Universelle Aragne
L'expression « Universelle Aragne » (ou « Universelle Araigne ») désigne le roi Louis XI en tant qu'adversaire des ducs Valois de Bourgogne.
Émanant de la littérature de propagande composée par des historiographes bourguignons au XVe siècle, la locution est réemployée comme surnom du monarque à compter des XIXe et XXe siècles par des historiens et écrivains influencés notamment par les Mémoires de Philippe de Commynes, œuvre historique qui dépeint le souverain comme un génie politique.
Cependant, cette image tend à refléter une vision historiographique réductrice et dépassée de Louis XI.
Ballades bourguignonnes
[modifier | modifier le code]L'épithète « araigne » (araignée) se rencontre initialement sous la plume de Georges Chastelain[1],[2], historiographe des ducs Valois de Bourgogne depuis 1455[3]. En 1467, dans un contexte conflictuel entre le royaume de France et les États bourguignons, le courtisan tresse les louanges du duc défunt Philippe le Bon[4] en le magnifiant à l'accoutumée comme un lion[5] dans le poème intitulé « La querelle du lion rampant », dit aussi « Le lyon rampant » (« rampant » au sens héraldique : dressé sur ses pattes arrière[6]). Cette ballade allégorique dépeint la défaite du roi des animaux qui succombe au venin de l'araignée[7].
Le poème encomiastique débute par ces vers :
- Lyon rampant en crouppe de montaigne,
- Mort immortel en honneur triumphant,
- Lyon fameux, tryacle contre araigne...[8],[9]
À la fois symbole profane de la force, du courage, de la noblesse[10] ainsi qu'armoirie de la maison de Bourgogne[11], le lion rampant se mesure au cerf volant, emblème christique associé aux rois de France en raison d'une devise adoptée par Charles VI[9],[12],[13]. La ballade accentue la dissonance en opposant également le grand félin à la perfide araignée dissimulant son poison[14].
« Disciple » de Georges Chastelain mais auteur de vers plus « corrosifs »[4], Jean Molinet, autre poète et chroniqueur attaché à la cour de Bourgogne[15], reprend et développe l'allégorie arachnéenne[11] en la plaçant dans la bouche du duc de Bourgogne par le biais du refrain de la ballade « Lyon rampant en crouppe de montaigne »[7] :
- Accompagné de mes petits lyons,
- Ay combattu l'universel araigne
- Qui m'a trouvé par ses rebellions
- Lyon rampant en crouppe de montaigne.
- Le cerf volant qui nous fait ceste actine
- Fut recueilli en nostre maisonnette...[9],[16]
Ici, « le bestiaire esquissé par Chastelain devient une arme de raillerie, dirigée contre le roi de France », remarque Estelle Doudet, professeure en littérature française[17]. Le motif de l'arthropode se réfère peut-être également à l'hybris d'Arachné contée dans les Métamorphoses d'Ovide, reflet possible de la vogue de la mythologie gréco-romaine à la cour de Bourgogne[18]. En outre, Jean Molinet s'appesantit sur la notion de poison en comparant âprement Louis XI à une « venimeuse herbette. » Plus marquante que le poème de Chastelain, la ballade connaît alors « un grand retentissement » dépassant les frontières des États bourguignons[11].
Surnom de Louis XI
[modifier | modifier le code]Par la suite, la locution « Universelle Aragne » connaît une « fortune surprenante »[1] puisqu'elle est souvent réemployée pour désigner Louis XI[11].
Dans ses Mémoires publiés posthumément en 1524-1528[19], Philippe de Commynes établit « après coup un rapprochement forcé entre différents événements afin de mettre en lumière le génie politique du roi son maître » tandis qu'en 1530, le chroniqueur bernois Valerius Anshelm (en) dresse le portrait de confédérés suisses manipulés par le souverain Valois[20]. Ainsi élaborée depuis le XVIe siècle, la « vision orientée » d'un monarque « fort habile, raisonnable et efficace » est popularisée aux XIXe et XXe siècles par une historiographie et une littérature focalisées sur la lutte de Louis XI contre le fils et successeur de Philippe le Bon : Charles le Téméraire, duc de Bourgogne. Prévalent alors les interprétations « idéologiques et positivistes »[21] d'un roi de France personnifiant l'État moderne et centralisateur qui liquide la féodalité incarnée par un duc bourguignon impulsif et brouillon[22].
Au topos du « tyran » Louis XI — héritage des imaginaires politiques forgés sous l'Ancien Régime et la Révolution[23], puis ravivés par l'imagerie romantique notamment grâce aux romans historiques Quentin Durward (1823) et Notre-Dame de Paris (1831)[24] — s'ajoute donc l'« effigie sommaire »[25] du génial « virtuose politique »[1] qualifié d'Universelle Aragne. La formule a beau être réductrice, elle n'en est pas moins retenue pour son caractère « saisissant ». Dès lors, le roi est représenté d'ordinaire en train de tisser patiemment sa toile au lieu de miser sur la force guerrière, en axant l'action de son règne sur la dissimulation, la diplomatie et un réseau étendu d'informateurs pour venir à bout de ses adversaires politiques sans avoir à les affronter militairement[25], conformément au portrait « complet et complexe » brossé par son mémorialiste Commynes[26].
