L’Œuvre d’une nuit de mai/13
Cousine Phillis ; L’Œuvre d’une nuit de mai ; Cousine Phillis ; L’Œuvre d’une nuit de mai ; Le Héros du fossoyeur, Hachette, (p. 299-311).
XIII
À l’embarcadère du chemin de fer où miss Wilkins devait prendre son billet pour Hellingford, les fonctions de son zélé compagnon allaient naturellement cesser. Quand l’heure de s’y rendre fut arrivée, Livingstone se rapprocha d’Ellenor qui venait de régler le compte de sa soubrette provisoire. « J’espère, lui dit-il, que dans ces nouveaux tracas où je vous vois sur le point de vous jeter, vous ne mettrez aucun scrupule à réclamer de moi, sans restriction quelconque, tous les services que je pourrais vous rendre.
— Je vous te promets, dit Ellenor qui lui tendit la main par un élan d’irrésistible reconnaissance… et pour commencer, je vous rappellerai la promesse que vous m’avez faite d’aller trouver miss Monro ; vous la mettrez au courant de ce qui se passe.
— En récompense, ne puis-je compter sur quelques mots de vous ?
— Certainement… vous avez sur moi les droits d’une sincère amitié… Vous saurez donc tout… du moins tout ce que je peux dire.
— Une amitié sincère ?… oh ! oui, miss Wilkins, et vous n’aurez jamais d’ami plus absolument à vous… Je ne dois vous demander aujourd’hui que de me mettre à l’épreuve… Plus tard, peut-être… »
Il s’arrêta, mais la loyale Ellenor ne voulut pas affecter de se méprendre au sens de ses paroles que leur accent rendait encore plus intelligibles.
« Amis, reprit-elle… restons amis… liés par un sentiment que rien ne saurait changer… non rien, pas même un triste aveu que je vous dois… C’est que je suis coupable, au même titre et au même degré que Dixon ; c’est-à-dire innocente comme il est innocent, je vous le garantis.
— Il l’est à coup sûr, si vous êtes sa complice ; rien n’ébranlerait en moi cette certitude… Laissez-moi donc, Ellenor, solliciter de vous une révélation plus complète… Donnez-moi le droit de venir à votre aide, non plus seulement comme un ami, mais avec toute l’autorité d’un futur époux.
— Non, non, répondit-elle avec un mouvement d’effroi ; vous ne savez pas à quel point ceci est impossible… Vous ne savez pas à quoi je suis exposée…
— Aucun péril ne m’effraye, si je le brave pour vous, à côté de vous.
— Il ne s’agit pas d’un péril, mais d’une flétrissure.
— Eh, qui sait si je ne vous en préserverais pas ?
— Au nom du ciel, qu’il ne soit plus question de ceci !… En ce moment, si vous insistiez, mon refus est inévitable. »
Elle ne songeait pas que son refus, ainsi formulé, donnait grande prise à l’espérance d’un heureux retour. Il s’en aperçut bien, lui, et y trouva quelque motif de patienter encore.
En la faisant monter en wagon, il était de plus en plus dominé par une joie secrète. Une fois en route, et à mesure qu’elle approchait de la ville où tant d’incertitudes allaient prendre fin, elle se sentait de plus en plus accablée. Le télégraphe électrique ne fonctionnant pas encore à cette époque, elle ne pouvait avoir de renseignements que dans les bureaux de station, et passant sa tête à la portière chaque fois que le train s’arrêtait, elle ne se faisait pas faute de questionner. Mais les réponses qu’elle arrachait ainsi aux employés absorbés dans les détails du service, étaient tellement vagues, tellement contradictoires, qu’elle n’osait leur accorder la moindre créance.
À Hellingford, où elle arriva vers huit heures du soir, les maisons mieux éclairées que d’ordinaire, un mouvement inusité dans les rues, attestaient les efforts de l’hospitalité locale envers les résidents temporaires que les assises y avaient attirés. Mais c’était partout le banquet des adieux, car les juges venaient de partir, cette même après-midi pour aller achever, dans une petite ville voisine, le circuit trimestriel.
