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La Bretagne (Janin)/07

La bibliothèque libre.
Ernest Bourdin, éditeur (p. 141-168).
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CHAPITRE VII


Les Croisades. — Les noms et armoiries des gentilshommes bretons qui se sont battus en Palestine. — Législation de la Bretagne. — Le Serf. — Le Colon. — Le Bourgeois. — Le Seigneur. — Constance, duchesse de Bretagne. — Son second mariage. — Arthur, duc de Bretagne. — Traité entre le roi de France et le roi d’Angleterre. — Captivité d’Arthur. — Il est assassiné par Jean Sans-Terre. — Gui de Thouars, duc de Bretagne. — Jean Sans-Terre condamné par la Cour des Pairs.


À son père Henri II, succéda, sur le trône d’Angleterre, Richard Cœur-de-Lion, le frère du feu duc de Bretagne, Geoffroy. À peine roi, Richard fait alliance avec le roi de France, et l’un et l’autre ils partent pour la Palestine. La croisade était alors dans toute sa ferveur ; la monarchie universelle de l’Église était arrivée à son apogée. La royauté de Charlemagne, restée vivante dans tous les esprits, s’était déjà élevée à la dignité du poëme épique, C’était le siècle des aventures sans fin, des voyages aux pays lointains, des ambitions de toutes sortes, ambitions de l’esprit, de la révolte, du pouvoir, de la conquête. Déjà depuis longtemps (1087) le génie du pape Grégoire VII avait vu, non sans épouvante, que l’Évangile, banni de l’Afrique, était poursuivi en Asie par les disciples de Mahomet, que le Coran pénétrait en Europe par les Pyrénées, la Sicile et le Bosphore ; le pontife avait entendu les cris de détresse de la Grèce et de l’empire d’Orient : Salva nos, Domine ! perimus ! Seigneur ! Seigneur ! sauvez-nous, nous périssons ! — Et tout ce qui se perdait, Grégoire VII le voulait sauver. À ces causes, il s’était fait le centre de toutes ces luttes qui devaient décider de la croyance. du monde ; il avait soulevé toutes les haines généreuses de l’Occident, il avait appelé à l’aide de l’idée chrétienne les seigneurs, les rois, les peuples, posant l’Église comme la tête de la monarchie universelle, Pendant vingt ans de cette œuvre immense, Grégoire VII s’était abandonné à ce beau rêve qu’il avait légué à ses successeurs. Quelle cause plus juste, en effet, et plus digne de réunir dans la commune vengeance tous les peuples chrétiens ! Les infidèles n’ont-ils pas été les premiers à attaquer les enfants de Jésus-Christ ? D’ailleurs, il était temps de défendre l’Évangile menacé ; la loi de Mahomet s’était organisée à légale de la foi chrétienne ; Bagdad était la capitale des fils de Mahomet, tout comme la ville de Rome était la capitale de la race et de la loi des chrétiens ; ici le chef des croyants, là-bas le pape, c’est-à-dire deux peuples et deux religions qui devaient combattre l’un contre l’autre, jusqu’à la mort. Songez donc que sans l’épée, ou plutôt sans le marteau de Charles Martel, l’Europe tombait sous la domination des Sarrasins ; des plaines d’Arles les Sarrasins avaient passé en Italie, et déjà ils menaçaient les murs de Constantinople ! C’était une lutte immense engagée désormais entre l’Europe et l’Asie, entre le Christ et Mahomet ; guerre légitime et populaire, dans laquelle le christianisme vainqueur devait nécessairement l’emporter sur cette croyance d’emprunt qui déjà menaçait de crouler sous les désordres et les discordes de ses sectateurs. La croisade, c’est le cri universel dans toutes les nations chrétiennes ; à la voix du pontife, qui proclamait le danger de la foi catholique, le monde chrétien prend les armes ; les rois oublient toute ambition personnelle, le clergé se reforme, les peuples accourent, les chevaliers rêvent la gloire et les contrées lointaines, et les royaumes à conquérir, et le saint sépulcre à protéger, et les aventures, les poésies, les combats à outrance. Au même instant, et pour porter le dernier coup à l’enthousiasme universel, vous voyez revenir de la Palestine, le crucifix à la main et les pieds nus, le grand prédicateur des croisades, Pierre l’Ermite ; il raconte à qui veut l’entendre les misères des chrétiens de l’Orient ; il parle aux peuples, ivres de colère, des insultes dont le Bas-Empire est entouré ; bientôt, juste ciel ! le Coran, si on n’y prend garde, l’emportera sur l’Évangile. Cette parole de Pierre l’Ermite produit sur les âmes l’effet d’une lampe ardente jetée sur des gerbes de blé ; l’Italie, la première, tout occupée à constituer ses petites républiques, ne demande qu’à partir aussitôt que l’ordre sera rétabli dans cette terre agitée de tant de passions diverses ; la France accepte avec enthousiasme les batailles qu’on lui promet, elle sauvera le sang chrétien, elle prendra en pitié la chair chrétienne ; Dieu le veut ! il faut délivrer l’Europe et l’Asie du joug de Mahomet, il faut sauver la cité du Christ ! Telles sont les paroles de Pierre l’Ermite ; on l’écoute en frémissant ; les femmes, les enfants, les vieillards se jettent à ses pieds en criant : Vengeance ! Les prêtres, les nobles, les serfs, le chevalier et le bandit, prennent la croix et jurent de partir, les uns pour la gloire, les autres pour le butin, tous pour le ciel ! La misère pousse les moins braves dans ces nobles hasards qui promettaient la fortune ici-bas, et là-haut la vie éternelle !

Ce fut là la grande passion du moyen âge. Pour arriver plus vite au tombeau du Christ et aux richesses de l’Orient, l’artisan vendait son métier, le seigneur son château, le laboureur son champ, ensemencé déjà pour la moisson prochaine ; les villes, plus prudentes, rachetaient à vil prix leurs droits féodaux ; l’Europe était remplie de pèlerins qui partaient pour la croisade. On partait au hasard, sans même savoir de quel côté il fallait marcher ; le malade lui-même se mettait en route, comptant sur un miracle pour toucher le but lointain. Vile cohue, illustre mêlée, gentilshommes et populace, ces croisés s’avançaient à travers les débris des villes et des nations. Pierre l’Ermite marchait devant eux, essayant, mais en vain, de s’opposer à tous ces brigandages. Cette foule imprévoyante s’en fut tomber sous le coup des Turcs. En même temps, trois armées régulières s’avançaient par trois sentiers différents jusque sous les murs de Constantinople ; l’une, l’armée du Nord, venait de la Flandre, de la Lorraine, des bords du Rhin, sous la conduite de Godefroy de Bouillon, qui était parent de Charlemagne par sa mère ; l’armée du centre, Français, Normands, Bretons, Bourguignons, avait pour chefs Hugues, comte de Vermandois, et Robert, comte de Normandie ; l’armée du Midi, enfin, composée de Gascons, de Provençaux et de Toulousains, obéissait à Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse. Tous ces hommes, couverts du double airain, la foi et le fer ! quand ils se trouvèrent sous les murs de Constantinople, furent bien près d’oublier que Constantinople était une ville amie et chrétienne, et peu s’en fallut qu’ils ne s’emparassent de cette capitale de l’empire d’Orient. La ville fut sauvée par la loyauté des Francs et l’habileté de l’empereur Alexis. — Sortie de cette tentation, l’armée chrétienne poursuivit sa route, et cette marche fut d’abord une suite de victoires. Maîtres sur tous les points, les croisés arrivent en Syrie. Après neuf mois de siége, la ville d’Antioche est emportée. Mais nous ne dirons pas toutes ces guerres ; le siége de Jérusalem, à lui seul, c’est tout un poëme. Godefroy de Bouillon, maître de la ville, se prosterne, nu-pieds et sans armes, au tombeau du Sauveur. Soixante mille Sarrasins tombent dans cette défaite, et, sur tant de cadavres, Godefroy de Bouillon est nommé roi de Jérusalem. Mais ce royaume fondé, il fallut le défendre, il fallut créer les lois de ce nouvel empire. Alors la féodalité de l’Europe fut résumée dans un corps de lois élaborées dans ce conseil, qui a conservé le nom d’assises de Jérusalem. Les lois de Godefroy de Bouillon ont soutenu pendant deux siècles cet empire éphémère, et pendant deux siècles, tant qu’il y eut un roi chrétien à Jérusalem, la terre sainte fut le but des plus nobles ambitions et des plus hardis courages que contenait l’Europe. Cette fois donc, du monde entier, le pontife romain était le maître ; il avait appelé tous les peuples chrétiens à l’œuvre commune, et les peuples avaient obéi ; il avait fait taire toute querelle privée, il avait suspendu toute guerre de peuple à peuple ; la grande guerre, elle était là-bas. La poésie agissait tout autant que la croyance ; tel qui arrivait de la terre sainte avait à raconter tant de merveilles, tant de combats glorieux, et aussi tant de misères ! Voilà par quels travaux et quelles batailles la féodalité chrétienne poussa ses domaines jusqu’à l’Euphrate, après avoir fondé quatre royaumes chrétiens, comme autant d’avant-postes que l’Europe posait là contre l’Asie. Cette guerre utile et généreuse avait mis Constantinople à l’abri des Turcs ; elle avait rendu à l’empire d’Orient une partie de l’Asie Mineure et des îles voisines ; elle avait enchaîné pour trois cents ans la puissance musulmane, qui menaçait de tout envahir ; surtout, et c’est à un de ses plus excellents bienfaits, la croisade avait prouvé aux divers peuples de l’Europe chrétienne qu’ils n’étaient qu’un seul et même peuple ; elle avait agrandi leurs idées, leurs passions et leur courage, et comme elle avait forcé la féodalité de sortir de ses retranchements, de vendre à vil prix ses châteaux forts, elle prépara, plus que tout autre secours, l’affranchissement des communes. Elle ouvrit au commerce des routes inconnues, enfin elle agrandit la renommée de la France. La France a joué le beau rôle dans les croisades ; sa bannière a flotté plus haut que toutes les bannières, dans le ciel de l’Orient. La langue française, déjà parlée en Angleterre et en Sicile, fut encore parlée en Syrie pendant deux siècles. Les rois de Jérusalem étaient Français ; qui dit un Franc, dit encore un chrétien ; donc il nous faut parler toujours avec reconnaissance et avec respect des croisades, comme l’œuvre de l’Europe entière, dans laquelle la France a la plus belle part.

