Je vous salue, Marie (film)

film de Jean-Luc Godard, sorti en 1985

Je vous salue, Marie est un film franco-britannico-suisse réalisé par Jean-Luc Godard et sorti en 1985.

Je vous salue, Marie
Description de cette image, également commentée ci-après
Titre au générique du film.
Réalisation Jean-Luc Godard
Scénario Jean-Luc Godard
Acteurs principaux

Myriem Roussel
Thierry Rode

Sociétés de production Sara Films
Pégase Films
JLG Films
Gaumont International
Télévision suisse romande
Channel Four Films
Pays de production Drapeau de la France France
Drapeau du Royaume-Uni Royaume-Uni
Drapeau de la Suisse Suisse
Genre Comédie dramatique
Durée 107 minutes
Sortie 1985

Série Trilogie du sublime

Pour plus de détails, voir Fiche technique et Distribution.

Godard transpose l'histoire biblique de Marie et Joseph de Nazareth et de la conception virginale de Jésus dans le présent et dans les environs de Genève, où le cinéaste a été élevé en jeune protestant. Dans une intrigue secondaire, un professeur rejette l'évolution, l'explication scientifique de l'origine de l'homme.

Parce que le film touche à un dogme catholique et montre la protagoniste dénudée, il a suscité des protestations parfois violentes de la part des catholiques conservateurs. Le pape Jean-Paul II y a vu la Vierge Marie rabaissée, mais l'œuvre a également reçu des louanges dans les milieux catholiques. La critique cinématographique considère ce film moins comme une contribution à un thème religieux que comme une exploration des possibilités d'exprimer l'irreprésentable par le biais du cinéma. Pour ce faire, Godard utilise des moyens stylistiques non conventionnels comme une narration méandreuse ou une musique hachée et désynchronisée aux images, afin de forcer les spectateurs à sortir des schémas habituels de visionnage d'un film. Il est également fait usage d'images simples de la nature, d'humour et d'ironie. L'œuvre a inspiré de nombreuses interprétations à des auteurs de différentes disciplines. Le film principal de Godard est précédé d'un court métrage de sa compagne Anne-Marie Miéville, intitulé Le Livre de Marie et consacré au thème de l'amour maternel.

Prologue : Le Livre de Marie d'Anne-Marie Miéville

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Anne-Marie Miéville, collaboratrice et compagne de longue date de Jean-Luc Godard, a réalisé parallèlement à Je vous salue, Marie le court-métrage Le livre de Marie, d'une durée de 27 minutes. Elle a utilisé presque la même équipe que Godard[1]. Les cinémas ont diffusé le court-métrage puis le film principal de 76 minutes comme un programme continu[2],[3],[4], et les éditions DVD présentent les deux parties réunies en une seule.

Aurore Clément et Bruno Cremer jouent les parents de Marie, 11 ans — la famille habite une maison au bord du lac Léman. Les parents se disputent à propos de leurs tâches au sein de la famille, jusqu'à ce qu'ils décident que le père quittera la maison. La fillette refuse malgré tout d'en prendre acte et se réfugie dans la récitation de vers du recueil de poèmes de Baudelaire Les Fleurs du mal sur des thèmes existentiels ainsi que dans l'écoute de la musique de Chopin et de Mahler. Elle exprime son angoisse dans une séance de danse fiévreuse. La mère explique à l'enfant qu'elle s'appelle Marie parce que son prénom est l'anagramme du verbe « aimer ».

Certains critiques de cinéma considèrent Le Livre de Marie comme une sorte de prologue au film principal de Godard[5]. Wolfram Schütte parle dans ce contexte d'un prélude, d'une ouverture[6]. D'autres critiques estiment au contraire que cette classification sous-estime le court-métrage[7],[8]. Il prépare le public au film principal sur le plan des motifs, des émotions et de la forme[9]. Le mariage des parents se dissout parce qu'ils ne parviennent pas à s'entendre[3].

La séparation de ses parents est le premier bouleversement de la vie de Marie[10],[7]. La poésie et la musique auxquelles elle s'adonne ne sont guère à la portée d'une enfant de onze ans[11]. La revue cinématographique epd Film a interprété l'état de la jeune fille en ce qu'elle portait déjà en elle le secret de l'amour maternel sans l'avoir soupçonné ; la séparation de ses parents lui fait prendre conscience de l'existence de cet amour[2]. En dernier lieu, la Marie de Miéville décapite un œuf à la table de la salle à manger et c'est à ce plan que le film principal de Godard fait écho. La Vierge Marie a donné naissance au Dieu qui est son père, a remarqué Cynthia Erb : « A ce dernier moment, Miéville donne naissance au Godart qui est son père artistique, dont le statut incommensurable l'a toujours éclipsée et a marginalisé son œuvre »[12].

Synopsis

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À Rolle, une petite ville suisse non loin de Genève. La jeune Marie est la fille d'un gérant de station-service et joue dans l'équipe de basket-ball. Elle a un fiancé, Joseph, chauffeur de taxi, avec lequel elle n'a pas encore eu de relations sexuelles. Joseph, un jeune qui a quitté l'école, habillé à la mode, avec de la pommade dans les cheveux et des lunettes de soleil, entretient une deuxième relation avec Juliette. Celle-ci souhaite approfondir leur relation, mais Joseph montre de moins en moins d'intérêt pour elle. Un jour, deux mystérieux étrangers arrivent en avion et se comportent de manière grossière : Il s'agit de l'archange Gabriel et sa petite compagne. Ils annoncent à Marie qu'elle va avoir un enfant.

Outre l'histoire de Marie et Joseph, le film comporte une intrigue secondaire qui n'est guère liée à l'intrigue principale. Un professeur ne trouve pas convaincantes les explications scientifiques sur l'origine de la vie : « On n'est pas nés dans une soupe d'aminoacides, brusquement, par hasard. [...] La vie a été voulue, désirée, prévue, ordonnée, programmée par une intelligence résolue ». Il considère que le développement évolutif et aléatoire n'est pas possible, faute de temps pour le faire. Pour illustrer son propos, il demande à un étudiant aux yeux fermés de faire tourner un Rubik's Cube. L'étudiante Eva lui indique pour chaque mouvement s'il est bon ou mauvais. En quelques minutes, il résout le casse-tête du cube, ce qui n'aurait pas été possible sans son aide. Plus tard, le professeur rend visite à Eva chez elle, à la Villa Paradis. Ils réfléchissent à la philosophie et se rapprochent l'un de l'autre.