« Conduisez-moi chez M. Johnson, » avait dit Ellenor aux porteurs de son léger bagage. Or, M. Johnson réunissait à dîner ce soir-là tout précisément les attorneys, ses confrères, qui étaient venus de Londres plaider au grand criminel. Averti qu’une dame demandait à lui parler immédiatement et en particulier, il quitta la table et arriva, d’assez mauvaise humeur, dans son cabinet. « Dixon ? » lui demanda Ellenor, coupant court aux exclamations de surprise qu’il n’avait pu retenir à sa vue.
« Ah ! c’est une triste affaire, répondit-il en hochant la tête et prenant une physionomie de circonstance… Je comprends qu’elle ait abrégé votre séjour en Italie… Pauvre diable !… il faut espérer qu’il était accusé à bon droit… car le jury n’a pas hésité…
— Donc, il est…
— Il est condamné à mort…
— Et par qui ?… demanda Ellenor, frappée au cœur, bien qu’elle eût déjà, depuis un instant, pressenti la funeste nouvelle.
— Par le juge Corbet, répondit Johnson ; et je vous assure que pour un magistrat encore neuf en cette espèce d’affaires, il s’en est honorablement tiré. Quant à moi, j’ai fait de mon mieux, selon les instructions de miss Monro, agissant elle-même en votre nom… Mais comment sauver un accusé qui reste invariablement bouche close, — à qui on ne peut arracher aucun renseignement, — qui ne vous fournit aucune preuve en sa faveur, aucune réplique aux charges dont on l’accable ?… Jamais je ne me serais figuré qu’il voulût faire plaider son innocence… En s’avouant coupable, il aurait intéressé les jurés que ses dénégations pures et simples, dénuées de toute vraisemblance, devaient naturellement indisposer. Mais il aura probablement reculé devant l’idée de se noircir lui-même aux yeux de ses anciennes connaissances de Hamley…
— Quand doit s’exécuter l’arrêt ? »
Cette question fut faite d’une voix assourdie et comme étranglée au passage.
« Selon l’usage ordinaire, le second samedi après le départ des juges… Bon Dieu, miss Wilkins, qu’avez-vous à pâlir ainsi ?… Hester, Jessy, vite, accourez !… De l’eau, du vin… miss Wilkins se trouve mal. »
Ce ne furent ni Hester, ni Jessy, ce fut mistress Johnson qui répondit la première à cet appel pressant. Elle trouva Ellenor sans connaissance, renversée dans un fauteuil, et l’attorney passablement embarrassé de lui-même. Mais quand fut expliqué en quatre mots l’état des choses, elle le renvoya elle-même à ses convives, et ses soins bien entendus eurent bientôt remis la pauvre évanouie, dont les premiers mots, au sortir de la crise, exprimèrent le désir de revoir M. Johnson.
« Vous ne le verrez certainement pas, répliqua la digne femme de l’attorney… Demain, quand vous aurez bien dormi…
— Je ne dormirai pas si je n’ai la réponse de M. Johnson à deux ou trois questions indispensables. »
Il fallait éviter de contrarier la malade, et d’un autre côté, respecter la consigne sévère de M. Johnson qui n’eût pas trouvé bon de planter là, deux fois de suite, ses respectables invités.
« Tenez, dit-elle à Ellenor, voici une plume et du papier… Écrivez vous-même vos questions !… Je les ferai passer à mon mari. On vous rapportera sa réponse, s’il peut vous en donner une. »
Ellenor, malgré la peine qu’elle avait à réunir, à formuler ses idées, traça les lignes suivantes : « À quelle heure pourrai-je vous voir demain matin ?… Voulez-vous me frayer l’accès de la prison où est Dixon ?… Pourrais-je, dès ce soir, être admise auprès de lui ? »
On lui rapporta les réponses suivantes, crayonnées sur le même papier :
« Huit heures. — Oui. — Non. »
Il fallut bien, là-dessus, tâcher de se rendormir.
