Conjecture de Hodge
En mathématiques, la conjecture de Hodge est une des grandes conjectures de la géométrie algébrique. Elle établit un lien entre la topologie algébrique d'une variété algébrique complexe non singulière et sa géométrie décrite par des équations polynomiales qui définissent des sous-variétés. Elle provient d'un résultat du mathématicien W. V. D. Hodge qui, entre 1930 et 1940, a enrichi la description de la cohomologie de De Rham afin d'y inclure des structures présentes dans le cas des variétés algébriques (qui peuvent s'étendre à d'autres cas). Cette conjecture a reçu peu d'attention avant que Hodge ne la présente dans un discours prononcé lors du Congrès international des mathématiciens de 1950, qui s'est tenu à Cambridge dans le Massachusetts. La conjecture de Hodge est l'un des problèmes du prix du millénaire de l'Institut de mathématiques Clay. Cette conjecture a notamment été étudiée par Pierre Deligne et Claire Voisin.
Cette conjecture peut s'énoncer ainsi : il est possible de calculer la cohomologie d'une variété algébrique projective complexe à partir de ses sous-variétés. Moralement, la conjecture de Hodge affirme que certaines informations topologiques telles que le « nombre de trous » de certains espaces, les variétés algébriques complexes, peuvent être comprises en étudiant certains sous-espaces au sein de ces espaces, donnés par les zéros d'une fonction polynomiale. Ces derniers objets peuvent être étudiés à l'aide de l'algèbre et du calcul des fonctions analytiques, ce qui permet de comprendre indirectement la forme et la structure générales d'espaces souvent de dimension supérieure qui ne peuvent être facilement visualisés autrement.
Motivation
[modifier | modifier le code]Soit X une variété complexe compacte de dimension complexe n. Alors X est une variété lisse réelle orientable de dimension réelle , donc ses groupes de cohomologie se situent en degrés . Supposons de plus que X soit une variété kählérienne, de sorte qu'il existe une décomposition de sa cohomologie à coefficients complexes
où est le sous-groupe de classes de cohomologie qui sont représentées par des formes harmoniques de type . Autrement dit, ce sont les classes de cohomologie représentées par des formes différentielles qui, dans un certain choix de coordonnées locales , peuvent être écrites sous la forme d'une fonction harmonique multipliée par :
Puisque X est une variété orientée compacte, l'intégration des formes sur X à un sens. Soit Z une sous variété complexe de X de dimension k, et l'inclusion. Pour une forme différentielle de type , on peut intégrer sur Z à l'aide du tiré en arrière ,
Pour évaluer cette intégrale, choisissons un point de Z, disons . L'inclusion de Z dans X signifie que nous pouvons choisir une base locale sur X et imposer . Si , alors doit contenir un où se tire en arrière sur zéro sur Z. La même chose est vraie pour si . Par conséquent, cette intégrale est nulle si .
La conjecture de Hodge demande alors (vaguement) :
- Quelles classes de cohomologie dans proviennent de sous-variétés complexes Z ?
Énoncé de la conjecture
[modifier | modifier le code]Soit
Nous appelons cela le groupe des classes de Hodge de degré 2k sur X.
L'énoncé moderne de la conjecture de Hodge est
- Conjecture de Hodge. Soit X une variété projective complexe non singulière. Alors chaque classe de Hodge sur X est une combinaison linéaire à coefficients rationnels des classes de cohomologie des sous-variétés complexes de X.
Une variété complexe projective est une variété complexe qui peut être incluse dans un espace projectif complexe. Or l'espace projectif admet une métrique kählérienne, dite de Fubini-Study. Une telle variété est donc toujours une variété kählérienne. D'après le théorème de Chow, une variété complexe projective est également une variété algébrique projective lisse, c'est-à-dire qu'elle est l'ensemble des zéros d'une collection de polynômes homogènes.
Formulation en termes de cycles algébriques
[modifier | modifier le code]Une autre façon de formuler la conjecture de Hodge fait usage des cycles algébriques. Un cycle algébrique sur X est une combinaison formelle de sous-variétés de X; c'est-à-dire un objet de la forme
Les coefficients sont généralement considérés comme entiers ou rationnels. Nous définissons la classe de cohomologie d'un cycle algébrique comme étant la somme des classes de cohomologie de ses composantes. Par exemple, la classe de cohomologie du cycle ci-dessus serait
Une telle classe de cohomologie est dite algébrique. Avec cette notation, la conjecture de Hodge se reformule
- Conjecture de Hodge. Soit X une variété complexe projective. Toute classe de Hodge sur X est algébrique.