Marie accepte le miracle, même si elle ne peut ni le comprendre ni l'expliquer. Le gynécologue n'en revient pas lorsqu'il constate que Marie est à la fois vierge et enceinte. En revanche, Joseph pense qu'elle le trompe : « J'espère qu'ils ont des grosses queues au moins ! ». Il déteste l'idée de passer pour un cocu. Marie insiste sur le fait qu'elle n'a couché avec personne et se soustrait à son désir de proximité physique. L'ange tente d'inculquer la confiance et l'amour à Joseph en le muselant. Après sa rupture avec Juliette, Joseph déclare son amour à Marie ; elle lui reproche de ne toujours pas croire au miracle. Lorsque le couple s'apprête à se marier, il la supplie de pouvoir la voir au moins une fois entièrement nue. Elle le lui permet. Mais sa tentative de la toucher est stoppée par l'apparition soudaine de Gabriel, qui assiste également Marie en tant qu'ange gardien. Ce n'est que lorsque Joseph maîtrise son désir pour le corps de Marie et place sa main à deux centimètres de son ventre qu'elle lui explique que c'est de l'amour. Ne comprenant toujours pas tout à fait, il se plie peu à peu au rôle qui lui est attribué. Il promet à Marie de rester avec elle et de ne pas la toucher. Entre-temps, le professeur se sépare d'Eva pour retourner auprès de sa famille. Marie doit faire face à la douleur de se voir imposer l'abstinence. Après le début de l'hiver, Marie met au monde l'enfant. Des années plus tard, le garçon nommé Jésus est défiant et insolent, et Joseph mène une vie de couple sans joie. Un jour, l'enfant s'écrie : « Je dois m'occuper des affaires de mon père ! » et quitte Marie et Joseph. Elle l'accepte. Par un « Je vous salue Marie ! », Gabriel lui fait signe que sa mission est terminée. Dans la voiture, elle allume une cigarette et met du rouge à lèvres ; le film se termine par un plan sur sa bouche ronde et grande ouverte.

Fiche technique

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Distribution

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Thèmes

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Représentation de la nature et du corps de Marie

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Entre les scènes avec les protagonistes, Godard insère de nombreuses images de nature : un arbre dans la campagne ; des pierres jetées dans l'eau qui provoquent des vagues ; un avion qui survole les frondaisons et les lignes électriques ; des couchers de soleil ; des tiges qui se balancent dans les champs ; des hérissons dans l'herbe. Ce sont des images simples, très stylisées, qui élèvent le quotidien au rang des choses célestes[3]. Avec l'image du soleil couchant devant lequel passe un avion, il a trouvé une métaphore de la fécondation de Marie[13]. Si dans ses films des années 1960, il citait des symboles issus de la culture populaire et de la publicité, dans Je vous salue, Marie, Godard utilise des signes très originaux[14]. Il installait la caméra et passait de longues heures à attendre que quelque chose d'extraordinaire apparaisse dans les décors simples. Il était à l'affût de signes immaculés, à peine naissants, qui ne portaient pas encore de signification[15].

Dans le soleil, la lune, le basket-ball et le ventre de Marie, le motif du cercle et de la rondeur se répète[16]. Pour Gertrud Koch (de) dans la revue Evangelischer Pressedienst Film (epd Film), l'actrice Myriem Roussel a le corps idéal de Marie, « des hanches galbées, une poitrine pigeonnante, une taille presque enfantine et un long cou étroit, dont la vue de dos offre une courbe de nuque élégante, des genoux un peu saillants mais pourtant juvéniles et féminins »[2]. Sa beauté est pour Antoine De Baecque le premier miracle de ce film[17]. Godard a précisé qu'il n'avait pas voulu montrer une femme dénudée, mais de la chair humaine. Certains plans auraient été pensés comme des dessins anatomiques. Il a rejeté l'idée de montrer également Joseph nu, car cela aurait amené le public à croire à tort que Joseph et Marie avaient des rapports sexuels ensemble. « De plus, je suis un homme et j'aime regarder les femmes nues ! »[15].

Bach et Dvořák par intermittence

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Plus que d'autres réalisateurs, Godard considère que les images, les dialogues, la musique et les bruits peuvent être manipulés individuellement[9]. Les coupures de l'image et des bruits sur la bande sonore sont souvent asynchrones ; à première vue, les images et la musique semblent être assemblées de manière arbitraire[18]. Les morceaux de musique classique se font entendre de manière abrupte, inattendue. Souvent, elles ne sont pas diffusées sur une longue durée, mais morcelées, en s'arrêtant et en reprenant plusieurs fois de suite. Les images fragmentées et la bande-son à hue et à dia ont pour but de faire sortir le public de ses schémas de perception habituels et confortables[11].

La musique est composée en grande partie de pièces instrumentales, et dans le premier tiers, de pièces chorales de Jean-Sébastien Bach, associées à Marie[19]. Godard a justifié son choix de la musique de Bach par le fait que « historiquement, Bach était la musique de Martin Luther », qui aurait attaqué l'Église catholique, entre autres, pour sa politique iconoclaste[15] - éludant le fait que Luther avait vécu environ deux siècles avant Bach. D'Antonín Dvořák, Godard utilise une seule œuvre, le concerto pour violoncelle no 2 en si mineur (op. 104). Ce morceau musical « romantique » se fait entendre dans des passages qui traitent du processus d'apprentissage de Joseph. Selon Jürg Stenzl, elle est donc « sa » musique, q« ui est passée de la poussée impétueuse vers l'avant dans le premier mouvement à l'intériorisation totale, au son pur et chantant des cors ». L'impression musicale globale du film est « déterminée par la polarité entre l'expressivité contrapuntique, principalement instrumentale, de Bach d'une part, et l'expression éruptive, immédiatement "romantique", de Dvořák d'autre part ». Lors de sa soirée avec Eva, le professeur met du jazz de John Coltrane[19].

Références bibliques, collages et humour

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L'intertitre « En ce temps-là » qui apparaît dix fois à divers moments du film.

La Bible ne fournit que peu de détails sur la vie de Marie et surtout de Joseph, de sorte qu'un film de longue durée doit nécessairement en ajouter[20]. L'intrigue ne précise pas le type exact de relation que Marie et Joseph entretiennent réellement l'un avec l'autre, ni comment il faut comprendre littéralement ou symboliquement les termes « virginité » et « toucher », ni comment la grossesse se produit réellement. Ainsi, on peut d'une part comprendre Marie et Joseph comme un récit moderne[18], comme l'histoire d'une femme nommée Marie, qui ressemble à la Marie biblique, mais qui n'est pas identique à elle. L'action n'est pas située en Terre Sainte, mais en Suisse[4], dans le présent, dans le quotidien et le profane[4],[3]. Le fait que le Je vous salue Marie du titre original soit mis entre guillemets plaide également en faveur de cette interprétation. En même temps, le film laisse ouverte la possibilité qu'il s'agisse effectivement d'une histoire biblique et divine[18]. Les protagonistes sont des gens simples et ordinaires, comme les parents de Jésus il y a deux mille ans[21]. Ceci est renforcé par l'intertitre « En ce temps-là » qui apparaît dix fois à divers moments du film[22],[23],[8].