En ouvrant les yeux, Ellenor tressaillit et regarda sa montre. Il n’était pas encore six heures, et lorsqu’elle se mit à la fenêtre pour aspirer quelques bouffées d’air matinal, elle vit une domestique agenouillée sur le seuil, dont elle nettoyait les dalles. Cet exemple éveilla chez Ellenor une sorte de scrupule ; tout retard lui semblait une énormité. En conséquence, après s’être habillée à la hâte, mais avec les soins minutieux dont elle avait de bonne heure contracté l’habitude, elle sortit pour se rendre au château d’Hellingford, qui lui fut désigné comme servant de geôle aux détenus de la ville. Une petite fille qui balayait le devant de l’espèce de niche où logeait le concierge, fut passablement étonnée de s’entendre demander par une belle dame si on pouvait voir Abraham Dixon. $ans répondre un mot, elle alla chercher son père qui parut bientôt en manches de chemise, la face couverte de savon et un rasoir à la main. La démarche inusitée d’Ellenor jetait évidemment une grande confusion dans les idées de ce gigantesque porte-clefs. « Comment, madame ?… Le condamné qu’on doit pendre sous quinzaine !… Mais pour qui me prenez-vous donc, madame ?… Allez trouver le gouverneur,… le gouverneur loge en face. On ne voit les condamnés à mort que sur ordre du sheriff… Croyez-vous que je suis le sheriff ? On vous renverra, sans aucun doute,… mais allez tout de même, allez chez le gouverneur ! »
Ellenor, bien que désespérant déjà du succès de sa démarche, suivit ce charitable conseil, et fut reçue très-exactement comme on le lui avait prédit. « Eh bien, madame, reprit le concierge, dont la barbe était faite et qui avait revêtu le costume professionnel… vous voyez que j’avais raison. » Sans prendre garde à cette naïve explosion d’amour-propre, elle fit le tour de la vaste prison et alla s’asseoir sur un banc du cimetière qui la domine. On a de là sous les yeux le panorama de la petite ville d’Hellingford, — vue admirable, au dire des habitants ; mais Ellenor ne détacha pas un instant ses yeux des murailles grises derrière lesquelles un pauvre homme comptait, heure par heure, ce qui lui restait de temps à passer ici-bas.
De temps à autre, la fatale nuit de mai lui revenait comme une vision. Ses yeux sondaient l’obscurité, guettaient le premier rayon de l’aube ; elle voyait les lanternes passer ou s’arrêter dans les ténèbres ; elle écoutait la respiration forte et hâtée de ces deux fossoyeurs improvisés, le bruit des branches qu’ils froissaient en allant ou venant, le son rauque de leurs voix quand ils échangeaient au passage quelque communication rapide.
Tout à coup ses oreilles perçurent un autre son ; c’était l’horloge d’une église qui sonnait huit heures. À huit heures M. Johnson avait promis de la recevoir ; elle se hâta de rentrer. Le digne attorney, à qui sa ponctualité ordinaire fit défaut en cette occasion, n’était pas encore visible. Quand il parut, au bout d’un quart d’heure, Ellenor se sentit tenue à lui demander excuse du dérangement qu’elle lui causait — « Mais, savez-vous ? ajouta-t-elle par manière d’apologie, cet homme ne doit pas mourir. »
Il trouva passablement étrange une pareille déclaration de principes, et, fixant sur sa cliente un regard quelque peu trouble, où se retrouvaient quelques vestiges du festin de la veille : « Eh bien, ma chère demoiselle, si vous ne voulez absolument pas qu’il meure, répondit-il avec l’accent paternel des grandes personnes qui se plient au caprice d’un enfant,… le jury, c’est vrai, ne l’a point recommandé à la clémence royale, mais M. Corbet a glissé dans la sentence une ou deux allusions à la possibilité d’un pardon… C’est du moins ce qu’il m’a semblé comprendre…
— Je vous répète, monsieur Johnson, que cet homme ne doit pas mourir ainsi, et que vous ne verrez pas se commettre une aussi criante iniquité… À qui dois-je m’adresser ? »
L’homme d’affaires apparut tout entier dans le regard que son interlocuteur jeta sur elle : « Vous avez donc les éléments d’une enquête supplémentaire ?…
— Passons là-dessus… et mille pardons, répondit-elle… mais veuillez me dire à qui je dois recourir.
