L’Œuvre d’une nuit de mai/08
Cousine Phillis ; L’Œuvre d’une nuit de mai ; Cousine Phillis ; L’Œuvre d’une nuit de mai ; Le Héros du fossoyeur, Hachette, (p. 226-246).
VIII
Ralph Corbet avait donné sa parole qu’il ne ferait pas d’autres questions à Ellenor : mais sa curiosité n’en restait pas moins en éveil. Il entrevoyait bien l’enchaînement général des événements qui avaient dû avoir lieu ; les détails cependant lui échappaient, et il eût voulu ne rien ignorer. Aussi arriva-t-il quelquefois que le nom de Dunster était amené par lui, de manière ou d’autre, dans le cours de la conversation. M. Wilkins tombait aussitôt dans une sorte d’accablement soupçonneux ; il se taisait, il lançait à la dérobée, sur son interlocuteur, des regards inquiets. Quant à Ellenor, convaincue d’avoir agi selon le devoir, — du moins selon les inspirations de sa conscience, — et ne voulant à aucun prix douter de l’amour de Ralph, elle fermait obstinément les yeux aux menaces de l’avenir et se laissait aller, sans vouloir l’atténuer par le moindre doute, au sentiment de sa félicité actuelle. Elle aurait pu constater chez son prétendu moins d’expansion et de gaieté qu’il n’en avait montré jusque-là : mais M. Corbet n’avait habituellement rien d’évaporé. Grave, réservé, silencieux par nature, il ne prêtait guère à ce genre d’observations et pouvait, sans qu’on s’en aperçût, se renfermer en lui-même.
Il annonça, peu de jours après, le mariage prochain de son frère, hâté par quelque événement survenu dans la famille du Duc. Les Corbet lui donnaient rendez-vous à jour fixe pour l’emmener à Stokely-Castle. Il avait des actes, des contrats à examiner, à signer. Bref, il fallait partir sans retard. Peut-être n’eût-il pas donné tant de bonnes raisons sans l’espèce de contrainte où il vivait à Ford-Bank, et le secret plaisir qu’il éprouvait à quitter, au moins pour un temps, ce séjour dont la confidence d’Ellenor semblait avoir détruit le charme. Instinctivement, il se sentait là sous une influence contraire à ses intérêts bien compris. La présence continuelle d’Ellenor, l’attraction qui le tenait assidu près d’elle, gênaient en quelque sorte la liberté de ses calculs. À distance, il apprécierait mieux la situation et les remèdes qu’elle pourrait comporter.
M. Wilkins voyait aussi sans trop de peine s’éloigner son futur gendre, dont la gravité vigilante le déconcertait par moments. Ellenor n’était pas assez complétement remise pour qu’on pût songer à la marier : d’ailleurs, et s’il en eût été autrement, la dot promise aurait peut-être fait défaut. Puis il était contrariant d’avoir chez soi, constamment, la nuit comme le jour, un observateur assidu, un impitoyable flâneur qui hantait parterres et jardins, furetait dans les moindres cours, questionnait à droite et à gauche, et pouvait se croire le droit de se montrer curieux, sans qu’on eût celui de crier à l’impertinence.
Ellenor regretta Ralph et ses graves assiduités. Quand il eut pris congé, la pauvre enfant monta, tout courant, à une fenêtre de l’étage supérieur, pour accompagner du regard, le plus loin possible, le léger cabriolet qui l’emportait loin d’elle. Puis elle posa ses lèvres sur le carreau de vitre où lui était apparue, en dernier lieu, la tête de son bien-aimé, le bras qu’il agitait vers elle en signe d’adieu.
La famille du jeune avocat ne fut pas longtemps à s’apercevoir qu’il s’était passé à Ford-Bank quelques incidents de nature à brouiller les cartes ; mais les artifices maternels, les cajoleries de ses sœurs, ne purent entamer la réserve dont maître Ralph se cuirassait volontiers. Il se montra respectueusement mécontent, lorsque son père affecta de traiter à la légère les conventions faites avec « ce grand finaud de Wilkins, » et il prit soin de lui rappeler qu’on ne se jouait pas sans péril des engagements consacrés par la loi. Toutefois au fond de cette belle résistance, se cachèrent quelques arrière-pensées d’affranchissement ultérieur, que le jeune homme, du reste, se reprochait comme autant d’inspirations messéantes et coupables.