Il ne s'agit pas d'un récit conventionnel et linéaire, mais d'un « collage de scènes »[24],[11] qui change souvent et violemment de direction[25] entre les intrigues autour de Marie/Joseph, du professeur/Ève et les images de la nature, qui saute sur de longues périodes et se permet des omissions et des digressions sur des sujets apparemment secondaires[11],[8]. Le film recèle une multitude de sous-entendus[12]. De temps à autre, Godard laisse transparaître un humour discret. Lorsque le professeur affirme que l'origine humaine est cosmique, que nous sommes tous des extraterrestres, nous voyons l'arrière de la tête d'un étudiant avec une coiffure blonde en ananas[11],[23]. En vieillissant, Godard a plus souvent recours à des éléments de comédie, un genre qui efface les personnages masculins, parfois même les féminise. Les échanges de paroles entre Joseph et Gabriel ont souvent un caractère absurde. Les deux hommes ont chacun un compagnon : Joseph un chien à qui il fait la lecture, Gabriel la jeune fille angélique qui le rappelle à l'ordre lorsqu'il est confus et qui gère les dossiers à sa place. Ces compagnons font souvent paraître Joseph et Gabriel idiots et enfantins[12]. Cynthia Erb a souligné le point commun entre la comédie masculine et le « porno artistique ». Les deux genres utilisent les corps de manière spectaculaire et établissent une opposition entre la maîtrise du corps et sa perte. Dans Je vous salue, Marie, il y aurait des tensions entre le désir inassouvi de Joseph de voir le corps de Marie et les intermèdes de porno artistique « qui permettent au spectateur de tout voir de Marie, encore et encore »[12].

Tournage

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Déjà dans les deux précédents longs métrages de Godard — Passion (1982) et Prénom Carmen (1983) —, la jeune Myriem Roussel, formée comme danseuse classique, avait fait des apparitions, d'abord comme figurante, puis dans un rôle secondaire. Le metteur en scène était tombé amoureux d'elle, lui écrivait et lui téléphonait beaucoup. Elle était pour lui une muse, il était pour elle un ami paternel. Il l'a impliquée dans le développement d'un projet de film sur le désir incestueux d'un père pour sa fille, inspiré du livre de Françoise Dolto et Gérard Sévérin, L'Évangile au risque de la psychanalyse. Lors des répétitions régulières, il jouait le père et elle la fille. Roussel ne voulait pas s'engager dans une relation sexuelle avec Godard. Après quelques mois, Godard s'est rendu compte que le projet avait échoué. Roussel y voit l'origine de Marie et Joseph : « Il reste le père, Dieu, mais n'a aucun désir de consommer l'inceste avec elle, car elle enfante vierge ». Après ce revirement dans le domaine professionnel, leur relation prit un autre caractère. Roussel tomba amoureux du réalisateur, ils devinrent amants[26].

« J’étais parti de père et fille, ensuite ça a dévié sur Freud et Dora… L’actrice avec qui je souhaitais avoir des relations mélangées — personnelles et de travail — a pris peur, forcément, ou est restée humaine… Alors je suis tombé dans Dieu le père et sa fille. “Tu seras la Vierge, je serai à la fois Joseph et Dieu le père; tu seras donc à la fois ma femme, ma fille et ma mère. »

— Jean-Luc Godard[27]

Godard proposa à sa compagne de longue date Anne-Marie Miéville, qui était hostile à sa relation avec Roussel, de tourner son propre court-métrage. Ils se chargèrent ensemble d'une partie des préparatifs, comme les recherches sur le thème de la naissance d'une vierge. Roussel était l'actrice principale. Godard lui a donné des textes scientifiques, surtout médicaux et théologiques, ainsi que des textes littéraires à lire à haute voix. Pour le rôle de Joseph, Godard pensa d'abord à un homme âgé comme lui et le proposa à Jean Marais, 70 ans. L'étonnement de ce dernier face à cette proposition a incité le réalisateur à envisager quelqu'un de plus jeune. Le philosophe Bernard-Henri Lévy, âgé de 35 ans, refusa parce qu'il craignait pour sa réputation. Godard répéta avec l'acteur Jacques Dutronc, mais y renonça parce que Dutronc aurait donné trop de charisme à Joseph. Roussel lui trouva finalement un débutant, Thierry Rode, qu'elle connaissait pour avoir suivi avec lui des cours de théâtre[28],[29].

« J'étais vraiment effrayé par lui, pas seulement par son extraordinaire intelligence, mais aussi par sa perversité. »

— Bernard-Henri Lévy[30]

Le tournage fut l'un des plus longs de la carrière de Godard et s'étendit de janvier à juin 1984[1]. Une hypothèse avancée par Antoine de Baecque pour expliquer cette durée inhabituellement longue serait qu'elle prolongeait d'autant la relation entre Myriem Roussel et le réalisateur. Comme il avait déjà si souvent filmé Paris et ses rues, il décida de tourner Je vous salue, Marie en Suisse, où il avait grandi[15]. La plupart des prises de vue furent réalisées à Rolle et Nyon et dans les environs[31]. En réalité, le tournage n'eut lieu que deux à trois jours par semaine. Le reste du temps, le réalisateur était occupé à autre chose ou n'avait pas envie de tourner et répétait avec Roussel. Elle se sentait traitée injustement et était frustrée de ne pas pouvoir le satisfaire sur le plan théâtral, et n'aimait donc pas sa propre prestation. Le fait qu'il ait une confiance totale en Miéville la rendait jalouse. Elle ne cacha pas l'aversion naissante qu'elle éprouvait pour le projet, ce qui lui valut la colère de Godard. « On s'est engueulés ». Jean-Luc Godard refusa un jour de tourner et se jeta en plein hiver dans le lac Léman, comme le personnage de Joseph menaçait de le faire dans le film, en s'adressant à Marie. Début mai 1984, elle rencontra son futur mari, qu'elle devait épouser un an plus tard[32].

