La Meilleure Part/6
VI
— Comment, mademoiselle Annie, vous me quittez ?
— Oui, monsieur Lebonnier, je passe au service de M. Albert Launoy…
— Mais c’est inadmissible ! Je vais faire une réclamation à la direction !
La dactylo, qui réunissait ses affaires pour changer de bureau, leva sur l’ingénieur un regard suppliant.
— Non, s’il vous plaît, n’en faites rien ! C’est moi qui ai demandé ce changement…
Il la fixa, interdit, retrouvant inconsciemment les mots qu’il avait dits autrefois à Gisèle.
— Vous ?… Mais pourquoi ?… Vous n’êtes pas bien ici, avec moi ?
Elle s’efforça de sourire.
— Oh ! si, très bien… Mais il vaut mieux que je m’en aille…
Il n’en put rien tirer de plus ; et d’ailleurs, il craignait de comprendre. C’était après l’histoire du parc Monceau qu’Annie avait demandé son changement. La vue de Gisèle lui avait rappelé cruellement qu’Yves était fiancé, et elle avait bien remarqué le mouvement d’humeur et de jalousie de Gisèle en surprenant Yves avec une jeune fille… Oh ! certes, Annie ne pouvait songer à rivaliser avec le charme éclatant de Gisèle ! Pourtant, celle-ci avait pris ombrage de sa présence, ce n’était pas douteux. Elle avait dû faire une scène à Yves… Annie ne voulait pas que le fait se renouvelât. Elle ne voulait pas être un obstacle, si minime fût-il, au bonheur d’Yves Lebonnier. Et puis n’était-elle pas insensée en restant auprès de lui ? Jour après jour, elle l’aimait davantage et cet amour était sans espoir… Il valait mieux s’éloigner.
Albert, qui héritait de la « perle des dactylos », fut ravi, et Yves dut se contenter d’une secrétaire aux cheveux gris une bonne dame consciencieuse et tâtillonne, mariée et mère de farnille, qui, en dehors des questions de service, ne parlait que de ravitaillement. Les heures de travail semblaient interminables au jeune homme, qui n’avait qu’une hâte : s’échapper pour retrouver Gisèle ! Cette fois, elle était bien à lui ! Libérée de ses cours elle pouvait consacrer beaucoup de temps à Yves. Il en fut d’abord très heureux, mais ce plaisir s’émoussa vite, et, au bout de quelque temps il fut effrayé de s’apercevoir d’une chose terrible : il s’ennuyait avec elle. Habitué à la conversation si intéressante d’Annie, il trouvait vides et futiles les propos de Gisèle sur la mode, sur les excentricités et les divorces des vedettes. Il se demandait avec terreur comment il pourrait les supporter toute sa vie ! Car, maintenant, c’était irrévocable : en renouant leurs fiançailles dans l’enthousiasme, les jeunes gens avaient fixé la date de leur mariage à la fin de septembre ; ils n’avaient pas à se préoccuper du logement ni du mobilier puisqu’ils habiteraient avec M. Nadeau, qui possédait un appartement vaste et bien meublé, dont il se réserverait seulement une chambre.
— Vous pouvez dire que vous avez de la chance, mes enfants ! répétait le brave homme. Un appartement et des meubles, à l’heure actuelle, mais c’est un trésor !
Yves approuvait, plein de sympathie pour son futur beau-père ; mais il était plutôt de l’avis de sa mère, qui soupirait en hochant la tête :
— Qui, tout ça est très bien… très bien… Mais il n’y a pas que ça qui compte.
Avec son instinct maternel elle devinait l’angoisse que son fils essayait de cacher. Yves était dans la pénible situation d’un homme qui sent qu’il va faire une sottise dont dépendra le bonheur de sa vie, mais qui continue à marcher vers l’abîme… Pourquoi ? Par scrupule d’honnêteté, d’abord, parce qu’il n’avait aucun motif de reprendre sa parole, rien de précis à reprocher à Gisèle. Ensuite parce qu’il ne voulait pas la faire souffrir — elle l’aimait à sa façon — ni faire tort à sa réputation en rompant avec elle, ce qui aurait laissé soupçonner qu’elle était indigne de son amour, Malgré lui, il devenait taciturne, et Gisèle le lui reprochait souvent. Un soir elle insista pour l’emmener au cinéma voir un film que l’on disait très drôle ; comme il refusait avec obstination, elle s’écria :
— Je sais pourquoi tu es triste ! C’est parce que ta petite amie est en deuil !
— Ma petite amie ? dit-il, le rouge au front. Je te défends de parler ainsi de Mlle Vilard !
