas il y a métonymie : la différence du traitement orthographique ne semble pas justifiée. »
N’en déplaise à MM. les protes, ici il n’y a plus moyen d’établir une règle uniforme. C’est affaire de tact et d’appréciation. On écrira avec la minuscule : « Cette femme est un vrai cerbère », — « Nous avons un amphitryon charmant ». Mais la majuscule s’imposera ailleurs, par exemple si l’on écrit : « Ces comédiens voyagent avec leur Barnum », — « Les Capitaine Fracasse de la politique. » Quand un nom propre, pour une cause ou une autre, est arrivé à ce genre de notoriété que la personnalité disparaît absolument derrière l’idée qu’il représente, la petite lettre est de mise. Mais aussi longtemps qu’à travers le nom commun nous entrevoyons le personnage, il faut s’en tenir à la majuscule. Certains noms sont sur la limite ; à chacun de se décider selon la circonstance.
Cette réponse, je le sais, ne satisfera point ceux qui réclament « un principe ». Mais il faut dire dès les premiers pas ce que la suite montrera de plus en plus : une langue, surtout une langue possédant une riche littérature, n’est pas un système où tout soit coordonné et marche d’un mouvement égal : c’est une œuvre qui se fait et se défait sans cesse, à laquelle les siècles collaborent, chaque époque profitant du travail de l’époque antérieure et laissant quelque chose à faire à la suivante. On peut comparer ces intérieurs d’anciennes et nobles familles où l’on voit des meubles de tous les temps et des souvenirs de tout âge : vouloir les ramener à un seul et même modèle serait une tentative aussi malaisée que peu désirable.
Nous passons au second article, qui est assez analogue au premier. Il s’agit de ces petits signes destinés à unir les mots et qu’on appelle des tirets. La note fait observer qu’on a supprimé le tiret dans contretemps et qu’on l’a maintenu dans contre-cœur ; supprimé dans portecrayon et conservé dans porte-plume ; supprimé dans entretenir et conservé dans entre-bâiller. Ce sont là assurément des divergences qu’il faut s’attacher à effacer. Mais on ne pourra jamais les effacer toutes, car, à mesure que la langue fera disparaître et en quelque sorte amortira les anciens composés, il s’en formera de nouveaux. Le moment n’est pas encore arrivé d’écrire tout d’une venue sergendeville, comme nous avons en un mot gendarme. Il faut laisser à l’habitude le temps de faire son œuvre. Au dix-septième siècle on mettait en trois parties pié-d’estal. À la fin du siècle dernier, le château bâti par Louis XV à Meudon s’appelait encore : Le château de Belle-Vue. C’est ainsi que bien des locutions qui pour nous sont encore transparentes deviendront opaques pour nos neveux, et ne leur feront plus l’effet que de simples noms dont ils ne songeront pas à sonder la signification.
Il semble que l’auteur de la note, bien connu cependant pour sa réserve, se soit quelquefois laissé gagner à des partis pris. Cela vient probablement des guides qu’il suivait. Il veut que, pour les composés dont on n’aura pas pu opérer la soudure, comme belle-de-nuit, Comédie-Française, on supprime le trait d’union. Nous ne comprenons pas la raison de cette suppression. En attendant que la jonction se fasse, le tiret a son utilité, car il indique les candidats à la fusion. Il serait peu à propos de se remettre à écrire en trois mots eau de vie, car l’impression faite sur notre esprit est aussi simple que si l’on disait alcool. Puisqu’on se préoccupe de rendre le français plus facile aux étrangers, la suppression des tirets ne serait nullement pour eux un allégement, mais bien plutôt une difficulté. Ces traits d’union avertissent le lecteur qu’il n’a pas à comprendre un à un et portion par portion les membres d’un groupe, mais qu’il doit leur trouver une signification d’ensemble ; je cite comme exemples : cerf-volant, rat-de-cave, œil-de-bœuf. En voulant soulager celui qui écrit (et combien le soulagement est mince !), on compliquerait parfois de la manière la plus bizarre le travail de celui qui lit. Or, en France, la tradition est autre : elle veut que la peine soit pour l’écrivain.
Je connais les ennuis que causent ces mots imparfaitement unis. Quand il s’agit de les mettre au pluriel, on ne sait par où les prendre. Demandons à l’Académie qu’elle permette enfin d’orthographier des chédœuvres, comme on orthographie des piédestaux. Mais malheureusement les exemples de ce genre sont rares. Les jonctions se font plus lentement en français que dans les autres langues : c’est beaucoup si l’on en compte une centaine par siècle. Je ne sais si l’on en a indiqué la cause. Cela vient, je crois, du timbre de notre langue, qui forme ses pluriels pour les yeux plutôt que pour les oreilles. À peine notre ouïe perçoit-elle cette s, signe de la pluralité. Or, il se trouve que le langage, chose essentiellement auditive, se transforme plus vite par le parler vivant que par l’écriture. La plume est naturellement timide et ne vient que longtemps après. Comparez à nos timbres-poste les francobolli italiens, et vous commencerez à comprendre. Étant moins riche de son et d’harmonie, le français doit s’adresser davantage aux yeux et à la raison. Moins doué du côté de la forme, il a d’autres qualités : il fait voir il fait penser. Pour employer une expression moderne, c’est la plus « intellectuelle » des filles du latin.
Jusqu’à présent nous ne sommes pas sortis du domaine de l’écriture. Le rapporteur, en artiste qu’il est, a ménagé les gradations. Ainsi qu’il nous en avertit lui-même, il commence par les propositions les plus innocentes, afin de nous mettre en train. Pour le dire en passant, je voudrais bien savoir quelle est, sur ces deux premiers points, l’opinion de ceux qui demandent qu’on écrive exactement comme on parle, et qui ne souffrent rien de plus dans l’écriture que ce que la voix fait entendre.