Puisque nous sommes arrivés dans cette salle des croisades, au cri Dieu le veult ! Montjoie ! Saint-Denis ! cherchons, s’il vous plaît, à reconnaître, parmi ces bannières flottantes, parmi ces casques, ces armures, ces boucliers, ces devises, quelques-uns des noms glorieux de la Bretagne militante et chrétienne. Certes, la liste de ces héros est longue, honorable, bien remplie ; mais aussi les Bretons n’y manquent pas.

En effet, parmi les nobles bannières qui brillèrent au soleil des croisades, dans les plaines de Ptolémais, sous les murs de Saint-Jean-d’Acre et de Jérusalem, les bannières des enfants de l’Armorique se montrèrent avec éclat. Si les soldats qui les portaient, moins ambitieux ou moins habiles que les Normands, ces fondateurs de royaumes, n’ont point fondé ou conquis des empires, ils n’étaient cependant ni les moins braves ni les moins croyants. Si nous la voulions faire complète, la liste serait longue de ces Bretons illustres, mais, Dieu merci ! nous avons pour nous borner et pour nous conduire, la liste des croisés telle qu’elle est écrite sur les murs reconnaissants du musée de Versailles. Donc, pénétrons, s’il vous plaît, au milieu de cette histoire, peinte en or et en émail sur les murs, sur les colonnes, sur les frises, sur les plafonds de ces salles magnifiques ; dans ces nobles pages, toutes remplies de la gloire et de l’histoire des diverses croisades, vous retrouverez la science, l’équité, l’étude sérieuse et patiente, le goût exercé et sévère d’une royale princesse, Madame la princesse Clémentine. Savante dans l’art du blason, qu’on pourrait appeler la broderie et la dentelle de l’histoire, la digne sœur de la princesse Marie a recueilli, pour venir en aide à l’œuvre paternelle, le nom, les alliances, les armes, les devises des plus nobles maisons de l’ancienne monarchie ; elle sait les combats de chacun, et après le combat, elle dit la récompense. Plus d’un titre de noblesse égaré, dans la nuit des temps, la noble dame l’a retrouvé avec une patience infatigable. Elle a écrit, à elle seule, le chapitre sinon le plus important, du moins un des plus difficiles de cette longue histoire que renferme aujourd’hui le palais de Louis XIV, comme si le grand roi était le seul qui fût digne de présider à cette longue épopée de toutes les vertus privées et publiques, pacifiques et guerrières. Nous, cependant, pour cette histoire de l’armorial breton, nous n’avons pas choisi d’autre guide que la princesse Clémentine elle-même, car nous savons la justice, la loyauté et la sincère vérité qui ont présidé à cette glorification de tant de combats, de tant de courages, de ces grandes victoires, de ces héros.

Des soldats croisés, les plus nombreux et les plus braves, ce furent les gentilshommes de la Bretagne. Comme nous l’avons dit, le duc Alain Fergent, tout couvert de l’hermine de Bretagne, marchait en tête des héros de la première croisade ; venaient ensuite :

02    Herbert, vicomte de Thouars : d’or, semé de fleurs de lis d’azur, au franc quartier de gueules.
03    Guy de Laval et ses cinq frères : de gueules, au léopard d’or.
04    Hervé de Léon : d’or, au lion de sable.
05    Clotard d’Ancenis : de gueules, à trois quintefeuilles d’hermine.
06    Conan de Lamballe : d’hermine, à la bordure de gueules.
07    Riou ne Loréac : de contre-vair de six pièces.
08    Rivallon de Dinan ; il portait : de gueules, à quatre fusées d’hermine, posées en fasce et accompagnées de six besants du même, trois en chef, et trois en pointe.

À la seconde croisade, les chevaliers bretons sont moins nombreux, ils ont d’autres combats à soutenir. Les troubles qui agitaient la patrie commune ne permettent guère aux chevaliers bretons de suivre les drapeaux de Louis le Jeune dans cette expédition qui fut si funeste au roi de France ; s’il est vrai qu’il y perdit l’estime de la reine Éléonore d’Aquitaine, qui devait apporter en dot au roi d’Angleterre, son nouveau mari, tout le beau midi de la France. Toutefois, les chevaliers bretons ne furent pas si fort occupés de leurs dissensions intestines qu’ils n’eussent leurs dignes représentants à la guerre sainte.

09    Jean de Dol y déploya sa riche bannière, écartelée d’argent et de gueules.
10    Des témoignages authentiques attestent aussi la présence de Geoffroy Waglip ou Gayclip, l’aïeul de Du Guesclin ou Duguesclin, qui portait à ses armes : d’argent, à l’aigle éployée de sable, couronnée d’or.
LA BRETAGNE, PAR M. JULES JANIN
PL. I

Nous trouvons, parmi les chevaliers qui prirent part à la troisième croisade, les noms suivants, qui appartiennent à la Bretagne :

11    Alain, vicomte de Rohan ; il portait à ses armes : d’argent, à sept macles d’or (le nombre en a été porté à neuf depuis).
12    Guethenoc de Bruc : d’argent, à la rose à six feuilles de gueules, boutonnée d’or.
13    Raoul de Langle : d’azur, au sautoir d’or, cantonné de quatre billettes du même.

Quant à la quatrième et à la cinquième croisade, le Musée de Versailles, cet admirable arsenal de tant d’événements et de grands souvenirs, ne contient aucun des noms de la Bretagne guerrière, mais, en revanche, nos Bretons se dédommagèrent hardiment à la sixième croisade. D’abord :