À Stokely-Castle, pendant les fêtes du mariage, il se trouva mêlé, pour la première fois sur un pied de parfaite égalité, à quelques représentants des plus grandes familles du pays. Certains d’entre eux comptaient parmi les patrons de M. Wilkins, et il les entendait parler de lui, sans aucune malveillance, mais avec une familiarité quelque peu dédaigneuse. Ils blâmaient les présomptueuses velléités de ce « pauvre garçon, » ses dépenses extravagantes, son peu d’assiduité au travail, la négligence qui l’avait amené à devenir la victime d’un associé fripon ; — enfin, et par-dessus tout, l’étrange faiblesse dont il faisait preuve en s’abandonnant à des excès de table doublement pernicieux pour un homme de son âge et de sa profession.
Un des parents de lady Maria, un Brabant comme elle, ministre d’État en exercice, avait honoré la noce de sa présence. Il resta même quelques jours de plus que les autres invités, et trouvant sous sa main, dans lai personne le maître Ralph, un jeune aspirant aux carrières politiques rempli d’ardeur et d’intelligence, — fort capable d’ailleurs de lui rendre quelques services sur les hustings ou dans la presse périodique, — il entreprit de le conquérir à ses idées. Ses coquetteries d’homme d’État ne furent point perdues : notre jeune barrister, complétement empaumé, promit à lord *** d’aller bientôt le retrouver dans la capitale.
Les vacances passaient ainsi très-rapidement ; mais Ralph s’était engagé envers Ellenor à ne pas retourner à Londres sans l’avoir revue. Il quitta donc un beau matin les pompes et les plaisirs de Stokely-Castle pour se rendre directement à Ford-Bank. Entre ces deux résidences le contraste était un peu vif. Parti après un déjeuner somptueux, escorté jusqu’à sa voiture par de grands laquais chamarrés, exacts et polis comme des machines, le futur chancelier trouva le salon de Ford-Bank occupé par un domestique en négligé qui n’avait pas encore mis au net, à trois heures de l’après-midi, cette pièce peu hantée. La vue de cet homme en gilet de coton rayé, les manches retroussées jusqu’au coude, et qui, en venant lui ouvrir, dépouillait à grand’peine un tablier bleu d’une propreté douteuse, cette vue affecta désagréablement le jeune aristocrate. De même ces fleurs fanées qu’Ellenor, trop faible encore pour vaquer à ses besognes habituelles, n’avait pas encore remplacées, depuis l’avant-veille, et qui penchaient tristement leurs têtes flétries au bord des vases poudreux. De même Ellenor, quand elle parut, et lorsqu’elle fut sans le savoir comparée aux belles ladies, aux élégantes héritières de Stokely-Castle. Sa coiffure datait de deux ans, la taille de sa robe ne descendait ou ne remontait pas assez (je ne sais lequel) ; ses manches n’avaient ni l’ampleur, ni la coupe exigées par la mode la plus récente. De là, mille comparaisons désobligeantes. Ralph, pourtant, se piquait à la fois de sérieux et de délicatesse. Il ne lui eût pas convenu de laisser aucun calcul sordide se glisser dans ses idées de mariage. Seulement la perspective d’un ménage à l’étroit lui devenait de plus en plus désagréable.
À plus forte raison ses nouvelles relations avec lord Bolton — ce membre du cabinet qu’il avait rencontré à Stokely-Castle, — n’étaient point faites pour lui démontrer la sagesse d’un hymen prématuré. Il trouvait autour de ce personnage important, célibataire émérite et résolu, cet idéal d’ordre, de ponctualité, de savante économie dont le résultat est de laisser l’esprit se mouvoir librement dans les sphères intellectuelles, sans qu’il ait à se préoccuper des besoins inférieurs, des tracasseries de ménage. Allait-il au contraire chez ceux de ses contemporains qui déjà traînaient le boulet conjugal, il voyait de près, il pouvait apprécier les lacunes, les cahots, les désagréments de ces intérieurs trop tôt inaugurés. Ajoutez à l’effet d’un contraste si frappant, le souci de ce déshonneur possible, suspendu, comme l’épée de Damoclès, sur la famille dont il allait faire la sienne, et vous vous expliquerez sans peine qu’à, certaines heures d’abattement, de découragement, telles qu’en ont connu les plus fermes caractères, il fût comme hanté par une sorte de cauchemar, en songeant à ce coup de tête imprudent qui le liait sans retour possible.
Ce fut dans cette disposition d’esprit que le trouvèrent les vacances de Pâques. Il alla d’abord, selon sa coutume et son devoir, passer quelques jours dans sa famille. Là, mille tiraillements, mille ennuis domestiques lui firent penser avec moins d’effroi qu’on l’attendait à Ford-Bank. Ellenor, avec ce tact particulier que l’amour développe si vite chez la femme, s’était aperçue des menus détails qui choquaient par moments les instincts et les goûts naturellement raffinés de son prétendu. Autant dire qu’elle cherchait à y porter remède, mais pour la première fois de sa vie, elle se heurtait à un obstacle inattendu, le manque d’argent. Habituée par miss Monro à ne laisser aucune dette en souffrance, elle était souvent à court, même vis-à-vis des domestiques, et l’achat des graines destinées à renouveler le parterre fut, cette année-là, une occasion l’incertitude, presque de remords.