En réglementant ces points d’importance secondaire, mais qui ont néanmoins leur valeur, le rapporteur est dans la vraie tradition de l’Académie. Celle-ci, du moment qu’on lui demande des directions, fait bien de les donner. Elle a l’avantage de s’adresser à des gens disposés d’avance à l’écouter. Nos compositeurs d’imprimerie ne sont pas des hommes à système : ce sont des serviteurs de l’orthographe officielle, des cliens dociles et convaincus… Nous allons maintenant avoir affaire à un public plus raffiné.
Ce ne sont assurément pas les typographes qui auraient eu l’idée de la réforme dont il va être parlé. On propose de supprimer l’accent grave qui sert à reconnaître et à distinguer certains adverbes ou prépositions, comme à, là, dès, où. Je n’insisterais pas sur ce point, qui n’a trouvé aucune faveur à l’Académie, s’il n’était pas intéressant de rechercher d’où a pu venir, dans quelle tête a pu germer cette idée étrange. Nous avons probablement affaire ici à la fantaisie d’un archéologue qui a trouvé moyen de glisser son idée parmi les desiderata de l’éminent académicien. Les accens ayant seulement été inventés au seizième siècle, il se peut qu’un paléographe ait pris en grippe cette nouveauté. Ne l’écoutons pas, s’il vous plaît : nous n’aurons jamais trop de lumière. Nous aurions tout le public contre nous. Quel est le négociant qui ne préférera pas quelques traits de plume en plus à l’ennui de devoir relire une lettre pour en ôter les obscurités, ou au danger d’être mal compris ? Certaine discussion du Mariage de Figaro est dans toutes les mémoires. Par cet exemple on voit (car il n’est pas défendu de faire ses réflexions en passant) quelles velléités de retour en arrière peuvent se dégager des études historiques entendues d’une certaine façon. Mais il est inutile de nous arrêter davantage à une idée qui s’était indûment introduite dans le cahier des réformes et que son parrain a résolument abandonnée.
Le rapport s’occupe ensuite des mots d’origine étrangère. Au risque d’indisposer les puristes, je dirai qu’il faut laisser aux mots anglais leur orthographe anglaise, d’abord parce qu’on ne peut pas faire autrement, et ensuite parce qu’on créerait des mots qui ne seraient d’aucune langue. Que voulez-vous faire avec speech, studbook, four-in-hand ? En vain dira-t-on que plusieurs de ces termes anglais sont primitivement venus de France : le costume qu’ils ont porté en dernier lieu est le vrai et le seul ; celui qui voudrait les en dépouiller leur enlèverait leur raison d’être. Il est clair qu’interview se compose des mêmes élémens que notre français entrevue ; mais tout le monde sent que le mot anglais, ou plutôt américain, avec son dérivé interviewer, suscite un cortège d’idées que l’honnête et simple entrevue n’éveille point. — L’anglais sport est d’origine française : mais un journal qui publierait un article consacré aux déports du monde élégant donnerait lieu à des malentendus. — « Il y avait dans notre ancienne langue, dit Littré, un verbe fleureter, qui signifiait babiller, dire des riens. » C’est l’origine de l’anglais flirt. Mais le nouveau venu anglo-saxon donne, ce semble, à une très vieille chose une nuance et comme une attitude nouvelle.
Ces mots étrangers, il faut s’y attendre, deviendront de plus en plus nombreux. Le langage est ici le miroir de la réalité : toute mode, toute invention importée du dehors amène avec elle un stock de vocables. Ne voyons-nous pas nos journaux remplis de records ? Il est inutile de s’en affliger : c’est le cours même des choses qui le veut ainsi. Nous prenons d’ailleurs grandement notre revanche avec les autres nations, et les puristes d’outre-Manche, non moins que ceux d’outre-Rhin, se plaignent assez des invasions françaises.
On a proposé de franciser ces mots étrangers ; mais le temps où le riding coat anglais est devenu la redingote française est loin. Notre époque se distingue précisément par une intelligence plus prompte des formes, des mœurs, des usages. Ce n’est pas au moment où nous nous essayons aux sons de la langue slave qu’il faut nous parler d’effacer intentionnellement les lettres qui dénotent une origine exotique.
On ne demande pas d’ailleurs au Dictionnaire de l’Académie de faire une place à cette foule de toute langue et de toute extraction : le mieux pour elle est de l’ignorer, comme des hôtes étrangers qui vont et viennent parmi nous, et qu’on accueille sans chercher à les retenir.
Nous arrivons maintenant à tout un ensemble de propositions qui forme la portion centrale du projet. Ces propositions sont de valeur bien inégale. Beaucoup émanent d’une catégorie particulière que nous appellerons, faute d’un autre nom, les simplificateurs. Ce sont des gens qui cherchent ce qu’on peut enlever à un mot sans l’empêcher d’exister, ou qui, mettant en regard deux termes plus ou moins semblables, se demandent pourquoi on y a laissé des différences, ou bien encore qui veulent alléger l’alphabet en le débarrassant des lettres qu’ils jugent inutiles. La simplification est une excellente chose, mais il faut en user à propos.
Comme on l’a dit justement, écourter n’est pas simplifier. Si, au lieu d’écrire il rompt, j’écris : il ront, j’aurai retranché une lettre ; mais aurai-je rendu le verbe plus simple ? Bien entendu, M. Gréard ne propose point pareille chose, quoique à un certain endroit il ait l’air de recommander l’orthographe tu mors au lieu de tu mords. Mais, entraîné par le désir d’aplanir la route aux commençans, il a trop prêté l’oreille à ces prétendus amis de la jeunesse, qui se promènent à travers la langue l’équerre et le cordeau à la main.