14    Pierre de Dreux, dit Mauclerc, duc de Bretagne ; blason : échiqueté d’or et d’azur, au franc quartier d’hermine, à la bordure de gueules.
15    Gilles de Rieux : d’azur, à dix besants d’or.
16    Geoffroy de Chateaubriand : de gueules, semé de fleurs de lis d’or.
17    Guillaume de Goyon : d’argent, au lion de gueules.
18    Alain de Lorgeril : de gueules, au chevron d’argent, chargé de cinq mouches d’hermine, et accompagné de trois molettes d’or.
19    Hervé de Saint-Gilles : d’azur, semé de fleurs de lis d’argent.
20    Payen Feron : d’azur, à six billettes d’argent.
21    Geoffroy de Goulaine, mi-partie de France et d’Angleterre.
22    Guillaume de Kergariou : d’argent, fretté de geules, au franc quartier de pourpre.
23    Hervé Chrétien : de sinople, à la fasce d’or, accompagné de trois heaumes du même, tarés de profil.
24    Hervé de Budes : d’or, à l’arbre de pin de sinople, accosté de deux fleurs de lis de gueules.
25    Olivier de Carné : d’or, à deux fasces de gueules.
26    Payen Freslon : d’argent, à la fasce de gueules, accostée de six ancolies d’azur, tigées de gueules.
27    Eudes de Quelen : d’azur, burelé d’argent et de gueules.
28    Jean De Québriac : d’azur, à trois fleurs de lis d’argent.
29    Raoul de la Moussaye : d’or, futé d’azur.
30    Geoffroy de Boisbilly : de gueules, à neuf étoiles d’or.
31    Rolland des Nos : d’argent, au lion de sable, armé, lampassé et couronné de gueules.
32    Hervé de Saint-Pern : d’azur, à deux billettes percées d’argent.
33    Macé de Kerouarté : d’argent, à la roue de sable, accompagnée de trois croiselles du même.
34    Bertrand de Coetlosquet : de Sable, semé de billettes d’argent, au lion morné du même.
35    Raoul de Coetnempren : d’argent, à trois tours crénelées de quatre pièces de gueules.
36    Robert de Kersauson : de gueules, au fermail d’argent.
37    Huon de Coskaer : écartelé, aux un et quatre d’or, au sanglier effrayé de sable, aux deux et trois, contre-écartelé d’or et d’azur.
38    Hervé et Geoffroi de Beaupoil, deux frères, ils portaient : de gueules, à trois accouples d’argent, posées en pal, les laisses d’azur tournées en fasce.
39    Hervé De Sesmaisons : de gueules, à trois maisons d’or.
40    Henri et Hamon le Long : d’or, à une quintefeuille de sable.
41    Olivier de la Bourdonnaye : de gueules, à trois bourdons d’argent.
42    Hervé de Boisberthelot : écartelé d’or et de gueules.
43    Guillaume de Gourcuff : d’azur, à la croix pattée d’argent, chargée en cœur d’un croissant de gueules.
44    Guillaume Hersart : d’or, à la herse de sable.
45    Henri de Coédic : d’argent, à une branche de châtaignier, à trois feuilles d’azur.
46    Robert de Courson : d’or, à trois chouettes de sable, becquées et membrées de gueules. Une branche de cette famille s’est établie en Angleterre sous le Conquérant. — Les armes sont les mêmes, seulement les émaux sont renversés.
47    Hervé de Kerguelen : d’argent, à trois fasces de gueules, surmontées de quatre mouches d’hermine.
48    Raoul Audren : de gueules, à trois tours crénelées, maçonnées de sable.
49    Guillaume de Visdelou : d’or, à trois têtes de loup arrachées de sable, lampassées de gueules.
50    Pierre de Boispéan : écartelé, aux un et quatre d’argent, semé de fleurs de lis d’azur, aux deux et trois d’or, fascé de gueules.
51    Macé le Vicomte : d’azur, au croissant d’or.
52    Geoffroy du Plessis : d’argent, à une bande de gueules, chargée de trois macles d’or, surmontées d’un lion de gueules, armé, lampassé et couronné d’or.
53    Aymeric du Verger, de cette souche illustre est sortie la noble maison de La Rochejaquelein, qui porte toujours : De sinople, à la croix d’argent, cantonnée de quatre coquilles du même, et chargée en cœur d’une coquille de sinople.
LA BRETAGNE, PAR M. JULES JANIN
PL. II
54    Geoffroy de Kersaliou : fascé d’argent et de gueules, au lion de sable, armé et lampassé d’or.
55    Aymeric et Guillaume de Montalembert. Cette famille, originaire de Bretagne et qui suivit Mauclerc à la croisade, s’est établie depuis dans le Poitou. Elle porte : d’or, à la croix ancrée d’azur.

À cette phalange guerrière se joignaient encore :

56    Payen Gauteron, qui portait : d’azur, à six coquilles d’argent.
57    Alain de Bois-Baudry : d’or, à deux fasces de sable, chargées, la première de trois, la seconde de deux besants d’argent.
58    Hervé de Siochan-Kersabiec : de gueules, à l’annelet d’or, traversé par quatre fers de lance réunis en sautoir.

N’oublions pas, puisque nous en sommes à suivre les chevaliers bretons de cette sixième croisade :

59    André de Vitré, qui fut tué à la bataille de la Massoure : de gueules, au lion contourné et couronné d’argent.
60    Thomas Taillepied : d’azur, au croissant d’or, accompagné de trois molettes du même.

Ajoutons, pour clore cette longue liste remplie de noms illustres et glorieux à bon droit :

61    Geoffroy de Monboucher : d’or, à trois channes ou marmites de gueules.
62    Thomas de Boisgélin : écartelé, aux un et quatre de gueules, à la molette d’argent, aux deux et trois d’azur.

Enfin, dans ce musée consacré à toutes les gloires de la France, nous rencontrons, parmi les chevaliers de la septième croisade, le nom et les armes de :

63    Prégent, sire de Coétiviy : fascé d’or et de sable.
64    Geoffroy de Rostrenen : d’hermine, à trois fasces de gueules.
65    Pierre de Kergoblay, airé d’or et de gueules.

Tels étaient les plus illustres croisés de la Bretagne ; ils ont eu leur bonne part, sinon dans la récompense, du moins dans la bataille et dans la gloire. Ces noms-là, vous les retrouvez dans toutes les vieilles histoires, dans les chroniques d’Albert d’Aix et de Guillaume de Tyr, dans les livres de Ville-Hardouin et du sire de Joinville. — Ces nobles Bretons étaient à toutes les villes conquises ; ils étaient à la bataille de Tinchebray ; ils ont été les dignes compagnons des plus excellents capitaines ; les premiers à l’attaque, les derniers à la retraite. Grâce à tant de labeurs, l’Orient était devenu une seconde patrie chrétienne ; c’était comme le reflet de la France chevaleresque. Les chevaliers du Temple, de l’Hôpital, de Saint-Jean-de-Jérusalem, soldats qui faisaient vœu de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, moines-chevaliers, puissants à l’égal des rois, avaient fait de cette guerre comme une croisade permanente. — La colonie chrétienne était arrivée à son apogée ; les Français, aidés des Génois, avaient pris Ptolémaïs, ils s’étaient emparés de Tyr à l’aide des Vénitiens. Le roi de Jérusalem (1131) était alors Foulque, naguère comte d’Anjon, le père de Geoffroy Plantagenet. Mais bientôt la prospérité, qui vient à bout des plus hardis caractères (Annibal à Capoue !), les disputes religieuses, qui portent le trouble dans les âmes les plus honnêtes, les licences des chevaliers du Temple et de Saint-Jean, amenèrent une cruelle décadence. Les Sarrasins reparurent, et, dans une seule ville (la ville d’Éden), ils égorgèrent trente mille chrétiens et ils firent vingt mille esclaves, Ce fut alors que poussée de nouveau par le spectacle lamentable de ces chrétiens vendus comme des bêtes de somme, et surtout poussée par l’éloquence passionnée de saint Bernard, la France se précipita dans la deuxième croisade, malgré la volonté de son grand

ministre Suger. Mais nous avons raconté cette deuxième croisade
LA BRETAGNE, PAR M. JULES JANIN
PL. III
dans un autre livre[1], et comme nous avons la juste prétention de

