L’Odyssée/Traduction Bareste/06
Mais ce héros, vaincu par le destin, est déjà descendu dans les sombres demeures de Pluton. Alcinoüs, instruit dans la sagesse par les dieux immortels, règne sur ces peuples. — C'est dans son palais que s'arrête Minerve, la déesse aux yeux d'azur, méditant en son âme le retour du courageux Ulysse. D'abord elle pénètre dans la superbe chambre où repose une jeune vierge que sa taille élégante et ses formes divines égalent aux immortelles, Nausica, la fille du magnanime Alcinoüs ; deux suivantes, qui reçurent des Grâces la beauté en partage, dorment à l'entrée de cette chambre dont les magnifiques portes sont étroitement fermées. Comme un souffle léger, Minerve s'approche du lit de la jeune vierge, se penche vers sa tête et lui parle en se montrant semblable à la fille du célèbre nautonier Dymante, compagne du même âge qu'elle et la plus chère à son cœur. Minerve aux yeux d'azur, sous les traits de la fille du nautonier, lui dit :
« Nausica, ta mère, en te donnant le jour, te rendit bien négligente ; car tes beaux vêtements sont jetés çà et là sans aucun ordre. Cependant le jour de ton mariage approche, ce jour où tu dois revêtir de riches parures, et en offrir à ceux qui te conduiront vers ton époux[2]. Les vêtements somptueux font acquérir parmi les hommes une renommée qui rend joyeux un père et une mère vénérables. Nausica, dès que brillera la déesse Aurore, allons ensemble plonger ces vêtements dans les ondes du fleuve ; moi, je t'accompagnerai pour t'aider, afin que tout soit prêt promptement ; car tu ne seras pas longtemps vierge. Déjà les plus illustres d'entre les Phéaciens te recherchent en mariage, parce que toi, tu es aussi d'une noble origine. Ainsi donc, dès le lever de la matinale Aurore, engage ton glorieux père à faire préparer les mulets et le char qui doivent transporter tes ceintures, tes manteaux et tes riches vêtements. Il sied certainement mieux à une fille de roi d'aller sur un char plutôt que de se rendre à pied vers ce fleuve, qui est très-éloigné de la ville. »
En achevant ces paroles, Minerve aux regards étincelants monte vers l'Olympe où, dit-on, est l'inébranlable demeure des dieux, séjour qui n'est pas agité par les vents, qui n'est point inondé par les pluies et où la neige ne tombe jamais ; mais où circule toujours un air pur, et où règne constamment une éblouissante clarté. Minerve, après avoir donné de sages conseils à la belle Nausica, se dirige vers les célestes demeures où les dieux fortunés se réjouissent sans cesse.
La déesse Aurore au trône éclatant paraît aussitôt, et elle réveille Nausica aux riches parures. La jeune fille, toute surprise du songe qu'elle vient de faire, se hâte de traverser les appartements pour en prévenir sa mère et son père chéris, qu'elle trouve retirés dans l'intérieur du palais. — La reine, assise près du foyer, et entourée des femmes qui la servent, filait avec des laines teintes de pourpre. Alcinoüs était sur le seuil de la porte : il se rendait, appelé par les nobles Phéaciens, au conseil des illustres chefs de l'île de Schérie. — Nausica s'approche de son père et lui dit :
« Père chéri, ne me feras-tu point préparer un char élevé, un char aux belles roues, afin que je puisse plonger dans les eaux du fleuve mes riches vêtements tout couverts de poussière ? Lorsque tu délibères dans le conseil avec les premiers d'entre les Phéaciens, il faut que tu sois couvert de manteaux sans souillure. Eh bien ! mon père, tu as cinq fils dans ce palais : deux sont mariés, et les trois plus jeunes ne le sont pas encore ; ceux-ci veulent toujours, tu le sais, des tuniques d'une blancheur éclatante pour se rendre dans les chœurs et dans les danses, et le soin de préparer leurs tuniques repose sur ta fille chérie. »