Commençons par les points où la simplification nous paraît possible. C’est en ce qui concerne certaines règles de la grammaire, règles extraordinaires, que tout le monde a apprises dans sa jeunesse sans parvenir à les comprendre. Pourquoi une demi-heure & une heure et demie ? Pourquoi les règles de nu-tête et de tête nue ? Ne peut-on orthographier feu la reine comme on fait pour la feue reine ? Pourquoi les différentes règles de tout, de quelque et de même ? Faut-il écrire gelée de groseille ou de groseilles ? En ces questions, une large tolérance me paraît être la vraie solution. Au fond, plusieurs de ces irrégularités ne sont pas aussi dépourvues de raison qu’on pourrait être tenté de le croire. Mais comme la chose est indifférente à la plupart des hommes, n’embarrassons pas, pour le plaisir des érudits, la route déjà bien assez encombrée de la jeunesse ! Je ferai remarquer à ce propos que pour les difficultés de ce genre, la solution, quelle qu’elle soit, ne dérange personne, n’oblige à réimprimer aucun livre, ne fait remanier aucun classement alphabétique. Ici encore, nous opérons en sûreté, sans heurter qui que ce soit, et avec cette heureuse latitude de pouvoir quelque peu desserrer le frein.
On en doit dire autant pour d’autres changemens. Qu’on écrive des genoux ou des genous, je veux ou je veus, une dixaine ou une dizaine, la chose n’importe guère. Je n’aimerais pas beaucoup qu’on écrivît le présidant de la République : malgré moi, cela me ferait l’impression de quelque chose de plus instable. Les Italiens ne disent-ils pas il presidente ? Il faudrait donc écrire aussi la présidance, la négligeance ? Il n’est même pas bien sûr que nos compatriotes du Midi ne fassent pas sentir la différence entre le résident de France et les résidants à l’étranger. La différence existe dans nos patois. S’il faut remplacer les ent par des ant, d’où vient enfin que l’Académie, en sa dernière édition du Dictionnaire, nous a (je ne sais vraiment pourquoi) remplacé les excédants par des excédents ?
Mais encore une fois, ce sont là des vétilles grammaticales sur lesquelles il y a moyen de s’entendre.
Mais aussitôt que nous arrivons à « l’orthographe d’usage », les choses deviennent plus délicates. Faisons comme M. Gréard, et mettons d’abord les changemens les plus inoffensifs.
Il y aurait contradiction à écrire sans accent serein et avec accent sérénité : on propose de les mettre d’accord en écrivant serénité. — Mais n’y a-t-il pas là autre chose qu’une question d’accentuation ? Les deux mots ne sont pas de même âge ni de même provenance. L’un, venu par la bouche du peuple, existe dans notre langue depuis ses commencemens : à l’usage, il s’est quelque peu altéré, et le latin serenus, éteignant le son de sa première syllabe, est devenu ce qu’il est en français. L’autre, tiré des livres par les savans, nous est arrivé à une époque récente ; c’est une copie du latin serenitas, comme on le voit par l’exactitude de l’imitation. Ce cas se présente à tout instant : c’est celui de vrai et vérité, humble et humilité, mûr et maturité ! Pour être presque imperceptible, la différence entre les deux mots n’en représente pas moins une différence d’origine.
Ce point, aujourd’hui complètement éclairci, grâce au progrès des études historiques, n’avait pas échappé aux premiers auteurs du Dictionnaire. « Quelques-uns, remarque l’un d’eux, disent encliner au lieu d’incliner, fondés sur ce que l’on dit enclin ; mais il ne s’ensuit pas que l’on doive dire encliner. En matière de langues, il n’y a point de conséquence entre le mot formé et celui dont il se forme ; comme par exemple on dit ennemi avec un e et inimitié avec un i, entier et intégrité, parfait et imperfection, et ainsi de plusieurs autres. » On pourrait, en effet, allonger la liste à l’infini : c’est le cas pour décrire et description, pour maître et magistral, pour lettre et littéraire, pour église et ecclésiastique ; et pour une moitié des mots de la langue. Nos simplificateurs, quand ils se trouvent en présence de différences un peu fortes, se résignent à se tenir tranquilles ; mais, s’il s’agit seulement de nuances, ils ne peuvent s’empêcher de mettre la main à l’œuvre. Nous allons maintenant les voir opérer sur les doubles consonnes.
On dirait qu’ils ont voué aux doubles consonnes une rancune particulière. Ils leur ont fait déjà, il y a quinze ans, pressentir ce qui les attendait, lorsqu’ils ont obtenu de l’Académie que, — par un coup d’État qui n’a jamais été expliqué, — elle changeât innommé en innomé. Cette fois, on veut la pousser à des mesures beaucoup plus sévères : il est question de modeler nommer sur innomé, honneur sur honorable, homme sur bonhomie, et ainsi de suite. Qu’ont donc commis les consonnes doubles ? Je n’ignore pas qu’elles causent des erreurs aux examens et qu’elles ont parfois, pour peu de chose, amené des échecs aussi regrettables que peu mérités. Nous en reparlerons plus tard. Mais je crois devoir prévenir les amateurs de régularité qu’en poursuivant dans cette voie, ils s’engagent beaucoup plus loin qu’ils ne supposent. Le redoublement de la consonne est une loi de notre écriture qui a au moins trois siècles d’ancienneté : on ne pourrait y toucher sans refondre des milliers de mots. Il suffit de songer au féminin des adjectifs comme ancien, parisien, bon, poltron, muet, violet, gros, gras, cruel, éternel, ou des substantifs comme lion, chien, chat. Ou bien encore on n’a qu’à penser aux dérivés de raison, pension, ou aux formes verbales ils tiennent, qu’il vienne. Des mots qui, par l’étymologie, n’ont aucun droit à la double consonne, la prennent cependant : personne, couronne, échelle, voyelle, dessécher, ressusciter, dessus, dessous, pomme, comme… Une bonne partie du dictionnaire y passerait.