— Au ministre de l’intérieur, sans aucun doute. Seulement vous n’obtiendrez pas une audience de lui pour une affaire de ce genre… Le recours en grâce ne peut être régulièrement introduit que par le président des assises ; dans l’espèce, par le juge Corbet. Voulez-vous me communiquer ce que vous avez à lui révéler ?… je dresserai, dans leur forme voulue, les requêtes et documents nécessaires.
— Mille fois merci !… ce que j’ai à dire ne peut être confié qu’à l’arbitre même par qui la question doit être tranchée… Croyez bien que vous ne me conseilleriez pas autre chose si je pouvais vous mettre plus complètement au courant. »
L’attorney se garda bien d’insister : « Fort bien, chère demoiselle. Vous apportez sans doute de nouveaux éléments à la procédure terminée ?… Allez voir le juge, il comparera vos allégations à ses notes d’audience, et si elles concordent, bien disposé comme je le crois, en faveur, du condamné… Mais, au fait, vous avez pu le connaître jadis… Il étudiait, à Hamley, sous la direction de votre ami, le docteur Ness.
— Comment pourrais-je voir Dixon ? repartit Ellenor sans répondre à cette dernière observation… On prétend qu’il faut un ordre du sheriff.
— Naturellement… mais le clerc des magistrats dînait hier au soir chez moi… Il m’a promis d’obtenir cet ordre et doit vous le faire passer ayant dix heures. »
L’ordre arriva effectivement avant que le déjeuner fût terminé. M. Johnson proposa d’accompagner Ellenor et l’avertit que, suivant la règle, un des geôliers devait être en tiers dans toute entrevue d’un étranger avec les condamnés à la peine capitale. — « Maintenant, ajouta-t-il, quand ce tiers importun veut se montrer obligeant, il se tient à distance et n’écoute point. Or, toute obligeance se paye, et je me charge de négocier cette petite affaire. »
Le porte-clefs chargé de guider Ellenor lui fit traverser de vastes préaux et un long corridor, à l’extrémité duquel, — après qu’on avait passé devant maintes et maintes portes verrouillées, — se trouvaient les cellules des condamnés. Ce corridor était parfaitement éclairé, parfaitement propre : chaque porte avait son guichet grillé. Le porte-clefs ouvrit celle où était le malheureux Abraham Dixon.
Assis sur le bord de sa couchette, dans une oisiveté absolue, la tête penchée, le corps plié en deux, le prisonnier avait entendu ouvrir sans même jeter un regard sur la personne qui entrait. Le porte-clefs s’avança, et lui posant la main sur l’épaule : — « Allons, mon brave, réveillez-vous, lui dit-il en le secouant légèrement. Bon accueil aux amis qui viennent vous voir ! » Puis, se tournant vers Ellenor : « Il y en a comme cela, pour lesquels la condamnation est un coup d’assommoir ; il y en a aussi qui se démènent en vraies bêtes fauves, quand ils ont perdu toute espérance. »
Après quoi notre homme regagna le couloir, où, — laissant la porte ouverte, de manière à tout voir si bon lui semblait, — il prit soin de ne jamais regarder du côté de la cellule, affectant en outre de siffler un petit air qui ne lui laissait rien entendre : une demi-guinée l’avait rendu aveugle et sourd.