ne faire qu’un même ouvrage, en deux tomes, nous renvoyons nos lecteurs à la Normandie, tant nous avons hâte de revenir, par ce détour nécessaire, au point où nous nous sommes arrêté tout à l’heure, pour interroger les croisades. Tout affaiblie qu’elle vous paraisse par la puissance redoutable de ce Henri Plantagenet, vassal trois fois plus puissant que le roi de France, son suzerain, la couronne de France l’emportera tôt ou tard. À cette heure, Louis VII et Henri Plantagenet vous représentent deux rivaux qui s’étudient pour savoir lequel des deux restera le premier roi de l’Europe. Des deux côtés on parle la même langue, ce sont les mêmes mœurs, les mêmes idées. Henri possède dans son entier la partie la plus occidentale de la Gaule, depuis l’embouchure de la Somme jusqu’à celle de l’Adour, moins la Bretagne. La lutte est donc toute française, et l’Angleterre n’a encore rien à y voir, car les fiers barons de race normande ou angevine estiment trop peu cette illustre conquête, pour en faire leur séjour habituel. Eh bien ! dans cette lutte si inégale du vassal et du roi, vassal tout-puissant et d’une habileté admirable, qui se bat contre un roi faible et inhabile, c’est la royauté qui finira nécessairement par l’emporter. Dans cette lutte étrange, qui vous fera comprendre la toute-puissance de cette force appelée la légitimité, la Bretagne était un obstacle pour le roi Henri II. La Bretagne rompait la continuité des États du roi d’Angleterre ; en vain elle était fief de la Normandie, elle n’avait presque rien de commun avec cette province, pas plus qu’avec le reste de la France, tant elle était occupée de ses dissensions intestines. Et c’était là encore un vaste espoir pour le roi d’Angleterre ; toute l’activité, tout le courage de la Bretagne, se dépensaient inutilement dans les guerres qui séparaient la ville de Nantes et la ville de Rennes, rivalités dont l’explication est facile : le comté de Nantes, voisin de l’Anjou et du Maine, s’occupait d’agriculture, de navigation et de commerce, pendant que le reste de la Bretagne, encore tout gallique, était resté à demi sauvage. Une très-curieuse étude, mais compliquée et difficile, ce serait de se reconnaître dans ces divers intérêts si longtemps débattus entre ces seigneurs, ces abbés, ces barons, ces évêques, et le peuple de Bretagne ; ce serait d’indiquer les phases diverses de ce territoire partagé si souvent, et tour à tour occupé par les Bretons insulaires, par les Francs, par les Normands. Peut-être ferions-nous bien d’expliquer ici les diverses institutions qui régissaient et nobles et bourgeois et paysans en Bretagne, mais ce travail trouvera naturellement sa place ailleurs. Bornons-nous à dire que dès la fin du dixième siècle, toute trace de servitude réelle avait disparu de la Bretagne.

Le duc Conan III eut l’honneur d’apporter quelque soulagement aux misères de son peuple ; les seigneurs qui résistèrent aux lois du prince furent traités sans ménagement ; le vicomte de Donges eut sa tour rasée, Olivier de Pont-Château fut enfermé dans la tour de Nantes, en châtiment de ses tyrannies. Les pauvres gens, se voyant défendus et protégés enfin, se mirent à aimer le pouvoir salutaire qui leur venait en aide et protection. — Bientôt toutes ces petites lueurs de liberté se réunissent et projettent une clarté plus vive dans ces ténèbres. Les villes firent alliance entre elles ; les administrations municipales se formèrent ; la nation, moins maltraitée, devint elle-même plus clémente, et cet odieux droit de bris, ce crime qui donnait, à l’homme assis sur le rivage, la vie et les biens du naufragé que la mer jetait, hurlante, sur ces côtes inhospitalières, le droit de bris, dans un concile assemblé à Nantes en 1127, et présidé par l’archevêque de Tours, fut frappé de l’excommunication de l’Église. — C’est un des faits caractéristiques de l’histoire de Bretagne, ce droit du paysan breton de courir sus, comme ferait un sauvage, sur les dépouilles que lui jette la mer irritée. Ceux qui trouvent une excuse à toute chose, prétendent que les vaisseaux des pirates normands tombèrent, les premiers, sous la rapacité vengeresse des paysans de la péninsule ; le droit de bris avait donc commencé par être de bonne guerre, mais, les pirates disparus, l’habitude resta ; le naufrage fut considéré comme un crime ; les paysans sauvages se précipitèrent sur cette triste curée que leur apportait la tempête ; nul ne rougit de manquer à la loi la plus sainte des hommes, le respect dû au naufrage, témoin ce vicomte de Léon, qui se vantait de posséder une pierre plus précieuse que toutes les pierreries qui paraient la couronne de France. Cette pierre, c’était un écueil !

Plus que jamais, maintenant que par la rivalité des deux couronnes, la voilà mêlée aux affaires de la France, la Bretagne subit l’influence de la monarchie française ; où l’une ira, l’autre veut aller. Le souffle qui pousse celle-ci poussera celle-là ; à ces causes, l’intérêt historique s’en va augmentant toujours.

Si la guerre sainte a beaucoup contribué à fonder l’estime et l’amitié réciproques des deux peuples, en revanche les misères de la Bretagne n’ont pas peu servi à la jeter dans les bras de la France. Surtout la vie et la mort du jeune Arthur ont beaucoup avancé les intérêts français dans la Bretagne.

Rappelez-vous la croisade de 1189 ; les nouvelles d’Orient étaient funestes, Saladin venait d’envahir là plaine de la Tibériade, peu d’instants après il s’emparait de Jérusalem. L’Occident était consterné, le pape Urbain III mourait de douleur. Alors et de nouveau l’Europe chrétienne s’engagea dans la croisade, et certes il y avait lieu de se hâter, car Saladin menaçait de conduire ses soldats en Europe, et déjà quatre cent mille barbares, venus de l’Afrique, s’étaient jetés en Espagne. Excités par cette épouvante du monde chrétien, le roi de France et le roi d’Angleterre prennent la croix. Avant le départ de Philippe et de Richard pour la Palestine, il y eut entre les deux princes un serment solennel, Philippe jurant de défendre la terre de son rival comme il défendrait sa ville de Paris, Richard comme il défendrait sa ville de Rouen. À peine arrivés dans la Sicile, cette amitié si bien jurée était déjà rompue. Richard n’avait pas hérité de l’habileté du roi Henri, son père, il avait toute la fougue et tout l’emportement d’une jeunesse royale ; autant il était fier et superbe, autant le roi de France était patient et rusé. Pendant que l’un s’abandonnait à ses instincts pleins d’énergie et de violences, l’autre préparait l’abaissement de l’Angleterre et la grandeur de la France. Il faut dire toutefois que Richard, et avec lui la noblesse d’Angleterre et de Bretagne, se montrèrent les premiers et les mieux faisant dans cette deuxième croisade, qui coûta plus de sang qu’il n’en fallait pour conquérir l’Asie entière. Si donc Philippe Auguste eut le rôle de l’homme habile dans cette guerre, le rôle brillant et glorieux resta au roi Richard. La vie de ce poétique chevalier est dans toutes les mémoires. Vous savez comment, après ces exploits, qui touchent à la fable, Richard quitte la Palestine ; comment il est jeté sur les côtes d’Allemagne et fait prisonnier par le duc d’Autriche, qui le livre à l’empereur Henri VI, fils de Frédéric Barberousse. Que faisait cependant la Bretagne ? La Bretagne, en l’absence du roi Richard, avait proclamé pour son duc de fils de Geoffroy, le jeune Arthur, sous la tutelle de Constance, sa mère. En même temps, Guillaume, évêque d’Éli, chancelier et régent d’Angleterre, avait fait reconnaître le jeune duc Arthur comme l’héritier présomptif de la Grande-Bretagne. En effet, les droits de ce royal enfant étaient incontestables, et derrière lui se tenait, prêt à mourir pour son prince légitime, le vaillant peuple qui l’avait adopté. Le malheur voulut que, sur le deuxième échelon du trône d’Angleterre, fût assis un de ces princes qui suffiraient pour déshonorer tous les trônes de ce monde. Ce prince, la honte des chevaliers, avait été le plus mauvais des enfants de ce malheureux père, le roi Henri II ; sa jeunesse c’est une longue trahison mêlée de lâcheté et d’envie. Trop loin du trône d’Angleterre pour y monter sans résistance, trop près du trône pour y renoncer jamais, il avait choisi pour aller à son but les ténèbres, les trahisons, les sentiers détournés, les vices honteux, et chemin faisant, il était prêt à tout céder pour poser sur sa tête avilie cette couronne usurpée que son grand-père et son aïeul avaient faite si brillante. Traitre envers son père, le prince Jean devait trahir son frère et son roi, le roi Richard, et pour accomplir sa trahison, il choisit justement l’instant où le Cœur-de-Lion s’abandonnait aux plus fougueux excès du courage. Voilà sous quelles couleurs, et plus tristes encore, dans un livre impérissable (Ivanhoé), Walter Scott nous a présenté le roi Jean ; Shakespeare n’en parle pas avec plus de respect ; M. Guizot, dans la préface du Roi Jean, voue cet homme abominable à l’exécration et à la honte. Quand donc le prince Jean eut appris que le chancelier d’Angleterre avait reconnu pour l’héritier de la couronne le jeune duc Arthur de Bretagne, le fils de Henri II chassa violemment l’évêque de son siège, et lui-même il se posa comme le seul qui pût hériter du royaume de son frère. De ces tentatives ambitieuses, Richard fut averti au plus fort de ses batailles, et voilà pourquoi, même au hasard d’être chansonné par les chansonniers de la croisade, il voulut revenir en toute hâte. Il partit donc sur une barque, ce maître absolu d’une si grande flotte, — tout seul, ce seigneur de tant de seigneurs, — sous l’habit d’un pèlerin, ce vaillant capitaine qui commandait à trois armées ; plus l’aventure était périlleuse et plus elle plaisait au roi Richard. Le reste de cette histoire, c’est plus qu’un drame, c’est véritablement un poëme ; mais à quoi bon le redire ? La tempête jette sur les bords de l’Adriatique la faible barque qui portait le Cœur-de-Lion et sa fortune ; rejeté par la mer en courroux, le roi Richard s’imagine qu’il pourra traverser l’Allemagne entière sans être reconnu par personne ; mais sa haute mine, son fier maintien, son geste impérieux, ce vif regard dont les hommes des croisades, amis ou ennemis, avaient peine à soutenir l’éclat et l’énergie, eurent bientôt fait reconnaître le roi d’Angleterre, duc de Normandie et suzerain de la Bretagne. Suivi à la trace par les satellites du duc d’Autriche, Richard fut arrêté dans un cabaret, assis au coin de la vaste cheminée, et le duc d’Autriche (contre le droit des gens et des rois !) vendit son captif à l’empereur. Pendant une longue année, l’Europe chrétienne se demandait avec épouvante ce qu’il était devenu, le héros des croisades. Hélas ! il attendait, dans les ténèbres d’une forteresse, que l’empereur et le duc d’Autriche consentissent à lui rendre sa liberté.

