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Clair de lune (recueil, 1905)/La Porte

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Clair de luneParis P. Ollendorff15 (p. 213-227).
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LA PORTE

LA PORTE


— Ah ! s’écria Karl Massouligny, en voici une question difficile, celle des maris complaisants ! Certes, j’en ai vu de toutes sortes ; eh bien, je ne saurais avoir une opinion sur un seul. J’ai souvent essayé de déterminer s’ils sont en vérité aveugles, clairvoyants ou faibles. Il en est, je crois, de ces trois catégories.

Passons vite sur les aveugles. Ce ne sont point des complaisants d’ailleurs, ceux-là, puisqu’ils ne savent pas, mais de bonnes bêtes qui ne voient jamais plus loin que leur nez. C’est, d’ailleurs, une chose curieuse et intéressante à noter que la facilité des hommes, de tous les hommes, et même des femmes, de toutes les femmes à se laisser tromper. Nous sommes pris aux moindres ruses de tous ceux qui nous entourent, de nos enfants, de nos amis, de nos domestiques, de nos fournisseurs. L’humanité est crédule ; et nous ne déployons point pour soupçonner, deviner et déjouer les adresses des autres, le dixième de la finesse que nous employons quand nous voulons, à notre tour, tromper quelqu’un.

Les maris clairvoyants appartiennent à trois races. Ceux qui ont intérêt, un intérêt d’argent, d’ambition, ou autre, à ce que leur femme ait un amant, ou des amants. Ceux-ci demandent seulement de sauvegarder, à peu près, les apparences, et sont satisfaits de la chose.

Ceux qui ragent. Il y aurait un beau roman à faire sur eux.

Enfin les faibles ! ceux qui ont peur du scandale.

Il y a aussi les impuissants, ou plutôt les fatigués, qui fuient le lit conjugal par crainte de l’ataxie ou de l’apoplexie et qui se résignent à voir un ami courir ces dangers.

Quant à moi, j’ai connu un mari d’une espèce assez rare et qui s’est défendu de l’accident commun d’une façon spirituelle et bizarre.

J’avais fait à Paris la connaissance d’un ménage élégant, mondain, très lancé. La femme, une agitée, grande, mince, fort entourée, passait pour avoir eu des aventures. Elle me plut par son esprit et je crois que je lui plus aussi. Je lui fis la cour, une cour d’essai à laquelle elle répondit par des provocations évidentes. Nous en fûmes bientôt aux regards tendres, aux mains pressées, à toutes les petites galanteries qui précèdent la grande attaque.

J’hésitais cependant. J’estime en somme que la plupart des liaisons mondaines, même très courtes, ne valent pas le mal qu’elles nous donnent ni tous les ennuis qui peuvent en résulter. Je comparais donc mentalement les agréments et les inconvénients que je pouvais espérer et redouter quand je crus m’apercevoir que le mari me suspectait et me surveillait.

Un soir, dans un bal, comme je disais des douceurs à la jeune femme, dans un petit salon attenant aux grands où l’on dansait, j’aperçus soudain dans une glace le reflet d’un visage qui nous épiait. C’était lui. Nos regards se croisèrent, puis je le vis, toujours dans le miroir, tourner la tête et s’en aller.

Je murmurai :

— Votre mari nous espionne.

Elle sembla stupéfaite.

— Mon mari ?

— Oui, voici plusieurs fois qu’il nous guette.

— Allons donc ! Vous êtes sûr ?

— Très sûr.

— Comme c’est bizarre. Il se montre au contraire ordinairement on ne peut plus aimable avec mes amis.

— C’est qu’il a peut-être deviné que je vous aime !

— Allons donc ! Et puis vous n’êtes pas le premier qui me fasse la cour. Toute femme un peu en vue traîne un troupeau de soupireurs.

— Oui. Mais moi, je vous aime profondément.

— En admettant que ce soit vrai, est-ce qu’un mari devine jamais ces choses-là ?

— Alors, il n’est pas jaloux ?

— Non… non…

Elle réfléchit quelques instants, puis reprit :

— Non… Je ne me suis jamais aperçue qu’il fût jaloux.

— Il ne vous a jamais… jamais surveillée.

— Non… Comme je vous le disais, il est très aimable avec mes amis.


À partir de ce jour, je fis une cour plus régulière. La femme ne me plaisait pas davantage, mais la jalousie probable du mari me tentait beaucoup.

Quand à elle, je la jugeais avec froideur et lucidité. Elle avait un certain charme mondain provenant d’un esprit alerte, gai, aimable et superficiel, mais aucune séduction réelle et profonde. C’était, comme je vous l’ai dit déjà, une agitée, toute en dehors, d’une élégance un peu tapageuse. Comment vous bien l’expliquer ? C’était… c’était… un décor… pas un logis.

Or, voilà qu’un jour, comme j’avais dîné chez elle, son mari, au moment où je me retirais, me dit :

— Mon cher ami (il me traitait d’ami depuis quelque temps), nous allons partir bientôt pour la campagne. Or c’est, pour ma femme et pour moi, un grand plaisir d’y recevoir les gens que nous aimons. Voulez-vous accepter de venir passer un mois chez nous. Ce serait très gracieux de votre part.

Je fus stupéfait, mais j’acceptai.

Donc, un mois plus tard j’arrivais chez eux dans leur domaine de Vertcresson, en Touraine.