En même temps semblaient s’aggraver les tristesses, les secrètes anxiétés qui troublaient l’humeur de son père. Plus que jamais il évitait de se trouver seul avec elle. Aussi ne recouvrait-elle, minée par la conscience de l’espèce de complicité qui mettait entre eux une barrière invisible, ni sa gaieté, ni sa fraîcheur d’autrefois. — « Pauvre miss Wilkins, disaient en hochant la tête les gens qui venaient à sa rencontre… Avant cette fièvre, qu’elle était jolie !… »
La jeunesse pourtant reste la jeunesse, et possède un ressort que rien ne saurait détruire. Bien souvent, Ellenor, réagissant contre sa mélancolie habituelle, ne voyait plus dans le meurtre de Dunster qu’un homicide purement fortuit, et par conséquent excusable. Elle aurait voulu amener son père à cette conviction rassurante, mais il fallait aborder ce sujet, et il témoignait assez qu’il éprouvait une invincible répugnance à laisser évoquer un si tragique souvenir. Jamais, il est vrai, il ne lui avait parlé avec irritation, même lorsqu’elle cherchait une voie détournée pour en venir à lui faire accepter un pareil entretien ; mais, devant elle, il se laissait parfois aller à d’étranges emportements… Cependant, au plus fort de sa colère, s’il venait à rencontrer le regard terrifié de sa fille, il faisait pour se calmer et prendre sur lui-même un tel effort, qu’il lui en coûtait parfois des larmes, des sanglots nerveux, terribles à voir. Ellenor ne comprenait pas que ces faiblesses séniles étaient la suite des habitudes d’intempérance qu’il avait peu à peu contractées ; elle n’y voyait que les symptômes effrayants d’une conscience bourrelée, et s’épuisait en vains efforts pour ramener dans cette âme agitée un peu de la sérénité d’autrefois. À ce travail ingrat ses forces morales, sa beauté, sa jeunesse s’usaient peu à peu. Dans tous les détails matériels de la vie, miss Monro lui était un précieux auxiliaire, d’autant que cette excellente mais inintelligente personne, ne pouvait en aucune circonstance démêler ce qui se passait dans le cœur de son élève, et ne lui imposait par conséquent aucune crainte. Quant à Dixon, il restait le fidèle allié de la jeune fille, bien qu’ils échangeassent à peine quelques paroles, de temps à autre, et sur des sujets tout à fait indifférents ; mais leur mutuel silence n’avait rien de commun avec celui que gardaient Ellenor et son père vis-à-vis l’un de l’autre. Il tenait à cette pitié, encore mêlée de respect, dont ils se sentaient émus pour l’homme coupable qu’ils avaient si bien aimé.
Tel était l’état des choses à Ford-Bank, lorsque le jeune Corbet y revint avec la conscience d’un véritable sacrifice accompli. N’avait-il pas fallu renoncer, pour cette visite, à deux ou trois de ces invitations qu’il appréciait par-dessus toutes, et pour lesquelles il négligeait les fêtes les plus attrayantes : invitations substantielles, pour ainsi dire, qui l’eussent mis en rapport avec les gens les mieux placés pour lui servir d’appui et de marchepied. Il ne s’était résigné à manquer ces occasions précieuses que par suite de son rigide attachement aux principes, et par respect pour sa promesse, qu’aucune considération humaine ne devait lui faire oublier. Mais ce profond respect de lui-même n’empêchait ni les regrets qu’un pas de clerc laisse à tout homme bien avisé, ni surtout les impatiences que lui causaient les petites algarades de son futur beau-père, moins réservé, moins maître de lui et plus irritable que jamais. De ces regrets, de ces impatiences naissait tout un ordre de réflexions pénibles. Que devait-il attendre de son mariage avec Ellenor ? Il aurait une femme de santé faible, ce qui ajouterait encore au surcroît de dépenses qu’entraîne la vie conjugale. Il aurait pour beau-père un homme dont la considération, si locale d’ailleurs, si restreinte et d’un ordre si inférieur, allait s’atténuant chaque jour, détruite par de fâcheuses et dégradantes accoutumances ; un homme, ensuite, dont le jovial entrain, l’hospitalité souriante étaient remplacés par une sorte de bouderie permanente, compliquée de capricieux emportements. Quelques difficultés étaient à prévoir pour le règlement définitif de la dot. Et puis cette chance menaçante qui, d’un instant à l’autre, pouvait se présenter, cette découverte qui jetterait un si fâcheux discrédit sur le nom des Wilkins… Corbet croyait tenir le mot de cette espèce d’énigme posée à sa pénétration ; mais l’hypothèse où il le plaçait, — celle d’un concert frauduleux entre Dunster et Wilkins, pour réhabiliter la réputation compromise de ce dernier, — n’avait rien qui satisfît le sagace avocat. Il voyait là une bassesse, à défaut d’un délit, et cette bassesse avait de quoi révolter un homme aussi rigoureux en matière de point d’honneur. Aussi, se tournant et retournant sur le lit où il ne trouvait pas facilement le sommeil, déplorait-il toutes les circonstances qui l’avaient rapproché d’Ellenor ; mais, quand il descendait le matin, encore tout fiévreux, et que sa pâle fiancée venait, avec une grâce touchante, passer dans sa boutonnière la fleur fraîchement cueillie à son intention, il sentait tout ce qu’il avait de meilleur en lui se révolter contre les tentations de l’esprit nocturne, et il lui semblait impossible d’agir autrement qu’en honnête homme, en bon et loyal fiancé.