Cependant le roi de France, Philippe Auguste, et le prince Jean d’Angleterre, avertis de bonne heure de la captivité de Richard, se hâtèrent d’en profiter, le premier pour l’agrandissement de son royaume, le second pour l’usurpation du royaume de son frère. L’un et l’autre, Philippe et Jean, ils envahirent, d’un commun accord, la Touraine, le Vexin et la Normandie, et, par une dérision insultante, le roi de France fit signifier au prisonnier du duc d’Autriche sa déclaration de guerre. — Que faire alors ? que devenir ? comment retrouver ce royaume au pillage ? comment châtier ce voisin redoutable ? comment faire rentrer dans le devoir ce frère infidèle ? La violence était grande ; Richard Cœur-de-Lion accepta, pour en sortir, des conditions étranges acceptées par un roi si puissant naguère, par le hardi chevalier qui était le modèle et l’orgueil de la chevalerie.

Enfin, comme l’écrivait le duc d’Autriche au prince Jean : « Prenez garde, le lion est lâché !’ » à prix d’argent, le lion était lâché ; Richard était rentré dans son royaume à travers les sombres forêts où vivaient encore, errants et vagabonds, sous les lois de Robin Hood, les derniers restés des Saxons vaincus par le Conquérant. L’Angleterre, qui s’était épuisée à payer la rançon de son roi captif, était divisée en deux partis ; l’un tenait pour le roi chevalier, pour le héros de l’Orient, pour l’aventurier généreux et brave ; l’autre, c’était le parti des habiles, tenait pour le prince Jean qui, tôt ou tard, à force de crimes, de lâchetés et de violences, devait monter sur le trône de son frère. De ces divisions, la Bretagne avait profité pour retrouver un peu de force et de liberté ; un instant la duchesse Constance, mère et tutrice d’un jeune prince dont les destinées pouvaient être si grandes et si belles, avait montré, à la faveur de cette trêve, qu’elle savait porter une couronne. Le retour du roi Richard déjoua toutes ces espérances. Quand le roi eut appris que, lui vivant, et malgré la tendre jeunesse de son neveu Arthur, Arthur avait été reconnu par les états de Bretagne pour leur prince légitime, le roi Richard se sentit profondément blessé dans son orgueil ; toutefois il cacha sa colère, il fit taire son orgueil ; il savait quel prix la nation des Bretons attachait à ses libertés, et quel amour ils avaient voué à cet enfant. Pour venir à bout de ce peuple et de sa duchesse, le Cœur-de-Lion prit cette fois des détours tout au plus dignes de Jean, son frère ; on eût dit que sa loyauté chevaleresque était restée dans les prisons de l’Autriche, tant c’est un grand malheur d’avoir à compter avec sa fortune ! Voici donc que le roi Richard passe le détroit, il arrive au château de Pontorson, et de là il envoie dire à la duchesse de Bretagne qu’elle ait à venir conférer avec lui des intérêts de son duché. Le piége était bien tendu, la loyauté passée de Richard servait sa perfidie présente. À l’ordre du roi, la duchesse arrive sans défiance, mais à moitié chemin elle est arrêtée par Ranulphe, par ce mari inattendu que lui avait imposé le feu roi Henri II, et ce Ranulphe, l’associé de Richard, enferme la duchesse de Bretagne dans le château de Saint-James de Beuvron. Grand éloge que le roi Richard faisait à la duchesse Constance, l’estimant assez pour se dire à lui-même, qu’une fois privés de leur princesse, les Bretons se soumettraient au roi d’Angleterre, sans plus songer à leur jeune duc Arthur.

Ce calcul de Richard d’Angleterre fut trompé par la loyauté, par la fidélité et le courage de la Bretagne tout entière. À cette nouvelle que sa duchesse était la prisonnière de Ranulphe, et qu’elle était tombée dans un infime piége tendu à sa bonne foi par le roi chevalier, soudain la Bretagne est en feu. Les évêques se réunissent, le peuple s’agite, les chevaliers préparent leurs armes, les temples sont remplis de prières, d’armes les châteaux forts, tous les cœurs de colère. En même temps, des ambassadeurs sont envoyés au roi Richard, réclamant la liberté de leur souveraine. Richard répond qu’avant peu la duchesse sera libre, pourvu qu’elle consente à se laisser guider par son seigneur, le roi d’Angleterre ; le délai expiré, comme leur duchesse ne leur était pas rendue, les Bretons reviennent, et cette fois leur parole est menaçante. Parole méprisée, colère dont le roi anglais ne tient pas compte ; bien plus, Richard fait envahir par ses mercenaires le duché de Bretagne ; il veut que le duché, d’un bout à l’autre, soit livré à la fureur de ses Brabançons. La Bretagne a osé se plaindre, qu’elle soit livrée aux flammes ; elle a redemandé sa duchesse, tout sera passé au fil de l’épée ; elle entoure de ses sympathies le jeune Arthur, on fera de ses villes un désert. Telle est la volonté de Richard. Ah ! les héros du roman et même les héros de l’histoire, vus de près, ne sont pas toujours ce que pense le vulgaire. Cette dévastation de la province à laquelle les Plantagenets devaient tant de reconnaissance, ne pèse pas autant qu’elle devrait peser sur la mémoire de Richard Cœur-de-Lion. Sa captivité, ses malheurs, son courage, ses poésies, cette histoire de Blondel aveugle, sa mort enfin, entourent le Cœur-de-Lion d’une auréole mensongère ; mais à cette gloire couverte du sang des Bretons, la Bretagne ravagée donne un démenti formel. Que de vieillards égorgés ! que d’enfants tués au berceau ! Même les cavernes profondes et les souterrains cachés dans les bois, ne mettaient pas à l’abri de ces barbares. On enfuma les malheureux Bretons comme des lapins dans leur terrier, et plus d’une fois, riant aux éclats, on vit le roi Richard qui regardait comment ces malheureux allaient sortir de leurs cavernes incendiées. Digne fils, ce jour-là, de ce roi Henri II qui livra ses deux petites filles au gouverneur de la tour d’Ivry pour qu’il leur fît crever les yeux, couper le nez et les oreilles ! digne fils de ce même Henri II abandonnant sa fille Julianne, sa propre fille, à la risée et aux sarcasmes de ses soldats !