Bien qu'il nuance ce tableau, l'historien Joseph Calmette décrit Charles le Téméraire comme « la mouche imprudente et bourdonnante qui se laissa envelopper dans les filets subtils de la royale araignée[1]. » Les écrivains Marcel Brion et Georges Bordonove retouchent ensuite cette analogie en comparant le duc Charles à un lion[27] ou un « bourdon de velours noir qui, abusé par sa force et sa splendeur, pique résolument vers la toile de l'araignée » dont il rompt les fils à plusieurs reprises avant de finir par s'y empêtrer ; l'apidé succombe ainsi devant l'arachnide grisâtre qui, à l'instar d'un Louis XI sans grande majesté vestimentaire, répare et consolide inlassablement son ouvrage[28]. Parallèlement, dans l'un des titres de la collection « Trente journées qui ont fait la France », Pierre Frédérix portraiture le roi comme l'araignée qui, à force d'intrigues et d'or, aurait tiré les fils en « véritable maître » du congrès de Fribourg () pour persuader la Confédération des VIII cantons suisses de poursuivre les guerres de Bourgogne contre Charles le Téméraire, leur ennemi commun[29].
De plus, dans l'étude qu'il consacre au souverain, Paul Murray Kendall en vient même à créditer Louis XI d'avoir inventé la pratique de la guerre froide[30]. « Formidable succès commercial » participant à la « renaissance » du genre biographique alors délaissé par les historiens universitaires[31], l'ouvrage du professeur américain est sous-titré The Universal Spider lors de sa publication originale en 1971[32] et L'universelle araigne... (« avec des points de suspension inquiétants », d'après la médiéviste Lydwine Scordia) lors de sa traduction française en 1974. Ce best-seller contribue de la sorte à vulgariser l'image arachnéenne associée au roi[33].
Toutefois, cette approche historiographique de son règne est communément considérée comme dépassée[34],[31], notamment par les historiens Karl Bittmann[35],[20] et Jean-Marie Cauchies[36],[37]. Ce dernier rejette toute interprétation des événements à l'aune exclusive de l'affrontement entre Louis XI et Charles le Téméraire car une telle lecture, réductrice et franco-centrée, néglige les « structures permanentes économiques et financières » pour se focaliser sur le caractère « haut en couleurs » des deux protagonistes[38], en omettant de surcroît leurs divers domaines d'intervention aussi bien que les agissements des autres acteurs historiques[39]. C'est en raison de ses ambitions territoriales lorgnant vers le Saint-Empire romain germanique que le duc de Bourgogne finit par se susciter une coalition d'ennemis, notamment les confédérés suisses et le duc René II de Lorraine, mais « bien des intrigues se sont nouées loin de la main de Louis XI et bien des alliances se sont forgées sans son intervention », souligne le médiéviste Bertrand Schnerb. Du reste, le roi de France demeure à l'écart des guerres de Bourgogne et n'accorde pas son soutien au duc René lors des batailles décisives remportées contre Charles le Téméraire[40].
Bertrand Schnerb enjoint donc de suivre Jean-Marie Cauchies « lorsqu'il nous affirme que le duc de Bourgogne s'est plus heurté aux « écueils de l'Histoire » qu'il ne s'est empêtré dans une toile d'araignée[41]. » Dans le même ordre d'idées, la médiéviste Monique Sommé soutient que l'étude de Cauchies « démontre que Louis XI ne fut pas l'« universelle araigne », le manipulateur entravant tous les projets du duc de Bourgogne, mais un roi moderne qui eut pour lui de bien connaître les hommes et de savoir observer et attendre[40]. »
Notes et références
[modifier | modifier le code]- Calmette 1928, p. 282.
- Doudet 2005, p. 515, n. 2.
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- Lecuppre 2015.
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- « RAMPANT : Définition de RAMPANT », sur cnrtl.fr (consulté le ).
- Estelle Doudet, « Georges Chastelain », ARLIMA - Archives de littérature du Moyen Âge, lire en ligne.
- Chastellain 1865, p. 207, [lire en ligne].
- Jean Dufournet, « Secondes notes sur le bestiaire de Villon : le cerf et la biche », dans Mélanges de langue et littérature françaises du Moyen Âge offerts à Pierre Jonin, Presses universitaires de Provence, 1979, lire en ligne.
- Laurent Macé, « Icône du saint, figure du héros : la déclinaison du cor sur les sceaux et les monnaies dans la Provence et le Languedoc des XIIe-XIIIe siècles », dans Laurent Macé (dir.), Entre histoire et épopée. Les Guillaume d'Orange (IXe-XIIIe siècles) : hommage à Claudie Amado, Toulouse, CNRS-Université de Toulouse-Le Mirail, coll. « Méridiennes », , 330 p. (ISBN 2-912025-25-7, lire en ligne), p. 147.
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- Kondo 1994, p. 14-15.
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- Schnerb 1997, p. 519.
Voir aussi
[modifier | modifier le code]Sources primaires
[modifier | modifier le code]- Georges Chastellain, Œuvres de Georges Chastellain publiées par M. le Baron Kervyn de Lettenhove, membre de l'Académie royale de Belgique, t. VII : Œuvres diverses, Bruxelles, F. Heussner, , XX-486 p. (lire en ligne)XX-486&rfr_id=info:sid/fr.wikipedia.org:Universelle Aragne">.
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Bibliographie
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