Dixon regarda Ellenor, puis baissa les yeux. Un certain tremblement de tous ses membres attesta seul qu’il l’avait reconnue. Elle s’assit près de lui, et dans ses mains délicates prit les mains calleuses du vieillard, caressant leurs doigts ridés, sur lesquels, de temps à autre, tombait une larme brûlante.
« Allons, demoiselle, ne vous tourmentez pas tant !… Après tout, cela ne s’est point si mal arrangé.
— Que voulez-vous dire ?… Croyez-vous que pareille iniquité puisse être consommée ?…
— Mon Dieu, chère miss, je suis un peu las de vivre… J’y ai pris grand’peine et grand effort… M’est avis qu’on est tout aussi bien avec Dieu qu’avec les hommes. Songez donc que je m’étais attaché à votre brave père, depuis sa toute première enfance ; il me traitait en frère et me confiait toutes les misères qu’on lui faisait à l’école. Après Molly Greaves, personne que j’aie mieux aimé. De samedi en huit, je les reverrai tous les deux,… et je laisserai ici quelques regrets, j’en suis bien certain, quoique je n’y aie pas rempli tous mes devoirs.
— Vous savez pourtant, Dixon, que vous ne fûtes pour rien dans ce…
— Dans ce meurtre, comme ils l’appellent, interrompit-il, voyant qu’elle ne pouvait se décider à finir la phrase… Un meurtre !… n’importe qui l’ait commis, je soutiens, moi, que ce n’était pas un meurtre…
— Il faut pourtant que chacun réponde de ses œuvres… Je pars cette après midi-pour Londres ;… je vais voir le juge et tout lui révéler.
— Vous auriez tort, demoiselle. Il ne faut pas que vous vous abaissiez devant ce monsieur… ce monsieur qui vous a laissée dans l’embarras, dès que le chagrin et la honte semblèrent vous menacer. »
Pour la première fois, à ces mots, il la regarda. Mais elle poursuivit, comme si ce regard attentif et triste eût été perdu pour elle…
« Oui… je sais à qui j’ai affaire, et je n’en irai pas moins le trouver. Après tout, mieux qu’un étranger, il est à même de nous venir en aide, et, en songeant à vous, à votre fidèle amitié, je puis bien oublier tout le reste.
— Allez, allez, il est bien vieilli. Sous sa grande perruque grise, on lui aurait donné soixante ans. À peine si je le reconnaissais… Je lui ai pourtant adressé un regard, un seul, qu’il a dû comprendre. C’était comme pour lui dire : — Oh ! mylord juge, on en sait de belles sur votre compte… — Je ne suis pas bien sûr, cependant, qu’il y ait pris garde. Mais c’est, je suppose, en souvenir de notre ancienne connaissance, qu’il a presque promis de me recommander à la clémence de la reine. La clémence, une belle chose,… mais j’aimerais mieux la mort… Oui, demoiselle, car cet homme que vous voyez là-bas m’a expliqué ce que c’est… Le pardon de la reine vous envoie à Botany-Bay. On vous tue ainsi en détail, et pouce par pouce. Moi, du moins, je suis bien sûr de mourir à la peine. Autant vaut s’en aller de suite que d’achever ses jours parmi toutes ces brebis galeuses. »
Là-dessus il se remit à trembler. L’idée de la transportation, de par son mystérieux prestige, l’effrayait réellement plus que la mort : d’une voix plaintive, il reprit presque aussitôt :
« Tâchez, demoiselle, qu’on ne m’envoie point à Botany-Bay !
— Vous n’irez point, répondit-elle avec une bizarre confiance… Vous ne sortirez d’ici que pour venir habiter chez moi, je vous le promets : entendez bien ceci, je vous le promets. Fiez-vous à ma parole… Quant à Botany-Bay, ne vous en tourmentez point… Si vous y allez, j’irai de même,… mais je suis sûre qu’on ne vous y enverra point… Encore une fois, dans cette malheureuse nuit, ce que vous avez fait, je l’ai fait aussi… et si l’on vous punit je dois être punie comme vous… Mais non, il faudra bien que tout revienne à bien, autant du moins que le permettront les ineffaçables souvenirs de ce temps-là… »
C’était à elle-même que ces derniers mots semblaient adressés. Ils restèrent ensuite assis en silence, la main dans la main.