On m’attendait à la gare, à cinq kilomètres du château. Ils étaient trois, elle, le mari et un monsieur inconnu, le comte de Morterade à qui je fus présenté. Il eut l’air ravi de faire ma connaissance et les idées les plus bizarres me passèrent dans l’esprit pendant que nous suivions au grand trot un joli chemin profond, entre deux haies de verdure. Je me disais : « Voyons, qu’est-ce que cela veut dire ? Voilà un mari qui ne peut douter que sa femme et moi soyons en galanterie, et il m’invite chez lui, me reçoit comme un intime, à l’air de me dire : » Allez, allez, mon cher, la voie est libre ! "

Puis on me présente un monsieur, fort bien, ma foi, installé déjà dans la maison, et… et qui cherche peut-être à en sortir et qui a l’air aussi content que le mari lui-même de mon arrivée.

Est-ce un ancien qui veut sa retraite ? On le croirait. — Mais alors ? Les deux hommes seraient donc d’accord, tacitement, par une de ces jolies petites pactisations infâmes si communes dans la société ? Et on me propose sans rien me dire, d’entrer dans l’association, en prenant la suite. On me tend les mains, et on me tend les bras. On m’ouvre toutes les portes et tous les cœurs.

Elle ? une énigme. Elle ne doit, elle ne peut rien ignorer. Pourtant ?… pourtant ?… voilà… Je n’y comprends rien !

Le dîner fut très gai et très cordial. En sortant de table, le mari et son ami se mirent à jouer aux cartes tandis que j’allai contempler le clair de lune, sur le perron, avec Madame. Elle semblait très émue par la nature ; et je jugeai que le moment de mon bonheur était proche. Ce soir-là vraiment je la trouvai charmante. La campagne l’avait attendrie, ou plutôt alanguie. Sa longue taille mince était jolie sur le perron de pierre, à côté du grand vase qui portait une plante. J’avais envie de l’entraîner sous les arbres et de me jeter à ses genoux en lui disant des paroles d’amour.

La voix de son mari cria :

— Louise ?

— Oui, mon ami.

— Tu oublies le thé.

— J’y vais, mon ami.

Nous rentrâmes ; et elle nous servit le thé. Les deux hommes, leur partie de cartes terminée, avaient visiblement sommeil. Il fallut monter dans nos chambres. Je dormis très tard et très mal.

Le lendemain une excursion fut décidée dans l’après-midi ; et nous partîmes en landau découvert pour aller visiter des ruines quelconques. Nous étions, elle et moi, dans le fond de la voiture, et eux en face de nous, à reculons.

On causait avec entrain, avec sympathie, avec abandon. Je suis orphelin, et il me semblait que je venais de retrouver ma famille tant je me sentais chez moi, auprès d’eux.

Tout à coup, comme elle avait allongé son pied entre les jambes de son mari, il murmura avec un air de reproche : « Louise, je vous en prie, n’usez pas vous-même vos vieilles chaussures. Il n’y a pas de raison pour se soigner davantage à Paris qu’à la campagne. »

Je baissai les yeux. Elle portait en effet de vieilles bottines tournées et je m’aperçus que son bas n’était point tendu.

Elle avait rougi en retirant son pied sous sa robe. L’ami regardait au loin d’un air indifférent et dégagé des choses.

Le mari m’offrit un cigare que j’acceptai. Pendant plusieurs jours, il me fut impossible de rester seul avec elle deux minutes, tant il nous suivait partout. Il était délicieux pour moi d’ailleurs.

Or, un matin, comme il m’était venu chercher pour faire une promenade à pied, avant déjeuner, nous en vînmes à parler du mariage. Je dis quelques phrases sur la solitude et quelques autres sur la vie commune rendue charmante par la tendresse d’une femme. Il m’interrompit tout à coup : « Mon cher, ne parlez pas de ce que vous ne connaissez point. Une femme qui n’a plus d’intérêt à vous aimer, ne vous aime pas longtemps. Toutes les coquetteries qui les font exquises, quand elles ne nous appartiennent pas définitivement, cessent dès qu’elles sont à nous. Et puis d’ailleurs… les femmes honnêtes… c’est-à-dire nos femmes… sont… ne sont pas… manquent de… enfin ne connaissent pas assez leur métier de femme. Voilà… je m’entends. »

Il n’en dit pas davantage et je ne pus deviner au juste sa pensée.

Deux jours après cette conversation il m’appela dans sa chambre, de très bonne heure, pour me montrer une collection de gravures.

Je m’assis dans un fauteuil, en face de la grande porte qui séparait son appartement de celui de sa femme, et derrière cette porte, j’en
tendais marcher, remuer, et je ne songeais guère aux gravures, tout en m’écriant : « Oh ! délicieux ! exquis ! exquis ! »

Il dit soudain :

— Oh ! mais, j’ai une merveille, à côté. Je vais vous la chercher.

Et il se précipita sur la porte, dont les deux battants s’ouvrirent comme pour un effet de théâtre.

Dans une grande pièce en désordre, au milieu de jupes, de cols, de corsages semés par terre, un grand être sec, dépeigné, le bas du corps couvert d’une vieille jupe de soie fripée qui collait sur sa croupe maigre, brossait devant une glace des cheveux blonds, courts et rares.

Ses bras formaient deux angles pointus ; et comme elle se retournait effarée, je vis sous une chemise de toile commune un cimetière de côtes qu’une fausse gorge de coton dissimulait en public.

Le mari poussa un cri fort naturel, rentra en refermant les portes, et d’un air navré : « Oh ! mon Dieu ! suis-je stupide ! Oh ! vraiment, suis-je bête ! Voilà une bévue que ma femme ne me pardonnera jamais ! »

Moi j’avais envie, déjà, de le remercier.

Je partis trois jours plus tard, après avoir vivement serré les mains des deux hommes et baisé celle de la femme, qui me dit adieu froidement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Karl Massouligny se tut.

Quelqu’un demanda :

— Mais l’ami, qu’était-ce ?

— Je ne sais pas… Cependant… cependant il avait l’air désolé de me voir partir si vite…