L'hypothèse d'algébricité de X ne peut être affaiblie. En 1977, Steven Zucker (en) construit un contre-exemple à la conjecture de Hodge à l'aide de tores complexes donnant une cohomologie rationnelle analytique de type , qui n'est pas algébrique[1].
Cas connus de la conjecture de Hodge
[modifier | modifier le code]Faible dimension et codimension
[modifier | modifier le code]Le premier résultat sur la conjecture de Hodge est dû à Lefschetz[2]. Ce résultat est antérieure à la formulation de la conjecture et a en fait été une des motivations de Hodge.
- Théorème (de Lefschetz sur les (1,1)-classes) Tout élément de est la classe de cohomologie d'un diviseur sur . En particulier, la conjecture de Hodge est vraie pour .
Une preuve rapide peut être donnée en utilisant la cohomologie des faisceaux et la suite exponentielle exacte (la classe de cohomologie d'un diviseur s'avère égale à sa première classe de Chern). La preuve originale de Lefschetz utilisait des fonctions normales, introduites par Henri Poincaré. Cependant, le théorème de transversalité de Griffiths montre que cette approche ne peut pas prouver la conjecture de Hodge pour les sous-variétés de codimension supérieure.
Par le théorème de Lefschetz dur (en), on peut prouver[3] :
- Théorème. Si la conjecture de Hodge est vraie pour les classes de Hodge de degré pour un certain , alors elle l'est également pour les classes de Hodge de degré .
La combinaison des deux théorèmes ci-dessus implique que la conjecture de Hodge est vraie pour les classes de Hodge de degré . Cela prouve la conjecture de Hodge lorsque est de dimension au plus trois. De plus, on a le
- Corollaire. Si l'algèbre est générée par , alors la conjecture de Hodge est vraie pour .
Hypersurfaces
[modifier | modifier le code]Soit une hypersurface 2m-dimensionnelle . D'après les théorèmes de Lefschetz dur et faible, la seule partie non triviale de la conjecture de Hodge pour X est située en « m » Si X est de degré d valant 2 (X est une quadrique), la conjecture de Hodge est démontrée pour tout m. Pour , la conjecture de Hodge est démontrée pour .
Variétés abéliennes
[modifier | modifier le code]Pour la plupart des variétés abéliennes, l'algèbre Hdg*(X) est générée en degré 1, donc la conjecture de Hodge est vérifiée. En particulier, la conjecture de Hodge est valable pour les produits de courbes elliptiques et pour les variétés abéliennes simples de dimension première[4],[5],[6]. Cependant, Mumford a construit un exemple de variété abélienne où Hdg2(X) n'est pas générée par des produits de classes de diviseurs[7]. André Weil a généralisé cet exemple en montrant que chaque fois que la variété a multiplication complexe par un corps quadratique imaginaire, alors Hdg2(X) n'est pas générée par Hdg1(X)[8]. Moonen et Zarhin ont prouvé qu'en dimension inférieure à 5, soit Hdg*(X) est généré par le degré un, soit la variété a une multiplication complexe par un corps quadratique imaginaire. Dans ce dernier cas, la conjecture de Hodge n’est connue que dans des cas particuliers[9].
Généralisations
[modifier | modifier le code]La conjecture intégrale de Hodge
[modifier | modifier le code]La conjecture énoncé par Hodge dans son travail séminal était la suivante : Soit X une variété complexe projective. Toute classe de cohomologie dans est une classe de cohomologie d'un cycle algébrique à coefficients entiers sur X.
On sait depuis que cette version est fausse. Le premier contre-exemple a été construit par Atiyah et Hirzebruch[10]. En utilisant la K-théorie, ils construisent un exemple de classe de cohomologie de torsion, c'est-à-dire une classe de cohomologie α telle que nα = 0 pour un entier positif n, qui n'est donc pas la classe d'un cycle algébrique. Une telle classe de cohomologie est nécessairement une classe de Hodge. Totaro a étendu leur résultat à de nombreux autres exemples[11].