Elle dit. Nausica, par prudence, n'osait parler à son père de son prochain mariage[3]. Mais Alcinoüs pénétrant la pensée de sa fille lui répond par ces mots :
« Mon enfant, je ne te refuserai ni mes mules, ni rien de ce que tu me demandes. Va, mes serviteurs te prépareront un chariot élevé muni d'une corbeille habilement tressée[4]. »
Aussitôt il donne des ordres à ses esclaves, et tous s'empressent d'obéir. Les uns font sortir de la cour le chariot aux belles roues ; les autres conduisent les mules hors du palais et les attellent au chariot. La jeune fille apporte ses riches vêtements et les dépose sur l'élégant chariot. Sa mère place dans une corbeille des viandes de toute espèce, des mets délicieux, et verse du vin dans une outre de peau de chèvre ; (la jeune fille monte sur le char) et la reine lui donne une huile ondoyante contenue dans une fiole d'or pour qu'après le bain elle puisse se parfumer avec les femmes qui l'accompagnent. Nausica saisit alors le fouet et les rênes brillantes ; elle frappe les mules pour les exciter à courir, et l'on entend aussitôt le bruit de leurs pas. Les mules s'avancent rapidement en emportant les riches vêtements de la jeune princesse suivie des femmes qui la servent.
Bientôt elles arrivent vers le limpide courant du fleuve ; là, dans des bassins intarissables, coule avec abondance une eau pure qui enlève rapidement toutes les souillures. Les suivantes de Nausica détellent les mules et les dirigent vers les rivages du fleuve pour qu'elles broutent les doux pâturages ; puis les femmes sortent du char les somptueux vêtements de la jeune fille, les plongent dans l'onde, et les foulent dans les bassins en luttant de vitesse les unes avec les autres. Lorsqu'elles ont ôté toutes les souillures qui couvraient ces riches étoffes, elles étendent les vêtements sur la plage en un lieu où la mer avait blanchi les cailloux ; elles se baignent ensuite, se parfument d'une huile onctueuse et prennent leur repas sur les rives du fleuve en attendant que les rayons du soleil aient séché les superbes parures de la belle Nausica. Quand elles ont apaisé leur faim, la jeune fille et ses suivantes quittent leurs voiles et jouent à la paume ; au milieu d'elles Nausica aux bras blancs dirige les jeux. Telle Diane, armée de ses flèches, se plaît à poursuivre dans les montagnes les sangliers et les cerfs rapides, soit sur l'aride Taygète, soit sur l'Érymanthe ; autour de la déesse jouent les nymphes des champs, filles de Jupiter qui tient l'égide, et Latone se réjouit dans son cœur, car au-dessus de toutes elle élève sa tête et son front, et on la reconnaît sans peine, elle la plus belle d'entre les belles : telle au milieu de ses suivantes s'élève Nausica libre encore du joug de l'hymen.
Mais, lorsque les suivantes se disposent à retourner au palais et qu'elles ont attelé les mules et plié les vêtements magnifiques, Minerve se demande comment Ulysse se réveillera et comment il pourra découvrir la vierge aux beaux yeux qui doit le conduire dans la ville des Phéaciens. En ce moment Nausica jette à l'une de ses suivantes une balle légère qui s'écarte et va tomber dans le gouffre profond du fleuve. Toutes les jeunes filles poussent alors des cris.