Annie, en effet, venait de perdre sa mère. Elle avait fait teindre en noir sa robe bleue ; elle paraissait encore plus menue que d’habitude ; mais les yeux las les traits tirés, elle continuait d’être l’employée modèle, gardant pour elle seule les peines dont la vie l’accablait. Yves avait été bouleversé par cette attitude si courageuse, si digne ; il n’avait pu qu’offrir à Annie quelques mots de condoléances, alors qu’il aurait voulu lui parler longuement, lui faire comprendre à quel point il partageait son chagrin. Oui ce que Gisèle venait de dire d’une façon méchante, c’était vrai : le deuil d’Annie était en quelque sorte le deuil d’Yves. Il ne pouvait supporter l’idée de s’amuser pendant qu’Annie pleurait, toute seule dans son pauvre logis…
Gisèle sentit qu’elle avait été trop loin et changea de conversation. Ils parlèrent des vacances qui approchaient. La firme qui employait Yves fermait pendant les trois premières semaines d’août. Le jeune homme avait loué une petite villa sur une plage du Sud-Ouest, pour y passer ces trois semaines avec ses parents et sa fiancée, le père de celle-ci préférant se rendre dans sa famille à la campagne. Gisèle avait d’abord été très agitée par ses préparatifs : elle ne parlait que maillots de bain, robes de soleil, ensembles pour le casino ; puis, chose étrange, son effervescence avait paru se calmer, et elle prenait maintenant des airs mystérieux et secrets qui agaçaient le jeune homme…
Quelques jours avant la fermeture des bureaux, Annie vint porter un dossier à Yves. Il fut profondément touché par son teint pâle et son air fatigué, et ne put s’empêcher de lui dire :
— Vous avez bien besoin de vacances mademoiselle Annie ! Où allez-vous ?
— Nulle part, répondit-elle en essayant bravement de sourire. Pourquoi courir si loin ? Paris est très agréable, très reposant, quand ses habitants l’ont déserté… Et puis, j’aurai le bois de Boulogne, le bois de Vincennes la banlieue…
Elle n’osa pas dire : « le parc Monceau ». Lui non plus. Il admirait la force d’âme d’Annie, qui ne voulait pas se plaindre. Sans doute, la maladie de sa mère, les frais de son décès interdisaient toute dépense à la jeune fille… Yves la laissa partir tout assombri. Il ne pouvait, hélas ! rien faire pour elle, mais il sentait que ses vacances à lui seraient gâchées par l’idée que cette petite, qui avait tant besoin d’air pur et de détente, resterait dans son étroit logement surchauffé toute seule, frottant et raccommodant pour toute distraction…
Il y pensait encore le soir, en arrivant chez Gisèle qu’il trouva en train de préparer ses bagages. Toutes les chaises étaient occupées par des piles de linge, des robes, des colifichets qu’elle entassait dans des malles et des valises. Il s’étonna :
— Tu n’es pas en retard ! Nous ne partons que samedi !
Elle se redressa hors d’une malle et rejeta en arrière les bouclettes échappées sur son front ; son visage en feu, ses yeux rayonnaient.
— Non, Yves. Moi, je pars demain matin
— Comment, toi ? dit-il sans comprendre. Tu pars toute seule ?
Elle débarrassa une chaise.
— Assieds-toi, et écoute… Tiens, passe-moi mon pull-over là sur la table. Merci. Je pars, mais pas pour Châtelaillon. Pour l’Italie.
Il se leva d’un bond.
— Pour l’Italie ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— C’est une histoire de cinéma. Un petit rôle que j’ai obtenu dans un film. Tu sais, Maxwell, le grand metteur en scène ? Une fois, il était venu au cours chez Christophe, et il m’avait remarquée sans que je le sache… Or, la semaine dernière, j’ai reçu une convocation…
— … Et tu crois encore que c’est arrivé ! railla Yves. C’est comme pour l’opérette, l’espoir est entré dans ton cœur…
Elle eut un petit sourire supérieur.
— Cette fois, ce n’est pas seulement l’espoir. J’ai signé le contrat hier.
— Sans rien me dire ?
— Mon cher, je voulais avoir une certitude ! Je l’ai, dit-elle avec orgueil. Nous allons tourner en Italie. Je pars pour trois ou quatre mois…
Yves s’était rassis. La surprise l’étourdissait, et il ne savait pas encore s’il était furieux ou content. Il prit le parti de se montrer impassible.
— Très bien ma chère. Tu n’as oublié qu’un détail : notre mariage.
Elle ne répondit pas. Elle feignait d’être très absorbée par l’emballage délicat de ses chapeaux. Ce fut lui qui, au bout d’un moment, reprit d’un ton léger :
— On en parlera au retour, n’est-ce pas, à moins que tu ne partes pour Hollywood ?
Elle interrompit son travail, et le regarda d’un air perplexe.
— Il vaudrait peut-être mieux en parler tout de suite, et franchement… Vois-tu, Yves, je t’aime bien, je crois que je n’aimerai jamais personne autant que toi…
— Merci !…
— … Mais à quoi bon nous illusionner ? Nous ne serons jamais d’accord… Après ma déception de l’opérette, j’avais