L’ajustement le plus simple de la conjecture initiale de Hodge serait:
- Conjecture entière de Hodge modulo torsion. Soit X une variété complexe projective. Toute classe de cohomologie dans est la somme d'une classe de torsion et d'une classe d'un cycle algébrique à coefficients entiers sur X.
C'est également faux. Kollàr exhibe une classe de Hodge α qui n'est pas algébrique, mais qui a un multiple entier algébrique[12].
En 2016, il est montré que pour obtenir une conjecture de Hodge entière correcte, il faut remplacer les groupes de Chow, qui peuvent également être exprimés en groupes de cohomologie motivique, par une variante dite de cohomologie étale motivique[13]. Il est aussi montré que la conjecture rationnelle de Hodge est équivalente à une conjecture entière de Hodge pour cette cohomologie motivique.
La conjecture de Hodge pour les variétés kählériennes
[modifier | modifier le code]Une généralisation naturelle de la conjecture de Hodge demanderait :
- Conjecture de Hodge pour les variétés kählériennes, version naïve. Soit X une variété de Kähler complexe. Alors chaque classe de Hodge sur X est une combinaison linéaire à coefficients rationnels de classes de cohomologie des sous-variétés complexes de X.
C'est trop optimiste, car il n'y a pas assez de sous-variétés pour que cela fonctionne. Une alternative possible consiste à poser à la place l’une des deux questions suivantes :
- Conjecture de Hodge pour les variétés kählériennes, version fibre vectoriel (resp. fibré vectoriel). Soit X une variété complexe kählérienne. Toute classe de Hodge sur X est une combinaison linéaire à coefficients rationnels de classes de Chern de fibrés vectoriels sur X (resp. faisceaux cohérents).
Claire Voisin démontre, en 2002, que les classes de Chern de faisceaux cohérents donnent strictement plus de classes de Hodge que les classes de Chern de fibrés vectoriels et que les classes de Chern de faisceaux cohérents sont insuffisantes pour générer toutes les classes de Hodge. Par conséquent, les seules formulations connues de la conjecture de Hodge pour les variétés kählérienne sont fausses[14].
Conjecture de Hodge généralisée
[modifier | modifier le code]Hodge a fait une conjecture supplémentaire, plus forte que la conjecture entière de Hodge. On dit qu'une classe de cohomologie sur X est de co-niveau c si elle est le poussé en avant d'une classe de cohomologie sur une sous-variété de codimension c de X. Les classes de cohomologie de co-niveau au moins c filtrent la cohomologie de X, et il est facile de vérifier que la c-ième étape de la filtration satisfait
La formulation originale de Hodge stipulait l'égalité ci-dessus :
- Conjecture de Hodge généralisée, version de Hodge.
Mais en 1969, Alexandre Grothendieck observe que cela ne peut être vrai, même avec des coefficients rationnels, car le membre de droite n'est pas toujours muni d'une structure de Hodge[15]. Sa forme corrigée devient :
- Conjecture de Hodge généralisée. est la plus grande sous-structure de Hodge de contenue dans
Cette version est ouverte.
Lieux de Hodge
[modifier | modifier le code]Un des indices les plus prometteur en faveur de la conjecture de Hodge est le résultat d'algébricité de Cattani, Deligne, et Kaplan obtenu en 1995[16]. Supposons que l'on fasse varier la structure complexe de X sur une base simplement connexe. Alors la cohomologie singulière de X ne varie pas, mais la décomposition de Hodge change. Si la conjecture de Hodge est vérifiée, alors le lieu de tous les points de la base où la cohomologie d'une fibre est une classe de Hodge est en fait un sous-ensemble algébrique, c'est-à-dire qu'il est défini par des équations polynomiales. Les auteurs ont démontré que cela est toujours vrai, sans supposer la conjecture de Hodge.
Bibliographie
[modifier | modifier le code]- M. F. Atiyah et F. Hirzebruch, Analytic cycles on complex manifolds, vol. 1, , 25–45 p. (DOI 10.1016/0040-9383(62)90094-0) Available from the Hirzebruch collection (pdf).
- Eduardo Cattani, Pierre Deligne et Aroldo Kaplan, On the locus of Hodge classes, vol. 8, , 483–506 p. (DOI 10.2307/2152824, JSTOR 2152824, MR 1273413, arXiv alg-geom/9402009), chap. 2.