« Hélas ! chez quels peuples suis-je donc arrivé ? Sont-ce des barbares cruels et injustes, ou des hommes hospitaliers qui respectent au fond du cœur les dieux immortels ? Des voix de femmes ont frappé mon oreille ; mais ce sont peut-être celles des nymphes qui habitent les sommets élevés des montagnes, les sources des fleuves et les verdoyantes prairies. Serais-je près de quelques mortels à la voix humaine ? Levons-nous, et essayons de voir où nous sommes. »
En parlant ainsi, le divin Ulysse sort de son taillis. Le héros de sa main vigoureuse rompt, dans le bois épais, une branche chargée de feuilles pour voiler son corps et sa pudeur ; il s'avance comme le lion nourri dans les montagnes, qui, se fiant à sa force, brave les pluies et les orages ; la flamme brille dans les yeux du lion, et il se précipite sur les bœufs, sur les brebis, sur les cerfs de la forêt ; mais la faim l'excite encore à fondre sur les troupeaux en pénétrant jusque dans leurs étables fermées de toutes parts : de même Ulysse marche vers ces jeunes filles, quoiqu'il soit sans vêtement ; car la nécessité l'y contraint. Souillé par l'onde amère, le héros leur apparaît si horrible qu'elles fuient de tous côtés sur les roches élevées qui bordent la mer. La fille d'Alcinoüs seule reste en ces lieux : Minerve a déposé dans l'âme de Nausica une audace nouvelle en bannissant toute crainte de son cœur. Tandis que la jeune vierge s'arrête avec courage en face du héros, Ulysse délibère en lui-même s'il saisira les genoux de la jeune fille, ou, se tenant éloigné, s'il la suppliera par de douces paroles de lui enseigner le chemin de la ville et de lui donner des vêtements ; il croit cependant préférable de se tenir loin de Nausica pour l'implorer, de peur qu'elle ne s'irrite s'il embrasPage:L’Odyssée (traduction Bareste).djvu/140 sait ses beaux genoux.
Aussitôt il lui adresse ce discours insinuant et flatteur :
« Je t'implore, ô reine, que tu sois ou déesse ou mortelle ! Si tu es une des divinités de l'Olympe, je ne puis mieux te comparer qu'à Diane, fille du puissant Jupiter, et par ta taille, ta beauté et les traits de ton visage. Si au contraire tu appartiens à la race des mortels, habitants de la terre, ô heureux, trois fois heureux ton père chéri, ta mère vénérable et tes frères bien aimés ; car ils doivent être ravis lorsqu'ils te contemplent, toi si jeune et si belle, traversant avec grâce les groupes des danseurs ! Mais le plus heureux de tous, c'est celui qui, t'offrant le cadeau des fiançailles, te conduira dans sa demeure ! Non, jamais je n'aperçus de mes propres yeux un être semblable à toi, ni parmi les hommes, ni parmi les femmes : à ton aspect je suis saisi d'admiration.
— Dans la ville de Délos, près de l'autel d'Apollon, je vis jadis s'élever dans les airs une tige nouvelle du célèbre et majestueux palmier (car autrefois je visitai cette île accompagné d'un peuple nombreux, et ce voyage fut pour moi la source de bien des maux) ; mais ainsi qu'à la vue de cet arbre, le plus beau de tous ceux qui croissent sur la terre, je restai, pendant longtemps, muet de surprise : de même, ô jeune fille, je t'admire avec étonnement et je crains même d'embrasser tes genoux. Cependant une grande douleur m'accable. Après vingt jours de souffrances, hier seulement j'échappai aux flots de la mer ténébreuse. Jusqu'alors je fus constamment poussé par les vagues impétueuses et par les violentes tempêtes loin de l'île d'Ogygie. Maintenant un dieu m'a jeté sur ce rivage, où peut-être vais-je éprouver de nouvelles infortunes ; je ne pense point qu'elles doivent cesser bientôt : les immortels me réservent sans doute encore de nombreux tourments.