« On savait l’un et l’autre que c’était notre dernier film, un ultime projet commun, un cadeau de rupture, les derniers mots d’un amour. »

— Myriem Roussel[32]

Godard, en tant que son propre producteur, a réuni lui-même les fonds nécessaires à la réalisation du film ; il prévoyait des coûts de 200 000 dollars américains[21]. En raison de la longueur du tournage et de l'attente d'images dans la nature, il dépassa le budget et dut interrompre le travail. Afin de gagner de l'argent pour le terminer, il accepta contre sa conviction la proposition du producteur Alain Sarde de prendre en charge la réalisation du film commercial Détective[15],[31]. Ce tournage eut lieu en août et septembre 1984[33]. Il put ensuite reprendre le travail sur Je vous salue, Marie ; finalement, il arriva à un coût total de 600 000 dollars. « J'ai utilisé 90 000 mètres de pellicule - normalement, on fait quatre films avec ça. Je ne suis pas religieux, mais je suis croyant. Je crois aux images. Je n'ai pas d'enfants, seulement des films ».

Exploitation

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Accueil houleux et tentatives de censure

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Alors que Jésus avait déjà été traité et représenté en tant que personnage dans de nombreux films, notamment dans les années 1950, Godard a créé avec Je vous salue, Marie le premier film jamais réalisé sur la naissance virginale de Marie et sa relation avec Joseph. Le film fut présenté à la presse à quelques reprises fin 1984 et sortit en France le [34],[35].

L'œuvre suscita des protestations de la part des milieux catholiques conservateurs, qui l'accusèrent de blasphème, d'obscénité et de bafouer la foi chrétienne. À Versailles, des catholiques en colère ont interrompu une projection, lancé des bombes puantes et déclenché des échauffourées. La loi française permet aux maires d'interdire la projection d'un film si celui-ci trouble l'ordre public. Le maire de Versailles était alors en déplacement en Asie ; son premier adjoint a interdit temporairement la projection dans la commune. La Confédération nationale des associations familiales catholiques et l'Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l'identité française et chrétienne, proches du Front national, ont tenté d'obtenir à Paris, par voie d'injonction, une interdiction de projection sur l'ensemble du territoire. Après avoir visionné le film, le tribunal de grande instance de Paris a rejeté leur demande au motif qu'aucune scène n'était pornographique ou obscène[36]. Pour défendre le film, en plus d'un certain nombre d'appels d'intellectuels et de réalisateurs, comme cela se produira également en Italie, le ministre de la Culture est intervenu directement[37]. Un certain nombre d'associations catholiques se sont adressées conjointement aux évêques pour qu'ils agissent contre le film en raison de « scènes insupportables pour les chrétiens » et d'un « langage incroyablement grossier ». Le haut clergé n'a pas soutenu cette demande et s'est prononcé contre l'usage de la violence. Cependant, les catholiques ont perturbé de nombreuses représentations — en France, l'œuvre a été projetée dans une centaine de salles — par des chants, des prières, des bombes puantes et des menaces de bombes ou des sacs de peinture lancés sur l'écran ; une poignée de traditionalistes catholiques manifestèrent par exemple à Nantes contre le film et son auteur[38] ; les choses allèrent beaucoup plus loin à Tours où le cinéma d'art et d'essai Les Studios, qui diffusait le film, fut incendié dans la nuit du 25 au . Godard a interprété le débat qui a surgi dans les médias comme un signe de vie du cinéma et a assuré qu'il respectait sincèrement la foi des catholiques. Aucune autre œuvre de Jean-Luc Godard n'a reçu autant d'espace dans la presse française, du fait de l'écho des manifestations. Au cours des dix premières semaines, cette polémique contribua à faire parler du film qui connut un succès public inattendu : 260 000 spectateurs ont vu le film rien qu'à Paris[39]. Il dépassa finalement les 350 000 spectateurs en France[40]. Au cours du Festival de Cannes 1985, Godard se fait entarter au sortir de la projection de son film Détective par Noël Godin pour « cause de soumission envers le gangstérisme pontifical »[41] avec Je vous salue, Marie. Godin n'aurait pas supporté que Godard « accepte de retirer son film des salles avoisinant le Vatican »[42],[43]. Selon d'autres sources, Godin n'aurait au contraire « pas apprécié la nudité de la Vierge » dans le film[44]. Godard réagira positivement en déclarant « C'est tout de même bon. Le cinéma muet attaque le parlant. [...] C'est la presse et les médias qui fabriquent l'événement »[41],[45] puis en intervenant en faveur de Godin pour qu'il ne soit pas banni du Festival de Cannes[42].

En République fédérale d'Allemagne, des initiatives citoyennes catholiques ont tenté d'obtenir l'interdiction du film. Un propriétaire de cinéma à Fulda l'a retiré de son programme à la suite de protestations. Devant un cinéma fribourgeois, quelques croyants se sont postés devant le cinéma en priant avec une croix expiatoire pendant quatre semaines à chaque projection[46]. Des protestations ont également eu lieu en Espagne et en Grèce, où les opposants n'ont réussi à empêcher les projections que de manière isolée ; le Saint-Synode de l'Église de Grèce a condamné le film le [47]. Au Brésil, le président de la République a décrété une interdiction de projection[11], bien que les étudiants de l'Université catholique de São Paulo aient décidé de le voir quand même, malgré la censure[47].

En Italie, à l'extérieur de certains cinémas où le film a été projeté, à Albano Laziale par exemple, des prières de rue ont été organisées[48]. À Rome, des manifestants ont battu le gérant d'un cinéma[11],[49]. Le cardinal de Milan, Martini, s'est prononcé en chaire contre le film[48]. Le pape Jean-Paul II lui-même s'est fait projeter le film. Fin , il déclara à la une de L'Osservatore Romano : « Le film insulte et déforme les doctrines fondamentales de la foi chrétienne, profane sa signification spirituelle et sa valeur historique, et blesse profondément les sentiments religieux des croyants et le respect pour le sacré et la Vierge Marie, vénérée avec tant d'amour par les catholiques et si chère aux chrétiens ». Le pape a déclaré son attachement spirituel aux protestataires et leur a donné sa bénédiction apostolique (it)[50]. Quelques jours plus tard, le , il a organisé une prière publique dans la basilique Saint-Jean-de-Latran pour remédier à la profanation de Marie par le film[51]. C'était la première fois qu'un pape s'opposait à un seul film. Le Vatican était gêné par la nudité de Marie et par sa réaction à l'Annonciation ; il maintenait que la Vierge Marie était attachée à Dieu et préparée à sa tâche[49]. Godard est impressionné par le fait d'être considéré comme un quasi-hérétique par le pape lui-même ; pour lui, issu d'une famille protestante, cela signifie avoir établi un dialogue d'égal à égal avec le chef de l'Église romaine : le pape des catholiques contre le pape des artistes : « Il pouvait se vanter d'avoir établi une sorte de dialogue entre égaux [...] entre le pape des catholiques et le pape des artistes ». Godard a reconnu la ville de Rome comme « maison de l'Eglise » et a constaté que « le pape a une relation particulière avec Marie, qu'il considère au moins comme sa fille ».