On cite toujours l’exemple d’honneur et honorer, de résonner et sonore, sans faire attention qu’on retombe dans la même erreur. Ce sont des mots d’origine différente. Dans honnête, dans sonnerie, qui sont de formation populaire, nous retrouvons les deux n. Ces deux lettres qu’on dit inutiles se font encore entendre dans la prononciation de certaines provinces : le son nasal que l’habitant du Midi ou du Centre prête à la première syllabe de donner, façonner, permet d’entrevoir l’origine de cette orthographe essentiellement française.
Je ne veux pas cacher toutefois qu’il y a une raison à cette guerre. Depuis trois siècles notre langue n’a pas su se décider, pour les mots comme il achète, il jette, il harcèle, il appelle, entre le système des accens et celui des doubles lettres. Elle eût mieux fait de s’en tenir à ces dernières, puisque cela était plus conforme au plan général. Mais le mal étant fait, je proposerais le régime de l’option. Qu’il soit entendu qu’on pourra écrire il appelle ou il appèle. Mais pour ce seul point ne révolutionnons pas tout le Dictionnaire !
En une page, comme dans un résumé de réquisitoire, la note accumule des exemples de toutes les prétendues contradictions de notre orthographe, mêlant les reproches justifiés aux griefs imaginaires. Il faudrait écrire confidenciel à cause d’artificiel ; mais, sans examiner de plus près cet exemple, faudra-t-il écrire potenciel, torrenciel ? Ces rapprochemens destinés à montrer une contradiction ont souvent quelque chose d’arbitraire, car, en voulant faire entrer un mot dans une certaine série, on risque de l’enlever à la série où il figurait légitimement. Un de ces simplificateurs, à cause de sentencieux, propose l’orthographe ambicieux ; mais celui qui écrit a plus vite fait de penser à ambition qu’à la famille des adjectifs en deux où on prétend le faire entrer. En une brochure judicieuse, quoique d’allure trop chagrine, un adversaire de la réforme, qui signe du nom de Junius, parle de ces amateurs qui, dans un magasin de porcelaine et de cristaux, pour avoir voulu mieux ranger un objet, en dérangent ou en endommagent deux ou trois.
Mais les reviseurs de la langue ne s’arrêtent pas en si bon chemin. Ils soumettent l’alphabet à leur contrôle et demandent l’expulsion plus ou moins complète d’un certain nombre de lettres. Nous sommes arrivés au chapitre des « voyelles doubles » et des « voyelles composées ».
Par voyelles doubles et par voyelles composées il faut entendre les y, qu’on voudrait chasser de la langue, ou dont on voudrait au moins réduire le nombre, et les groupes vocaliques que nous avons, par exemple, dans sœur, nœud, paon, taon, Saône, œil. Il est bon de se rendre d’abord compte de la raison pour laquelle nos pères ont imaginé ces groupes qui, à première vue, ont quelque chose d’étrange. Ce n’est pas le vain plaisir de compliquer les mots : c’est le désir, en leur donnant une physionomie distincte, d’éviter des équivoques. Si, au lieu de sœur, on avait écrit seur, on aurait prononcé sûr (comparez la prononciation du participe eu). Si, au lieu de paon, on avait écrit pan, on créait une équivoque qui n’avait rien de spirituel ni d’utile. Si on avait écrit ieux en place de yeux, on créait une confusion avec jeux. Encore un coup, les gens d’autrefois ne se plaçaient pas au même point de vue que nous. Nous pensons à celui qui apprend à écrire, ils pensaient à celui qui lit. Leur but était d’avoir une langue claire et transparente à la vue, de rendre dès le premier coup d’œil les erreurs impossibles. Si on laissait pleine liberté à nos phonéticiens, pour comprendre un livre il faudrait s’en faire la lecture à haute voix. La vérité est, je crois, du côté des anciens.
Ces bons esprits qui ont jeté les fondemens du Dictionnaire de l’Académie, — M. Pellisson, M. de Mézeray, M. de Vaugelas, l’abbé Régnier-Desmarais, — n’étaient pas, comme on a l’air de le supposer, des hommes voulant faire montre d’une science inutile. C’étaient au contraire des gens de bon sens et de savoir pratique. Chez quelques-uns, comme Vaugelas, la crainte du pédantisme allait jusqu’à l’excès. Quoique fin lettré, il affectait de ne connaître autre chose que le français ; encore fallait-il que ce fût le français le plus récent, celui qui se parlait actuellement à la Cour. Il refusait de connaître la cause des règles, n’admettant d’autre maître que l’usage. Il allait jusqu’à accepter des fautes évidentes, comme recouvert pour recouvré, du moment qu’on parlait ainsi à la Cour : « Je dirai recouvert avec toute la Cour pour satisfaire à l’usage, qui, en matière de langues, l’emporte toujours par dessus la raison… On a beau invoquer Priscien et toutes les puissances grammaticales, l’usage est le plus fort et doit rester le maître. » On dirait qu’il a un secret plaisir à contredire la grammaire : c’est la beauté des langues que certaines façons de parler qui défient la logique, pourvu que l’usage les autorise. Ces gens du monde n’auraient pas compris que des savans s’arrogeassent un droit de priorité : la langue, res communis, est le bien de tous, et l’orthographe, qui interprète la langue, doit par-dessus tout consulter l’intérêt public.