C’en était trop pour la patience de la noble patrie de Waroch et de Nominoé ; la Bretagne, poussée à bout par ces fureurs, se révolte enfin ; ses plus nobles enfants accourent, empressés, à la défense de la mère patrie. L’histoire sait leurs noms, elle les a retenus, ils brillent encore dans le souvenir du peuple, ils ont conquis cette couleur historique qui donne un si grand relief aux vieux tableaux, aux vieilles médailles, aux pieux respects des peuples. Voici quelques-uns de ces noms populaires : Alain de Dinan, le vicomte de Rohan et le vicomte de Léon, le baron de Fougères, les seigneurs de Dol et de Vitré. Le courage de tous ces braves gens ne se porta pas au hasard et à l’aventure, mais au contraire il fut plein d’habileté et de bon sens. Même dans leur emportement et dans leur colère, les Bretons comptaient avec l’ennemi, comme ils le firent voir au roi Richard, quand il rencontra, près de Calais, les chevaliers et les hommes d’armes de la basse Bretagne, force imposante à laquelle rien ne résiste. Battu de ce côté, Richard apprend que son rival, Philippe de France, s’avance dans la Normandie, et qu’il assiége le château d’Aumale. À cette nouvelle, Richard se rend, en toute hâte, au-devant de Philippe ; mais cette fois encore, et près du roi de France, le roi d’Angleterre rencontre des Bretons, accourus pour le combattre en personne. Le vaillant capitaine du parti national, Alain de Dinan, se jette dans la mêlée, demandant où est Richard. Il le rencontre enfin, il le presse, il le pousse, il le combat corps à corps, et Richard, ce hardi, ce vaillant, ce héros, à qui pas un ne résistait dans les joutes ou dans les combats des croisades, Alain de Dinan le jette à bas de son cheval ; déjà le glaive était tiré, déjà le coup était porté, c’en était fait du Cœur-de-Lion, il allait expier sous l’épée d’un Breton ses pilleries et ses ravages, lorsqu’un escadron anglais vint arracher le roi chevalier des mains d’Alain de Dinan. Certes, il eût mieux valu mourir ainsi d’une noble épée, que frappé de la flèche d’un archer, et pourquoi ? pour conquérir. un morceau d’or ou d’argent trouvé dans un sillon par un laboureur normand !

Durant ces guerres et ces bouleversements de sa noble province, le jeune Arthur avait été confié à la garde du roi de France. Le temps était loin déjà où les rois de France confiaient leurs enfants à la garde et à la loyauté des ducs de Normandie, où le duc Robert le Diable remettait au duc de Bretagne son fils Guillaume. Ajoutez que le temps n’était plus où ces précieux dépôts étaient gardés par l’honneur des couronnes. Certes, Philippe Auguste a beaucoup fait pour l’agrandissement de la monarchie ; il tient sa place parmi les rois les plus utiles de notre histoire ; mais quand nous le voyons, lui, le tuteur du jeune Arthur, se vouloir servir de cet enfant pour agrandir son propre royaume, il nous est impossible de parler, sans en rougir, de cette habileté du roi de France. Les barons et les soldats de Bretagne comprirent, de leur côté, les dangers d’une pareille tutelle ; ils savaient ce que valait la protection de cet habile voisin pour un duc de Bretagne à peine entré dans les premières années de sa jeunesse. Aussi bien, quand ils virent le roi Richard devenu plus traitable, les Bretons firent-ils avec lui une alliance nouvelle. Le traité entre le roi Richard et ses vassaux de Bretagne s’est perdu dans les ténèbres de l’histoire ; seulement il est certain que par ce traité entre le duc et les seigneurs bretons, la duchesse Constance fut rendue à ses sujets, et que désormais, Anglais et Bretons, ils devaient se battre les uns et les autres contre la France.

La France, cependant, ou plutôt le roi Philippe Auguste, car le temps n’est pas encore proche où l’on dira : la France ! avait gardé comme un otage précieux le jeune duc de Bretagne. C’est l’histoire du jeune Richard sans Peur, gardé à vue par Louis d’Outremer, et que le fidèle Osmond de Centvilles arrache au roi de France, caché dans une botte de foin. On ne dit pas par quelle ruse le jeune Arthur fut délivré de la tutelle de Philippe Auguste, mais ces détails suffisent pour nous faire prendre en pitié, et de très-bonne heure, ce fils, ce petit-fils des ducs, des princes et des rois, ce descendant direct d’une maison illustre entre toutes les maisons régnantes du moyen âge. À l’aide de ce beau jeune homme, pâli par les douleurs de la captivité et par la fatigue des batailles, le grand poëte Shakespeare a composé son plus beau drame ; peut-être aussi le poëte aura vu ce pauvre Arthur, comme nous le voyons nous-même, proscrit dès le berceau, exposé d’abord au mauvais vouloir de son grand-père Henri, maltraité par son oncle le prince Jean, menacé par son oncle Richard, partout malheureux, partout menacé ; aujourd’hui l’hôte du roi de France, et Le lendemain son otage ! Enfant qui trace à l’avance le sentier de larmes et de sang par lequel marcheront les enfants d’Édouard ! Ainsi Jane Gray a préparé l’échafaud fatal sur lequel devait tomber la tête de Marie Stuart !

De la cour du roi Philippe Auguste, voilà donc le jeune Arthur qui passe dans le camp de son bel-oncle le roi Richard, naguère son ennemi et l’ennemi de sa mère. Le roi fut touché, sans doute, des grâces et du courage naissant de son neveu Arthur, et quand il le vit combattre sous sa bannière, il sentit s’évanouir quelque peu ses inquiétudes ; on peut croire qu’il en fut ainsi à voir la bonne intelligence qui s’établit alors entre la duchesse Constance et le roi Richard. Pour tous ces gens, Bretons, Anglais et Normands, la France n’était plus qu’une ennemie à combattre, à envahir. À ce moment les haines entre les deux nations d’Angleterre et de France ne sont pas encore excitées comme elles le seront plus tard, après Crécy, après Azincourt, mais déjà elles se dessinent d’une façon très-vive et très-nette, et elles ne peuvent que grandir. D’abord Philippe Auguste est battu par les Anglais, aidés des Bretons ; il est battu à Rouen, il est battu à Gisors. À chaque victoire, Richard, fier de retrouver son bonheur d’autrefois, retrouvait en même temps sa vaillance. On le reconnaissait à son courage, à son ardeur, à ses grands coups d’épée… un événement inattendu, un accident vulgaire, moins que rien, le bas-relief d’argent, d’autres disent le trésor trouvé dans les champs du vicomte de Limoges, et dont le vicomte de Limoges n’offre que la moitié au roi Richard, voilà toute la cause de cette mort qui va changer la face de l’histoire. Pour avoir cette trouvaille à lui seul, voilà le puissant roi d’Angleterre qui a donné tant de millions au duc d’Autriche et à l’empereur d’Allemagne, qui s’en va faire le siége du château de Châlons ! Sous les murs de cette bicoque, l’homme qui avait élevé la quadruple forteresse de Château-Gaillard reçut au bras une flèche, et il fut tué de cette piqûre ! C’est bien le cas de répéter avec l’histoire et le psalmiste — que tout est vanité !

