Cours de M. Lerminier
Les études ont bien eu leur part de déception et de mécompte dans notre révolution de 1830, et l’incertitude leur est devenue commune avec l’industrie, avec les arts, avec la gloire. Elles aussi, nous pouvons les dire légèrement désabusées. Ce n’est pas que sous la restauration, les études, et les études philosophiques dont nous voulons parler surtout, aient été conduites vers un but ouvert, annoncé, social et sciemment progressif. Où menaient en réalité les études philosophiques de la Sorbonne ? Partout, répondra l’éclectisme de la restauration : partout ! Vous souvient-il encore de ses préceptes ? « Cherchez, ou plutôt ramassez au hasard ; ajustez, non pas tant de peine, juxta-posez ; prenez, prenez avec confiance un peu de tout, un peu partout ; il ne peut manquer d’en résulter quelque chose que nous appellerons un système, et qui sera bien évidemment pour nous la composition la plus large, la plus calme, la plus positive. »
Oui, il nous en souvient : tandis qu’à la Sorbonne, nous assistions, pleins de foi, au spectacle de la fusion de tous les systèmes les plus exclusifs, au sublime accord de toutes les passions ; tandis que la chaîne des temps semblait renouée sous nos yeux, le présent s’abîmait, et la chaîne proclamée inviolable, éternelle, retombait en débris sur nos têtes.
Ce moment est assez près de nous pour qu’il ne soit pas besoin de rappeler notre étourdissement après la victoire. Ce fut comme après trop de bruit et de lumière, éblouissement et confusion. On peut le dire, parce que cela fait ressortir davantage la naïveté de notre révolution : ce qui eût plus maintenu, plus effrayé peut-être les jeunes combattans de juillet, que le canon et la mitraille, c’eût été cette question faite avec quelque autorité de patriotisme et de gloire : Que voulez-vous enfin ?
Sans doute la Charte et la liberté de la presse formaient le cri de ralliement et composaient le chant de triomphe, mais c’étaient-là des faits dont l’accomplissement n’aurait pas suffi à leur instinct de civilisation et de progrès.
Les événemens l’ont bien prouvé !
Que voulaient-ils donc en effet ? Mais pour le moment, ils ne voulaient pas ; ils n’avaient pas encore appris à vouloir. Dans nos temps de réflexion, l’énergie de la volonté ne peut que suivre les vives clartés de l’intelligence.
Il fallait donc raisonner après coup l’événement qu’ils n’avaient pas mûri à l’avance. Le bon vouloir ne manquait pas à la jeunesse, les livres ne lui faisaient pas faute non plus ; mais l’étude des livres demande tant de loisir et de calme ; et puis les livres ne sont-ils pas quelquefois erronés ou rétrogrades ? Ne voyons-nous pas certain auteur poursuivant actif de tel système, et son livre propagateur permanent de doctrines tout opposées : là encore défiance et confusion ! Que lui fallait-il donc à cette jeunesse impatiente et déroutée ?
Un guide, un représentant dans lequel elle ait foi, qui la pousse et qu’elle suive.
Un cours a été ouvert, il y a plus d’un an, au collège de France ; satisfaction et récompense unique, on pourrait le dire, des sentimens et des instincts de la victoire.
Il est sensible que M. Lerminier a considéré sa chaire comme la tribune d’une science progressive et vivante, où toutes les questions devaient être reprises, posées, remuées, résolues. Plein d’ardeur, mais de patience, il a conçu sur de larges proportions la rénovation française de la science sociale et de la législation philosophique. Ainsi, nous l’avons vu débuter, dans son enseignement, par une exposition presque encyclopédique, il a établi l’homme, la société, l’histoire, la philosophie, et comme résultante, la législation ; il a tout mis à nu avec une candeur pleine de force et de fierté ; il a fait tomber bien des solutions qui ne s’étayaient que sur des mots, des frayeurs et des transactions pusillanimes ; il a dit ce qu’il savait ; il a montré ce qu’il fallait apprendre et ce qu’il ne savait pas. C’est le caractère du jeune professeur de penser cartes sur table. Le résultat de la Philosophie du droit, publiée l’hiver dernier, a été de donner, pour la première fois à la France, un programme scientifique des travaux à tenter pour pousser la législation dans des routes progressives et nouvelles après Montesquieu, Rousseau et Bentham. À moins de produire un système complètement nouveau et vrai, M. Lerminier ne pouvait faire davantage ; il a facilité, il a rendu possibles pour l’avenir, les travaux des autres, et les siens propres.