Une bonne orthographe est celle qui vient en aide à la langue parlée et qui, à l’occasion, sait en pallier les défauts. À quoi sert-il de le taire ? notre idiome a, comme tous les autres, ses secrètes faiblesses et ses légers vices de conformation. Faut-il, par fidélité à quelque système, les étaler aux yeux ? Ces sages maîtres de bon langage ne l’ont point pensé. Si on écoutait notre extrême gauche orthographique, sceller une lettre s’écrirait comme seller un cheval, et le ministre de la Justice deviendrait le garde des seaux. En effet, la lettre qu’on a placée après 1’s initial n’a aucune raison d’être. Je ne crains cependant pas de dire que celui qui proposerait de l’enlever n’agirait pas en fils respectueux de la langue française. Quelque considération que nous inspire la science en général, celle-ci n’est pas d’un tel prix qu’il faille tout lui subordonner. Les premiers académiciens, moins systématiques que nos jeunes confrères en philologie, croyaient que l’orthographe était faite pour nous, et non pas nous pour elle. Ils sont arrivés de cette façon à figurer sans trop d’imperfection les sons d’une langue dont leur unique ambition était de mieux faire ressortir les mérites. Je ne puis résister au plaisir de citer l’un d’eux : « Il n’y a jamais eu de langue où l’on ait écrit plus purement et plus nettement qu’en la nôtre, qui soit plus ennemie des équivoques et de toute sorte d’obscurité, plus grave et plus douce tout ensemble, plus propre pour toute sorte de styles, plus chaste en ses locutions, plus judicieuse en ses figures, qui aime plus l’élégance et l’ornement, mais qui craigne plus l’affectation… Elle a des magasins remplis de mots et de phrases de tout prix, mais ils ne sont pas ouverts à tout le monde, ou, s’ils le sont, peu de gens savent choisir dans cette grande quantité ce qui leur est propre. » Il est difficile, n’est-il pas vrai ? de mieux dire.
J’ajouterai encore qu’un enfant ou un ignorant comprendra plus aisément que deux mots de sens différent s’écrivent de manière différente. Exhausser est au fond la même chose que exaucer : mais quel serait l’étonnement de l’ouvrier à qui on voudrait faire désapprendre une différence d’écriture qu’il connaît et dont il apprécie l’utilité ! Compter est la même chose que conter : mais celui qui voudrait priver notre langue de cette distinction, ou plutôt de cette antithèse, la priverait en même temps d’un moyen d’expression dont elle a fait usage bien des fois.
Ceci me rappelle une confusion orthographique que l’usage a consacrée. Un jeune savant est récemment arrivé par l’étude des patois à constater que dans la locution payer comptant le p est de trop, et que la véritable orthographe serait payer contant ou content. Nous avons ici, non pas, comme on le croit, le verbe compter, mais un ancien adverbe signifiant « sur l’heure, sans délai ». Au seizième et au dix-septième siècle, le mot (c’est quelque proche parent de l’adverbe incontinent) était encore en usage. Régnier, mettant en scène la vieille Macette, qui donne des conseils de coquetterie à une jeune femme, lui fait dire :
Faites, s’il est possible, un miroir de votre âme,
Qui reçoit tous objets et tout contant les perd.
Ce qui veut dire : un miroir qui perd tout aussitôt l’image des objets. Payer contant, pour ceux qui ont créé la locution, c’était payer sur l’heure. Mais, si jolie que soit la découverte, y a-t-il quelque conclusion pratique à en tirer ? Je ne le pense point. Le sentiment populaire, juge suprême en cette matière, croit aujourd’hui percevoir en ce mot une idée de numération, et, comme il l’a mis en rapport avec argent comptant, en beaux deniers comptans, on fera bien, je crois, et on agira dans l’esprit de nos anciens maîtres, en conservant l’orthographe vulgaire.
Nous poursuivons maintenant les projets de réforme. Les rh, les th, les ch et les ph n’ont pas été moins pourchassés que les voyelles doubles. Cependant, quand on aura retiré à des mots comme thym, thon, écho, chœur, philtre, ce qui les distingue de leurs homonymes, où sera le profit ? Ainsi que l’a dit un homme de bon sens, si ces lettres ne se font pas entendre, elles se font voir, et c’est déjà quelque chose. Il faut se souvenir que l’Académie a déjà procédé plusieurs fois à une revision totale de son Dictionnaire, retranchant chaque fois le plus de lettres inutiles qu’elle pouvait, et que celles-ci, à la différence de la mauvaise herbe, ne repoussent plus. On doit supposer que là où elle en a laissé, ce n’est pas sans quelque bonne raison. Au substantif temps, par exemple, on pourrait être tenté d’enlever l’une ou l’autre lettre : mais laquelle ? Si je dis : Il n’y a pas de temps à perdre, je fais entendre l’s, et si je retranche le p j’empêche d’apercevoir la parenté avec température, temporaire, intempestif. Cette prétendue lettre superflue est une excellente leçon de français.
Des motifs analogues existent pour beaucoup de ces rh et th. Le rapporteur a reculé naturellement devant les conséquences extrêmes de la simplification : il veut qu’on retranche seulement les h qui font partie d’un groupe, comme dans asthme, arthrite, rhythme[1].
On sait que ces groupes ont trouvé des défenseurs inattendus : les poètes sont accourus à leur secours, « Ce sont, a dit l’un d’eux, les lettres de noblesse de notre langue : on la découronnerait, on la vulgariserait en les lui retirant. » Pour être inattendue, cette intervention n’en est pas moins légitime. La chose vaut la peine qu’on s’y arrête un moment.