À la nouvelle de cette étrange mort, le prince Jean se hâte et s’intrigue ; il met à profit l’étonnement de la France et la consternation de l’Angleterre (elle aimait son roi Richard, en raison même du sang et de l’argent qu’il lui avait coûtés) pour se faire proclamer roi d’Angleterre au lieu et place du Cœur-de-Lion. Certes, le droit à cette couronne était du côté d’Arthur de Bretagne ; l’évêque d’Éli, chancelier d’Angleterre, tant il prévoyait une mort violente pour le roi Richard, avait désigné à l’avance le prince Arthur pour l’héritier présomptif du royaume. Par son père, le duc Geoffroy, troisième fils de Henri II, Arthur excluait du trône ce même prince Jean, qui n’était que le quatrième fils du roi Henri ; Richard lui-même avait reconnu de nouveau le droit de son neveu Arthur, il l’avait désigné comme l’héritier de sa couronne, et quand il mourut, il commençait à lui apprendre à tenir une épée. Richard est mort avant d’avoir eu le temps d’aimer et de couronner son neveu Arthur. Mais, vous lavez vu plus d’une fois dans cette histoire, et même dernièrement encore à propos d’Étienne et de Mathilde, le droit n’est pas toujours consulté dans la succession au trône d’Angleterre. Les barons anglais et les barons normands n’ont pas tous le même intérêt dans ces changements de monarque. Le Normand propriétaire en Angleterre, entouré des rancunes toujours vivaces du peuple vaincu, sentait en toute hâte la nécessité d’un roi qui le pût protéger et défendre contre la révolte de la nation écrasée, pendant que le Normand de Normandie, propriétaire légitime de sa terre et maître chez lui, pouvait attendre et choisir son nouveau maître. Cette fois, cependant, la Normandie et l’Aquitaine, à l’exemple de l’Angleterre, reconnurent le prince Jean pour leur maître, pendant que l’Anjou, le Maine, la Touraine, se déclaraient pour le jeune Arthur. Les Poitevins, de leur côté, partagèrent cette défection, ils formèrent avec leurs voisins du nord et de l’ouest une ligue active pour l’attaque et pour la défense. La bataille était engagée, et elle ne demandait pas mieux que d’être acharnée et sanglante. Soutenu par son droit d’abord, et ensuite par les armes de tant de braves gens, Arthur de Bretagne pouvait espérer, Sinon une prompte victoire et le trône d’Angleterre ; du moins une large part dans les dépouilles du roi Richard. Mais hélas ! à l’instant même où ce prince infortuné avait si grand besoin de l’appui, de l’assistance et des conseils d’une mère, sa mère n’était occupée qu’à se donner un troisième mari ! Pour comble de misère, ce nouveau mari de la duchesse Constance, Guy, vicomte de Thouars, n’était ni assez brave, ni assez intelligent, ni assez puissant pour être de quelque poids dans la défense de la Bretagne et dans là cause du jeune Arthur. Restait pour toute espérance, espérance fragile et menteuse, l’appui du roi de France, Philippe Auguste. Plus que jamais, le roi Philippe avait son regard arrêté sur la Normandie, comme sur une proie assurée et légitime. Il s’était dit qu’il ne mourrait pas sans avoir rendu à la royauté de France ce magnifique royal fleuron que Charles le Simple avait laissé arracher à la couronne de Charlemagne. Dans toutes ces causes diverses qui s’agitaient autour de son royaume, Philippe Auguste ne voyait que la Normandie à conquérir ; c’était là son rêve, c’était là sa gloire. Jeune homme, il avait été élevé dans la haine des Plantagenets ; devenu roi, il les avait rencontrés partout, comme un obstacle à sa puissance, dans la Bretagne, dans l’Anjou, dans le Poitou, en Angleterre, en Palestine ; il s’était battu contre le roi Henri II, il avait jouté contre Richard Cœur-de-Lion, et maintenant que ce brillant Plantagenet, Richard, était tombé dans la poussière, sous la flèche d’un archer, était-ce donc au roi de France à prendre parti pour le prince Jean où pour le duc Arthur, pour celui qui avait la Normandie ou pour celui qui tenait la Bretagne ? Non, Philippe Auguste ne prendra parti que pour la France. Cependant, il encourage les prétentions d’Arthur ; lui-même il va, pour le recevoir, jusqu’au Mans ; là le jeune duc fait hommage au roi Philippe pour les provinces de Normandie et de Bretagne ; par serment, Arthur se reconnaît le vassal du roi de France ; il reçoit l’ordre de chevalerie de la main de son seigneur suzerain. En même temps, la guerre approchait ; plus le choc sera terrible, et plus le roi de France en saura profiter. Les troupes du roi Jean s’avançaient au nord par la Normandie, au midi par le-Poitou ; il s’agissait d’arracher au duc de Bretagne les provinces dont il venait de faire hommage au roi de France. On allait en venir aux mains, la bataille était imminente ; le roi de France attendait de pied ferme le roi d’Angleterre ; les partisans d’Arthur sont pleins de confiance dans la bonté de leur cause, et ils se montreront demain dans la bataille…… Il n’y eut pas de bataille ! Les deux rois se rencontrèrent en effet, mais pour se jurer une amitié constante, pour faire une paix doublement déshonorante aux dépens du jeune duc de Bretagne ! Dans ce traité, les deux rois furent impitoyables. Arthur, déshérité, vit passer sous le joug du prince Jean le royaume et le duché de son oncle Richard. Alors ce jeune homme n’eut plus qu’à reconnaître pour son roi, pour son maître en Angleterre, en Normandie, en Bretagne, partout, cet homme qui, en bonne justice, n’aurait dû être que son premier sujet. Même il fit hommage au roi Jean, pour le duché de Bretagne ! Nous ne sommes pas d’assez forcenés politiques pour expliquer d’une façon légitime là conduite du roi de France envers cet enfant qu’il devait aimer comme un père. Avec la meilleure volonté du monde, on ne comprend pas cet abandon du prince Arthur par le roi Philippe Auguste ; on ne voit pas par quels motifs le roi de France fait la paix avec le roi Jean, pour lequel il avait autant de haine que de mépris. Toutefois, vous n’avez pas longtemps à attendre pour que toutes ces colères se réveillent ; l’ambition de Philippe est insatiable, les passions du roi Jean sont effrénées. Un jour, tout marié qu’il était, le roi Jean enlève la femme du comte de la Marche ; insultés dans l’honneur de leur chef, les barons du pays demandent aide et protection au roi Philippe Auguste. Philippe, content de ce nouveau prétexte, fait citer Jean, son vassal, pour qu’il ait à comparaître devant son trône, et à se défendre de l’accusation du prince de la Marche. À cette citation de son seigneur suzerain, Jean refuse d’obéir. Aussitôt, une armée française entrait en Normandie, tant le roi de France éprouvait en lui-même un remords subit d’avoir abandonné les droits du jeune duc de Bretagne. Maintenant Philippe Auguste reconnait qu’il a été trop vite, il veut avoir. Arthur auprès de sa personne, il l’appelle son pupille ; jamais il ne l’a tant aimé, jamais il ne l’a trouvé si aimable et si brave ; désormais le roi de France veut être le père du duc de Bretagne, il lui donnera, dit-il, sa propre fille en mariage, et, pour dot, Arthur aura la Normandie, le Maine, la Touraine, l’Anjou. Ceci se passait dans le camp du roi de France, à Gournay. Arthur, confiant comme on l’est à son âge, acceptait avec joie ce magnifique avenir, déjà il était impatient de mériter sa fiancée. Avec une poignée de soldats, il promet de conquérir les cinq provinces qu’on lui donne, et il s’en va, l’imprudent, avec deux cents hommes d’armes, se jeter, tête perdue, contre toutes les forces du roi Jean.

Dans cette circonstance difficile, la Bretagne n’abandonna pas le prince qu’elle aimait. Aux deux cents hommes d’armes du roi de France, se réunirent quatre mille fantassins bretons, et cinq cents chevaliers, l’élite de la noblesse. Même avec ce renfort, la troupe était faible, le chef était imprudent et sans expérience, le sang-froid manquait à ce jeune homme, si souvent victime des plus hideuses conspirations de la politique déloyale. Pour commencer cette campagne dans laquelle il devait tout-envahir, le prince : breton va mettre le siége devant Mirebeau, ville située à six lieues de Poitiers. Là s’était renfermée la reine Éléonore d’Aquitaine, l’aïeule et l’ennemie d’Arthur. La ville fut emportée d’assaut, mais le château ne fut pas si facile à prendre : la reine Éléonore le défendait comme une femme habituée à la guerre. En même temps, elle envoyait prévenir son fils de ce qui se passait, pour qu’il vînt en toute hâte pour la délivrer. Le roi Jean ne se fit pas attendre : il se mit en route la nuit même, afin de prévenir l’arrivée des renforts qui accouraient de toutes parts grossir l’armée du jeune duc. Celui-ci, cependant, était sans inquiétude et sans défiance ; dans cette ville nouvellement conquise, les soldats victorieux se livraient au plaisir et à la bonne chère. Aussi le roi Jean surprit-il facilement cette place, autour de laquelle on n’avait pas même eu la précaution de placer des sentinelles. « Là, dit un vieux chroniqueur, les Bretons furent deffaicts sans travail, les seigneurs pris, comme enveloppez en un filé. » Le prince Arthur fut au nombre des prisonniers, et le lendemain il était envoyé au château de Falaise. Alors seulement cet enfant retrouva l’énergie d’un homme ; vaincu et captif, et sachant quel était son oncle, Arthur résista aux volontés du roi Jean. En vain on le menace, s’il ne renonce pas à ses droits sur le duché de Bretagne : le prince reste inflexible. Vous avez lu ou vous lirez l’admirable scène de la tragédie de Shakspeare : Ne crève pas mes pauvres yeux, Hubert ! S’il en faut croire un historien véridique, Raoul, abbé de Coggeshale, cette scène terrible, où la pitié et la terreur sont poussées aussi loin qu’elles peuvent aller dans l’âme humaine, c’est de l’histoire. Ce qui est certain, c’est que les bourreaux manquèrent pour égorger l’héritier des ducs de Bretagne, et que le roi Jean fat obligé de remplir lui-même l’office de bourreau. On raconte qu’avant de prendre la résolution de ce grand crime, le prince Jean, éperdu et poursuivi par le remords avant-coureur, fut se cacher dans le bois de Moulineaux, situé au-dessus de la ville de Rouen. Là, on ajoute que pour venir à bout de ses incertitudes, le malheureux appela l’orgie à son aide, tant cela lui paraissait horrible, même à lui, de porter des mains criminelles sur ce jeune homme, enfant orphelin de son propre frère, le petit-fils de Henri Plantagenet ! Enfin, après trois nuits de cette angoisse et de cette ivresse brutale, la bête féroce sort de son repaire. Minuit allait sonner (1203), Arthur dormait dans son cachot ; une main brutale le réveille. — Marchons ! dit une voix menaçante. Ce réveil, ce n’est pas la liberté, car on laisse ses chaînes au captif ; à peine éveillé, on le conduit au pied de la tour, une barque se montrait du rivage ; il lui fallut monter dans cette barque, et alors l’infortuné se trouvant en présence de son oncle, il devina qu’il allait mourir. — Son courage l’abandonne. — La nuit ! la rivière grondante ! le château qui projette son ombre massive ! ce roi Jean, qui chancelle sous le double vertige de l’ivresse et du crime ! — Il y avait de quoi trembler. — Plein d’épouvante, Arthur se jette aux pieds de son oncle ; il prie, il supplie, il pleure, il demande la vie. Sans doute, en ce moment suprême, cet enfant adoré de la Bretagne se rappelait les beaux jours de l’enfance, les vœux de son peuple, les prédictions des bardes nationaux, les espérances de l’Armorique tout entière ; toujours est-il que l’enfant pleurait, en suppliant. Dans l’âme du roi Jean, le trône d’Angleterre et la couronne du duché de Bretagne l’emportèrent sur les larmes de son neveu Arthur et afin que rien ne manquât à ce grand crime, sur le refus de son propre écuyer Pierre de Maulac, le roi, lui-même, tombe sur cet enfant enchaîné, il le poignarde de sa main, et quand il a tué son neveu, son roi, pour mieux dire, il précipite le cadavre dans les eaux de la Seine indignée. Arthur de Bretagne avait seize ans à peine, il mourait victime de l’ambition de deux princes rivaux ; il mourait parce qu’il était le roi légitime de l’Angleterre, parce qu’il était le duc légitime de la Bretagne. Ah ! ce sont là de ces crimes devant lesquels l’esprit éperdu recule épouvanté ; taches de sang, taches funestes dont l’histoire ne peut se laver. Tout ce qu’elle peut faire, c’est de passer vite en se voilant le visage, et de courir au-devant de la gloire et de la liberté.

