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La grosse créature cheminait comme elle l'avait toujours fait : de manière tranquille. Les bains étaient forcément très peuplés, à cette époque de l'année. Du coin de son œil minuscule, l'être voyait barboter dans les bassins une multitude d'esprits, venue des quatre coins de la région. Il en reconnut certains habitués.
Lui-même était arrivé le matin même, dans la discrétion de l'aube naissante. Il aimait venir le matin. Cela lui permettait de se reposer dans sa chambre un moment, avant d'entrer dans un bassin. Il était un être diurne. Il aimait faire tous ses déplacements à la lumière du soleil. Il avait toujours agi ainsi. Désormais, il fallait juste éviter d'être vu par un humain.
Et de toute manière, la nuit, il y avait beaucoup trop d'esprits sur les routes. Et plus que la route en journée, il reconnaissait volontiers qu'il préférait la tranquillité et le calme.
Autour de lui, dans l'indifférence générale, c'étaient plein de petits servants qui s'affairaient, papillonnaient et se hâtaient pour les servir. Il aimait bien les observer, avec sa réserve et sa discrétion habituelle. Il les trouvait toujours si frais, si jeunes. Si pleins de vie et volontaires. Il avait été ainsi, autrefois… Bien avant que les rivières ne creusent les roches. Bien avant que les humains ne se redressent sur deux pieds. Bien avant que la terre ne soit retournée en sillons porteurs de leur nourriture.
Aujourd'hui, quand il se rendait ici, il aimait consacrer un long moment à observer simplement cette vie qui s'activait perpétuellement, tout autour de lui.
Quand son séjour finissait et que venait l'heure de s'en retourner sur son territoire, il ne manquait jamais de déposer quelques pièces supplémentaires dans le tronc poussiéreux destiné au personnel. C'était, pour lui, une manière de témoigner son respect à ces créatures qui prenaient soin d'eux, jour après jour.
Soudain, une petite silhouette bondit dans son champ de vision. Comme à chaque fois qu'un obstacle survenait, l'être s'arrêta afin de jauger le danger : c'était un crapaud, employé des bains, comme le prouvait la tenue qu'il portait. C'était bon. Tout allait bien. Cela le rassura et il reprit sa marche. Lorsqu'il quitta le bâtiment où il était pour le suivant, il sentit le vent souffler sur son corps, faisant agiter ses poils blancs. Il ne ressentait pas le froid, car il était un esprit. Mais il appréciait énormément de pouvoir sentir toutes ces sensations sur son corps réel, et pas simplement son enveloppe spirituelle. C'était agréable, comme toujours. Ici, il n'avait pas besoin de se cacher d'un monde qui ne voulait plus de lui. Ici, il se mettait à nu, pour se laisser dorloter, l'espace d'un séjour.
D'ailleurs, son séjour se passait bien, comme à chaque fois qu'il venait se reposer ici. Partout ailleurs, le monde évoluait. L'humanité se développait, la nature se détruisait. Il suffisait du temps d'un cycle foliaire pour qu'une mare pleine de vie ne soit asséchée et transformée en ces fourmilières étranges dans lesquelles s'entassaient les humains. Un tel drame était arrivé à bon nombre d'esprits qu'il connaissait. À ces yeux, ce n'était ni mal ni bien. C'était… ainsi. Et alors qu'il avait pensé que sa paisible forêt serait hors de danger, elle avait subi le même sort. Le monde spirituel se sentait perdu, dans ces changements qui allaient trop vite.
Mais ici, rien ne changeait jamais.
Il se rappelait encore de la première fois qu'il était venu en ces lieux. Il était alors tout jeune et avait pu prendre le plus beau des moments de repos. Et aujourd'hui, alors qu'il se sentait parfois si vieux, lorsqu'il venait ici, il recevait la même qualité de soins qu'au commencement.
C'était un sentiment très satisfaisant.
Et encore plus satisfaisant parce qu'il tenait à toujours suivre le même programme, à chaque fois qu'il venait. Le même programme, aux mêmes horaires, et dans les mêmes bains, après s'être reposé dans la même chambre. Depuis le temps qu'il fréquentait l'établissement, il avait compris quelles étaient les salles aux bassins qu'il préférait.
Et ce qu'il trouvait le plus réconfortant, ici, c'était le fait qu'aujourd'hui, il n'avait plus besoin de demander qu'on lui prépare son programme. Il suffisait de prévenir de son arrivée, et après avoir parcouru son long chemin, tout était prêt pour sa venue. Il n'avait plus qu'à se rendre aux mêmes lieux que l'année précédente et le personnel se débrouillait.
C'était parfait. Vraiment parfait.
Son pas lent finit par le mener devant un ascenseur.
Un ascenseur qu'il connaissait par cœur, depuis le temps qu'il venait. Il y avait toujours un de ces gentils serviteurs qui actionnait la manivelle. Et après que la manivelle ait été tirée, il montait à toute vitesse, en savourant la sensation de son corps matériel tiré vers le haut.
Lorsque la cage s'arrêta devant lui et que la porte s'ouvrit, il entra. Cette fois-ci, le serviteur en question avait une odeur étrange d'humain. L'être était plus jeune qu'une plantule de chêne.
L'humain lui adressa quelques mots dans une langue trop jeune pour qu'il puisse la comprendre. Puis il le frôla pour appuyer sur la manivelle. Quelques millénaires auparavant, il aurait attaqué l'intrus qui venait de lui salir la fourrure de son odeur désagréable.
Mais aujourd'hui, il se sentait calme et apaisé. Il jeta un regard à l'humain jeune, si jeune, alors que l'ascenseur les emmenait.
L'humain profitait-il autant que lui des sensations de l'ascenseur sur son corps physique ?
Il l'ignorait. Et bientôt, la minuscule silhouette quitta la cage, sitôt qu'elle s'ouvrit.
Ah. Il était seul, cette fois. Il n'y avait plus le moindre petit servigeur pour appuyer sur la manivelle.
Il leva la patte et, avec sa prudence habituelle, actionna le levier. L'ascenseur reprit sa route en tremblotant.
Pour son plus grand bonheur d'être spirituel en plein moment de détente !