L’hiver dernier, le professeur du collège de France s’est engagé dans la route de l’auteur de l’Esprit des lois ; il a commencé l’histoire même des législations comparées ; et, l’abordant par son côté le plus ouvert et le plus large qui est en même temps son point le plus culminant, il s’est pris à l’idée même de la loi, du législateur, du pouvoir législatif, de l’ouvrier divin, social, politique, qui forme une société, l’éduque, la développe, la morigène, et la conserve. Dans la Judée, pays intermédiaire entre ce que l’Orient a de plus profond et de plus intime, et l’émancipation occidentale, Jehova, principe actif, Moïse, représentant de ce principe, une théocratie politique et presque libérale ; une loi, une, étroite, logique, humaine cependant ; des textes, aliment séculaire de la pensée et de la foi de l’Occident ; une histoire de peuple et une lettre symbolique qui enfante le christianisme : dans la Grèce, nouveau passage de l’Orient à l’Occident, deux races, la Dorienne et l’Ionienne ; deux peuples, le Spartiate et l’Athénien ; deux théâtres le Péloponèse et l’Attique ; deux génies, le traditionnel et le libéral, le laconique et l’oratoire ; une loi muette, une législation démocratique et parfois bavarde ; le Dorisme enfin, représentant et dépositaire d’une nationalité et d’une religion qui meurt dès que leur premier moule est brisé ; l’Ionie, au contraire, libre et infinie comme sa mer, dotant Athènes de Salamine et de Thémistocle, l’humanité d’une imagination sans bornes, et sachant la consoler de la démolition parricide des murs de la ville de Minerve, par une émancipation illimitée du génie philosophique qui prend son vol vers l’Italie : la ville de Romulus également en proie à une terrible lutte ; Romulus et Remus, le patriciat et la plebs, l’aristocratie et la démocratie, le sénat et la commune ; la liberté ardente, aventureuse et dévouée du tribunat, les Gracques, Marius qui les venge, Sylla qui détruit l’ouvrage de Marius, César qui en relève les statues, Pompée, personnage fastueux et médiocre qui ne sut rien prévoir, et ne sut rien défendre, comme l’a dit ailleurs M. Lerminier ; la vieille civilisation romaine se remettant tout entière à la monarchie hypocrite d’Octave ; la liberté antique se déchirant les entrailles avec Caton, et n’étant plus séparée du christianisme que par le développement philosophique du droit romain, et par le stoïcisme ; et par-dessus tout cela, au-dessus de ces scènes variées, pittoresques, l’esprit progressif de l’humanité, jamais perdu de vue, toujours suivi, toujours considéré, toujours ramené à l’œil de l’auditoire, toujours rendu à l’anxiété du spectateur : voilà ce que, l’hiver dernier, M. Lerminier a peint et développé. Ce n’est que la moitié de sa tâche, il lui reste le monde moderne à parcourir, au flambeau de la même idée. Il a remis cette œuvre à l’hiver prochain, et il a consacré le cours d’été à l’examen de cette question : De l’influence de la philosophie du dix-huitième siècle sur la législation du dix-neuvième.