Par malheur, à mesure que le jour avançait, la tentation devenait plus forte. M. Wilkins se montrait, et aussitôt Ellenor, assidue auprès de son père, semblait oublier maître Ralph. Celui-ci se choquait alors de mille détails vulgaires, sur lesquels, plus réellement épris, il eût très-facilement passé. Il lui était odieux d’entendre le maître de la maison récriminer, en grondant, contre l’insipidité des plats qui ne réveillaient point son palais blasé par les excès de la veille. Au lieu de ces causeries animées parmi lesquelles se perd la question du boire et du manger, il subissait de fastidieux détails de cuisine et assistait à d’impatientants débats qui mettaient à nu, devant lui, les petites misères de l’économie domestique. Avant la fin de ces tristes déjeuners, Ellenor avait pris l’aspect fatigué d’une femme de trente ans, et c’en était fait, pour toute la journée, de sa vivacité première. D’ailleurs, maintenant que les mille riens de l’amour heureux n’alimentaient plus leurs entretiens, de quoi causer avec elle ? Les livres nouveaux, elle ne les connaissait point, ni les récentes productions de l’art, ni les menus détails qui composent la vie du monde. Restaient ses occupations journalières, ses soucis de maîtresse de maison, ou bien encore les charités dont elle s’occupait avec zèle. Si encore elle eût été capable de discuter éloquemment les nombreuses questions qui se rattachent à la situation du paupérisme, le futur chancelier l’aurait écoutée ; mais il ne pouvait prendre grand intérêt, ni au rhumatisme de Betty Palmer, ni aux convulsions du petit dernier de mistress Ray. Quant à la politique, Ellenor n’en savait pas les premiers éléments, et Ralph s’impatientait parfois de son éternelle adhésion à toutes les opinions qu’il exprimait devant elle.
Il en vint à trouver quelque distraction dans la présence de miss Monro qui apparaissait, règle générale, l’heure du luncheon sonnée. Venait ensuite la promenade. Le plus souvent, on allait chercher en ville M. Wilkins, et, de temps à autre, on le trouvait dans un état qui ne laissait guère de doute sur l’emploi de sa journée. Ellenor mettait aisément sur le compte des migraines dont il se plaignait, certains symptômes que Ralph interprétait sans s’y tromper. Un jour, entre autres, la démarche de l’attorney était si incertaine, sa diction si embarrassée, sa langue si épaisse, qu’il fallut lui donner le bras et guider sa marche, sous peine de quelque fâcheux éclat. Or, tandis que Ralph se consacrait avec une, rage secrète, mais avec les formes les plus affectueuses, à cette mission de charité filiale, vinrent à passer deux gentlemen qu’il avait rencontrés naguère dans les salons de lord Bolton. Ils étaient à cheval, et jetèrent en passant, sur le groupe de famille, un regard étonné, suivi d’un salut qui exaspéra notre jeune ambitieux, désolé d’avoir été officiellement rencontré au bras d’un ivrogne.