Toujours à la suite de quelques interpellations parlementaires, le film est saisi à Pesaro, le , puis à Coni et Rimini. Il a ensuite été acquitté le par le tribunal de Bologne[48]. Godard, en tant qu'auteur de l'un des quatre sketches du film Ro.Go.Pa.G., avait déjà été marginalement impliqué dans le précédent cas de procédure engagée contre un film pour insulte à la religion, celui concernant La ricotta, l'épisode réalisé par Pier Paolo Pasolini. Pour Je vous salue, Marie, il décide de plaider de manière provocante en faveur du retrait du film du territoire italien, affirmant qu'en sa qualité de véritable auteur du sujet, le pape était pleinement habilité à faire une telle demande[51]. Après que 200 000 Italiens eurent vu le film, le distributeur local arrêta donc les projections après un accord avec Godard[52].

Accueil ecclésiastique positif

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Lors de la Berlinale 1985, Je vous salue, Marie a reçu le prix Otto-Dibelius décerné par le Jury international du film protestant. Le jury de l'Office catholique international du cinéma et l'audiovisuel (OCIC) n'a pas décerné de prix, mais s'est exprimé ainsi dans un communiqué : « Pleinement conscient des difficultés qui peuvent résulter pour de nombreux spectateurs tant de l'originalité formelle que du sujet, le jury tient unanimement à exprimer son intérêt pour cette œuvre et à en recommander une étude critique et sans préjugés. En effet, le réalisateur tente, avec une grande prudence et un respect sincère, de se rapprocher des expériences humaines fondamentales, en particulier du mystère de l'amour et de la vie, en se servant de figures bibliques connues et de déclarations de foi. Ce faisant, il parvient à mettre en relation de manière convaincante des références devenues fragiles entre sensualité et virginité, pensée scientifique et perceptions métaphysiques, quotidien moderne et dimensions spirituelles »[4].

Le responsable du cinéma de l'Église protestante en Allemagne, Hans Werner Dannowski, a fait remarquer que la naissance de la vierge ne pouvait être comprise que dans son contexte complet, que la particularité de Jésus s'enracinait dans son origine particulière, à partir de Dieu. « L'histoire de la naissance d'une vierge renvoie 'en tant que telle' à Dieu », qui entre à ce moment-là dans la vie des hommes. Ce contexte n'est plus guère connu de l'homme éclairé, pour qui « la doctrine de la naissance d'une vierge est plutôt une occasion de douter qu'une aide à la foi ». Et comme l'histoire de la naissance de la vierge ne parle plus d'elle-même, qu'elle a perdu son évidence, elle est de plus en plus dogmatisée dans l'Église catholique romaine. C'est là que Godard intervient : Dans le film, la naissance d'une vierge n'a pas de but apparent et place Marie, tout comme Joseph, devant une énigme. Le film montre à chaque fois les conséquences, mais pas les causes déclenchantes, sur lesquelles on s'interroge ensuite en tant que spectateur. « Ce qui se cache derrière est là, on le sent, mais cela reste une énigme. (...) L'expérience de la réalité reste fragmentaire ». Les allusions à la Bible restent également fragmentaires, jamais malveillantes ou agressives, souvent ironiques, plutôt joyeuses. L'expérience de Dieu se compose de morceaux qui ne veulent pas s'emboîter les uns dans les autres, qui ne forment plus un tout significatif. Le producteur du film y voyait la raison pour laquelle les croyants qui s'orientent vers la version claire de la Bible étaient irrités par le film. Pourtant, Godard avait saisi avec précision la situation religieuse contemporaine[53].

Accueil critique

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Le film-dienst, organe de la presse cinématographique allemande catholique, a vu dans l'histoire du film de Godard et dans l'histoire du salut biblique deux récits différents, dont les parallèles pourraient conduire à des malentendus. Il ne s'agit pas d'une parodie, mais de « l'écrasement salutaire de notions plates de la réalité », afin de redécouvrir le merveilleux dans le quotidien. « Godard nous apprend à ne pas nous fier trop naïvement à nos yeux et à nos oreilles, à toujours 'penser' à d'autres niveaux d'interprétation ». Le fait qu'il touche à des dogmes sont « en fin de compte, dans l'ensemble, des possibilités de lecture périphériques ». Le film-dienst a attesté que le réalisateur, qui élabore une « mythologie de la création et de la maternité orientée vers le christianisme », « décrit la femme de manière très intime, avec une tendresse inassouvie : un regard non dissimulé mais souverainement anti-pornographique sur le mystère de la féminité. C'est aussi poétique que 'provocant' ; et qu'y a-t-il de plus 'provocant' que le mystère, l'innocence et le merveilleux ? »[54]. Dans une critique du film sans jugement clair, l'epd Film protestante a noté que le film n'était ni voyeuriste, ni ne laissait transparaître d'intentions blasphématoires. « Certes, Godard ne s'interdit pas telle ou telle ironie évidente, mais celle-ci porte presque exclusivement sur les techniques narratives de la légende, sur le décalage entre une histoire concrétisée et un contenu irréel ». Avec cette ironie, Godard ne fait que reconstituer le mythe[2]. Le magazine non confessionnel Zoom a qualifié ce film « aux multiples facettes » de « performance extraordinaire ». Il trouve parfois des images pour représenter l'irreprésentable[4], rend visible l'origine et le mystère de la vie ainsi que l'incarnation du spirituel dans l'homme[4].

Les revues cinématographiques françaises ont porté un jugement moins favorable. Selon Positif, Godard n'évite pas toujours le danger du maniérisme, du faux et de la platitude. Quelques jeux d'images témoignent certes d'une inventivité, mais dans l'ensemble, le film est moyennement ennuyeux[55]. Les Cahiers du cinéma, où Godard a lui-même été critique, reconnaissent ses grandes ambitions. Mais Godard crée ici des images individuelles de Marie qui ne forment pas un tout et s'annulent mutuellement. Il veut la voir tantôt impétueuse, tantôt passive ; tantôt elle doit être sa création, tantôt elle doit représenter la création divine. « Il demande à l'actrice de tout (lui) donner en même temps, tout en préservant son mystère »[10].