Mais, ô reine, prends pitié de moi, puisque c'est toi que j'ai vue la première, et que je ne connais aucun des hommes qui habitent ces villes et ces contrées. Montre-moi le chemin de la cité et donne-moi quelques lambeaux de toile pour couvrir mon corps, si toutefois en venant ici tu as apporté les enveloppes de tes riches vêtements. Puissent les dieux t'accorder, ô jeune fille, tout ce que désire ton cœur ! Puissent-ils te donner un époux, une famille, et faire régner parmi vous l'heureuse concorde ! Non, il n'est point de bonheur plus grand, de bonheur plus désirable que celui de deux époux gouvernant leur maison animés par une seule et même pensée. Cette union fait le désespoir de leurs ennemis, la joie de leurs amis ; et les époux eux-mêmes sentent tout le prix de ce bonheur[5]! »
« Étranger, tu n'es pas un homme vulgaire ni privé de raison. — Jupiter, le roi de l'Olympe, distribue comme il lui plaît la félicité à tous les mortels, aux bons comme aux mauvais : c'est lui qui t'a envoyé ces malheurs, et il faut, toi, que tu les supportes. — Mais, puisque tu es dans cette île, tu ne manqueras ni de vêtements, ni de tous les secours que l'on doit aux malheureux voyageurs qui viennent implorer notre pitié. Je t'enseignerai le chemin de la ville et je te dirai le nom du peuple qui l'habite. Les Phéaciens possèdent ce pays, et moi je suis la fille du magnanime Alcinoüs qui gouverne le royaume de ces peuples puissants. »
Ainsi parle Nausica ; puis elle dit à ses femmes à la belle chevelure :
« Arrêtez, ô mes compagnes ! Pourquoi fuyez-vous à la vue de cet étranger ? Pensez-vous donc que ce héros soit un de nos ennemis ? Non, il n'est point encore né, et il ne naîtra jamais, le mortel qui oserait venir dans le pays des Phéaciens pour y porter la guerre[6]; car nous sommes chéris des dieux immortels. Nous habitons, séparés de tous, une île située vers les confins du monde, au sein de la mer mugissante ; et nul peuple ne vient nous visiter. Cet étranger est un infortuné dont nous devons prendre soin ; car il erre depuis longtemps sur les flots. Jupiter nous envoie tous les malheureux et tous les étrangers égarés par les tempêtes. Comme les dons les plus faibles sont toujours agréables à ceux qui souffrent, mes compagnes, offrez à cet homme les aliments et le breuvage ; puis baignez-le dans le fleuve, en un lieu qui soit à l'abri des vents. »
À ces mots les suivantes s'arrêtent et s'encouragent mutuellement. Elles conduisent Ulysse dans un endroit abrité comme l'avait ordonné Nausica, la fille du magnanime Alcinoüs ; elles déposent tout près de lui des vêtements, une tunique et un manteau ; elles lui donnent une huile onctueuse renfermée dans une fiole d'or, et elles l'engagent à se baigner dans le courant du fleuve. Alors le divin Ulysse parle en ces termes aux compagnes de Nausica :
« Jeunes filles, éloignez-vous tandis que j'enlèverai l'onde amère qui couvre mes épaules et que je m'inonderai d'huile odorante. Depuis longtemps aucune essence n'a été répandue sur mon corps. Je n'oserai jamais me baigner devant vous ; et maintenant j'ai honte d'être nu en votre présence, ô jeunes filles à la belle chevelure ! »
Il dit ; les suivantes s'éloignent et rapportent ce discours à Nausica. — Le divin Ulysse enlève avec l'eau du fleuve la fange qui couvrait son dos et ses larges épaules ; puis il essuie sa tête souillée par l'écume de la mer stérile. Quand il s'est baigné et qu'il a répandu sur son corps l'huile odorante, il se revêt des habits que lui avait donnés la jeune vierge, libre encore du joug de l'hymen. Soudain Minerve, fille de Jupiter, fait paraître Ulysse plus grand et plus majestueux ; la longue chevelure du héros descend de sa tête en boucles ondoyantes semblables à la fleur de hyacinthe. De même qu'un ouvrier habile, instruit dans tous les arts par Vulcain et Minerve-Pallas, entoure d'or l'argent splendide pour créer de magnifiques chefs-d'œuvre : de même la déesse répand la grâce et la beauté sur la tête et les épaules d'Ulysse. Le héros, tout resplendissant de cette beauté nouvelle, va s'asseoir sur les bords de la mer. Nausica, en l'apercevant, est saisie d'admiration. Aussitôt elle adresse ces paroles à ses compagnes :
« Jeunes filles, écoutez ce que je vais dire. Non, ce n'est point contre la volonté de tous les immortels, habitants de l'Olympe, que cet étranger est venu parmi les Phéaciens, parmi ces peuples qui ressemblent aux dieux. D'abord il m'est apparu sous des formes vulgaires, et maintenant, par sa grâce, il est semblable aux divinités qui résident dans les vastes régions célestes. Puisse l'époux qui me sera choisi parmi tous les jeunes hommes de cette île égaler ce héros ! Puisse cet étranger se plaire et rester parmi nous! Maintenant, mes compagnes, offrez-lui des aliments et le breuvage. »
À ces mots toutes les suivantes s'empressent d'obéir. Elles apportent à l'étranger des aliments et le breuvage. Alors l'intrépide Ulysse mange et boit avec avidité ; car depuis longtemps il n'avait pris aucune nourriture.
