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L’Art de lire/X. Relire

La bibliothèque libre.
Hachette (p. 151-159).


CHAPITRE X

RELIRE



Lire est doux ; relire est — quelquefois — plus doux encore. « À Paris, on ne relit pas, disait Voltaire ; vive la campagne où l’on a le temps ! » Relire est, en effet, une occupation de gens peu occupés. Royer-Collard disait : « À mon âge, on ne lit plus ; on relit. » C’est, en effet, plaisir de vieillard. Il faudrait se persuader que c’est plaisir et profit de tous les âges, et ne pas le réserver exclusivement pour celui où je reconnais qu’il est plus à sa place qu’à tout autre.

Il y a bien des raisons pour relire ; j’en choisis trois qui me viennent plus précisément à l’esprit.

On relit pour mieux comprendre. Ce sont surtout les philosophes, les moralistes, les penseurs, qu’on relit dans ce dessein, et ce n’est pas mal fait ; mais il n’est auteur qu’on ne puisse relire dans cette intention, et il en est qui sont tellement dignes d’être relus qu’on doit les relire pour cet objet. Il n’y a pas d’auteurs plus clairs que La Fontaine, que La Bruyère. J’assure qu’à les relire pour la vingtième fois on trouve des passages que l’on n’avait point compris comme ils devaient l’être, et que l’on entend pour la première fois. À la fois l’on se sait gré de cette découverte, et c’est un plaisir ; et l’on peste un peu de ne l’avoir pas faite plus tôt et c’est un exercice d’humilité qui est très sain.

La découverte n’est pas toujours de détail. Il m’est arrivé, en relisant Jean-Jacques Rousseau d’un peu près, particulièrement dans sa correspondance, de m’apercevoir que Jean-Jacques Rousseau était aristocrate.

Il n’y a rien de plus certain, encore qu’il ait donné leçon de démocratie et de la pire.

Il faut, du reste, quand on relit, surveiller ces repentirs et ne pas se laisser trop aller au plaisir de la découverte et à celui du remords et à la taquinerie envers soi-même qui consiste à se dire qu’on a été précédemment un imbécile. « Vous avez eu tort, me disait un ami, d’avoir présenté Sainte-Beuve comme un positiviste, ou comme un sceptique, ou comme un agnostique. Je l’ai beaucoup relu ; c’est un mystique. » Beaucoup relire Sainte-Beuve pour en arriver à découvrir qu’il est un mystique, c’est certainement un abus de la révision.

Mais encore le plus souvent, presque toujours, quelques précautions prises, on comprend beaucoup mieux un auteur quand on le relit que quand on le lit pour la première fois. Il suffit de se défier un peu de soi et de ne pas lire chez lui seulement ce qu’on y met. Je relis beaucoup ; je crois comprendre beaucoup mieux. C’est une vieillesse qui n’est pas sans charme que celle que l’on consacre à corriger ses vieux contresens.

Le plaisir de mieux comprendre met, du reste, dans l’esprit un certain feu, une certaine chaleur qui excite l’imagination elle-même. On invente un peu à la suite de l’auteur. Soyez sûr que c’est en relisant que M. Jules Lemaître a écrit ses exquis En marge et Emile Gebhart, son spirituel Dernier voyage d’Ulysse.

On relit encore pour jouir du détail, pour jouir du style. La première lecture est au lecteur ce que l’improvisation est à l’orateur. C’est chose toujours un peu impétueuse ; de tempérament si sain que l’on soit, ou quelque bonne méthode de lecture que l’on ait, on ne peut jamais s’empêcher tout à fait d’être pressé, avec un philosophe de voir quelle est son idée générale et quelles sont ses conclusions, avec un romancier de voir comment cela finit. Détestable précipitation ; mais dont personne n’est absolument exempt.

Comme l’orateur, dans l’épreuve de l’Officiel qu’on lui soumet, corrige le style et la langue de son improvisation, à relire nous corrigeons notre improvisation de lecture. Nous faisons attention à la langue, au style, au rythme, aux procédés et artifices de composition et de disposition des idées. Nous étions entrés dans la pensée de l’auteur, nous entrons maintenant dans son laboratoire ; nous le voyons travailler. Si nous voulons travailler nous-mêmes, rien, évidemment, n’est plus utile ; mais, même si nous n’avons pas cette intention, surprendre quelques secrets de l’art est s’affiner singulièrement l’esprit, ce qui est déjà un plaisir, et le rendre capable de mieux, de plus sûrement, de plus finement juger l’auteur que demain nous lirons pour la première fois. Relire apprend l’art de lire.

