Comment en 15 mois, avec l’IA, nous avons permis à 1 recruteur de devenir plus efficace que 200 recruteurs d’une agence d’interim traditionnelle

Tout commence en janvier 2023, lors des premières annonces des sorties de GPT 3.5.

Comme tout le monde j’ai fait quelques tests et suis resté complètement bluffé. Saisi de l'intuition que le monde du recrutement allait faire partie des secteurs complètement chamboulés par l'Intelligence Artificielle. Je me souviens, nous avions le tournis. Ne sachant pas trop par où commencer. Foncer sur OpenAI, une solution impressionnante mais au risque de le « nourrir » avec nos données ? Installer Llama de Facebook et le fine-tuner sur nos propres serveurs? Carrément acheter des GPU Nvidia et développer notre propre LLM? Nous avions une équipe de 40 ingénieurs qui bossaient sur l’IA, dont certains depuis déjà 8 ans. Donc une capacité à faire un peu toutes les sortes de tests en les poussant assez loin. 

Le choix de l’architecture

1er enseignement : après moultes débats, pesant le pour et le contre, nous avons testé différentes options : appeler GPT 3.5 d’OpenAI en direct, installer du Llama sur notre infra et …. Et nous y avons ajouté Mistral AI il y a 3 mois. Nous continuons - c’est coûteux- à tester et mettre en production à tour de rôle les diverses solutions pour aller chercher une meilleure performance.

Pour le recrutement, l’AI permet d’effectuer beaucoup plus rapidement un grand nombre de tâches très chronofages pour le recruteur comme par exemple la vérification des documents, l'écriture des annonces, le tri des candidats, l'écriture des synthèses d’entretien... Nous avons essayé de tout mener de front. Mais nous nous sommes vite confrontés à des problèmes culturels que nous n’avions pas imaginés.

Les biais culturels

Par exemple, lorsqu’on demande à l’IA de Open AI - société californienne, donc développée par des ingénieurs anglo-saxons - de trier des CV, comment s’assure-t-on que le bagage culturel sera le même qu'en France ? Il est en effet parfaitement admis aux USA de demander l’origine ethnique (caucasien, afro américain, hispano, asiatique..) afin de pratiquer de la discrimination positive en entreprise. Alors que ce type de considération est totalement banni en France. Il nous a donc fallu développer des “agents” qui surveillent les agents sur ces questions culturelles. C’est aussi une des raisons pour lesquelles nous avons accéléré la mise en production de Mistral AI et de nos propres systèmes d'entraînement “propriétaires” pour le marché français. (Gojob est présent sur les marchés France et USA). 

Les échanges avec Sam Altman

Nous étions dans le flou. J’avoue. C’est le propre de l’innovation. Il n’y a pas de comparable, donc on ne sait pas si on est dans le vrai ou à côté de la plaque. Je dois avouer que j’ai eu de la chance. Il se trouve que lors de mon séjour en Californie, en 2005-2010, j’avais eu l’occasion à quelques reprises de me retrouver avec un concurrent et néanmoins collègue de l’industrie. Il avait développé Loopt, une espèce de Google earth - avant Google Earth. Et moi je dirigeais Ismap, une espèce de Google map. Avant Google map. Une autre époque. Il n'y avait pas de business model pour ces sites de cartographie en ligne et nous noyions Sam et moi notre désespoir dans des grands caffe latte au Starbuck de Palo Alto. Le bonhomme a ensuite vendu Loopt, rejoint Y combinator, puis monté OpenAI. On connaît la suite. Bref on est resté en contact avec Sam Altman et c’est une des premières personnes que j'ai contacté en février 23. Au bout d'une semaine sans réponse à mon Whatsapp, je pensais qu’il me boudait ou m’avait oublié. Il s’excusa humblement d'avoir mis quelques jours pour me répondre car il était "un peu busy". La semaine d’après il annonçait le closing de la levée de 10 milliards avec Microsoft. Je l’ai excusé ;-) Mais toujours est-il que cela nous a bien aidé. Et conforté dans l'intuition que nous étions en fait déjà très en avance sur tous les autres cas d’usage.

L’entrée en fanfare de MistralAI

Quelques mois après, la rencontre avec Arthur Mensch a été instrumentale. Dès la première réunion avec ses équipes, il nous a confortés sur le fait que nous étions déjà sur un usage qui avoisinait les plus gros usages en Europe. Et que même en “pre-prod” , avec 2 milliards de tokens par mois nous étions probablement parmi les plus gros consommateurs d’Europe. (merci le bilan carbone, oui je sais). Thibaut Watrigant , qui dirige toute la R&D IA chez Gojob, a monté un groupe de travail entre les ingénieurs de Mistral et les notres. Afin d’adresser les problèmes d’hallucination propres au monde des RH en France. Des mois et des mois de benchmark. A/B test, revue des textes, un par un, à la main pour comparer les modèles. 

Les enjeux Ethiques

Les questions éthiques sont arrivées en tout premier lieu de la part de nos ingénieurs. Ils ont vite manifesté le souhait de s’assurer qu’ils étaient bien en train de “code for good” et que nous n'étions pas en train de construire un “big brother”. Je me souviens des longues balades en forêt avec Nicolas Boutin, notre CTO, hautement concerné par le sujet, à relire L'éthique à Nicomaque de Aristote. Puis des discussions à bâtons rompus avec des spécialistes comme Etienne de Rocquigny. Nous avons rencontré de nombreux intellectuels, religieux, philosophes comme Mathieu Guillermin, pour prendre quelques décisions en conscience. Comme notamment signaler obligatoirement systématiquement aux utilisateurs lorsque ce qu’ils lisent a été généré par un robot.