Nausica aux bras blancs médite un autre projet. Elle plie les vêtements, les place sur le char, met sous le joug les mules aux pieds vigoureux, monte sur ce chariot, et encourage Ulysse par ces paroles :
« Étranger, lève-toi maintenant, et allons à la ville. Je vais te conduire dans le palais de mon père, où tu verras réunis les plus illustres d'entre les Phéaciens. Fais alors ce que je vais te dire, car tu ne me sembles pas manquer de prudence. Tant que nous parcourrons les champs labourés par les hommes, hâte-toi de suivre avec mes compagnes le char traîné par les mules ; moi je te servirai de guide. Quand nous serons près d'entrer dans la ville qu'entoure une haute muraille (dans cette ville qui, de chaque côté, possède un beau port dont l'entrée est étroite, et qui renferme cependant de nombreux navires rangés avec ordre : chaque Phéacien a, dans ce port, un abri particulier pour son vaisseau)[7]; dans cette ville où tout autour du magnifique temple de Neptune s'étend une place pavée de grosses pierres profondément enfouies dans le sol ; là on prépare les agrès des sombres navires, les cordages et, les câbles, et l'on polit les rames ; les Phéaciens ne font ni arcs, ni carquois, mais ils construisent des mâts, des rames et des vaisseaux sur lesquels ils traversent avec joie les mers blanchissantes) ; quand, dis-je, nous approcherons de la ville, évitons les propos malveillants ; craignons que quelqu'un ne nous suive et ne nous raille, car il y a beaucoup d'insolents parmi le peuple. Si un homme d'origine obscure vient à nous rencontrer, il ne manquera pas de dire :
Quel est cet étranger si grand et si beau qui suit Nausica ? Où l'a-t-elle rencontré ? Serait-ce celui qui deviendra son époux ? Elle a peut-être recueilli cet homme poussé sur nos côtes avec son navire par les violentes tempêtes, puisqu'il n'existe aucun peuple voisin de notre île. Sans doute qu'aux prières de cette jeune fille un dieu ardemment désiré est descendu du ciel, et maintenant elle veut le retenir pour toujours auprès d'elle. Certes, elle a mieux fait d'aller elle-même chercher un époux ailleurs. Elle méprise, dit-on, les Phéaciens parmi lesquels cependant tant de nobles hommes la recherchent en mariage.