Il se contint pourtant jusqu’à Ford-Bank, mais profita de ce qu’Ellenor voulait reconduire son père et veiller à ce qu’il se mît au lit, pour aller ruminer en paix, dans les allées de la pépinière, sa fureur rentrée. Je dois dire qu’en ce moment il cherchait, comme malgré lui, une issue quelconque à une situation devenue presque intolérable. Tout à coup, et sans que rien le lui eût fait pressentir, une petite main se glissa le long de ses bras croisés sur sa poitrine, et les yeux d’Ellenor, tristes et doux, vinrent questionner son regard. « Ce pauvre père, disait-elle, si vous saviez comme ces maux de tête le font souffrir ! »
Ralph ne répondit rien. Les souffrances de M. Wilkins n’éveillaient en lui aucune sympathie, et il cherchait en lui-même, depuis un instant, la force de se montrer désobligeant ; mais comment s’y prendre envers un être si doux et si malheureux ?… « Vous souvenez-vous, dit-il enfin, vous souvenez-vous, Ellenor, de la conversation que nous eûmes l’automne dernier ? »
Elle baissa la tête, puis, comme un des bancs du jardin se trouvait à portée, elle s’assit sans articuler un seul mot.
« Ce déshonneur dont vous me parliez… vous savez ?… »
Pas de réponse.
« Ce déshonneur vous menace-t-il encore ?
— Oui, murmura-t-elle avec un profond soupir.
— Et votre père, sans nul doute, ne l’ignore point ?
— Il le sait, répondit-elle et du même ton, après quoi le silence régna de nouveau.
— C’est cette pensée qui l’accable et le ronge, continua Ralph avec plus d’assurance.
— Je le crains, dit encore Ellenor d’une voix qu’on entendait à peine.
— Vous devriez me dire tout ce qui en est, ajouta Ralph dont l’impatience semblait augmenter. Peut-être serais-je à même de vous venir en aide.
— Non,… Vous n’y pouvez rien, répondit Ellenor. Je vous ai fait un aveu qui pèse maintenant à ma conscience,… mais ce n’était pas pour solliciter le moindre secours… Je n’en avais pas besoin ;… je voulais simplement savoir s’il était permis à une personne dans ma position d’épouser quelqu’un en lui laissant ignorer à quoi l’exposait un pareil mariage, en lui cachant ce qui pourrait arriver,… ce qui, j’espère, n’arrivera jamais.
— Mais ne voyez-vous pas, chère enfant, que si je ne suis pas plus instruit, je me trouve précisément,… vous devez cependant le comprendre,… dans la position de cet homme que vous ne pensez pas pouvoir épouser sans lui faire tort !… Pourquoi cette réserve, ce manque de franchise ?… et comment dois-je l’interpréter ? »
Son accent, ses gestes manifestaient une certaine irritation. Ellenor se pencha pour mieux le regarder au visage et comme pour aller chercher la vérité jusque dans les plus intimes refuges de son cœur. Puis elle lui dit, avec le calme le plus parfait :
« Vous voulez, n’est-ce pas, que notre engagement soit rompu ? »
La rougeur monta au front de Ralph qui, tout aussitôt s’emportant :
« Que dites-vous là ? Ne puis-je faire une question, hasarder une remarque, sans m’exposer à cette injure ? Est-ce votre mal qui vous met en tête d’aussi étranges caprices ? Ai-je mérité que vous doutiez de moi, quand j’ai affronté pour m’attacher à vous ?… »
Cette dernière phrase resta suspendue. Ralph allait ajouter « l’opposition de toute ma famille, » mais il s’arrêta court, se rappelant que les malveillantes insinuations de sa mère l’avaient plutôt encouragé dans son projet d’hymen, et se disant en outre qu’il n’était guère délicat de révéler à Ellenor combien l’idée de l’avoir pour bru souriait peu aux parents de son fiancé.
Ellenor contemplait en silence, mais sans les voir, ces vastes prairies. Elle mit enfin sa main dans celle de Ralph :
« J’ai eu tort, dit-elle,… Je dois me fier à vous ;… je crains d’avoir encouru vos reproches, de m’être montrée capricieuse et peu raisonnable. »
Le jeune homme, ici, fut embarrassé ; car, au fond, en le regardant avec cette attention persistante, sa fiancée avait réellement pénétré le vague et secret mobile de ses pressantes questions. Il s’efforça pourtant, par quelques caresses contraintes, quelques paroles plus ou moins d’accord entre elles, d’effacer complétement cette impression passagère. Nos jeunes gens revinrent bientôt après du côté de la maison. Ellenor courut savoir comment allait son père. Ralph, rentré dans sa chambre, se reprochait, mécontent de lui-même, et ce qu’il avait dit et ce qu’il n’avait osé dire. L’avenir ne lui apparaissait pas précisément sous les couleurs les plus riantes.