Interprétations

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La constance thématique dans l'œuvre de Godard

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Jean-Luc Godard était déjà cinéaste depuis plus d'un quart de siècle lorsqu'il réalisé Je vous salue, Marie. Dans les années 1960, il avait attaqué les conventions cinématographiques et révolutionné le langage cinématographique ; à partir de 1967 environ, il prônait un marxisme radical. Après une phase de films expérimentaux dans les années 1970, il est revenu aux films de cinéma plus traditionnels en 1980. Les thèmes sociologiques ou politiques sont remplacés en priorité par des thèmes esthétiques, la peinture (dans Passion) et la musique (dans Prénom Carmen). Bien que Godard n'ait pas conçu ces deux films et Je vous salue, Marie comme une trilogie, Marc Cersisuelo les a qualifiés de « trilogie du sublime », car la question de la beauté et de sa représentation hante le réalisateur[56].

Je vous salue, Marie n'est pas un film chrétien, encore moins catholique ou théologique, mais tout aussi peu blasphématoire ou athée. Godard traite du dogme de la naissance de la Vierge sans le juger[57]. Il avait été élevé comme protestant calviniste[6], mais se disait non pratiquant. Selon lui, la Bible est un livre formidable qui parle de manière forte des événements d'aujourd'hui. « Peut-être avais-je besoin d'une histoire plus grande que moi »[15]. L'absence d'une approche critique de la religion a fait douter les sceptiques de la religion de Godard[58],[4]. On s'est étonné que ce soit justement un iconoclaste et un hérétique du langage cinématographique comme lui qui se soit attaqué à ce sujet[24],[2],[5]. On eut en partie l'impression qu'il avait troqué le marxisme contre le mysticisme et la foi dans le divin[3],[15]. Les protestations des milieux catholiques intégristes peuvent d'autant plus étonner qu'avec certaines déclarations du professeur, il porte des positions créationnistes sur le devant de la scène[3].

Avec Je vous salue, Marie, Godard poursuit ses tentatives, au lieu de produire des films plaisants, d'attirer l'attention de son public sur la production cinématographique et le langage cinématographique. En ce sens, son œuvre est un projet éclairant. Avec le mythe catholique de Marie, il s'est offert un nouveau véhicule pour explorer l'expression artistique et échapper aux paradigmes de la culture conventionnelle[5],[11]. Il s'est penché sur la question de savoir comment ce qui existe au-delà de la matière et ne peut être montré visuellement peut être représenté par le médium cinématographique[11]. Le fait que le film de Godard ait été mal interprété comme un renoncement à ses principes est, selon Kevin Moore, la preuve de son originalité intacte et de sa capacité à remettre en question les modèles d'interprétation habituels[5].

Après la projection du film à la Berlinale 1985, le critique de cinéma Wolfram Schütte a conclu qu'avec Je vous salue, Marie, Godard s'était rallié à l'art cinématographique spiritualiste des réalisateurs Carl Theodor Dreyer et Andreï Tarkovski. Mais Godard n'opère en aucun cas un tournant affirmatif avec son film, pas plus qu'il n'est un renégat ou un converti[6].

Le cinéma comme lutte pour l'innocence

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La vie des personnages est dès le début entre les mains de quelqu'un qui l'ordonne et en dispose, un dieu ou un metteur en scène[18]. Les images composées de la nature donnent à voir la force créatrice d'une divinité et d'un cinéaste[12]. Godard semble jouir de sa position de metteur en scène semblable à celle d'un dieu. Dans un plan, il montre Marie nue dans la baignoire, tandis qu'elle récite sur la bande-son : « Et cependant, j'éprouvais une sorte de joie à offrir mon corps au regard de celui qui était devenu mon maître pour toujours. En glissant le regard vers cet être merveilleux, car en vérité, alors comme aujourd'hui il l'était, non par son aspect ni par ses actes, mais par cette force muette qu'il recelait, cette puissance concentrée aussi formidable qu'une grand montagne élevée vers le ciel, qu'on ne pouvait ni mesurer ni décrire ». En même temps, Marie enceinte est un symbole de l'artiste qui cherche passionnément à créer quelque chose de nouveau à partir de lui-même[5]. On peut lire l'histoire de Marie comme une métaphore de la réalisation cinématographique.

La scène dans laquelle Marie, enceinte, examine des rouges à lèvres dans un magasin sans en acheter constitue un point de référence pour les œuvres de Godard de la première moitié des années 1960. Elle rejette ainsi une marchandise associée au matérialisme consumériste et à la féminité définie par des normes extérieures[11]. Godard avait abordé le thème de la prostitution à plusieurs reprises (Vivre sa vie, 1962 et Deux ou trois choses que je sais d'elle, 1966) et défendait un cinéma qui ne se « prostitue » pas en tant que divertissement commercial[59]. Hervé Le Roux estimait ainsi que dans la lutte contre le flot d'images de la publicité, le cinéma ne pouvait triompher qu'avec une innocence et une virginité qu'il ne risquait pas de perdre constamment, mais qu'il pouvait toujours regagner. Godard trouve avec les images du soleil, de la lune et du ciel des plans d'une grande pureté et montre une femme nue sans en faire une pin-up[60]. Alain Bergala trouve au contraire que Godard échoue dans son ambition de créer une image vierge de Marie et d'échapper à la manipulation des images commerciales, même dans le cinéma contemporain. Dans les années 1960, il y était parvenu avec Anna Karina, mais entre-temps, il est devenu presque impossible d'immortaliser la beauté ou le mystère d'une jeune femme[10].

Miéville et Godard auraient tous deux, selon David Sterritt, voulu capter dans leurs parties de film l'écho d'une réalité non physique et non psychologique. « Comme les moyens d'expression du cinéma reposent sur la matérialité et l'apparence physique, ce projet entraîne obligatoirement la négation ou l'effacement des mécanismes et méthodes cinématographiques normaux ». Grâce à sa chasteté, Marie reste ouverte à toutes les possibilités d'amour. Cet amour n'est pas un acte négatif, mais un acte hautement positif et courageux, à l'instar des styles cinématographiques de Godard et de Miéville. Celui-ci se caractérise par une ouverture à l'ambiguïté et la volonté d'éviter les réductionnismes formels sur lesquels repose la majeure partie du cinéma narratif. Les deux parties du film ne sont « pas une représentation, mais une exploration »[9].

Les femmes, les hommes et le destin

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Esquisse du plan souvent mentionné dans le film, dans lequel Joseph ne touche pas le ventre de Marie et garde sa main à distance.