Si l’on compare le nombre de conceptions et d’images que nous acquérons par la lecture au nombre des représentations qui nous arrivent par l’ouïe, nous constatons que dans notre civilisation moderne, avec le développement de la littérature, le rôle des yeux est devenu plus important que celui de l’audition. Il y a donc une sorte d’inconséquence à subordonner l’œil à l’oreille, et à obliger les mots qui sont depuis longtemps familiers à l’un de nos sens de se modifier pour complaire aux prétendues facilités d’un autre organe. En réalité, et depuis longtemps, nos langues renferment deux sortes de vocables : les uns sont transmis par la tradition orale, encore que l’écriture les ait recueillis et fixés ; les autres, nés sur le papier, ont toujours mené une existence purement littéraire. Pourquoi les dépouiller de leur costume ? pourquoi leur faire endosser un uniforme qui supprimerait toute histoire ?
Et en quel temps cette proposition égalitaire est-elle venue tomber ? En un temps où les écrivains voudraient, s’ils le pouvaient, rajeunir les vieux vocables : ainsi Théophile Gautier regrettait de ne plus pouvoir écrire primtemps. En un temps où, nourrie de descriptions et de récits, étourdie de sons et de couleurs, la poésie cherche à évoquer les visions lointaines, à réveiller les échos des anciens langages :
Des pentes de l’Othrys aux neiges du Thymphreste…
Le jeune homme divin, nourrisson de Délos,
Dans sa khlamyde d’or quitte l’azur des flots…
C’est le roi de Pythô, de Milet, de Klaros,
C’est le Lykoréen, meurtrier de Titye…
Nous avons parcouru la liste jusqu’au bout, laissant seulement de côté les propositions moins importantes. Ainsi qu’on a pu le voir, c’est un mélange assez complexe, une succession d’idées vraies et de propositions contestables. L’honorable rapporteur, mû par le devoir académique et comprenant « qu’il y avait quelque chose à faire », a composé sa note comme un président du Conseil son programme : parmi les revendications qui étaient dans l’air, il a choisi celles qui lui paraissaient les moins difficiles à faire passer.
Mais quand même tous les articles seraient également justes, cette liste est trop longue. Tout changement à l’orthographe traditionnelle demande un effort à la mémoire, une contention à l’esprit. On peut faire cet effort sur deux, sur trois points à la fois : on ne peut le faire sur douze ou quinze. Il faudrait accorder un congé de trois mois à tous nos instituteurs, à toutes les administrations, à toutes les imprimeries, pour leur donner le temps de s’initier à la nouvelle observance. Et quel serait le maître qui se chargerait d’apprendre la théorie à ces milliers de conscrits de tout âge ?
C’est là un côté de la réforme qu’il nous reste à examiner.
Il est curieux d’observer comment la question, de purement littéraire qu’elle était, s’est insensiblement modifiée, en se compliquant de raisons extrinsèques, tirées de notre état social ou de notre intérêt politique. Il ne s’agit plus, comme au dix-septième siècle, de polir la langue, d’en accroître les moyens d’expression : nous avons affaire à des considérations nouvelles, comme de rendre les choses plus faciles pour les millions d’enfans qui passent par l’école primaire, comme d’écarter les pièges que l’orthographe peut tendre aux candidats dans les examens et concours de tout ordre, comme d’aider les étrangers, et spécialement les nouveaux Français des colonies, à se rendre maîtres de notre langue. J’ose dire que ce sont là des considérations quelque peu étrangères à la question, qui n’y apportent aucune clarté, et qui demandent d’être traitées chacune à part.
Le point de vue où se plaçaient les premiers auteurs du Dictionnaire me paraît encore être le vrai : on ferait fausse route en accordant la première place à des motifs très dignes en eux-mêmes d’être pesés, mais qui ne doivent venir qu’en seconde ligne.
Commençons par les élèves des écoles. Qui n’aimerait de leur venir en aide ? Mais en voulant écarter quelques cailloux de leur chemin, prenons garde de leur creuser des fondrières ! Beaucoup des difficultés qu’on signale tiennent, ainsi qu’on l’a vu, au fond même de notre langue : mieux que cela, elles sont notre langue. Les idiomes sans passé ont une orthographe parfaitement régulière ; cela leur est facile. Mais les langues qui ont par derrière elles des siècles de littérature ne peuvent les jeter à la rivière ; elles en portent le poids en même temps que l’honneur.
Pour les élèves des écoles primaires la vraie solution a été indiquée par la circulaire de M. Léon Bourgeois : dans des examens destinés à constater un savoir élémentaire, il n’y a pas lieu d’attribuer à l’orthographe une importance qu’elle ne peut prendre sans faire tort à des connaissances plus utiles. À ce degré de l’instruction, les reproches qu’on lui adresse ont un fond de vérité. Avec de petits paysans de douze ou treize ans, cet appareil de règles est déplacé : appelons-les, si vous voulez, des chinoiseries ! Combattons ce préjugé spécial à notre pays, qui excuse moins aisément quelques mots estropiés qu’une absolue ignorance en géographie ou en calcul ! Mais il faudrait prendre garde d’intervertir les choses : ce serait aller trop loin, pour empêcher les manquemens à la règle, d’abolir la règle. Ou faudrait-il en croire quelques détracteurs de notre temps, qui veulent voir dans la guerre à l’orthographe une des formes de la mauvaise égalité ?
Puisqu’on invoque sans cesse l’intérêt de nos écoliers, il faut nous y arrêter encore quelques instans.
