Contes de la bécasse (Havard, 1894)/Les Sabots
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LES SABOTS
Le vieux curé bredouillait les derniers mots de son sermon au-dessus des bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommadés des paysans. Les grands paniers des fermières venues de loin pour la messe étaient posés à terre à côté d’elles ; et la lourde chaleur d’un jour de juillet dégageait de tout le monde une odeur de bétail, un fumet de troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte, et aussi les meuglements des vaches couchées dans un champ voisin. Parfois un souffle d’air chargé d’arômes des champs s’engouffrait sous le portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des coiffures, il allait faire vaciller sur l’autel les petites flammes jaunes au bout des cierges… « Comme le désire le bon Dieu. Ainsi soit-il ! » prononçait le prêtre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se mit, comme chaque semaine, à recommander à ses ouailles les petites affaires intimes de la commune. C’était un vieux homme à cheveux blancs qui administrait la paroisse depuis bientôt quarante ans, et le prône lui servait pour communiquer familièrement avec tout son monde.
Il reprit : « Je recommande à vos prières Désiré Vallin, qu’est bien malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de ses couches. »
Il ne savait plus ; il cherchait les bouts de papier posés dans un bréviaire. Il en retrouva deux enfin, et continua : « Il ne faut pas que les garçons et les filles viennent comme ça, le soir, dans le cimetière, ou bien je préviendrai le garde champêtre. — M. Césaire Omont voudrait bien trouver une jeune fille honnête comme servante ». Il réfléchit encore quelques secondes, puis ajouta : « C’est tout, mes frères, c’est la grâce que je vous souhaite au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. »
Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe.
Quand les Malandain furent rentrés dans leur chaumière, la dernière du hameau de la Sablière, sur la route de Fourville, le père, un vieux petit paysan sec et ridé, s’assit devant la table, pendant que sa femme décrochait la marmite et que sa fille Adélaïde prenait dans le buffet les verres et les assiettes, et il dit : « Ça s’rait p’têtre bon, c’te place chez maîtr’ Omont, vu que le v’là veuf, que sa bru l’aime pas, qu’il est seul et qu’il a d’quoi. J’ferions p’têtre ben d’y envoyer Adélaïde. »
La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le couvercle, et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d’une odeur de choux, elle réfléchit.
L’homme reprit : « Il a d’quoi, pour sûr. Mais qu’il faudrait être dégourdi et qu’Adélaïde l’est pas un brin. »
La femme alors articula : « J’pourrions voir tout d’même. » Puis, se tournant vers sa fille, une gaillarde à l’air niais, aux cheveux jaunes, aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria : « T’entends, grande bête. T’iras chez maît’ Omont t’proposer comme servante, et tu f’ras tout c’qu’il te commandera. »
La fille se mit à rire sottement sans répondre. Puis tous trois commencèrent à manger.
Au bout de dix minutes, le père reprit : « Écoute un mot, la fille, et tâche d’n’point te mettre en défaut sur ce que j’vas te dire… »
Et il lui traça en termes lents et minutieux toute une règle de conduite, prévoyant les moindres détails, la préparant à cette conquête d’un vieux veuf mal avec sa famille.
La mère avait cessé de manger pour écouter, et elle demeurait, la fourchette à la main, les yeux sur son homme et sur sa fille tour à tour, suivant cette instruction avec une attention concentrée et muette.
Adélaïde restait inerte, le regard errant et vague, docile et stupide.
Dès que le repas fut terminé, la mère lui fit mettre son bonnet, et elles partirent toutes deux pour aller trouver M. Césaire Omont. Il habitait une sorte de petit pavillon de briques adossé aux bâtiments d’exploitation qu’occupaient ses fermiers. Car il s’était retiré du faire-valoir, pour vivre de ses rentes.
Il avait environ cinquante-cinq ans ; il était gros, jovial et bourru comme un homme riche. Il riait et criait à faire tomber les murs, buvait du cidre et de l’eau-de-vie à pleins verres, et passait encore pour chaud, malgré son âge.
Il aimait à se promener dans les champs, les mains derrière le dos, enfonçant ses sabots de bois dans la terre grasse, considérant la levée du blé ou la floraison des colzas d’un œil d’amateur à son aise, qui aime ça, mais qui ne se la foule plus.
On disait de lui : « C’est un père Bon-Temps, qui n’est pas bien levé tous les jours. »
Il reçut les deux femmes, le ventre à table, achevant son café. Et, se renversant, il demanda :
— Qu’est-ce que vous désirez ?
La mère prit la parole :
« — C’est not’ fille Adélaïde que j’viens vous proposer pour servante, vu c’qu’a dit çu matin monsieur le curé. »
Maître Omont considéra la fille, puis, brusquement : « Quel âge qu’elle a, c’te grande bique-là ? »
« — Vingt-un ans à la Saint-Michel, monsieur Omont. »
« — C’est bien ; all’aura quinze francs par mois et l’fricot. J’l’attends d’main, pour faire ma soupe du matin. »
Et il congédia les deux femmes.
Adélaïde entra en fonctions le lendemain et se mit à travailler dur, sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents.
Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine, M. Omont la héla !