Godard définit les différences entre les sexes comme des paires d'oppositions binaires, masculin/féminin représente entre autres actif/passif, culture/nature, esprit/corps[12] et logique/intuition[15]. Selon Godard, « Les femmes [...] acceptent davantage. Alors que les hommes ont toujours l'impression de maîtriser les choses et de devoir les comprendre »[15]. Alors que Marie accepte son destin sans longue hésitation et avec ouverture d'esprit, Joseph, qui a du mal à comprendre, met plus de temps à accepter l'incroyable. « Il faut qu'il soit de moi ! » s'exclame-t-il, alors qu'il devrait prendre plus de recul[9],[3]. Comme le personnage homonyme de Prénom Carmen, il n'a pas les moyens ni l'intelligence de posséder la femme qu'il aime désespérément, et il est frustré sexuellement[12]. Sa transformation de fiancé jaloux en assistant blasé, son renoncement au sexe avec Marie est dans le film un acte de foi[3].

Une autre dichotomie, entre savoir et ignorance, existe parmi les personnages masculins. A l'opposé de Joseph se trouve le professeur, qui dispose à la fois d'un savoir rationnel et du corps d'une femme convoitée[12]. Cette femme, Eva, le séduit à son tour parce qu'elle est désireuse d'acquérir du savoir. Elle est curieuse, et la curiosité met à mal un système de croyances[61],[12]. Mais le professeur ne cesse d'appeler faussement Eva « Ève » et de lui cacher qu'il a une famille. Ainsi, Godard dépeint Eva comme une « femme finalement mal nommée, mal comprise et trompée ». De cette manière, il déjoue et inverse les schémas catholiques, car dans son film, Marie apparaît à Joseph comme une femme fatale, tandis que la séductrice Eve devient une victime[12]. Pour Cynthia Erb, la Marie de Godard n'est pas tout à fait aussi active que la Marie de Miéville : « Miéville se focalise sur Marie en tant qu'être pensant et percevant, tandis que Godard semble plus intéressé par le corps de Marie. [...] Mais les points forts des deux films proviennent de la tendance commune des cinéastes à activer le mythe de Marie d'une manière qui ne le ridiculise pas et ne le renverse pas de manière simpliste. Le film de Miéville est la performance la plus remarquable, car il relève le défi difficile de découvrir une représentante intelligente et tenace au sein de l'un des mythes les plus récalcitrants du christianisme [...] et d'en exploiter les aspects fascinants à des fins féministes »[12].

Dans Prénom Carmen, un homme souffrait de son désir d'être une femme indépendante. Selon Godard, « Carmen est plutôt l'idée que les hommes se font de la femme. Et pour Marie, il s'agit plutôt du fait que les hommes ne peuvent pas s'imaginer ce qu'est la femme. »[15]. Selon Laura Mulvey, Carmen et Marie représentent le mystère de la féminité. « Les deux femmes, aussi opposées qu'elles soient en tant que femme fatale et sainte ascétique, sont amèrement désirées par un homme et lui sont incompréhensibles. Toutes deux représentent l'énigme du féminin et la difficulté de voir l'âme à travers le corps ». Bien que Godard ait montré dans ses premières œuvres que le cinéma n'est qu'une surface et révélé les mécanismes par lesquels il crée ses illusions, « il y a toujours eu quelque chose d'obstiné dans la représentation des femmes par Godard, un 'quelque chose de plus' qui échappe à la rationalité politique. C'est comme s'il ne pouvait porter une femme à l'écran que s'il la trouvait fascinante et séduisante ». La femme godardienne est alors toujours trompeuse, joue la comédie et cache son secret derrière son apparence. Avec Marie, Godard a construit une autre incarnation de son idéal de beauté féminine. Mais ce qui caractérise sa rigueur et son honnêteté, c'est qu'à la fin du film, il admet l'impossibilité de cette construction en transformant Marie en femme ordinaire[61]. En revanche, Ellen Drapper n'a pas aimé le film. Elle se trouvait dans la position inconfortable de voir Marie exposée physiquement et émotionnellement, alors que le montage et l'angle de vue maintenaient la spectatrice à distance d'elle. Le secret de Marie représente peut-être les limites du savoir masculin, « mais a-t-il besoin de représenter le cogito cinématographique de la femme ? » Le film manquerait de profondeur ; « ses contradictions et ses oppositions sont toutes en surface, et son dilemme philosophique est prévisible, voire lassant »[7].

Une autre lecture du film suppose que la préface du livre L'Évangile au risque de la psychanalyse (1977) de la psychanalyste Françoise Dolto a servi de point de départ à Godard[62],[63],[64]. Il a repris texto certains passages du texte pour les dialogues de son film. Dolto est également à l'origine de l'idée selon laquelle l'Évangile ne forme pas ses lecteurs (ou un réalisateur son public) en leur fournissant des explications, mais en leur faisant découvrir des secrets. Selon Dolto, Joseph et Marie sont un modèle mythique pour chaque couple. Dans une relation de couple sans possession de l'autre et sans dépendance, les besoins des partenaires restent toujours en partie insatisfaits. Chaque femme enceinte espère que son enfant sera spécial. Comme Marie ne développe pas de sentiment de possession à l'égard de Jésus, celui-ci est un exemple de l'évolution de l'enfant vers un être adulte qui quittera un jour ses parents. L'enfant n'est pas la propriété de sa mère ou de son père. De plus, chaque homme n'est jamais sûr d'être le géniteur ; il doit faire confiance aux paroles de la femme et accepter l'enfant, pour ainsi dire l'adopter. Le récit mythique biblique et le film démontrent que la maternité et la paternité des gens ordinaires sont quelque chose d'extraordinaire[65].

La petite compagne de Gabriel dit à Marie : « Sois dure, sois pure ! ». Annie Goldmann déclare : « Mais Marie est de chair humaine ; elle a des désirs de femme, si bien que la chasteté qu'elle s'impose lui pèse ». Lorsqu'elle se crispe dans son lit et se tortille dans les draps, elle lutte jusqu'à l'épuisement contre la tentation de la masturbation. Sa spiritualité n'en souffre pas, au contraire, en luttant contre elle-même, Marie « accède au mystère de l'esprit et s'élève par rapport aux autres. Si tout lui avait été donné, si tout avait été simple, son mérite serait moindre ». En ne la restituant pas comme une simple destinataire de l'Annonciation, Godard dépasse l'image traditionnellement passive du personnage de Marie[23]. Ses convulsions ressemblent à la danse de la Marie de Miéville ; les deux parties du film rejettent la présentation ecclésiastique de Marie comme réceptacle bienheureux de la volonté de Dieu[12].