C'est ainsi qu'ils parleraient, et leurs paroles seraient outrageantes pour moi. Je blâmerais celle qui agirait de la sorte, et qui, sans l'aveu de son père et de sa mère, se mêlerait aux hommes avant d'avoir célébré publiquement son union. Étranger, écoute mes paroles afin que mon père t'accorde promptement tout ce qu'il te faut pour quitter cette île et retourner dans ta patrie. Tu trouveras sur les bords de la route un bois magnifique consacré à Minerve et planté de hauts peupliers. Là coule, au milieu d'une prairie verdoyante, une source limpide ; là se trouve le champ de mon père, florissant verger, qui n'est éloigné des habitations que de la portée de la voix. Repose-toi en ces lieux jusqu'à ce que moi et mes femmes nous soyons entrées dans la ville et que nous ayons atteint le palais de mon père. Alors dirige-toi aussi vers la cité et informe-toi de la demeure du magnanime Alcinoüs. Cette demeure est facile à trouver : un faible enfant pourrait t'y conduire, car parmi les palais des Phéaciens il n'en est point de comparable à celui d'Alcinoüs. Dès que tu auras franchi les cours et que tu seras sous les portiques, traverse les appartements pour arriver jusqu'à ma mère ; tu la trouveras assise près du foyer, appuyée contre une colonne et filant, devant la flamme éclatante, des laines teintes de pourpre d'une admirable beauté : derrière elle se tiennent les femmes qui la servent. Là, mon père, assis sur son trône placé en face du foyer, se verse du vin et se repose comme un immortel. Ne t'arrête point auprès de lui, mais embrasse les genoux de ma mère afin que bientôt tu puisses joyeusement revenir dans ta chère patrie, quelque éloignée qu'elle soit. (Oui, si cette reine a pour toi des sentiments de bienveillance, tu reverras tes amis, ta patrie et tes superbes palais[8]) »
En achevant ces mots, Nausica pique les mules avec son fouet, celles-ci quittent les rives du fleuve et s'avancent rapidement à travers les plaines en frappant en cadence la terre de leurs pieds agiles. La jeune vierge retient les rênes et gouverne le fouet avec adresse pour que ses femmes et Ulysse puissent la suivre. — Le soleil se couchait[9] quand ils atteignirent le bois sacré de Minerve. — Le divin Ulysse se repose et bientôt il adresse cette prière à la fille du puissant Jupiter :
« Entends ma voix, fille invincible du dieu qui tient l'égide ! Exauce enfin les vœux de celui que tu n'écoutas jamais lorsque, battu par les tempêtes, il fut le jouet du redoutable Neptune ! Fais que les Phéaciens me reçoivent avec amitié, et qu'ils aient pitié de moi ! »
C'est ainsi qu'il priait, et Minerve l'entendit ; mais cette déesse ne voulut point paraître devant Ulysse, car elle craignait Neptune, le frère de son père. — Le puissant dieu des flots garda son ressentiment contre le divin fils de Laërte, jusqu'au jour où ce héros revint dans sa patrie.
- ↑ Homère dit : loin des hommes ingénieux (ἑκὰς ἀνδρῶν ἀλφηστάων) (vers 8)
- ↑ Dugas-Montbel, en voulant s'écarter des versions françaises et latines, a commis un non-sens en traduisant : τὰ δὲ τοῖσι παρασχεῖν, οἵ κέ σ᾽ ἄγωνται (vers 28) par : « et même en offrir à celui qui sera votre époux. » Cet auteur, dans ses Observations, a voulu justifier sa traduction en s'appuyant sur ce qu'il appelle la syntaxe de la pensée ; nous pensons qu'il aurait mieux fait de s'appuyer sur la syntaxe de la grammaire ; car le passage d'Homère signifie textuellement : et en offrir des vêtements à ceux qui te conduisent. D'ailleurs, madame Dacier et Bitaubé, sans être très clairs, se sont un peu plus rapprochés du sens ; et Clarke, Oublier et Voss ont traduit très exactement le vers que nous venons de citer.