Ni lui, ni M. Wilkins n’apportèrent au dîner des dispositions très-favorables. Leur mauvaise humeur, contenue pourtant en de justes bornes, se traduisit par un silence de mauvais augure. Tant qu’Ellenor et miss Monro restèrent à table, elles maintinrent la bonne harmonie apparente, grâce à ce bavardage futile dont les femmes s’entendent si bien, en pareil cas, à remplir les lacunes d’une conversation mal soutenue. Mais, à peine Ralph eut-il refermé la porte derrière elles, M. Wilkins alla prendre sur le buffet une bouteille qui n’était pas encore entrée en lice :
« Un peu de cognac dit-il avec, une affectation de négligence, remplissant jusqu’aux bords un verre à bordeaux ; excellent remède contre la migraine ; et ma tête me fait un mal !…
— Tant pis, répliqua sèchement son grave convive ; j’avais justement à vous parler affaires.
— Qu’à cela ne tienne !… vous pouvez jaser…, On est de sang-froid, si c’est là ce qui vous inquiète.
— Soit, reprit Corbet avec un acquiescement dédaigneux. Il s’agit de mon mariage que je voudrais voir arrangé pour le mois d’août. Ellenor va beaucoup mieux et me paraît tout-à-fait de force à supporter les fatigues de Londres. »
M. Wilkins ne répondit pas. Il regardait son futur gendre d’un air quelque peu égaré.
« Je me chargerai de faire dresser les actes nécessaires, reprit celui-ci, conformément à nos précédentes stipulations, et de manière à ce que le capital apporté par Ellenor soit employé comme nous en sommes convenus. »
Ce mot de « capital » éveilla dans le cerveau de M. Wilkins l’idée que la somme promise ne serait pas facile à se procurer. Il faudrait recourir aux prêteurs d’argent qui, depuis quelque temps, se montraient moins abordables et stipulaient des intérêts usuraires pour les moindres avances qu’on leur demandait. Aussi rêva-t-il assez mal à propos qu’il pourrait obtenir une diminution quelconque sur le chiffre des engagements pris. Mal à propos, disons-nous, car il aurait dû mieux connaître Corbet et le savoir incapable de consentir à pareille diminution sans qu’on lui donnât d’excellentes raisons, ou tout au moins l’espérance fondée de voir compenser plus tard, au moyen d’avantages équivalents, le, sacrifice auquel il lui faudrait actuellement se résoudre. Quoi qu’il en soit, étourdi par les fumées du vin :
« Voyons, Ralph, lui dit l’attorney, vous n’allez pas ainsi me serrer le bouton. Je me suis engagé, c’est vrai, mais avant de connaître exactement la situation de mes affaires.
— C’est-à-dire, je pense, avant la disparition de Dunster ? reprit M. Corbet, fixant sur son interlocuteur un regard curieux.
— C’est cela même, avant que Dunster eût…, » murmura M. Wilkins, devenu très-rouge et qui laissa inachevée, cette phrase embarrassante.
Ralph se demanda si l’état où il voyait son futur beau-père, et les avantages que lui donnait leur situation réciproque, ne le mettaient pas à même d’obtenir de précieuses indications sur le désastre dont la menace l’avait tant de fois préoccupé. Or, une fois ce désastre connu, il serait plus à même de s’en préserver, — au besoin, plus à même d’en préserver les autres.
« À propos, recommença-t-il, n’avez-vous rien pu savoir de ce Dunster, depuis qu’il est parti pour le Nouveau-Monde ? »
L’accent presque ironique de cette question donnait à cette expression « le Nouveau-Monde » un double sens qui suscita chez Wilkins un mouvement mêlé de terreur et de colère. Ce mouvement fut si marqué, que Ralph tressaillit d’étonnement. Tous deux se levèrent à la fois, comme poussés par le même ressort. Livide, tremblant, hors d’état d’articuler nettement un mot, l’attorney s’efforçait en vain de parler.
« Mon Dieu, monsieur, qu’arrive-t-il ? » s’écria Ralph alarmé par ces symptômes d’une véritable souffrance physique.
M. Wilkins s’était rassis et, sans ouvrir la bouche, l’éloignait du geste.
« Ce… n’est… rien… dit-il enfin avec effort. Des élancements dans la tête… Mais, monsieur, ne me regardez pas ainsi, je vous prie. Il est particulièrement désagréable de se voir examiné avec une pareille insistance.
— Mille excuses, » repartit Ralph, tout à coup rendu à son sang-froid hostile par l’accueil que recevait un premier mouvement sympathique. Mais, bien qu’il ne songeât plus qu’à satisfaire sa curiosité, il hésita quelques instants encore, ne sachant si la conversation avait été interrompue par une crise mentale ou simplement par une souffrance physique. Pendant ce répit, M. Wilkins, attirant à lui la bouteille d’eau-de-vie, s’en versa un grand verre qu’il vida d’un seul trait, après quoi il se mit à regarder son hôte avec autant de persistance que celui-ci en mettait à observer les mouvements de son visage. Mais si l’attention apparente était la même des deux parts, l’expression des deux physionomies n’était pas, à beaucoup près, identique.