Des test, des tests et encore des tests

Au fil de l’eau mois après mois, nos algorithmes ont commencé à être de plus en plus efficaces. Pendant 15 mois, nous avons observé. Et comparé. Nous sommes 200 salariés chez Gojob. Et avons consacré quelques sessions mémorables pendant lesquelles, tous ensemble, le vendredi après midi, nous avons tous ensemble, relu, comparé et noté tous les résultats proposés par la machine. Et remonté les problèmes. De très nombreuses hallucinations (la machine invente des résultats, se trompe, ment lorsqu’on lui dit qu’elle se trompe…). Bref, franchement, ça n'a pas été facile.

La montée en puissance

Et enfin, lorsque les modèles ont commencé à être éprouvés, il y a 5-6 mois, soit 10 mois après le démarrage, nous avons commencé à basculer en production. Et là …On a dû doubler les équipes, car c'est là que les ennuis ont commencé!  Juste à titre d’exemple, la puissance de calcul doit supporter 700 millions de calculs de score par semaine. Il a fallu passer l'épreuve de la montée en charge, de la compatibilité RGPD et du filtrage des propos racistes / haineux.

Et enfin, après 5 mois supplémentaires, nous avons, notamment grâce à l’aide très précieuse de Microsoft, opté pour une architecture beaucoup plus complexe que prévue. Nous avons complété un combo de solution propriétaires et hébergées GCP par une solution encore plus hybride, avec une migration d’une partie des briques clefs sur le Microsoft AI Cloud Partner Program .

18 juin : l’annonce du lancement

Et enfin.. Nous y voilà. 18 juin 2024. Le débarquement!

Aglae Alpha est live depuis quelques semaines maintenant. Nous l’avons testé et éprouvé sur 2 millions de profils. Et on peut dire que c'est robuste. Comme je l'indiquais plus haut, d’après les spécialistes du secteur, nous atteignons déjà le top 3 des plus gros consommateurs de token d’Europe. Et concrètement ?.. Et bien cette solution 100% AI permet d’effectuer la même quantité de travail que 200 recruteur d’agences d'intérim classique. Nous ne prévoyons pas du tout de nous séparer de nos salariés ! Mais il est assez probable que nous recommencions une grosse poussée de croissance à 3 chiffres en 2025.

Une aventure assez dingue.

Les impacts de ce nouveau paradigme sur le marché. Va t’on précipiter la fermeture des agences d’interim traditionnelles?

Oui, c’est une bonne question. Que nous nous sommes posés et qui nous asticotait. Nous sommes au service de l’emploi… et la sortie de ce produit risque de précipiter la fermeture de centaines d'agences traditionnelles dans les mois à venir. 

Depuis la création de Gojob, en septembre 2015, nous avons un seul et unique objectif : fluidifier le marché du travail pour le plus grand nombre. Je l'ai dit très tot : nous aurions pu, pour aider le marché du travail, créer une association, nous lancer en politique. Mais afin d'utiliser les levier que je connaissais le mieux, j'ai opté pour le modèle de l'entreprenariat. Afin de pouvoir me forcer à ne pas dépendre de subventions et de trouver un modele économique pérenne. Il s'agit d'oeuvrer pour la cause commune, au service du publique. Mais avec des vrais clients.

Très tôt nous avons invité tous les grands patrons des sté d'intérim à venir nous visiter et tester nos produits. Ils n’ont pas donné suite pour l’instant. Mais la porte reste ouverte. D’ailleurs, nous sommes en train de passer une partie de notre code en open-source afin d'explorer comment le mettre à disposition du plus grand nombre, y compris le Service Public. L'objectif est unique : démultiplier notre impact. Si on regarde concrètement, sur Gojob, nous avons 200 salariés. Le lancement de Aglae ne va pas déclencher un seul licenciement, mais plutôt accélérer massivement l’impact de chacun des 200 salariés. J’invite très sincèrement les agence d'interim traditionnelles à ne pas hésiter. Plutôt que de se s'inquiéter de potentiellement voir leurs agences fermer une à une, ils ont ici l'occasion unique eux aussi, de s'emparer de notre technologie et la mettre entre les mains de chacun de leurs salariés afin de démultiplier leur impact et continuer à la réduction du chômage. Vraiment. Je le pense. Ce n'est pas de la provoc' !

Tant que nous serons - collectivement - à 7,5% de taux de chômage, soit 5.368.000 de demandeurs d’emplois, il sera bien plus intelligent de s’allier collectivement, que d'essayer de ré-inventer l'eau chaude.

NB 1 : Texte écrit à 100% par mes petites mains dans le TGV de retour de Paris. Ça m'a pris 3 heures. GPT m’aurait probablement pondu un truc académique et  insipide en 3 microsecondes. Mais j’ai kiffé écrire ce texte. Merci pour votre lecture !

NB 2 : L’image, elle, a été générée par Chat GPT ;-)