- A. Grothendieck, Hodge's general conjecture is false for trivial reasons, vol. 8, , 299–303 p. (DOI 10.1016/0040-9383(69)90016-0 ), chap. 3.
- W. V. D. Hodge, The topological invariants of algebraic varieties, vol. 1, Cambridge, MA, , 181–192 p..
- János Kollár, Classification of irregular varieties, vol. 1515, Springer, coll. « Lecture Notes in Math. », (ISBN 978-3-540-55295-6), « Trento examples », p. 134.
- Solomon Lefschetz, L'Analysis situs et la géométrie algébrique, Paris, Gauthier-Villars, coll. « Collection de Monographies publiée sous la Direction de M. Émile Borel », Reprinted in Solomon Lefschetz, Selected papers, New York, Chelsea Publishing Co., (ISBN 978-0-8284-0234-7, MR 0299447).
- Ben J. J. Moonen et Yuri G. Zarhin, Hodge classes on abelian varieties of low dimension, vol. 315, , 711–733 p. (DOI 10.1007/s002080050333, MR 1731466, arXiv math/9901113, S2CID 119180172), chap. 4.
- David Mumford, A Note of Shimura's paper "Discontinuous groups and abelian varieties", vol. 181, , 345–351 p. (DOI 10.1007/BF01350672, S2CID 122062924, lire en ligne), chap. 4.
- Andreas Rosenschon et V. Srinivas, Étale motivic cohomology and algebraic cycles, vol. 15, , 511–537 p. (DOI 10.1017/S1474748014000401, MR 3505657, zbMATH 1346.19004, S2CID 55560040, lire en ligne), chap. 3
- Burt Totaro, Torsion algebraic cycles and complex cobordism, vol. 10, , 467–493 p. (DOI 10.1090/S0894-0347-97-00232-4, JSTOR 2152859, arXiv alg-geom/9609016, S2CID 16965164), chap. 2.
- Claire Voisin, A counterexample to the Hodge conjecture extended to Kähler varieties, vol. 2002, , 1057–1075 p. (DOI 10.1155/S1073792802111135 , MR 1902630, S2CID 55572794), chap. 20.
- André Weil, Abelian varieties and the Hodge ring, vol. III, , 421–429 p.
- Steven Zucker, The Hodge conjecture for cubic fourfolds, vol. 34, , 199–209 p. (MR 0453741, lire en ligne), chap. 2
Liens externes
[modifier | modifier le code]- Pierre Deligne, « The Hodge Conjecture » Présentation officiel de l'Institut de mathématiques Clay de la conjecture.
- (en) Exposés de Dan Freed (Université du Texas) accessibles.
- Burt Totaro, Why believe the Hodge Conjecture?
- Claire Voisin, Hodge loci
Notes et références
[modifier | modifier le code]- (en) Cet article est partiellement ou en totalité issu de l’article de Wikipédia en anglais intitulé « Hodge conjecture » (voir la liste des auteurs).
- Annexe B
- Lefschetz 1924
- Tetsuji Shioda « What is known about the Hodge Conjecture? » (July 13–24, 1981) (DOI 10.2969/aspm/00110000, lire en ligne)
—Algebraic Varieties and Analytic Varieties
— « (ibid.) », dans Advanced Studies in Pure Mathematics, vol. 1, Tokyo, Japan, Mathematical Society of Japan (ISBN 9784864970863), p. 58 - Arthur Mattuck, « Cycles on abelian varieties », Proceedings of the American Mathematical Society, vol. 9, no 1, , p. 88–98 (DOI 10.2307/2033404 , JSTOR 2033404)
- « Algebraic cycles and poles of zeta functions », sur ResearchGate (consulté le )
- Sergei G Tankeev, « Cycles on simple abelian varieties of prime dimension over number fields », Mathematics of the USSR-Izvestiya, vol. 31, no 3, , p. 527–540 (DOI 10.1070/im1988v031n03abeh001088, Bibcode 1988IzMat..31..527T)
- Mumford 1969
- Weil 1977
- James Lewis: A Survey of the Hodge Conjecture, 1991, Example 7.21
- Atiyah et Hirzebruch 1961
- Totaro 1997
- Kollár 1992
- Rosenschon et Srinivas 2016
- Voisin 2002
- Grothendieck 1969
- Cattani, Deligne et Kaplan 1995