Montrer que le caractère du dix-neuvième siècle est d’être philosophique entre tous les siècles, de croire à la philosophie, et d’opérer par sa philosophie ; que si le dix-septième siècle a mis dans la diplomatie et les constitutions l’héritage du seizième, a établi politiquement les monarchies, a développé sa science et la littérature, a élevé dans son sein quelques grands métaphysiciens isolés, Descartes, Mallebranche, Spinosa, Leibnitz, Locke, le dix-septième siècle n’a pas moins manqué de croyances générales philosophiques, étant livré tout entier, soit à l’esprit catholique ou monarchique, soit à une certaine indécision ; attribuer le commencement de la réaction philosophique à Fénelon, après lui à l’abbé de Saint-Pierre et au prédicateur Massillon, voilà par quels préliminaires M. Lerminier est arrivé à ce qu’il a appelé le quaternaire immortel de la philosophie du dix-huitième siècle, Montesquieu, Voltaire, Diderot et Rousseau. Nous ne parlerons pas des tableaux qu’il en a tracés, il faut les avoir entendus. La participation du froid et lumineux d’Alembert, la campagne si bien menée de l’Encyclopédie, l’appréciation de Mably, esprit indigeste et souvent faux, des beaux travaux de Condillac remis en son rang et en honneur ; d’Holbach et Helvetius répudiés, Fréret célébré, Boulanger expliqué, ont rempli la partie littéraire de ce cours. M. Lerminier a voulu constater ensuite l’influence de la philosophie sur la société et sur les rois, qui sur le trône se faisaient les écoliers de la pensée. Il a esquissé l’histoire de la monarchie prussienne, caractérisé l’originalité supérieure de Frédéric, et rappelé le code prussien. Le génie si différent de l’Autriche et de Marie-Thérèse ; les tentatives pleines d’inexpérience de Joseph ii, le code autrichien ; la Russie, cette Catherine qui a des appétits de gloire et de volupté, et qui s’abouche volontiers avec l’imagination de Diderot infinie comme les steppes de son empire, ses essais de législation ; le midi de l’Europe, l’Espagne, d’Aranda, Campomanès, ce Turgot de la péninsule Espagnole ; le Portugal, Pombale, imitateur énergique et passionné du génie de Richelieu, ont successivement témoigné de l’influence et de l’empire que les idées philosophiques avaient exercés sur la société, de l’aveu et du fait même des gouvernemens.
Un seul homme s’était réservé pour le peuple, Rousseau. Revenant à la société française, après avoir peint la monarchie de Louis xv tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, la situation des parlemens, caractérisé l’entreprise de Maupeou, s’être long-temps arrêté sur Turgot, M. Lerminier est arrivé à la considération philosophique de la révolution française. Là, pour la première fois, dans une chaire publique, cet événement gigantesque a été apprécié sans pusillanimité, sans peur. Nous regrettons de ne pouvoir qu’indiquer à nos lecteurs la démonstration si lucide de la nécessité de cette révolution, l’esquisse de la Constituante, de cette époque première, synthétique et philosophique de notre régénération, la grande figure de Mirabeau, encore nouvelle après tant de portraits ; mais c’est surtout en osant aborder la Convention, que le professeur a montré la raison la plus indépendante, la plus déterminée, la plus altière. Quand il publiera le résultat de ce cours, tout le monde pourra juger la valeur et le mérite de ses tentatives pour sonder avec liberté, sans vertiges, ces terribles problèmes. Le consulat, l’empire, Napoléon et la restauration ont été également l’objet d’explications philosophiques. Enfin M. Lerminier s’est attaché à établir la connexité du dix-huitième et du dix-neuvième siècle, comment ce dernier, en reconnaissant sa filiation, devait agir avec indépendance et nouveauté. Il a montré tout à refaire et à recréer, l’art, la religion, la philosophie, la législation : il a démontré que nous n’étions pas plus au siècle du Bas-Empire qu’au siècle des Antonius ; il a fait voir que la civilisation moderne se recrutait incessamment, se renouvelait dans les rangs et par le sang de cette démocratie, pépinière immortelle d’hommes et de destinées inépuisables. Il a expliqué, de la manière la plus philosophiquement large, la nature de cette démocratie, ainsi que les caractères de la liberté moderne, qui embrasse toutes les parties de la civilisation, doit les coordonner ; qui sort de la philosophie, et dont le labeur, à l’heure qu’il est, est de donner au dix-neuvième siècle une ère philosophique et sociale, dont l’aurore luit à peine.
Tel est le plan esquissé d’une façon décolorée de ce cours épisodique, qui va devenir un livre, où M. Lerminier a donné un appui nouveau à ses travaux faits et à faire. On sent que ce professeur, avant de s’engager pour son compte dans le développement de théories nouvelles, veut, pour ainsi dire, assurer toutes ses positions et s’entourer d’une lumineuse évidence. Quant à l’improvisation de M. Lerminier, à sa manière de parler, à sa façon de faire jaillir ses idées, et de donner cours aux effusions de son âme, nous n’avons rien à en dire : c’est au public et à l’avenir à décider à quel rang parmi les orateurs il faudra le placer.