Les professeurs de littérature sont gens très intelligents, quelques-uns du moins, en choses de lettres. Cela vient de ce que, pour leurs élèves, devant leurs élèves, ils relisent sans cesse. Deux écueils, du reste ici. Charybde et Scylla sont partout. À force de relire et toujours à peu près les mêmes textes, le professeur en arrive quelquefois à y retrouver toujours les mêmes impressions et, quand il y trouve toujours les mêmes impressions, il les retrouve un peu affaiblies ou comme émoussées. Quelquefois aussi, il veut en rencontrer toujours de nouvelles, de toutes nouvelles, et il invente aux auteurs des sens inattendus, ou tout au moins des intentions qu’il n’est pas absolument certain qu’ils aient eues.

Vous n’êtes pas très exposés à l’un de ces dangers ni à l’autre, ne relisant pas autant qu’un professeur est obligé de relire. Il convenait pourtant de vous indiquer ces périls pour que vous ne relisiez pas trop. Prenez garde, quelque beau qu’il soit, au livre qui s’ouvre toujours de lui-même à la même page. Géruzez disait : « Je crains l’homme d’un seul livre, surtout lorsque ce livre est de lui. » Craignez un peu d’être l’homme d’un seul livre, le livre fût-il même d’un autre ; ce n’est qu’une circonstance atténuante.

Et enfin on relit, dessein plus ou moins conscient, pour se comparer à soi-même. « Quel effet ferait sur moi tel livre dont j’ai été féru dans ma jeunesse » est une parole qu’on se dit assez souvent à un certain âge. Revoir les lieux autrefois visités, les amis autrefois fréquentés, les livres lus jadis, est une des passions du déclin. Or, c’est précisément se comparer à soi-même ; c’est éprouver si l’on a toujours autant de facultés de sentir et si l’on a les mêmes.

L’effet de l’expérience n’est pas toujours très consolant, ni très agréable. Les beaux lieux vus autrefois paraissent ordinaires et avoir été surfaits par on ne sait qui. Les vieux amis paraissent un peu ennuyeux. Les beaux livres paraissent un peu décolorés. Pour ce qui est des vieux amis, s’ils paraissent ennuyeux, c’est peut-être qu’ils le sont devenus. Pour les lieux et les livres, ce ne peut pas être cela, et il faut bien que nous nous en prenions à nous-même. « J’admirais cela ! Où avais-je l’esprit ?… Hélas ! Je l’avais où il est ; mais je l’avais plus sensible et plus imaginatif. » L’impression devant un paysage ou devant un livre dépend de ce qui y est et de ce que l’on y met. Duquel le plus ? On ne sait. De tous les deux, à coup sûr. Or, ce paysage et ce livre ont certainement tout ce qu’ils avaient, moins ce que vous y mettiez et n’y mettez plus. Leur dépréciation mesure la vôtre. Ils sont eux moins vous. Rencontrant une dame qu’il n’avait pas vue depuis très longtemps un homme d’âge hésitait : « Comment ! dit la dame, vous ne me reconnaissez pas ? — Hélas ! madame ; j’ai tant changé ! » C’est précisément ce qu’il faut dire, mais sans méchanceté, et c’est la vérité même, devant un site ou un livre que l’on ne reconnaît plus.

Quand un roman, qui vous arrachait des larmes à vingt ans, ne vous fait plus que sourire, ne vous pressez pas de conclure qu’il est mauvais et que c’est à vingt ans, que vous vous trompiez. Dites seulement qu’il était fait pour votre âge, et que votre âge n’est plus fait pour lui.

J’aimais les romans à vingt ans,
Aujourd’hui je n’ai plus le temps ;
Le bien perdu rend l’homme avare ;
J’y veux voir moins loin mais plus clair :
Je me console de Werther,
Avec la reine de Navarre.

Il n’y a pas lieu de s’en féliciter beaucoup ; mais il est ainsi. Peu de romans lus avec ivresse à vingt ans plaisent à quarante. C’est un peu pour cela qu’il faut les relire, pour se relire, pour se rendre compte de soi, pour s’analyser, pour se connaître par comparaison et pour savoir ce qu’on a perdu.