« — Adélaïde ! »
Elle accourut. « Me v’là, not’maître. »
Dès qu’elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonnées, l’œil troublé, il déclara : « Écoute un peu, qu’il n’y ait pas d’erreur entre nous. T’es ma servante, mais rien de plus. T’entends. Nous ne mêlerons point nos sabots.
— Oui, not’ maître.
— Chacun sa place, ma fille, t’as la cuisine ; j’ai ma salle. À part ça, tout sera pour té comme pour mé. C’est convenu ?
— Oui, not’ maître.
— Allons, c’est bien, va à ton ouvrage.
Et elle alla reprendre sa besogne.
À midi elle servit le dîner du maître dans sa petite salle à papier peint, puis, quand la soupe fut sur la table, elle alla prévenir M. Omont.
« — C’est servi, not’ maître. »
Il entra, s’assit, regarda autour de lui, déplia sa serviette, hésita une seconde, puis, d’une voix de tonnerre :
« — Adélaïde ! »
Elle arriva, effarée. Il cria comme s’il allait la massacrer. « Eh bien, nom de D… et té, ous-qu’est ta place ? »
« — Mais… not’ maître… »
Il hurlait : « J’aime pas manger tout seul, nom de D… ; tu vas te mett’ là ou bien foutre le camp si tu n’veux pas. Va chercher t’nassiette et ton verre. »
Épouvantée, elle apporta son couvert en balbutiant : « Me v’là, not’ maître. »
Et elle s’assit en face de lui.
Alors il devint jovial ; il trinquait, tapait sur la table, racontait des histoires qu’elle écoutait les yeux baissés, sans oser prononcer un mot.
De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, du cidre, des assiettes.
En apportant le café, elle ne déposa qu’une tasse devant lui ; alors, repris de colère, il grogna :
— Eh bien, et pour té ?
— J’n’en prends point, not’ maître.
— Pourquoi que tu n’en prends point ?
— Parce que je l’aime point.
Alors il éclata de nouveau : « J’aime pas prend’ mon café tout seul, nom de D… Si tu n’veux pas t’mett’ à en prendre itou, tu vas foutre le camp, nom de D… Va chercher une tasse et plus vite que ça. »
Elle alla chercher une tasse, se rassit, goûta la noire liqueur, fit la grimace, mais, sous l’œil furieux du maître, avala jusqu’au bout. Puis il lui fallut boire le premier verre d’eau-de-vie de la rincette, le second du pousse-rincette, et le troisième du coup-de-pied-au-cul.
Et M. Omont la congédia. « Va laver ta vaisselle maintenant, t’es une bonne fille. »
Il en fut de même au dîner. Puis elle dut faire sa partie de dominos ; puis il l’envoya se mettre au lit.
« — Va te coucher, je monterai tout à l’heure. »
Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa prière, se dévêtit et se glissa dans ses draps.
Mais soudain elle bondit, effarée. Un cri furieux faisait trembler la maison.
— Adélaïde ?
Elle ouvrit sa porte et répondit de son grenier :
« — Me v’là, not’ maître. »
— Ousque t’es ?
— Mais j’suis dans mon lit, donc, not’ maître.
Alors il vociféra : « Veux-tu bien descendre, nom de D… J’aime pas coucher tout seul, nom de D…, et si tu n’veux point, tu vas me foutre le camp, nom de D… »
Alors, elle répondit d’en haut, éperdue, cherchant sa chandelle :
« — Me v’là, not’ maître ! »
Et il entendit ses petits sabots découverts battre le sapin de l’escalier ; et, quand elle fut arrivée aux dernières marches, il la prit par le bras, et dès qu’elle eut laissé devant la porte ses étroites chaussures de bois à côté des grosses galoches du maître, il la poussa dans sa chambre en grognant :
« — Plus vite que ça, donc, nom de D… ! »
Et elle répétait sans cesse, ne sachant plus ce qu’elle disait :
« — Me v’là, me v’là, not’ maître. »
Six mois après, comme elle allait voir ses parents, un dimanche, son père l’examina curieusement, puis demanda :
— T’es-ti point grosse ?
Elle restait stupide, regardant son ventre, répétant : « Mais non, je n’ crois point. »
Alors, il l’interrogea, voulant tout savoir :
— Dis-mé si vous n’avez point, quéque soir, mêlé vos sabots ?
— Oui, je les ons mêlés l’premier soir et puis l’sautres.
— Mais alors t’es pleine, grande futaille.
Elle se mit à sangloter, balbutiant : « J’savais ti, mé ? J’savais ti, mé ? »
Le père Malandain la guettait, l’œil éveillé, la mine satisfaite. Il demanda :
— Quéque tu ne savait point ?
Elle prononça, à travers ses pleurs : « J’savais ti, mé, que ça se faisait comme ça, d’s’éfants ! »
Sa mère rentrait. L’homme articula, sans colère : « La v’là grosse, à c’t’heure. »
Mais la femme se fâcha, révoltée d’instinct, injuriant à pleine gueule sa fille en larmes, la traitant de « manante » et de « traînée ».
Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour aller causer de leurs affaires avec maît’ Césaire Ommont, il déclara :
« All’ est tout d’ même encore pu sotte que j’aurais cru. All’ n’savait point c’qu’all’ faisait, c’te niente. »
Au prône du dimanche suivant, le vieux curé publiait les bans de M. Onufre-Césaire Omont avec Céleste-Adélaïde Malandain.