C’est par intérêt pour nos petits écoliers que je vote contre une transformation allant trop à fond. Se figure-t-on la situation où ils se trouveraient quand, au lieu d’une orthographe, ils auraient à en étudier deux, — l’ancienne et la nouvelle, — quand la pratique serait en désaccord avec la théorie, et leurs livres en contradiction les uns avec les autres ? Plus que jamais, j’en ai peur, il serait alors parlé de grammaire dans les classes. On ne peut espérer que nos cent mille maîtres et maîtresses d’école marcheraient du même pas. Je suppose qu’il ne serait pas aisé de leur faire enseigner tout à coup le contraire de ce qu’ils avaient considéré jusque-là comme la règle. En vain on citera les noms de quelques instituteurs prêts à se mettre à la tête du mouvement : le jour de l’application, ceux-là quitteraient la partie.
Quant aux écoliers, par ce qui s’est passé il y a treize ans sur un autre point de notre système d’instruction, j’ai idée qu’ils paieraient les frais de la guerre. Pris dans le défilé des examens et des concours (on sait à quel point la vie de tous les jeunes Français en est affligée), ils rencontreraient à chaque étape des passages difficiles à franchir. Il leur faudrait chaque fois s’informer de la religion de leurs juges en cette matière. Mais ce n’est pas tout : une fois munis de leur brevet, beaucoup d’entre eux auront à se mettre en quête d’une position. Expliqueront-ils « au patron, » — contrôleur plus sévère et plus pressé que les autres, — ce qui paraîtra à ce dernier pure barbarie ? Pour le plaisir de quelques amateurs, n’exposons pas une génération d’enfans à d’aussi inutiles tribulations !
Après les écoliers, il y a les étrangers, en faveur de qui on veut rendre notre langue plus aisée. C’est, en effet, une chose merveilleuse, que les principaux adhérens de la réforme portent des noms suédois, norvégiens, allemands, hollandais, anglais. De Français, très peu. Il suffit, pour s’en convaincre, de parcourir la liste que publie tous les mois le journal de la Nouvèle Ortografe. Mais pour satisfaire ces amis de la langue française, ce ne sera pas assez de modifier le costume des mots. Une fois cette première simplification opérée, il faudra peut-être aussi débarrasser la grammaire de ses anomalies et de ses contradictions. On ne se doute pas de la peine qu’elle coûte à un étranger. Pourquoi, par exemple, l’adjectif ne se met-il pas toujours à la même place, comme en anglais et en allemand ? Pourquoi disons-nous un habit neuf et un vieil habit ? un pur hasard, des mains pures ? Que vient faire la négation dans cette phrase : J’ai peur qu’il n’ait pris froid ? Pourquoi prend-on et laisse-t-on tour à tour l’article, comme dans faire plaisir, faire de la peine ! Tout cela aurait besoin d’être régularisé. Quelques esprits hardis ont déjà proposé de laisser tomber certaines règles d’accord, comme pouvant incommoder des étudians habitués à une syntaxe moins compliquée.
Au temps où la France reposait les yeux avec satisfaction sur elle-même, elle ne songeait pas à faire des conquêtes par ces moyens. On pensait « qu’il fallait plus considérer ceux de son pays que les étrangers », et que les autres nations, si elles voulaient savoir notre langue, devaient l’apprendre telle que nous l’avions nous-mêmes apprise. Ces esprits obstinés du dix-septième siècle ne voulaient même pas accepter de leçons des Grecs ni des Romains ; ils étaient d’avis « que chaque lettre (entendez chaque littérature) était maîtresse chez soi ; — surtout, dit l’un d’eux, dans un empire aussi florissant que le nôtre ». On ne se serait pas attendu que de là, de la cour de Versailles, viendrait la note patriotique.
Ceux qui plaident en faveur des étrangers ne me paraissent pas bien au courant du train ordinaire des choses. C’est à l’étranger que se conservent le plus longtemps les vieilles modes, les vieilles publications et les vieilles orthographes. Quelles vénérables éditions de nos classiques ne voit-on pas au delà des frontières ! L’étranger ne reconnaîtrait plus nos livres s’ils changeaient trop complètement d’aspect. L’histoire nous apprend que d’ordinaire les orthographes et les langues sombrent du même coup. Il se trouverait des gens pour publier que le français a cessé d’exister. Le latin est resté semblable à lui-même, au moins extérieurement, jusqu’au moment où Rome est tombée sous les coups des Barbares : encore, grâce à la religion, au droit, à l’administration, aux écoles, s’est-il toujours maintenu à côté de ses filles !
Je viens enfin à nos nouveaux concitoyens d’Algérie, de Madagascar, du Tonkin, du Cambodge et des côtes d’Afrique… Il faut d’abord nous réjouir du progrès des temps. Quel eût été l’étonnement de Colbert, protecteur de l’Académie française, si on était venu lui alléguer en cette matière les nègres de la Guadeloupe et de Saint-Domingue ! Il y a là une révolution tout à l’honneur de notre époque. Mais il ne faut pas que notre sympathie nous égare : les mieux doués de ces Français d’outre-mer auront plus vite fait de venir jusqu’à nous. Plusieurs n’ont pas attendu jusqu’aujourd’hui pour se faire ouvrir nos grandes écoles. Quant aux autres, en attendant qu’ils aient rejoint leurs frères aînés, pourquoi prendre un soin qui risquerait de tomber à faux ? Bien mieux que nous, ils savent ce qui les embarrasse, et, s’il faut simplifier, ils s’en chargent bien eux-mêmes. J’ai vu le projet d’une langue, appelée le nov latin, qui, prenant le milieu entre le français, l’italien, l’espagnol et le portugais, et se libérant de tout attirail grammatical, doit devenir un moyen de communication entre les peuples méditerranéens et leurs colonies. Assurément cela vaut mieux que le volapük, lequel avait essayé de combiner les langues germaniques avec les langues romanes. Mais le meilleur, en pareil cas, est de laisser faire la nature : non seulement elle supprime toutes les choses inutiles, mais, ne se bornant pas à ce côté négatif, elle invente des moyens d’expression nouveaux.