« De quoi parlions-nous donc ? demanda Ralph, à la fin, avec une affectation de négligence distraite, et comme s’il eût réellement oublié le sujet de quelque discussion peu importante, suspendue par quelque accident insignifiant.
— D’une chose sur laquelle vous seriez bien avisé de vous taire, grommela M. Wilkins d’une voix querelleuse et comme épaissie.
— Vous dites ? s’écria Ralph qui bondit littéralement sous cette injure de l’attorney Wilkins.
— Je dis ce qui est, repartit ce dernier. J’entends mener mes affaires à moi seul, sans être sujet à un contrôle importun, à des questions indiscrètes. J’ai déjà donné cet avis à quelqu’un qui s’est mal trouvé de ne pas l’avoir suivi. Si vous n’y voulez point déférer, si vous devez persister à me tenir sur la sellette, à me poursuivre de vos regards effacés, comme vous faites depuis une demi-heure, eh bien, vrai, j’aimerais mieux vous voir prendre le chemin de la porte. »
Ralph éprouva la tentation de ne pas laisser perdre un si beau prétexte et de s’échapper à l’heure même. Il se contint, cependant, « pour ne pas, disait-il, enlever à Ellenor sa dernière chance ; » mais il n’était animé d’aucun désir de conciliation, quand il reprit l’entretien :
« Vous avez, monsieur, trop librement usé de ceci, dit-il en montrant le flacon de liqueur. La conscience de vos paroles vous manque absolument, ce qui me dispense de les relever. Si je n’en étais pas convaincu, je quitterais cette maison à l’instant même, pour n’y rentrer jamais.
— Ah ! c’est là votre manière de voir ? répondit M. Wilkins, essayant de se tenir debout et affectant les dehors de la sobriété méconnue. Eh bien, monsieur, si vous vous avisez jamais de me parler, de me regarder comme vous l’avez fait aujourd’hui, je vous préviens que je sonnerai mes gens afin qu’ils vous reconduisent. Tenez-vous pour averti, mon camarade ! »
Il se rassit là-dessus, avec le rire idiot de l’ébriété triomphante. La seconde d’après, il sentit son bras dans la main de Ralph qui, sans rudesse, mais par une irrésistible étreinte, le tenait immobile.
« Entendez bien ceci, monsieur Wilkins, lui disait le jeune homme d’une voix basse et voilée ; vous n’aurez jamais à me répéter les paroles que vous venez de me faire entendre. Nous sommes désormais étrangers l’un à l’autre. Quant à Ellenor, — il ne put articuler ce nom sans un imperceptible soupir, — j’estime que nous n’eussions pas vécu très-heureux l’un par l’autre. Notre engagement, trop tôt formé, l’avait été à un âge où nous ne connaissions guère nos dispositions réciproques. Cependant j’aurais fait mon devoir, j’aurais tenu ma parole, si vous n’aviez, par votre insolence de ce soir, rompu les liens dont nous nous étions chargés. Moi…, moi ?… un Corbet de Westley, jeté à la porte par vos domestiques ! Un pair du royaume, dix fois ivre comme vous l’êtes, ne, me ferait pas accepter pareil outrage !… »
Le bouillant jeune homme était hors de la chambre et presque hors de la maison, au moment où furent prononcées ces dernières paroles.
« Corbet !… Corbet !… Ralph !… cria l’attorney, abasourdi au premier moment, mais revenu, après un premier élan de colère, à une saine appréciation de ses torts. Hélas ! il appelait en vain, et, s’étant levé, il passa dans le vestibule, vivement éclairé, où il jeta un regard inquiet. Tout y était si paisible, qu’il pouvait très-bien discerner la voix des deux dames causant ensemble dans le salon. Il réfléchit un instant, avança jusqu’au portemanteau, et n’y vit plus accroché le chapeau de paille à forme basse dont Ralph se coiffait.
Revenu dans la salle à manger, il voulut se rendre un compte exact de ce qui s’était passé ; mais rien ne pouvait le convaincre que le fiancé de sa fille eût si brusquement pris un parti définitif et accepté comme irrévocable un congé donné dans de telles circonstances. Aussi commençait-il à s’indigner, à se plaindre, quand Ellenor, entra, le visage pâle et décomposé par l’angoisse.
« Que signifie ce mot ? » lui demanda-t-elle précipitamment, en plaçant devant lui une lettre ouverte.