Le bruit de cette mort blessa la Bretagne jusqu’au fond du cœur ; la noble province bondit, à ce coup, comme si elle avait été frappée à mort. Arthur fut pleuré comme on pleure l’enfant de ses rêves. Les Bretons, dans un moment de superstition bien naturelle, avaient attaché à la vie de leur prince la destinée de leur province bien-aimée ; tant qu’Arthur serait vivant, ils croyaient qu’ils seraient libres. Arthur égorgé et perdu dans les sables de la Seine, la Bretagne ne songea plus qu’à échapper au meurtrier de son prince, et elle se donna au roi de France ; car maintenant qu’Arthur était mort, par l’abandon même de ce Philippe Auguste, l’habile monarque ne songeait qu’à le venger. Pour la deuxième fois, le roi Philippe fait citer à sa barre le roi Jean d’Angleterre, comme son vassal pour le duché de Normandie. Sur l’ordre souverain de son seigneur, il faut que Jean comparaisse devant les hauts barons de France, ou, pour parler comme les romans de chevalerie, devant ses pairs. Avant que d’obéir, le roi Jean demande un sauf-conduit, il fait prier le roi Philippe de lui donner du répit, promettant de comparaître à sa barre. Le roi veut que la sentence s’exécute à instant même, sans excuses, sans sauf-conduit, et comme il l’a dictée. Absent, le roi Jean est condamné par ses pairs ; la condamnation est absolue, elle est sans réplique ; Jean est déclaré traître et déloyal, toutes les terres qu’il tenait du royaume de France sont déclarées forfaites, et enfin, quand la sentence est portée, les Bretons sont invités à prendre les armes pour aider à l’exécution ; car maintenant que son œuvre s’accomplit, le roi de France, même avec la Normandie, ne sera pas content s’il n’a la Bretagne, en sa qualité de vengeur d’Arthur, le fiancé de Marie de France.

L’indignation universelle contre le roi Jean servit le roi Philippe Auguste au delà de ses plus vastes espérances. Un soulèvement général lui livra le Poitou ; les soldats jetaient leurs armes, les places fortes ouvraient leurs portes pour aider à la vengeance du prince Arthur ; cependant les Bretons exaspérés s’étaient jetés sur la Normandie, et à chaque homme qui tombait sous leurs coups, on eût dit qu’ils égorgeaient le prince Jean lui-même.

On assurait que le Mont-Saint-Michel était une place imprenable ; les Bretons commenceront par attaquer le Mont-Saint-Michel. Située sur un ilot, ou plutôt sur un rocher taillé à pic, au milieu d’une grève perfide qu’on ne traverse jamais sans péril, cette ville, protégée par la mer qui l’environne deux fois par jour, était de plus dominée par un monastère, véritable forteresse, où retentissait aussi souvent le cri de la guerre que le chant religieux des moines. Les difficultés d’une semblable entreprise n’ont rien qui effraie nos Bretons, tant ils sont altérés de vengeance. Ils se précipitent, tête baissée, sur l’unique porté de la ville, et la porte est enfoncée en un moment. Maîtres de la ville, les Bretons la livrent aux flammes, et l’incendie, se communiquant de proche en proche, atteint bientôt cette fière citadelle. Tout fut consumé : l’église elle-même, ce beau monument de l’architecture romane dont on voit encore quelques vestiges, fut enveloppée de cet immense désastre ! La victoire fut complète ; elle fut aussi terrible et sans pitié. Mais les Bretons avaient trop d’injures à venger, le meurtre du jeune Arthur avait soulevé trop d’indignation pour qu’il pût en être autrement. Le Mont-Saint-Michel brûlé, les Bretons se jettent sur Avranches, qu’ils prennent et livrent au pillage ; puis, ravageant tout ce qu’ils rencontrent, villes ou bourgades, ils poursuivent leur marche jusqu’au cœur de la Normandie. — Rassasiés de sang, de butin et de vengeance, ils font leur jonction avec l’armée de Philippe Auguste, qui les attendait sous les murs de Caen. Ce roi guerrier, ce rusé politique, à qui devaient profiter toutes ces guerres, toute cette fureur, n’était pas non plus resté inactif. Il avait pris aussi pour sa part Andelys, Domfront, Lisieux, Évreux, et s’était rendu maître d’une grande étendue de pays. De tout ce vaste domaine de ses aïeux, il ne restait plus au roi Jean, dans la province de Normandie, que Verneuil, Rouen et Château-Gaillard.

Que faisait-il donc ce descendant dégénéré du Conquérant, que faisait-il donc, tandis que l’on prenait ainsi, les unes après les autres, ses villes et ses forteresses ? Le roi Jean chassait avec ses amis, dînait splendidement avec sa belle reine, et prolongeait le sommeil du matin jusqu’à l’heure du repas. Puis, comme il fallait de l’argent pour mener cette belle vie de joie et de festins, et que le roi Richard n’avait laissé à son successeur qu’un trésor vide et un pays ruiné, le roi Jean, qui s’était déjà fait tant mépriser, commençait aussi à se faire haïr par ses exactions. Rien n’égalait d’ailleurs l’incurie et l’insouciance de ce prince pour tout ce qui concernait le gouvernement : un seul exemple fera juger combien peu il était capable d’occuper le trône dans ces temps difficiles. Rouen, la ville fidèle des ducs de Normandie, étroitement pressée par les Bretons et les Français réunis, après avoir souffert toutes les horreurs du siége, toutes les extrémités de la famine, envoya demander secours à ce roi Jean, auquel elle se montrait si dévouée. Les ambassadeurs trouvèrent à Londres le prince qui jouait tranquillement aux échecs, et à peine daigna-t-il leur répondre sans quitter sa partie : « Faites comme vous l’entendrez ; pour moi, je n’ai pas le moyen de vous secourir. » Aussi la ville de Rouen, indignée de cette conduite et de cette réponse, ouvrit-elle ses portes à Philippe Auguste ; et les Bretons virent avec joie tomber les remparts de cette puissante cité, qui avait été si longtemps le siége du gouvernement des princes normands, les implacables ennemis de l’Armorique.

  1. La Normandie, page 232.