« Je savais que vous viendriez, reprit Dixon… Je suppliais Dieu de vous ramener, si loin que vous fussiez ; j’avais dit au chapelain que je demanderais d’abord à me repentir puis à vous revoir une fois encore. Et Dieu ne pouvait me refuser, à moi qui n’ai pas connu, depuis le mal fait, une minute de calme. »
Ils retombèrent encore dans un silence absolu. Ellenor brûlait de se mettre à l’œuvre, et pleurait intérieurement chaque minute perdue ; mais elle sentait aussi combien sa présence apportait de consolation au prisonnier, et se serait fait scrupule de le quitter avant le terme assigné à leur conférence. Le vieillard allait, parlant toujours sur un mode plus plaintif, et dans l’intervalle d’un propos à l’autre on eût pu le croire sous l’influence d’une espèce de somnambulisme, mais il ne lâchait pas la main d’Ellenor, comme s’il avait peur de voir s’effacer une brillante vision
L’heure enfin s’écoula. Le porte-clefs se montra sur le seuil, indiquant par sa présence même que le moment de la séparation était venu. « Je reviendrai demain, dit Ellenor. Dieu vous garde et vous réconforte ! »
Puis elle s’élança hors du cachot, hors de la prison, et rentra chez son hôte à qui elle demanda simplement les indications indispensables pour les démarches qu’elle allait tenter. Dans la soirée, à huit heures passées, elle descendait à l’embarcadère du Great-Western. Là elle s’aperçut d’un oubli facile à réparer. Elle avait omis de demander où il fallait aller trouver M. Corbet. Elle chercha dans le Post-office directory l’adresse particulière de ce personnage officiel. Dès qu’elle eut ce renseignement, elle envoya un des garçons de l’hôtel, chargé de savoir si le juge serait chez lui dans la soirée. La réponse arriva bientôt. Le juge et lady Corbet dînaient en ville.
Lady Corbet… ces deux mots sonnèrent étrangement aux oreilles d’Ellenor. Ils ne lui apprenaient rien, mais on eût dit qu’ils l’arrachaient à quelque rêve. Cette nuit-là, d’ailleurs, elle ne put s’endormir, et au lieu de songer à la conférence du lendemain, elle se livra tout entière aux souvenirs de sa jeunesse disparue. Ils reprirent peu à peu leur empire sur elle, à ce point qu’elle voulut revoir un à un les menus objets de ce trésor abrité dans la vieille écritoire, le morceau de batiste finement cousu, la boucle dorée de la petite sœur morte, la lettre commencée pour M. Corbet. Elle en relut les deux dernières lignes : « De mon lit, de mort, écrivait M. Wilkins, je vous conjure d’être pour elle un ami… je vous demanderai pardon pour tout ce dont vous avez à vous plaindre… »
— Emporterai-je ce papier ? se demanda-t-elle… Oui certes, et dût-il ne me servir à rien… ce qui est probable, après que je lui aurai révélé… Tout est si changé entre nous, si complètement anéanti, que je n’éprouverai aucune honte à ne lui rien déguiser de ma participation à cette espèce de crime… Et d’un autre côté, cette humble supplique de mon pauvre père doit l’amener à penser plus favorablement d’un homme qui, malgré leur désastreuse querelle, n’avait jamais cessé de lui être attaché…
Ses nerfs étaient si ébranlés par cette veillée pleine d’angoisse, qu’elle faillit s’écrier, une fois devant la porte du juge Corbet, au bruit du marteau que le cocher du cab faisait retentir à coups redoublés. Elle descendit à la hâte, avant que personne se fût dérangé pour ouvrir, paya double course à l’homme qui l’avait amenée, et attendit, tremblante, humble, le cœur malade, qu’on l’introduisît chez l’important magistrat.