Il prit ses lunettes et, pouvant à peine déchiffrer le papier que tenaient ses mains tremblantes, il lut ce qui suit :
- « Chère Ellenor,
« Nous avons échangé, votre père et moi, des paroles qui m’ont obligé à quitter votre maison, où je crains bien de ne jamais rentrer. Vous recevrez demain, à ce sujet, des explications plus complètes. Ne vous effrayez pourtant pas trop de cette séparation. Je ne mérite pas, je n’ai jamais mérité l’attachement d’une personne comme vous. Dieu vous bénisse, ma chère Nelly, quoique je vous donne ce nom pour la dernière fois de ma vie.
« Mon père, reprit Ellenor, encore une fois, que signifie cette lettre ? »
Wilkins, sa lecture achevée, restait en silence, les yeux vaguement perdus dans la contemplation du foyer.
« Que sais-je, moi ? répondit-il en lui jetant un triste regard… Le monde est ainsi fait, je suppose… Tout va mal pour moi et les miens… Il en était de même avant cette nuit déplorable… Ce n’est donc pas cela, n’est-ce pas, ma chérie ?
— Oh ! mon père ! sanglota la pauvre enfant prosternée à ses pieds et cachant sa tête dans la poitrine de l’infortuné vieillard.
— Chère petite orpheline ! dit-il en passant sur ses cheveux une main caressante, par un geste auquel il l’avait habituée de bonne heure, où est ta mère, pour te consoler ?… Tu l’aimes donc bien, Nelly ?… il m’a semblé, pourtant, tous ces jours-ci, qu’il n’était pas bon pour toi. Quelque chose était arrivé à ses oreilles… Il me questionnait sans relâche et sans pitié…
— Hélas père, c’était peut-être ma faute !… »
Aussitôt son père se releva, la repoussant avec le regard moitié craintif, moitié furieux, de l’animal aux abois, sans même s’apercevoir que son brusque mouvement l’avait presque renversée.
« Je suis perdu, je suis perdu, s’écriait-il à chaque phrase, tandis qu’Ellenor lui rendait compte, aussi exactement que possible, des demi-révélations qui avaient pu éveiller les soupçons de son prétendu… Vous, Ellenor ?… trahi par vous !… »
Elle quitta ses genoux, qu’elle tenait encore embrassés, pour se voiler la figure. Sur son pauvre cœur il semblait que chacun voulût frapper à son tour. L’attorney, après un moment de réflexion, parut néanmoins se rendre à de meilleurs sentiments.
« Ellenor, reprit-il, pardonnez-moi… Je ne réponds plus maintenant de mes paroles… Il faut m’excuser… Il faut avoir plus d’indulgence que lui… Il savait pourtant, il voyait bien que je n’étais plus maître de moi… L’ivresse a-t-elle cessé d’atténuer certaines irritations ?
— L’ivresse !… Expliquez-vous, mon père ?… L’ivresse, m’avez-vous dit ? »
Elle le regardait, tête levée maintenant, avec une indicible surprise.
« Qu’ai-je besoin de m’expliquer ?… Ne devinez-vous pas que l’ivresse, pour moi, c’est l’oubli ?
— Le malheur nous accable donc, s’écria Ellenor,… et Dieu nous a retiré sa protection…
— Chut, mon enfant !… Votre mère a toujours prié pour que la religion ne vous manquât jamais… Pauvre Lettice !… Elle a bien fait de mourir. »
Il se mit alors à pleurer comme un enfant, et, comme elle aurait consolé un enfant, avec des mots, des baisers maternels, sa fille essaya de le consoler. Il se reprit à la presser de questions. Sans se lasser, il l’interrogeait sur ce qu’elle avait pu dire, laisser entendre, faire soupçonner. Elle lui répéta, pour ainsi dire mot à mot, les brefs entretiens qu’ils avaient eus, elle et son fiancé, au sujet de la nuit mystérieuse. Quand cette espèce d’enquête fut terminée, Wilkins reprit la lettre de Ralph et la lut de nouveau, pesant chaque phrase avec une profonde attention : « Nelly, dit-il enfin, ce jeune homme a raison : — il n’est pas digne de toi, car tu n’aurais pas reculé, comme lui, devant la pensée d’une disgrâce future. Maintenant, te voilà seule, et condamnée à porter le fardeau de mes fautes. »
Il tremblait si fort, en lui parlant ainsi, que la nécessité de porter remède à son agitation fébrile vint heureusement distraire Ellenor des tristes pensées qui l’auraient accablée. Elle le veilla une partie de la nuit, et n’alla chercher que bien tard, dans sa propre chambre, le repos et l’oubli qui peut-être ne lui furent pas accordés.