Non pas toujours ce qu’on a perdu. Il arrive que dans un livre on découvre, au bout de vingt ans, une foule de choses que l’on n’y avait pas entrevues. Cela advient surtout avec les livres philosophiques, avec les livres de pensées. Si je désire vivre encore quelques années, c’est dans l’espérance, bien ambitieuse du reste, de comprendre quelque chose à tel philosophe contemporain qui m’est fermé, et je veux dire à qui je suis fermé moi-même. Les penseurs incompris jadis se révèlent quelquefois brusquement. On dirait qu’on a trouvé une clef dans son esprit. C’est vrai. L’intelligence s’est fortifiée, ou, seulement enrichie, et dans Ergaste la clef a été trouvée qui nous ouvre Clitandre. Cette fois, la surprise nous est agréable ; nous nous trouvons plus forts et mieux armés ; les années nous ont raffermi. Elles nous deviennent chères, et nous leur sommes reconnaissants.

Mais ce n’est pas seulement chez les philosophes qu’il arrive que nous fassions des découvertes de ce genre et que nous récoltions regain de cette sorte. Chez les romanciers, chez les poètes, nous avons assez souvent de ces révélations tardives. L’émotion sentimentale est toujours moindre, l’émotion artistique est quelquefois beaucoup plus forte. On s’aperçoit, au bout de vingt ans, de trente ans, de quarante ans, qu’il y a des qualités de style qu’on n’avait pas aperçues, des qualités de composition dont on ne s’était point douté, parce que, du temps de la première lecture, on ignorait l’art. À propos d’un Werther en musique, il y a quelques années, averti par les observations de plusieurs critiques éminents de l’insignifiance et de la puérilité du Werther de Gœthe, je relus Werther, que je n’avais pas lu depuis à peu près un demi-siècle, ayant accoutumé de relire plutôt Faust et le Divan. Je fus certainement moins ému qu’à seize ans ; je ne pleurai point ; mais je fus frappé de la solidité de l’ouvrage, de l’admirable disposition des parties, de la progression lente et forte, de tout ce qu’il y a enfin de savant dans cet ouvrage d’un étudiant et qui ne se retrouve plus du tout, beaucoup plus tard, dans les Affinités électives.

De même, je ne sais plus à quelle occasion, et peut-être sans occasion, je relus Leone Leoni. Chose curieuse, l’émotion sentimentale fut, ce m’a semblé, tout aussi forte, et de plus je m’aperçus d’un mérite incroyable de composition, d’un art, assurément tout instinctif, des préparations, des dispositions prises en vue d’amener un effet final, ou en vue d’éclairer d’avance certaines particularités de caractère par où s’expliquent les incidents et les péripéties ; je m’aperçus, en un mot, que le roman, s’il n’était pas aussi bien écrit que je l’eusse désiré, était aussi bien construit qu’une nouvelle de Maupassant. Et ceci est rare dans George Sand ; mais n’est que plus intéressant quand on l’y rencontre.

C’est ainsi qu’à relire, on se compare à soi-même, on note les hausses et les décadences — plus souvent celles-ci — de sa sensibilité ; les pertes et les gains — plus souvent ceux-ci — de notre intelligence générale et de notre intelligence critique, et l’on trace ainsi les courbes de sa vie intellectuelle et morale.

Ajoutez que, quel que soit l’auteur qu’on relise, si l’on sent plus, si l’on sent moins, si l’on comprend plus, si l’on comprend mieux, même si l’on comprend moins ; ce sont en partie les événements mêmes de votre vie qui en sont la cause, et que par conséquent, relire, c’est revivre.

On écrirait très bien une autobiographie avec les impressions comparées de ses lectures et qu’on pourrait intituler En relisant. Relire, c’est lire ses mémoires sans se donner la peine de les écrire. C’est peut-être tout profit.

Il va sans dire que tout cela n’arrive que dans le commerce des très grandes œuvres. Un médiocre roman oublié, et qu’on croit n’avoir pas lu, et que l’on reprend en mains vous donne une singulière impression quand on s’aperçoit qu’on l’a lu déjà. Il vous ennuie plus que de droit. On le continue, parce qu’on ne s’en rappelle pas le dénouement et qu’on veut le connaître ; mais on est sûr que l’impression finalement ne sera pas agréable, et l’on s’en veut de céder à la curiosité, ce qui fait paraître le livre plus mauvais qu’il n’est réellement. C’est un fâcheux qui fut douloureux, et qui revient, et qu’on ne reconnaît pas d’abord et qu’on reconnaît, à sa voix, un instant après, avec désespoir. Évidemment, il ne faut relire que ce qu’on a vraiment désir de retrouver. C’est une grande marque, pour un livre, d’excellence ou de conformité avec notre caractère, que le désir que l’on a de le rouvrir. Iterum quæ digna legi sint.