- ↑ Homère dit : θαλερὸν γάμον (vers 66) (mariage florissant). Il nous a été impossible de rendre en français le mot θαλερὸν. D'après le Dictionnaire des Homèrides, cette phrase signifierait « un mariage célébré dans la fleur de l’âge entre de jeunes fiancés. »
- ↑ Selon Dugas-Montbel, il faut distinguer dans Homère les chars destines à la guerre et aux voyages, et les chariots qui servaient à transporter toute espèce d'objet. Le char de bataille était nommé ἄρμα (τὀ), ὄχος (τὀ) δίφρος (ὸ). Le chariot de transport se nommait ἄμαξα (ἡ), ὰπήνη (ἡ). Le chariot appelé ὰπήνη était spécialement attelé de mules ; il avait quatre roues, et était construit de manière à pouvoir recevoir une corbeille ou un coffre dans lequel on plaçait les objets qu'on voulait transporter.
- ↑ Nous avons rendu ce passage : μάλιστα δέ τ᾽ ἔκλυον αὐτοί (vers 185) par : et ils sentent eux-mêmes tout le prix de ce bonheur. Madame Dacier et Dugas-Montbel se sont tous deux écartés du véritable sens en disant, la première : « union qui est pour eux un trésor de gloire et de réputation » et le second : « eux surtout obtiennent une grande renommée. » Ce dernier auteur ajoute dans une note (Observat. sur l'Odyssée, chant VI, p. 100) qu'il avait d'abord traduit ce passage par : « eux seuls connaissent toute leur félicité » en suivant le sens indiqué par les scoliastes, qui rendent cette phrase par : eux seuls connaissent et jouissent de ce mutuel avantage, ou bien de leur mutuelle bienveillance ; mais plus tard, s'appuyant sur l'autorité d'Eustathe et sur celle de M. Boissonade, il pensa, avec ce dernier auteur, que μάλα κλύω correspondant à l'expression latine benè audire, bien entendre, être loué, il fallait traduire ce passage par : ils obtiennent, une bonne renommée. Avant d'aller plus loin, remarquons que cette analogie n'est point fondée ; car μάλιστα étant le superlatif de μάλα (fort beaucoup), n’a aucun rapport avec les mots prœclarè et optimè, mais signifie tout simplement maximè. Ainsi Dugas-Montbel a donc eu tort de dire que Barnès et Clarke avaient mal rendu la phrase grecque par : maxime vero sentiunt et ipsi, tandis qu'à tort il voulait, lui, qu'on la traduisît par : prœclarè audiunt et ipsi. D'ailleurs Dubner s'est entièrement conformé au texte de Clarke ; et Voss traduit ce passage par : und mehr noch geniessen sie selber (et eux-mêmes en jouissent encore davantage).
- ↑ Ce passage difficile a été rendu d'une manière plus ou moins obscure par les traducteurs français et latins. Nous avons suivi, nous, les explications de Nitzsch et la traduction de Voss. Les savants auteurs du Dictionnaire des Homérides, en citant Voss, disent que cet écrivain traduit ce passage par : il ne se meut pas encore, et il ne sera jamais, le mortel, etc. Il paraît alors que MM. Theil et Hallez d'Arros avaient sous les yeux une autre édition que celle que nous possédons, car, dans celle-ci, nous lisons : Certes, il ne vit pas encore, et il ne sera jamais, celui qui, etc. : Wahrlich der lebt noch nicht. und niemals wird er gelioren (Homer's Odyssée, von Joh. Heinr. Voss herausgegcbeu von Abraliain Voss. Leips., 1837 ; — sechsltr Gesang, v. 201).
- ↑ Pour l'explication de ce passage difficile, qui n'a pas encore été rendu en français, nous avons suivi les judicieux Commentaires de Nitzsch et les savantes traductions de Dubner et de Voss.
- ↑ Ces trois derniers vers ne se trouvent, point dans un manuscrit de Vienne consulté par Aller ; Wolf les renferme entre deux parenthèses, et Knight les supprime.
- ↑ Les scoliastes observent ici que, par ces mots du texte : δύσετό τ᾽ ἠέλιος (vers 321) il faut entendre seulement que le soleil était sur son déclin, parce que, si le soleil avait été couché, Minerve n'aurait pas eu besoin d'envelopper Ulysse d'un nuage pour le dérober aux regards des Phéaciens.