Il reste une dernière raison qui a été donnée : que de reviser notre orthographe ce serait un moyen d’aider notre extension au loin et de frayer les voies au pavillon français. Nous avons ici, je crois, un bel échantillon de ce que Bacon appelait une « idole de l’école ». Sont-ce là vraiment les instrumens de colonisation ? Nos explorateurs et nos marins savent mieux comment une nation se répand au dehors. Dans une récente et mémorable discussion qui a eu lieu à l’Alliance française, la réforme orthographique, vantée par quelques professeurs, a été combattue et finalement écartée par les hommes pratiques qui font partie de l’association. De toutes les orthographes, ont-ils dit, la plus compliquée est l’anglaise : et cependant nous trouvons les Anglais établis sur tous les points du globe. Ils ont appris leur langue à deux cents millions d’hommes.
Revenons, pour finir, à la note de M. Gréard. Elle a eu le mérite, comme nous le disions en commençant, de rappeler l’Académie à une de ses fonctions. En vérité, quand on voit comment a été faite la dernière édition du Dictionnaire, celle de 1878, on croirait que la noble Compagnie en avait chargé l’un de ses appariteurs. Je connais des imprimeurs qui n’en peuvent parler sans un haussement d’épaules. Il est même probable que cette prise d’armes à laquelle nous assistons depuis quelques années a eu pour cause première la vue des corrections irréfléchies apportées par l’édition de 1878. On sait que les deux choses les plus propres à amener des révolutions sont, après une longue apathie du pouvoir, des réformes imparfaitement méditées. La polémique qu’a provoquée le rapport doit donc être considérée comme un signe favorable et un fait heureux. Une conséquence à laquelle on ne prête pas assez attention, c’est la complète déroute du phonétisme. Les phonétistes avaient ouvert la campagne, non sans bruit : il semblait que tout allait leur céder. Aujourd’hui ils se taisent, ils ont évacué le champ de bataille ; c’est à qui les désavouera. Tel est le bon côté de toute discussion réglée. Le public a senti qu’une orthographe phonétique, qui peut convenir pour noter un patois, ne saurait être l’écriture d’une nation comme la France. Un homme aussi peu suspect de superstition pour le passé que le professeur américain Whitney déclarait naguère dans un congrès de philologues qu’un alphabet destiné à être l’organe d’une vaste communauté ne devait pas aspirer à l’exactitude des écritures phonétiques. Félicitons-nous d’avoir échappé à ces prétendus libérateurs, car ils auraient été les pires despotes. En un État bien tempéré on peut laisser aux citoyens une honnête liberté. Consulté sur des difficultés de cet ordre, ma réponse ordinaire était : « Faites comme vous voudrez, cela n’a pas d’importance ! » Mais avec ces révolutionnaires, tout manquement devenait un attentat au nouvel ordre de choses. Nous en sommes délivrés : leurs théories, qui n’avaient de chance de se faire écouter que grâce à l’universel silence, n’ont pas tenu devant un examen sérieux.
Passant à quelque chose de plus général, M. Gréard expose l’idée de diverses recherches à entreprendre en commun, car cette besogne de l’orthographe n’est que la moindre de celles que comprenait la charte de fondation.
Si l’on pense à tous les affluens que la poésie, le théâtre, la politique, la science, l’observation de la vie populaire, ont apportés depuis soixante ans à notre langue, on se convainc qu’il y aurait autre chose à faire que de rééditer le Dictionnaire de 1835. En recueillant les locutions, en définissant les sens, en expliquant les expressions détournées et les métaphores, on pourrait en faire une œuvre nouvelle. Un travail de ce genre serait bien dans la direction et dans la donnée première de l’Académie.
Au contraire, parmi les propositions de M. Gréard, il en est une dont je me permettrai de la dissuader. La note émet l’idée d’une sorte de Dictionnaire étymologique où les mots seraient rangés par familles. C’est là une entreprise pour laquelle l’Académie n’est nullement préparée. Non seulement elle n’y est point préparée, mais on peut dire, sans lui manquer de respect, que les aptitudes nécessaires, et l’inclination même, lui manquent. Il y a deux manières d’envisager le langage, suivant qu’on le considère en artiste ou en historien. L’esprit de recherche historique n’est pas celui de l’Académie : sa pensée est orientée dans un autre sens. Elle voit en avant, quoique d’une vue un peu incertaine ; elle pressent le futur développement de la langue. C’est là son véritable rôle et sa tâche. Elle fera sagement de s’y tenir.
Nous avons fini l’étude du rapport de M. Gréard. Interprète des aspirations d’un temps aussi divisé d’idées que le nôtre, on n’a pas le droit de s’étonner s’il a donné accès à quelques vues contestables. Il y aura bientôt deux cents ans que Fénelon écrivait sur les occupations de l’Académie une lettre pleine d’observations justes et profondes, et où cependant on trouve des chimères. C’est ainsi que d’époque en époque la vérité a besoin d’être cherchée. Il est naturel qu’à chaque nouvelle étape d’une œuvre séculaire on passe par quelques tâtonnemens. Mais aujourd’hui le public, à la fois distrait et pressé, voudrait que l’œuvre fût terminée avant qu’on en eût arrêté le plan. C’est quelque chose déjà d’en avoir ramené l’idée.
- ↑ Il y a quinze ans, l’Académie avait décidé qu’on écrirait rythme. Décision incompréhensible, puisqu’elle continuait à écrire rhume, rhétorique.