Après le départ de Jésus, Marie semble être revenue à la vie terrestre[11]. Sa mission d'être saint est terminée. Elle porte une nouvelle coiffure bouclée, des vêtements élégants et elle s'applique du rouge à lèvres[66],[61]. Pour la bouche grande ouverte du plan final, une interprétation évidente est celle freudienne, à savoir que le rouge à lèvres est un symbole phallique et que la bouche signale sa disposition à vivre des expériences sexuelles. Mais avec son vide noir, la bouche peut aussi évoquer la terreur. Enfin, on peut l'interpréter comme le signe que la signification du film reste ouverte[11].

Notes et références

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  1. a et b de Baecque 2011, p. 625.
  2. a b c d et e (de) Gertrud Koch (de), « Maria und Joseph », epd Film,‎ , p. 33
  3. a b c d e f g et h (en) Wheeler Winston Dixon, The films of Jean-Luc Godard, Albany, State University of New York Press, (ISBN 0-7914-3286-6), p. 153–162
  4. a b c d e f et g (de) Zoom (de), no 5, , p. 1.
  5. a b c d et e (en) Kevin Z. Moore, « Reincarnating the Radical. Godard’s „Je vous salue Marie“ », Cinema Journal, Austin, University of Texas Press, vol. 34, no 1,‎ , p. 18–30
  6. a b et c (de) Wolfram Schütte, « Maria und Joseph zum Orinoko », Frankfurter Rundschau, no 48,‎ , p. 7
  7. a b et c (en) Ellen Drapper: An Alternative to Godard’s Metaphysics, in : Maryel Locke und Charles Warren : Jean-Luc Godard’s Hail Mary. Women in the sacred film. Southern Illinois University Press, Carbondale, 1993, (ISBN 0-8093-1824-5), p. 67-69
  8. a b et c Vlada Petric et Geraldine Bard : Godard’s Vision of the New Eve, in : Locke/Warren 1993, p. 101
  9. a b c et d David Sterritt : Miéville and Godard: From Psychology to Spirit. In: Locke/Warren 1993, p. 56–57
  10. a b et c Alain Bergala, « La fin d’une enfance », Cahiers du cinéma,‎ , p. 17
  11. a b c d e f g h i j k et l (en) David Sterritt, The films of Jean-Luc Godard. Seeing the invisible, Cambridge, Cambridge University Press, (ISBN 0-521-58038-2), p. 164-187
  12. a b c d e f g h i j k et l (en) Cynthia Erb, « The Madonna's reproduction(s): Miéville, Godard, and the figure of Mary », Journal of Film and Video, vol. 45, no 4,‎ , p. 47
  13. Inez Hedges: Jean-Luc Godard’s Hail Mary: Cinema’s „virgin birth“, in: Locke/Warren 1993, S. 65
  14. Film Quarterly, vol. 39, n° 2, hiver 1985/1986, p. 2–6
  15. a b c d e f g h i et j Godard en entretien avec Film Quarterly, vol. 39, n° 2, hiver 1985/1986, p. 2-6
  16. Cerisuelo 1989, p. 226.
  17. de Baecque 2011, p. 628.
  18. a b c et d Charles Warren: Whim, god and the screen, in: Locke/ Warren 1993, p. 10–26
  19. a et b (de) Jürg Stenzl, Jean-Luc Godard – musicien. Die Musik in den Filmen von Jean-Luc Godard, Munich, Edition text kritik, (ISBN 978-3-86916-097-9), p. 209–223
  20. Maryel Locke: A history of the public controversy, in: Locke/Warren 1993, p. 1; Godard in Film Quarterly 1985
  21. a et b Locke et Warren 1993, p. 1.
  22. Locke et Warren 1993, p. 13.
  23. a b et c Goldmann 1989, p. 75.
  24. a et b (de) « Ochs und Eselein », Der Spiegel, nos 6/1985,‎ , p. 194
  25. Locke et Warren 1993, p. 23.
  26. de Baecque 2011, p. 612-614.
  27. Entretien avec Philippe Sollers, un film réalisé par Jean-Paul Fargier en novembre 1984.
  28. de Baecque 2011, p. 613.
  29. de Baecque 2011, p. 624-625.
  30. (en) Richard Brody, Everything is Cinema. The working life of Jean-Luc Godard, Picador USA, (ISBN 978-0-8050-8015-5)
  31. a et b de Baecque 2011, p. 626.
  32. a et b de Baecque 2011, p. 626-627.
  33. François Nemer, Godard (le cinéma), Paris, Gallimard, (ISBN 2-07-030780-8), p. 147
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  35. de Baecque 2011, p. 629.
  36. Anne-Marie Pecoraro, « Les démêlés judiciaires de « Je vous salue, Marie » : un Pater et deux Ave pour Godard. », CinémAction, vol. Le cinéma selon Godard, no 52,‎ , p. 39-45
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  43. Franck Nouchi, « La tumultueuse histoire de Godard sur la Croisette », sur lemonde.fr, (consulté le )
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  63. Lire no 255,
  64. de Baecque 2011, p. 623.
  65. Sandra Laugier: The holy family, in: Locke/ Warren 1993, p. 27–38
  66. Goldmann 1989, p. 77.

Annexes

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Bibliographie

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  • Antoine de Baecque, Godard : Biographie, Paris, Fayard/Pluriel, coll. « Grand Pluriel », (1re éd. 2010), 960 p. (ISBN 978-2-8185-0132-0)
  • Marc Cerisuelo, Jean-Luc Godard, Paris, Éditions des Quatre-vingts, (ISBN 2-907468-08-1)
  • (it) Alberto Farassino, Jean-Luc Godard, Il Castoro cinema, (ISBN 9788880330660)
  • (en) Maryel Locke et Charles Warren, Jean-Luc Godard’s Hail Mary : Women in the sacred film, Carbondale, Southern Illinois University Press, (ISBN 0-8093-1824-5)
  • Annie Goldmann, « « Je vous salue, Marie », un film plein de grâces », CinémAction, vol. Le cinéma selon Godard, no 52,‎ , p. 75–76
  • (en) Katherine Dieckmann, « Godard in His "Fifth Period": An Interview », Film Quarterly, University of California Press, vol. 39, no 2,‎ 1985-1986, p. 2-6 (DOI 10.2307/1212336, lire en ligne)
  • (en) Kevin Z. Moore, « Reincarnating the Radical: Godard's Je vous salue Marie », Cinema Journal, vol. 34, no 1,‎ , p. 18-30 (lire en ligne)

Liens externes

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